« Monsanto papers », désinformation organisée autour du glyphosate

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  • « Monsanto papers », désinformation organisée autour du glyphosate

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    « Le Monde » montre comment la puissante firme américaine a fait paraître des articles coécrits par ses employés et signés par des scientifiques pour contrer les informations dénonçant la toxicité du glyphosate.

    Mémos stratégiques, courriels, contrats confidentiels… Les « Monsanto papers » continuent de livrer petits et grands secrets. Après un premier volet publié en juin dernier, Le Monde s’est à nouveau plongé dans ces dizaines de milliers de pages de documents internes que le géant de l’agrochimie a été contraint de rendre publics à la suite de procédures judiciaires engagées aux Etats-Unis.

    Monsanto est poursuivi dans ce pays par un nombre croissant de plaignants – aujourd’hui 3 500 –, victimes ou proches de victimes décédées d’un lymphome non hodgkinien, un cancer du sang rare, et qu’ils attribuent à une exposition au glyphosate. Ce désherbant, mis sur le marché en 1974, notamment sous le nom de Roundup, s’est imposé comme un best-seller mondial en étant l’auxiliaire essentiel des semences génétiquement modifiées pour le tolérer. Monsanto lui doit sa fortune. Mais à quel prix ?

    La dernière livraison de « Monsanto papers », déclassifiés au cours de l’été 2017, lève le voile sur une activité jusqu’alors méconnue de la multinationale : le ghostwriting – littéralement « écriture fantôme ».

    Considérée comme une forme grave de fraude scientifique, cette pratique consiste, pour une entreprise, à agir en « auteur fantôme » : alors que ses propres employés rédigent textes et études, ce sont des scientifiques sans lien de subordination avec elle qui les endossent en les signant, apportant ainsi le prestige de leur réputation à la publication. Ces derniers sont bien entendu rémunérés pour ce précieux service de « blanchiment » des messages de l’industrie. Dans le plus grand secret, Monsanto a eu recours à ces stratégies.

    Conflits d’intérêts tenus secrets

    Prenons le cas du biologiste américain Henry Miller. Devenu polémiste à temps plein, il est associé à la Hoover Institution, le célèbre think tank sis à la prestigieuse université Stanford, et signe plusieurs fois par mois des tribunes au ton acerbe dans la presse américaine. Le Wall Street Journal ou le New York Times ouvrent régulièrement leurs colonnes à ses harangues contre l’agriculture biologique et ses apologies des organismes génétiquement modifiés (OGM) ou des pesticides.

    La version en ligne du magazine économique Forbes accueille également ses textes. Mais en août 2017, du jour au lendemain, sans préavis, l’intégralité des dizaines de tribunes signées du nom d’Henry Miller ont disparu de son site Internet, Forbes.com. « Tous les contributeurs de Forbes.com signent un contrat leur demandant de divulguer tout conflit d’intérêts potentiel et de ne publier que leurs écrits originaux, explique au Monde une porte-parole de la publication. Quand il a été porté à notre attention que M. Miller avait violé les termes de ce contrat, nous avons retiré tous ses articles de notre site et mis fin à nos relations avec lui. »

    Les documents déclassifiés le montrent sans ambiguïté : certains écrits de Henry Miller étaient en réalité concoctés par une équipe qui s’y consacrait au sein de… Monsanto. La collaboration entre le scientifique et la compagnie a, semble-t-il, débuté en février 2015. A l’époque, cette dernière prépare la gestion d’une crise qui s’annonce : le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) s’apprête à livrer son évaluation du glyphosate. Monsanto sait que le verdict de l’agence des Nations unies, attendu pour le mois suivant, sera calamiteux pour elle. Le 20 mars 2015, le glyphosate sera officiellement déclaré génotoxique, cancérogène pour l’animal et « cancérogène probable » pour l’homme.

    Monsanto décide donc d’allumer des contre-feux. Un cadre de la compagnie sollicite Henry Miller, qui a déjà produit sur le sujet : « Souhaitez-vous en écrire davantage au sujet du CIRC, son processus et sa décision controversée ? lui demande-t-il par courriel. J’ai les informations de base et je peux les fournir si besoin. » M. Miller accepte, mais à condition de « partir d’un brouillon de haute qualité ». De fait, le texte qui lui est transmis semble être « de haute qualité » : il sera publié le 20 mars, presque sans modification, sur le site de Forbes.

    Ni M. Miller ni la Hoover Institution n’ont répondu aux sollicitations du Monde. De son côté, Monsanto assume : « Des scientifiques de Monsanto ont simplement fourni la version de travail initiale, qu’Henry Miller a éditée et postée. Les points de vue et les opinions exprimées dans cette tribune sont les siens. »

    Pratique du « ghostwriting »

    Cet exemple de tromperie sur la marchandise n’est qu’un élément parmi d’autres. La stratégie mise en place par Monsanto ne se limite pas à convaincre l’opinion grâce aux médias grand public comme Forbes. A en croire les échanges des toxicologues du géant de l’agrochimie, elle concerne également de articles scientifiques en bonne et due forme, publiés dans les revues savantes. Au fil des « Monsanto papers » apparaît ainsi un faisceau d’indices suggérant que la firme pratique couramment le ghostwriting.

    Comme ce cas où, en novembre 2010, Donna Farmer, une des toxicologues en chef de la firme, envoie par courriel les « 46 premières pages » d’un manuscrit. Son correspondant travaille pour Exponent, un cabinet de consultant spécialisé en affaires scientifiques, et il doit superviser la publication de l’article dans une revue scientifique. Donna Farmer a elle-même, tout simplement, biffé son propre nom de la liste des auteurs. L’étude paraîtra plus tard dans la revue Journal of Toxicology and Environmental Health, Part B, sous la seule signature des consultants extérieurs. Elle conclut à l’absence de risques du glyphosate pour le développement du fœtus et la reproduction.

    Si la pratique du ghostwriting est notoirement répandue dans le secteur pharmaceutique, la lecture des « Monsanto papers » pose désormais la question de son ampleur dans l’industrie chimique et agrochimique. Elle semble en effet si prégnante dans la culture de la société que ses employés eux-mêmes ont recours à ce terme sulfureux, à plusieurs reprises et sans retenue, dans leurs correspondances internes.

    C’est surtout sur le front de la science que Monsanto veut allumer des contre-feux au verdict annoncé du CIRC. Une façon de procéder, écrit William Heydens, le responsable de la sécurité des produits réglementés, à ses collègues de Monsanto en février 2015, « serait d’y aller à plein régime en impliquant des experts de tous les domaines majeurs » – une option à 250 000 dollars (220 000 euros), précise-t-il. Et une autre façon, « moins chère/plus envisageable », serait de « n’impliquer les experts que sur les domaines où il y a débat (…), et d’être les auteurs-fantômes pour les parties sur l’exposition et la génotoxicité » – la capacité d’une substance à altérer l’ADN.

    Textes lourdement amendés par la firme

    Monsanto missionne Intertek, un cabinet de consultants, pour rassembler un panel d’une quinzaine d’experts extérieurs. Certains travaillent dans le monde académique, d’autres comme consultants privés. Moyennant finances, ils doivent rédiger cinq grandes synthèses de la littérature scientifique sur chaque domaine (toxicologie, épidémiologie, études animales, etc.) éclairant les liens entre cancer et glyphosate. Publiés en septembre 2016 dans un numéro spécial de la revue Critical Reviews in Toxicology, les cinq articles concluent – est-ce une surprise ? – que le glyphosate n’est pas cancérogène.

    Si le financement par Monsanto est bien signalé au pied de chacun des articles, une petite notice complémentaire offre ce gage de rigueur et d’indépendance : « Ni les employés de la société Monsanto ni ses avocats n’ont passé en revue les manuscrits du panel d’experts avant leur soumission à la revue. » Or non seulement des employés de Monsanto ont « passé en revue » ces articles, mais ils les ont aussi lourdement amendés, peut-être même directement écrits. C’est en tout cas le scénario que semble dérouler la chronologie des échanges confidentiels.

    Le 8 février 2015, le responsable de la sûreté des produits, William Heydens, adresse au cabinet Intertek une version de l’article principal corrigée par ses propres soins. Une cinquantaine de corrections et d’éditions diverses ont été apportées. « J’ai passé en revue l’ensemble du document et j’ai indiqué ce qui, selon moi, devrait rester, ce qui peut être supprimé et j’ai aussi fait un peu d’édition, écrit-il. J’ai aussi ajouté du texte. »

    D’autres messages internes mettent en évidence les interventions éditoriales de Monsanto. La firme veut décider de tout, jusqu’à l’ordre de signature des experts, indiquant par là qui a réalisé la majeure partie du travail. Elle voudrait également taire la participation de certains des experts sélectionnés par Intertek.

    Lustre de l’indépendance

    Un échange particulièrement acide a lieu entre William Heydens – toujours lui – et l’un des scientifiques enrôlés par Intertek, John Acquavella. Monsanto connaît bien M. Acquavella : il a travaillé comme épidémiologiste pour la firme pendant quinze ans. Et c’est justement parce qu’il est un ancien employé que William Heydens n’a pas prévu qu’il apparaisse comme coauteur de l’article qu’il a pourtant contribué à écrire — pour des honoraires de 20 700 dollars (18 300 euros), comme l’indique sa facture.

    La volonté de donner le lustre de l’indépendance aux cinq études est si implacable que les noms d’anciens collaborateurs de Monsanto ne doivent pas apparaître. L’explication est sèche. « Je ne vois pas mon nom dans la liste des auteurs », s’étonne John Acquavella par courriel. « Il a été décidé par notre hiérarchie que nous ne pourrions pas t’utiliser comme auteur, répond William Heydens, en raison de ton emploi passé chez Monsanto ». « Je ne pense pas que ce sera OK avec les experts de mon panel, rétorque John Acquavella. On appelle ça du ghostwriting et c’est contraire à l’éthique. » Il aura finalement gain de cause et sera mentionné comme coauteur.

    Quand, en février 2015, ce même William Heydens évoquait la façon de procéder la « moins chère », il avançait l’« option d’ajouter les noms de [Helmut] Greim, [Larry] Kier et [David] Kirkland à la publication, mais on maintiendrait le coût au plus bas en écrivant nous-mêmes, et ils n’auraient plus qu’à éditer et écrire leur nom, pour ainsi dire ».

    Professeur émérite de l’université technique de Munich (Allemagne), Helmut Greim, 82 ans, nie avoir servi de prête-nom à Monsanto. S’il a été rémunéré, assure-t-il au Monde, c’est pour un travail effectif et pour un montant raisonnable. « Je n’aurais pas pu m’acheter une Mercedes avec cet argent », dit-il avec espièglerie. Pour sa participation au panel Intertek, il affirme avoir été rémunéré « un peu plus » que les 3 000 euros qu’il a touchés de Monsanto pour un autre article de synthèse, publié tout début 2015 dans la revue Critical Reviews in Toxicology. Dans un mémo interne, un toxicologue de la firme consigne pourtant avoir été « l’auteur-fantôme de la synthèse de 2015 de Greim »…

    « Blague de machine à café »

    Un autre des trois experts cités, David Kirkland, un Britannique de 68 ans, est consultant privé, spécialiste en génotoxicité. « Je n’ai jamais fait l’expérience du ghostwriting, indique-t-il au Monde. Je n’ai jamais mis et je ne mettrai jamais mon nom sur un article ou un manuscrit écrit par quelqu’un que je ne connais pas ou que je connais sans avoir eu l’opportunité de vérifier toutes les données. » Pour lui, la phrase de William Heydens suggérant qu’il n’aurait qu’à apposer son nom relève de la « blague de machine à café ».

    Comme M. Greim, M. Kirkland est bien connu de la firme. En 2012, Monsanto l’avait déjà sollicité pour aider à la rédaction d’une importante revue de la littérature scientifique sur les propriétés génotoxiques du glyphosate. « Mon tarif journalier est fixé sur une base de huit heures, soit 1 400 livres [1 770 euros] par jour. J’estime un maximum de 10 jours (soit 14 000 livres [17 700 euros]) », écrit-il en juillet 2012, dans un courriel.

    C’est un peu cher pour son interlocuteur, David Saltmiras. Ce toxicologue de Monsanto voit là « doubler » le montant de la facture ; il estime cependant que la réputation de David Kirkland, reconnu et « hautement crédible », « vaut le coût supplémentaire ». L’article sera publié en 2013 dans la revue Critical Reviews in Toxicology.

    M. Kirkland est désormais lié à l’année à Monsanto par le biais d’un « master contract ». Ainsi qu’il l’a expliqué au Monde, ce type de contrats permet à la firme de recourir à son expertise sans être facturée à l’heure, comme le ferait un avocat. Ces forfaits à l’année prévoient cependant un plafond, « par exemple à 10 000 dollars par an », au-delà de quoi des avenants ou des contrats séparés sont signés, comme cela a été le cas pour sa participation au panel d’Intertek. M. Kirkland n’a pas souhaité révéler le montant de ce contrat.

    Liés par des « master contracts »

    Combien de scientifiques sont ainsi liés à Monsanto, que ce soit ponctuellement ou à l’année par des « master contracts » ? Si la firme n’a pas souhaité répondre, elle semble en tout cas capitaliser sur certains noms. Quelques-uns reviennent fréquemment dans les publications qu’elle sponsorise. Ainsi de Gary Williams, professeur de pathologie au New York Medical College (Etats-Unis), qui apparaît comme coauteur dans trois des cinq articles du panel Intertek. Il est même cité comme premier auteur de deux d’entre eux.

    Comme MM. Greim et Kirkland, Gary Williams a déjà collaboré avec Monsanto. Dans ce fameux courriel de février 2015, où le responsable de la sécurité des produits lâchait que les scientifiques « n’auraient plus qu’à éditer et écrire leur nom, pour ainsi dire », il évoque un précédent. « Rappelez-vous que c’est comme ça qu’on avait géré le papier de [Gary] Williams, [Robert] Kroes et [Ian] Munro en 2000 ».

    Interrogé par Le Monde, M. Williams assure pourtant avoir rédigé la partie de l’article qui lui incombait, mais dit ne pas pouvoir parler pour ses deux coauteurs – MM. Kroes et Munro étant décédés.

    Monsanto nie également tout ghostwriting et évoque quelques mots extraits d’un unique courriel « sorti de son contexte ». La firme a cependant tiré un bénéfice considérable de l’article en question. Cette longue synthèse des études disponibles a été citée plus de 300 fois dans la littérature scientifique. Il est, en somme, devenu une référence. Il concluait… à l’absence de danger du glyphosate.

    Les employés de Monsanto cités n’ont pas donné suite aux sollicitations du Monde ou ont redirigé vers le service communication de leur employeur.