• Un ouragan de rumeurs sur Saint-Martin

    Au Moyen-Âge, c’était simple. Lorsque la nature montrait sa force, en même temps qu’elle renvoyait les hommes à leur impuissance, avec ses tremblements de terre et ses tempêtes, il était dit que c’était l’œuvre de Dieu. Dans notre monde moderne, le domaine explicatif s’est élargi. Les discours scientifiques puis politico-scientifiques se sont ajoutés aux discours religieux. Tout se mélange, de telle sorte que chaque catastrophe procure à chacun l’occasion de montrer où en est son niveau de préjugés. La quantité d’informations non vérifiée mais, tout de même, bien propagée est encore le meilleur moyen de comprendre ce à quoi les mass-média veulent nous faire croire mais, aussi, réseaux sociaux obligent, ce à quoi des gens ont envie de croire.

    Ce mois d’août 2017, un journaliste déclarait sur BFMTV qu’il fallait « prendre des précautions avec la vérité » . Il dévoilait, en ces termes crus, l’extraordinaire inversion du but informatif, car ce n’est certes pas avec la vérité qu’il faut prendre des précautions ; c’est avec les rumeurs qu’il faut le faire. Celles-ci, même totalement fausses, ont toujours une base, plus ou moins, consciente qui est celle de l’état d’esprit de ceux qui les colportent. Souvenons-nous de la rumeur d’Orléans. Dans les années 70’, cette rumeur n’avait d’autre base réelle que l’antisémitisme s’exprimant contre les commerçants juifs. Dans « La vie devant soi », Romain Gary fait dire à Momo, le narrateur, qui utilise souvent l’expression « Rumeurs d’Orléans » : « Les rumeurs d’Orléans, c’était quand les Juifs dans le prêt-à-porter ne droguaient pas les femmes blanches pour les envoyer dans les bordels et tout le monde leur en voulait. » !

    Ce que nous avons pu voir et entendre au lendemain de l’ouragan qui a dévasté Saint-Martin, c’est exactement cela : Une rumeur qui repose exclusivement sur des angoisses post-traumatiques, des peurs sociales et des préjugés racistes. En mélangeant le tout, nous obtenons les bonnes vieilles salades d’antan. Il est vraiment étonnant que cette rumeur de Saint-Martin sur des pillages menés par des bandes armées qui se seraient introduites, avec violence, chez des particuliers, n’ait pas été dénoncée par les lanceurs d’alerte bien connus.

    Que nous montre-t-on à l’appui de ces affirmations de pillages et de bandes armées ?

    Aucun document visuel objectif. Rien que du suggestif. Les deux seules photos ayant servi à illustrer cette information sont sur internet. Sur la première, nous pouvons voir des personnes qui embarquent du matériel sur une camionnette débâchée et, sur la seconde, un groupe qui, peut-être, entre dans un commerce. Sur TF1, un film nous montre deux femmes qui errent à travers les rayons dévastés d’un magasin. Personne n’est armé, mais tout le monde est noir (de peau). C’est censé faire peur et ça désigne des coupables sans prendre la peine d’anonymer ; comme ça, au « pifomètre ». Cela marche plus ou moins, ou pas du tout. Cela dépend du niveau mental de chacun ; de l’esprit critique de chacun. Et, au pays de la présomption d’innocence, tout le monde trouve ça normal ? Silence radio.

    Ensuite, il y a les témoins ; car après le suggestif, c’est le digestif version gavage qui nous a été servi en boucle. Une femme nous a dit à la télé, quelque chose du style « oulalalala, il va faire nuit et il nous faut l’armée » . Un autre évoquait « des gens armés de machettes et de revolvers faisant régner la terreur dans les rues » . Mais, les seuls que l’on nous a montré armés sont ceux qui se sont montés en milices dans les quartiers riches … Et enfin, le plus énorme, c’est sur Facebook, entendu le 10 septembre et largement diffusé ; une voix anonyme, celle d’un homme qui répétait en boucle « Ici les gens ont peur … Les gens sont armés … On est peut être à 10000 morts … Les cadavres remontent à la surface … » . Cet énergumène habitait-il seulement sur l’île ? Nul n’était en mesure de le savoir avec certitude, mais si tu poses la question, c’est que tu fais, forcément, partie du complot. Facebook chauffe ; et l’intelligence, elle, s’éteint.

    Pour les sites d’extrême-droite, la chose est entendue, on y confond les dégâts de l’ouragan avec ceux d’un bombardement. Pour eux, Irma n’est pas un ouragan, de force 5, avec des vents dépassant 350km/heure. Non, Irma, c’est la guerre civile. Quand les cons volent, ceux-là ne restent pas à terre, n’est-ce pas.

    Plutôt que de prendre des précautions avec la vérité lorsqu’il s’agit d’attentats islamistes, les journalistes feraient mieux d’en prendre [des précautions] avec les rumeurs. Pourquoi y aurait-il eu des pillages, seulement, à Saint-Martin et pas à Saint-Barthélémy ? Comment se fait-il qu’aucun témoignage audio évoquant des bruits d’armes à feu n’ait été enregistré ? Dans notre monde d’images (Facebook, trombinoscopes, galeries de photos, etc.) où il se fait des photos partout, tout le temps et pour n’importe quoi, où l’on brandit son portable comme hier l’on brandissait le crucifix, comment se fait-il qu’aucune photo concrète n’ait pu être produite ?

    Face à ce qui, d’évidence, était une rumeur exaltée par les préjugés racistes, quelles précautions furent prises par les journalistes ? Aucune ! Bien au contraire ! Ils nous ont désignés des coupables de crimes fictifs alors que les îles de Saint-Barthélémy et de Saint-Martin étaient dévastées et que d’autres problèmes bien plus dramatiques que la récupération de quelques denrées avariées étaient beaucoup plus visibles et prévisibles. Ils ont fait leurs choux gras de cette rumeur.

    « Irma » a touché Saint-Martin, le 6 septembre. Les premières rumeurs nous sont arrivées le 7. Ce n’est que le 11 septembre qu’un article du journal « Le Monde » appelle, à leur sujet, à la prudence (1) ; et depuis ça, plus rien, ou pas grand-chose. La rumeur s’éteint après avoir diffamé une population et on passe doucement à autre chose.

    Seule la vérité est révolutionnaire.

    (1) http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/reactions/2017/09/11/irma-attention-aux-rumeurs-sur-la-situation-a-saint-martin_5184022_4355770.h

    Paru dans le journal @Anarchosyndicalisme ! n°156 / Octobre-Novembre 2017 / cntaittoulouse.lautre.net