De quoi une plateforme (numérique) est-elle le nom ?

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  • De quoi une plateforme (numérique) est-elle le nom ? | Antonio A. Casilli
    http://www.casilli.fr/2017/10/01/de-quoi-une-plateforme-est-elle-le-nom

    Point de départ : les travaux de Tarleton Gillespie, qui s’est penché (avant et mieux que d’autres) sur l’utilisation de la notion de plateforme pour qualifier les services contemporains d’appariement algorithmique d’informations, relations, biens et services.

    Sa théorie peut être ainsi résumée : le mot plateforme est avant tout une métaphore qui désigne une structure technique, voire une “architecture” (c’est par ailleurs de ce dernier domaine que l’emprunt linguistique s’est fait). Le choix de ce terme pour désigner une entité technologique relève d’une volonté de concepteurs, innovateurs et investisseurs de se présenter comme des simples intermédiaires, et non pas comme des moteurs d’interaction sociale et de décision stratégique dans le domaine économique. La plateforme n’est qu’une charpente, sur laquelle d’autres (usagers, entreprises, institutions) construisent. (← c’est toujours Gillespie qui résume les arguments des proprios des plateformes, hein…).

    Mais le premier usage éminemment politique du terme pour signifier une vision de la société et le rôle des êtres humains vis-à-vis des autorités et d’eux-mêmes, est principalement développé par Gerrard Winstanley, le fondateur du mouvement des Bêcheux (les “Diggers”). Nous sommes en 1652, sous le protectorat d’Oliver Cromwell. Gerrard Winstanley écrit un texte fondateur de son mouvement proto-communiste : l’essai The Law of Freedom in a Platform [Bien évidemment “proto-communiste” comme on pouvait l’être en ce siècle : des appels à l’autorité divine et de la spiritualité à fond la caisse… En même temps, c’est là que le terme “platform” s’affranchit de son origine religieuse.]

    Le texte de Winstanley pose quelques principes de base d’un programme politique (la plateforme proprement dite) adapté à une société d’individus libres :
    – mise en commun des ressources productives,
    – abolition de la propriété privée,
    – abolition du travail salarié.

    Le terme désigne désormais un pacte (“covenant”) entre une pluralité d’acteurs politiques qui négocient de manière collective l’accès à un ensemble de ressources et de prérogatives communes.

    Via les écrits Winstanley ou de Churchill, il est possible d’identifier une généalogie alternative à celle proposée par Gillespie—une généalogie plus précisément politique, ainsi qu’un autre usage du terme, qui cesse d’être une simple métaphore pour devenir un levier d’action. Au vu de ceci, la reprise capitaliste (par les plateformes numériques privées) et régalienne (par l’Etat-plateforme) de cette notion au début du XXIe siècle, est moins une imitation métaphorique qu’une récupération et un détournement de ces principes.

    #Plateforme #Histoire #Linguistique

  • De quoi une plateforme (numérique) est-elle le nom ? | Antonio A. Casilli
    http://www.casilli.fr/2017/10/01/de-quoi-une-plateforme-est-elle-le-nom

    C’est à l’occasion de la Grande Rébellion anglaise de 1642-1660 que “platform” s’impose comme une conception politique et religieuse très particulière et comme un outil concret, dont l’usage n’est pas exclusivement métaphorique.

    C’est là que la transition de simple métaphore à notion de théologie religieuse à part entière s’achève. Bien évidemment, il y a la Cambridge Platform de 1648 (document des églises congrégationalistes puritaines du New England cité supra ). Un autre document de ce type est la Savoy Declaration (1658) qui propose “a platform of Discipline” : articles de foi et règles de gouvernance des congrégations. Ces règles régissent les questions religieuses et imposent des pratiques (“Models & Platforms of [a given] subject”).

    Mais le premier usage éminemment politique du terme pour signifier une vision de la société et le rôle des êtres humains vis-à-vis des autorités et d’eux-mêmes, est principalement développé par Gerrard Winstanley, le fondateur du mouvement des Bêcheux (les “Diggers”). Nous sommes en 1652, sous le protectorat d’Oliver Cromwell. Gerrard Winstanley écrit un texte fondateur de son mouvement proto-communiste : l’essai The Law of Freedom in a Platform [Bien évidemment “proto-communiste” comme on pouvait l’être en ce siècle : des appels à l’autorité divine et de la spiritualité à fond la caisse… En même temps, c’est là que le terme “platform” s’affranchit de son origine religieuse.]

    Le texte de Winstanley pose quelques principes de base d’un programme politique (la plateforme proprement dite) adapté à une société d’individus libres :
    – mise en commun des ressources productives,
    – abolition de la propriété privée,
    – abolition du travail salarié.

    Le terme désigne désormais un pacte (“covenant”) entre une pluralité d’acteurs politiques qui négocient de manière collective l’accès à un ensemble de ressources et de prérogatives communes.

    (...) la reprise capitaliste (par les plateformes numériques privées) et régalienne (par l’Etat-plateforme) de cette notion au début du XXIe siècle, est moins une imitation métaphorique qu’une récupération et un détournement de ces principes.

    Les principes détournés :
    1) la mise en commun (la “polity by Commons” de Churchill) se transforme en “partage” sur les plateformes de la soi-disant sharing economy ;
    Les principes détournés :
    2) l’abolition du travail salarié (la critique de Winstanley de la servitude par le “work in hard drudgery for day wages”) se transforme en précarisation de l’emploi et en glorification du “freelance” dans les plateformes d’intermédiation du travail ;
    3) l’abolition de la propriété privée (le communisme agraire des diggers) se transforme en “ouverture” de certaines ressources productives (telles les données) dans les programmes de l’Etat-plateforme.

    Bref, l’expression plateforme n’est pas une simple métaphore, mais une dégradation/évolution d’un concept du XVIIe siècle. En tant que telle, elle reste porteuse d’implications et prescriptions politiques implicites qu’il serait nuisible d’égarer—si on abandonnait la notion.

    #plateforme #Winstanley #levellers #diggers #niveleurs