Une socialisation au travail émotionnel dans le métier de coiffeur

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  • @raspa Mes recherches du jour sur le « travail émotionnel » : visiblement, ça recouvre deux choses, fort intéressantes mais aussi fort différentes :
    1 - Le travail émotionnel comme "la partie du travail (dans le sens « activité professionnel ») consacrée à la gestion des émotions dans ce cadre professionnel" : voir cette référence fondatrice : http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Le_prix_des_sentiments-9782707188960.html
    Ou comment notre milieu professionnel nous dicte les émotions que l’on doit ressentir (ou tout du moins laisser paraître : avoir l’air absolument ravie de voir entrer un client par exemple...), ce qui est un vrai travail en soi, qui peut avoir des conséquences assez cata sur notre gestion émotionnelle en tant que personne.
    Illustration ici chez les coiffeurs-coiffeuses : (oui, c’est encore de la socio : https://nrt.revues.org/2149)

    Du patron à l’apprenti, chacun doit y aller de sa petite attention pour donner le sentiment au client qu’il est unique, singulier et lui faire oublier cette situation délicate. Sourire, tenir la porte, se souvenir du nom de famille des clients réguliers, anticiper les demandes, apporter deux sucres au lieu d’un à Monsieur Patrick, ou encore se faire le plus discret possible si le client ne souhaite pas converser, voilà qui constitue une grande part du travail des coiffeurs. Le service technique (la réalisation d’une coupe ou d’une coiffure) se pare alors d’une série de « petits plus » venant agrémenter et personnaliser la prestation jusqu’à parfois donner l’illusion d’une relation non marchande. Ces « à-côtés » du service visent à redonner l’illusion d’un espace clos et privé, bien loin de l’effervescence de la rue. Ce travail réalisé par le coiffeur fait partie intégrante de la prestation. L’économiste Jean Gadrey (1994) a été l’un des premiers à souligner la dimension fortement relationnelle des prestations de service.

    2 - Le travail émotionnel comme « l’accompagnement de la gestion des émotions de son entourage » : évidemment fait majoritairement par les femmes. La bonne oreille à qui raconter ses malheurs typiquement, sans que souvent on se pose la question de qui les écoute elles. Travail que font aussi les discriminé⋅e⋅s entre eux⋅elles, travail qui est rarement voire jamais assumé par les privilégié⋅e⋅s (qui ne prennent pas le temps de ce travail d’écoute, n’en percevant pas la nécessité. Et se privent du même coup du récit des expériences quotidiennes de discriminations, et donc d’une compréhension plus fine desdites discriminations).
    Sur ce sujet, un éclairage sur ce travail émotionnel dans le milieu militant (et comment prendre soin de soi est aussi un acte révolutionnaire) :
    Triste à en pleurer : le travail émotionnel dans le militantisme – Pieds de Biche
    https://feministesjusticeclimatique.wordpress.com/2016/08/11/triste-a-en-pleurer-le-travail-emotionnel-dan

    Une partie de l’organisation politique doit être dédiée à la reconnaissance et la valorisation du travail émotionnel et social. Il ne suffit pas de reconnaître que certain-e-s activistes passent beaucoup de temps à s’assurer que les personnes prennent soin d’elles-mêmes. Nous devons accorder autant de valeur à ce travail qu’aux actions directes. Parce qu’il n’y a aucun intérêt à formuler une analyse marxiste parfaitement claire si nous ne tirons pas les conclusions de la division du travail qui a lieu dans nos propres espaces politiques.

    Peut-être qu’une partie du problème est que nous pensons que nous préoccuper de notre confort, de celui de nos ami-e-s, de nos sœurs et nos camarades est égoïste ou une distraction. Comment pouvons-nous penser à nous-mêmes quand nous essayons de lutter pour la libération de la Palestine ou la fin de la brutalité policière ? Pourtant, comme le dit Audre Lorde, “prendre soin de moi-même n’est pas de la complaisance mais de la préservation, ce qui constitue en soi un acte de guerre politique.” Cette célèbre citation est devenue un antidote important pour celles et ceux, souvent les femmes, qui font passer leurs besoins après ceux des autres, après leur travail, après leur activisme, après la cause. C’est un rappel important qu’il n’est pas individualiste de prendre soin de soi quand son quotidien est parsemé de racisme, de sexisme, d’homophobie, et que le monde dans lequel on vit n’est pas fait à notre image ou pour nous.
    [...]
    La politique du self-care reconnaît que les personnes traversent le monde différemment. Il est plus épuisant, plus déstabilisant, et plus aliénant de vivre le monde en tant que femme, que personne racisée, que personne LGBTQ+, que personne invalide, que personne des classes populaires ou du Sud. L’énergie que l’on dépense pour simplement exister quand notre identité même est contraire à ce qui est présumé “normal” signifie que prendre soin de soi est un acte révolutionnaire. Nous ne pouvons attendre la révolution pour prendre soin de nous mêmes et des autres, en fait, ça fait partie de la révolution.
    [...]
    Et bien que cela puisse faire partie du combat, la révolution ne sera pas une ultime confrontation avec la police municipale. Elle sera l’accumulation des efforts de millions de petits actes révolutionnaires, qui très lentement changeront nos façons d’être au monde. En changeant nos comportements pour essayer de mettre en pratique le monde utopique que nous voulons créer, nous pouvons commencer à créer des petits espaces de refuge pour échapper aux structures oppressives, même l’espace d’un instant. Dans un monde hyper-individualisé et néolibéral, des petits actes d’entraide et d’amour radical pour nous-mêmes et pour les autres deviennent des actes révolutionnaires.

    • C’est très intéressant. Mais je ne trouve pas que ces deux « formes » de travail émotionnel soient si différentes. Ce serait plutôt le contexte qui, lui, est différent, mais seulement parce qu’on est habitué à ne pas considérer sur le même plan les activités professionnelles et les activités militantes. Pourtant c’est ce qu’on vit tous les jours (du moins tous les jours ouvrables) non ?

      Ce qui est décris pour les coiffeurs est vrai pour pas mal d’autres professions où il est « attendu » une certaine relation humaine : tout ce qui tourne autour du soin, du bien-être, mais aussi le petit commerce, le service (bars, restaus...), les services de proximité, le tourisme, l’accueil, même dans une certaine mesure les guichetiers... à des degrés divers (laisser ses cheveux ou ses organes entre les mains d’un inconnu n’est pas la même chose que de lui demander un billet pour le prochain film), une certaine chaleur humaine, une certaine ouverture, convivialité, attention à l’autre (même parfaitement feinte) sont attendues et font même partie de la panoplie professionnelle, des « compétences ». Rien de nouveau là-dedans, si ce n’est qu’effectivement, devoir sourire ou être avenant (et selon les personnes, ce n’est pas le même sourire qu’il faut avoir), être au service y compris des cons, être... dans une position de soumission finalement, c’est psychologiquement usant.

      Pour le milieu militant, ça rejoint tout ce qui n’est pas directement l’activité, mais qui soutient les activistes. Les fonctions support, la légal-team, les street-médic, comme dans le domaine militaire le cuisinier du sous-marin, la logistique qui assure que les soldats dorment au sec, les prostituées qui suivent toujours une armée en campagne... on sous-estime rarement le moral des troupes (mais parfois on se plante sur la façon d’en prendre soin). C’est une préoccupation que j’ai trouvée très forte chez des gens qui avaient vécu le dur des manifs de Carrés-Rouges ou de Occupy Montréal. C’est aussi au Québec que j’ai découvert la notion d’"épuisement militant". Ca va au-delà de la simple « oreille compatissante », de penser au café pour la réunion ou de donner le bon conseil de « tu devrais peut-être aller te reposer, après ce que tu as vécu », on va vraiment vers une gestion collective des forces (la réserve, dans le contexte militaire) et d’inscrire une lutte dans une durée, avec ses apprentissages. Je pense que les Carrés Rouges de même que les manifs de la Loi Travail, même si elles ont échoué sur le moment, on été des des moments d’apprentissage forts et profonds (incluant les valeurs, les représentations, les émotions) commun à une génération.

      Pour revenir à ce que tu évoques, qui serait plus du travail émotionnel « domestique » : non encadré, non réciproque, non reconnu, et effectivement, surtout attendu des femmes (comme tout travail domestique). On n’échappe pas à la division genrée des activités militantes, les hommes au front, les femmes dans les cantines et dans les infirmeries de campagne. Il y a aussi probablement les prétentions à l’héroïsme de ces jeunes hommes en rut, pardon, en lutte, et il leur faut bien un auditoire féminin (sinon ça valait pas la peine de se prendre de la lacrymo). Dans la vie quotidienne aussi, oui sans doute, les hommes s’épanchent plus facilement auprès d’une femme (significant other ou bien celle qui passe par hasard dans le coin) qu’auprès d’un homme, fierté masculine oblige.

      Est-ce que c’est lié à la position de privilégié ? Je ne sais pas. Un des privilèges de cette position est de pouvoir se présenter en saint sauveur des opprimé.e.s, et de recevoir des fleurs (et des cookies) pour la moindre bonne action que l’on consent. Je ne crois pas que cette position dominante (et même hégémonique) rende sourd et aveugle aux besoins des autres, et même aux discriminations qui les accablent. Par contre, on est limité dans la compréhension de la dimension systémique et systématique de ces discriminations. Aucun problème pour sauver la veuve et l’orphelin, tant qu’ils restent des victimes anecdotiques - de bonnes occasions pour de bonnes actions, en somme. Et si par malheur ils veulent se sauver eux-mêmes, merdalors, ça renverse tout ce beau monde bien droit qu’on s’était construit.

      Par contre, la construction des genres est très claire : les émotions, c’est un truc de meuf, un truc de faible. Un homme, un vrai, ne pleure pas, ne rit pas, il se contient. Donc il peut faire un effort, mais il ne faut pas lui en demander trop. A la limite, vite fait pendant qu’il débloque un pot de cornichons, qu’il passe la tondeuse ou qu’il tranche ses ennemis à coup de hache.

      Bon, je crois qu’il ne faut pas être caricatural non plus...

    • @raspa
      L’article sur les coiffeuses (que je n’ai pas encore fini) part des concepts de l’étude de la sociologue états-unienne de référence pour montrer comment justement cette compétence du travail émotionnel s’acquiert, dans l’apprentissage puis au long cours avec les collègues (avec, aussi, des stratégies au quotidien pour résister... ou de gros craquages). Mais oui, ce n’est qu’un exemple dans les nombreux métiers de service, qui sont visiblement décryptés par la sociologue (j’ai réservé son bouquin à la bibli, plus d’infos en octobre ;-) ).

      Le travail émotionnel « domestique » est peu reconnu en milieu militant (ailleurs aussi, mais c’est toujours plus choquant dans un milieu soit-disant safe et qui veut bien faire...), c’est bien ce que dénonce l’ensemble du texte des féministes pour la justice climatique : tant mieux si au Québec il a commencé à être visibilité et « institutionnalisé » durant certaines luttes.
      Si tu lis l’article en entier, tu verras que ça recouvre aussi la gestion émotionnelle des actes discriminants commis au sein de l’organisation militante (typiquement : réconforter et soutenir la militante violée par un camarade de lutte si-gentil-et-si-gauchiste-que-c’est-pas-possible...). Et là dessus, je pense qu’on est encore moins sorti des ronces que pour la reconnaissance du travail « domestique » réalisé pour le maintien du moral des troupes !

    • Alors ça tombe bien (non ça tombe pas bien du tout, en vrai, mais c’est pour la formule) parce que justement, un des trucs qui m’avait frappé au Québec c’était aussi la réactivité des milieux militants (enfin, certains milieux... je les ai pas tous fait) face aux cas de viol et de harcèlement sexuel par le fameux camarade de lutte. Du genre, même à moi (un homme, qui débarque 2 ans après les faits, qui n’a pas participé aux luttes, en gros le touriste en périphérie du milieu militant) on a assez vite identifié les personnes problématiques. J’ai pu constater que des agresseurs étaient définitivement exclus des mouvements, qui d’ailleurs communiquaient entre eux à ce sujet. En gros, une prise de conscience du problème + la mise en oeuvre de mécanismes pour gérer le problème + une vigilance pour qu’il ne se reproduise plus à l’avenir. Donc, c’est possible !

      Mais bon, le Québec a quelques longueurs d’avance sur ces sujets par rapport à la France.

    • @raspa En fait, le bouquin phare sur le sujet vient juste d’être traduit en français, donc pas étonnant qu’on en entende un peu plus parler. C’est ce que m’apprend cet article : https://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/nos-vies-intimes/20171108.OBS7115/les-femmes-sont-bonnes-parlons-maintenant-de-la-charge-emotionn
      Et elle dit ça :

      Pour Hochschild, le gros problème du travail émotionnel n’est pas qu’il existe, car il est nécessaire. C’est qu’il est capté par le capitalisme d’une part, et qu’il n’est pas pris en compte ni rémunéré d’autre part. Car, c’est bien connu, les femmes sont douceur et amour, non ?

      Parce que professionnellement, c’est une vraie question : la composante charge/travail émotionnel.le de mon métier est importante (en quantité) et essentielle (sur le fond et dans l’éthique), mais la valoriser économiquement est loin d’être simple.

      (et la suite de l’article est super intéressante aussi. A la fin, ya une liste d’exemples, dont beaucoup font bien bien écho...)