L’hymne punk des années 1970 a bénéficié d’une réédition fin mai pour coïncider avec le jubilé de platine d’Élisabeth II, célébré du 2 au 5 juin outre-Manche. À cette occasion, “The Daily Telegraph” retrace la genèse rocambolesque d’un des morceaux les plus célèbres du monde, source d’un scandale national au moment de sa sortie.
The Daily Telegraph
Traduit de l’anglais
Le bassiste Sid Vicious, le chanteur Johnny Rotten, le guitariste Steve Jones et le batteur Paul Cook dans un centre commercial d’Atlanta, lors de la première tournée américaine des Sex Pistols outre-Atlantique, en janvier 1978. Photo / AFP-UPI
Été 1977 : le single God Save the Queen des Sex Pistols, furieusement antiestablisment, se fait voler la première place du hit-parade par I Don’t Want to Talk About It, de Rod Stewart. Avec My Generation, des Who, et la double face A réunissant Penny Lane et Strawberry Fields Forever, des Beatles, ce disque est l’un des éternels seconds les plus célèbres de la pop music.
Mais cela pourrait bientôt changer. God Save the Queen, dont la première sortie a coïncidé avec le jubilé d’argent d’Élisabeth II, a été réédité pour le jubilé de platine. Le 27 mai dernier, quarante-cinq ans exactement après sa première parution, il a fait son retour dans les bacs avec un nombre limité de 45 tours en deux versions ainsi qu’en format numérique, ce qui lui donne une chance réelle d’accomplir l’exploit dont il a été privé il y a presque un demi-siècle.
À l’époque, ce God Save the Queen provoqua une panique morale générale. L’hymne national alternatif des Pistols, une déflagration de désillusions de trois minutes et dix-neuf secondes, explosa à la figure de l’ordre établi, fut censuré par la BBC (la rumeur veut qu’on ait délibérément empêché le titre d’atteindre le sommet des charts) et fit du chanteur des Sex Pistols, John Lydon, la cible de l’indignation nationale. Lydon était régulièrement agressé dans la rue par des Britanniques scandalisés : il s’est fait frapper au visage avec des bouteilles et a même reçu un coup de machette dans les genoux.
Le punk dans sa forme la plus pure
La réédition 2022 de God Save the Queen [a bénéficié] d’un contexte beaucoup plus favorable, en l’occurrence quelques jours avant la sortie, le 31 mai, d’une mini-série biographique en six épisodes sur les Sex Pistols signée par le réalisateur oscarisé Danny Boyle et financée par une chaîne de télévision américaine appartenant à Disney. Le monde a tellement changé que ce qui faisait trembler dans les chaumières dans les années 1970 est aujourd’hui un axe de marketing.
Mais cela n’ôte rien à l’importance de God Save the Queen en tant qu’œuvre d’art. Ce morceau a annoncé le débarquement dans la société du mouvement de jeunesse le plus célèbre et le plus identifiable de notre pays : le punk. Et pour couronner le tout, le concert donné par le groupe sur un bateau qui a descendu la Tamise avec une halte devant le palais de Westminster, où siège le Parlement, est devenu l’un des coups de pub les plus mémorables de l’histoire de la musique. Les Pistols et le punk dans sa forme la plus pure n’ont pas survécu à l’enivrant été 1977, mais God Save the Queen, même avant cette réédition, a toujours tenu la route.
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La chanson a été classée parmi les meilleures de tous les temps par Rolling Stone, et elle figure dans la liste des 500 titres qui ont influencé la musique rock du Rock and Roll Hall of Fame. La pochette du disque, conçue par l’artiste Jamie Reid et représentant la reine avec des caractères de journaux qui la bâillonnent et l’aveuglent, a été élue meilleure pochette de tous les temps par le magazine Q.
Secouer la société depuis ses fondements
Apparemment, les Pistols ont été les premiers surpris de la polémique autour de leur chanson. “C’est une chanson marrante, pour faire rire. Elle n’est pas sérieuse, a déclaré Lydon en 2002. God Save the Queen ? C’est de l’exagération, de l’outrance. Il est impensable qu’on puisse la prendre pour une déclaration de guerre civile.” En vrai punk, Lydon a fait appel à la justice l’année dernière pour essayer d’empêcher l’utilisation de certains titres des Sex Pistols dans la mini-série de Boyle. Il a perdu le procès.
Comment est née God Save the Queen ? Pourquoi a-t-elle suscité une telle indignation ? Et dans quelle mesure le scandale a-t-il été alimenté par le roi de la manipulation et manager du groupe, Malcolm McLaren ?
Pour faire court, le mouvement punk est apparu à la suite des échecs des gouvernements successifs à aider la jeune classe ouvrière dans les décennies d’après-guerre. Las des grèves et de leurs perspectives d’emploi limitées, dégoûtés par la façon “convenable” et rigide de faire les choses, les jeunes trouvèrent une voie en adoptant l’éthique DIY [Do it yourself, “Fais-le toi-même”] dans leurs vêtements et leur musique. Braillards, contestataires, iconoclastes et en colère, les punks voulaient secouer la société depuis ses fondements. C’est dans ce contexte que quatre jeunes Londoniens indociles, arrogants et grandes gueules, Steve Jones, Paul Cook, Glen Matlock [remplacé plus tard par Sid Vicious] et Lydon (qui se choisit Johnny Rotten [“Johnny Pourri”] comme nom de scène), formèrent les Sex Pistols, en 1975.
Le groupe se révéla être un aimant à problèmes, faisant grimper aux rideaux les maisons de disques qui cherchaient à profiter de cette nouvelle tendance de la jeunesse. En octobre 1976, les Sex Pistols signèrent un contrat de deux ans et de 40 000 livres [275 000 euros actuels] chez le mastodonte du secteur, EMI. God Save the Queen allait choquer l’Angleterre l’été suivant, mais en attendant on n’allait pas s’ennuyer.
“Sale vaurien de merde”
Le 1er décembre 1976, Queen – le groupe de rock collègue des Pistols chez EMI – annula sa venue à Today, une émission de télévision en direct, parce que son chanteur, Freddie Mercury, avait mal aux dents. Désespérés, les représentants d’EMI convainquirent les Pistols, qui venaient de sortir leur premier single, Anarchy in the UK, de prendre la place de Queen.
Provoqué par le présentateur Bill Grundy, le guitariste des Pistols, Steve Jones – qui avait abusé du vin offert dans la loge – traita Grundy de “sale connard” et de “sale vaurien de merde”. L’Angleterre fut horrifiée.
Quelques jours après la diffusion de l’émission, le PDG d’EMI, Sir John Read, déclara à ses actionnaires outrés que son conseil d’administration – qui comprenait des membres respectables de l’establishment – allait revoir le contrat des Pistols. “Nous ferons tout notre possible pour contenir leur comportement en public, insista-t-il, bien que ce soit une chose sur laquelle nous n’avons pas vraiment de contrôle.”
Le 6 janvier 1977, EMI laissa tomber les Pistols. Le groupe se vengea dans la chanson EMI des “imbéciles inutiles” qui les avaient lâchés. Ce n’était pas la première fois que le label s’inféodait à l’indignation de l’Angleterre. Et l’année suivante, il retira son financement à La Vie de Brian, des Monty Python, quelques jours seulement avant le début du tournage, obligeant le Beatle George Harrison à apporter l’argent nécessaire pour sauver le projet [il signe même une brève apparition dans le film].
« La saleté et la fureur ! », titre le Daily Mirror au lendemain de l’interview choc avec Bill Grundy.
EMI et les journaux n’étaient pas les seuls à être choqués par les Pistols. Apparemment, leur comportement offensait tout le pays. Des universités et des mairies annulèrent leurs concerts. L’indignation était même partagée par les étudiants : à Leeds, la moitié du public quitta la salle lorsque les Sex Pistols montèrent sur scène [ils partageaient l’affiche avec d’autres groupes, dont les Clash].
Un contrat signé devant le palais de Buckingham
C’est dans ce contexte explosif que les Pistols commencèrent à enregistrer leur album Never Mind the Bollocks, Here’s the Sex Pistols. Il fut assemblé en plusieurs sessions entre la fin 1976 et l’été 1977 aux studios Wessex, une bâtisse victorienne qui avait eu une première vie en tant que salle paroissiale de l’église Saint-Augustin d’Highbury, à Londres.
L’un des titres de cet album était God Save the Queen, une diatribe cinglante contre la monarchie. “God Save the Queen / She ain’t no human being / And there’s no future in England’s dreaming” [“Que Dieu sauve la reine / Elle n’est pas humaine / Et il n’y a pas d’avenir dans le rêve de l’Angleterre”], dégainait Rotten, pendant que la batterie martelait âprement le rythme et que la guitare faisait tourner un riff dément en trois accords.
Le 10 mars 1977, les Pistols rejoignirent A&M Records, le label américain fondé par le trompettiste Herb Alpert avec Jerry Moss. La signature du contrat eut lieu à 8 heures du matin devant le palais de Buckingham, un doigt d’honneur à l’establishment. Le plan d’A&M était de publier God Save the Queen sans tarder, et 25 000 exemplaires du disque furent aussitôt mis sous presse.
Contexte Contexte : 70 ans de règne pour Élisabeth II
Un “bordel” fatal
Après avoir paraphé leur contrat, les Pistols se rendirent dans les locaux du label pour marquer le coup. L’alcool coula à flots, et les choses échappèrent rapidement à tout contrôle. Selon les propres dires des Pistols, la fête se transforma en “bordel complet”. Sid Vicious se blessa au pied et répandit du sang partout. Une bagarre éclata, et, selon certaines personnes, Steve Jones emmena la secrétaire du patron dans la salle de bains privée de ce dernier. Le lavabo fut arraché du mur.
Les Pistols filèrent ensuite directement aux studios Wessex, qui se trouvaient à côté d’une école. Lorsque les enfants commencèrent à escalader la clôture de la cour de récréation pour voir ces types qui sortaient d’une Bentley en semant des bouteilles de vodka derrière eux, la directrice appela la police.
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Mis au courant, les dirigeants d’A&M rompirent avec les Pistols quelques jours plus tard. La quasi-totalité des 25 000 exemplaires de God Save the Queen fut détruite (ceux qui restent font aujourd’hui partie des disques les plus rares du monde).
Les Pistols étaient à nouveau sans label. Mais quelques jours plus tard, le 18 mai, ils signaient avec Virgin. Le patron, Richard Branson, décida de publier en urgence God Save the Queen afin de coïncider avec les célébrations du jubilé de la reine. Lydon a juré qu’il ne savait même pas qu’il y avait un jubilé cet été-là. En tout cas, God Save the Queen atterrit dans les bacs le 27 mai, pendant que le pays préparait ses banderoles et ses festivités dans les rues. Il enregistra 150 000 ventes en un jour, puis 200 000 dans la première semaine.
Anguille sous roche au sommet des charts
Malgré ce succès, la BBC refusa de diffuser la chanson à cause de son contenu et de la pochette du disque. Le week-end suivant, elle resta bloquée en deuxième position du hit-parade derrière I Don’t Want to Talk About It, de Rod Stewart. Pour les Pistols et leur agent, McLaren, il y avait anguille sous roche : ils étaient persuadés que toute l’industrie du disque s’était liguée pour empêcher le titre d’atteindre la première place.
Le 7 juin, le groupe fit sa “promenade concert” sur la Tamise et joua devant Westminster, deux jours avant que la reine ne fasse le même trajet dans le cadre des célébrations officielles. Lorsque le bateau accosta, la police arrêta tous les passagers malgré les protestations de Branson.
L’Angleterre, encore une fois, se scandalisa. Les fans, eux, prirent leur pied. McLaren savait exactement ce qu’il faisait. Les Pistols étaient devenus des phénomènes de foire. Toute cette histoire n’était qu’un coup de pub brillamment orchestré. “C’était génial, a dit McLaren. On ne pouvait pas acheter le 45 tours, on ne pouvait pas l’écouter, on ne pouvait pas voir le groupe jouer, mais les Sex Pistols vendaient beaucoup plus de disques que Rod Stewart.”
L’indignation du public était palpable, a déclaré Lydon un jour : “Si on nous avait pendus à la porte des Traîtres [de la Tour de Londres], 56 millions de personnes auraient applaudi… Nous avions sans le vouloir déclaré la guerre à l’Angleterre.”
Le Royaume-Uni était très différent à cette époque. La société était extrêmement intolérante et la subversion encore loin d’être acceptée. Avec God Save the Queen, les Sex Pistols ont culbuté une fête nationale et changé la pop culture à jamais. Vont-ils aujourd’hui enfin décrocher cette place de “number one” que tant de gens pensent qu’ils méritent ?
James Hall