Travail : 4 propositions pour éviter la précarisation généralisée

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    • Cf. Et si l’on refondait le droit du travail…, par Alain Supiot (@mdiplo, octobre 2017) https://www.monde-diplomatique.fr/2017/10/SUPIOT/58009

      Il faudrait être aveugle pour disconvenir de la nécessité d’une profonde réforme du droit du travail. Toujours, dans l’histoire de l’humanité, les mutations techniques ont entraîné une refonte des institutions. Ce fut le cas des précédentes révolutions industrielles, qui, après avoir bouleversé l’ordre ancien du monde en ouvrant les vannes de la prolétarisation, de la colonisation et de l’industrialisation de la guerre et des massacres, entraînèrent la refonte des institutions internationales et l’invention de l’État social. La période de paix intérieure et de prospérité qu’ont connue les pays européens après guerre est à mettre au crédit de cette nouvelle figure de l’État et des trois piliers sur lesquels il reposait : des services publics intègres et efficaces, une Sécurité sociale étendue à toute la population et un droit du travail attachant à l’emploi un statut garantissant aux salariés un minimum de protection.

      Nées de la seconde révolution industrielle, ces institutions sont aujourd’hui déstabilisées et remises en cause. Elles le sont par les politiques néolibérales, qui entretiennent une course internationale au moins-disant social, fiscal et écologique. Elles le sont aussi par la révolution informatique, qui fait passer le monde du travail de l’âge de la main-d’œuvre à celui du « cerveau d’œuvre », c’est-à-dire du travailleur « branché » : on n’attend plus qu’il obéisse mécaniquement à des ordres, mais on exige qu’il réalise les objectifs assignés en réagissant en temps réel aux signaux qui lui parviennent. Ces facteurs politiques et techniques se conjuguent en pratique. Il ne faut cependant pas les confondre, car le néolibéralisme est un choix politique réversible tandis que la révolution informatique est un fait irréversible, susceptible de servir des fins politiques différentes.

      Cette mutation technique, qui alimente les débats actuels sur la robotisation, la fin du travail ou l’uberisation, peut tout aussi bien aggraver la déshumanisation du travail engagée sous le taylorisme que permettre l’établissement d’un « régime de travail réellement humain », comme le prévoit la Constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT), c’est-à-dire un travail procurant à ceux qui l’exercent « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ». Un tel horizon serait celui du dépassement par le haut du modèle de l’emploi salarié, plutôt que du retour au « travail marchandise ».

      (…) La révolution informatique offre une chance de conférer à tous les travailleurs une certaine autonomie, en même temps qu’un risque de les soumettre tous — y compris les indépendants, les cadres ou les professions intellectuelles — à des formes aggravées de déshumanisation de leur travail. Cette révolution ne se limite pas en effet à la généralisation de l’usage de techniques nouvelles, mais déplace le centre de gravité du pouvoir économique. Ce dernier se situe moins dans la propriété matérielle des moyens de production que dans la propriété intellectuelle de systèmes d’information. Et il s’exerce moins par des ordres à exécuter que par des objectifs à atteindre.

      À la différence des précédentes révolutions industrielles, ce ne sont pas les forces physiques que les nouvelles machines épargnent et surpassent, mais les forces mentales, ou plus exactement les capacités de mémorisation et de calcul. Incroyablement puissantes, rapides et obéissantes, elles sont aussi — comme aime à le répéter le savant informaticien Gérard Berry — totalement stupides. Elles offrent donc une chance de permettre aux hommes de se concentrer sur la part « poïétique » du travail, c’est-à-dire celle qui exige imagination, sensibilité ou créativité — et donc celle qui n’est pas programmable.