/Pauwels_Le_mythe_de_la_bonne_guerre.pdf

  • « Heidegger n’a jamais cessé de participer à la mise en œuvre de la politique nazie »

    Dans une tribune au « Monde », la philosophe Sidonie Kellerer revient sur une récente découverte qui démontre que le penseur était toujours membre, en avril 1942, de la Commission pour la philosophie du droit, une instance nazie dirigée par Hans Frank, « le boucher de la Pologne ».
    LE MONDE | 26.10.2017 Sidonie Kellerer (Professeur de philosophie à l’université de Cologne)

    Tribune. Les Cahiers noirs, les carnets du philosophe, dont quatre volumes ont été publiés depuis 2014, montrent que Heidegger n’a pas hésité, durant les années du nazisme, à justifier « philosophiquement » ses propos antisémites. Pourtant, nombreux sont les chercheurs qui soutiennent que cet antisémitisme irait de pair avec une critique croissante du régime nazi. Ainsi, dans une tribune parue le 12 octobre dans Libération, Jean-Luc Nancy affirme-t-il – sans preuves – que Heidegger aurait « accablé » les nazis avec la dernière « virulence », dans ses textes des années 1930.
    Une découverte importante qui vient d’être faite en Allemagne confirme, s’il en était besoin, l’affinité en pensée et en actes qui existe entre Heidegger et le régime nazi. Elle concerne la participation de Heidegger à l’élaboration pratique du droit nazi.

    Nous savions, depuis le livre de Victor Farias Heidegger et le nazisme (Verdier, 1987), que Heidegger n’avait nullement renoncé, en avril 1934, à sa fonction de recteur de l’université de Fribourg par opposition au régime nazi. En effet, à peine avait-il cessé d’être recteur qu’il acceptait, au printemps 1934, de devenir membre de la Commission pour la philosophie du droit. Farias montrait qu’il y avait siégé au moins jusqu’en 1936, aux côtés, entre autres, de Carl Schmitt et d’Alfred Rosenberg, idéologue officiel du nazisme. Cette commission était intégrée à l’Académie du droit allemand, mise en place en juin 1933 par Hans Frank, juriste, qui occupait alors la fonction de commissaire du Reich chargé de la nazification du droit.

    « Hygiénisme racial »
    Emmanuel Faye avait poursuivi la recherche sur ce fait : en 2005, il mettait en évidence le lien étroit qui existe entre cet engagement pratique de Heidegger et sa pensée. Il rappelait que l’Académie pour le droit allemand avait élaboré les lois raciales de Nuremberg, dont la loi « pour la protection du sang et de l’honneur allemands » de 1935, qui interdisait les rapports sexuels et les mariages entre juifs et non-juifs. L’adhésion de Heidegger à la Commission pour la philosophie du droit, concluait Faye, pesait au moins aussi lourd que son engagement à Fribourg.
    En 1934, Heidegger décide d’intégrer cette commission. A cette époque, aucun des membres de la commission n’ignore que Hans Frank prône la stérilisation de ceux qu’il considère être de « caractère substantiellement criminel ». Son mot d’ordre : « Mort à ceux qui ne méritent pas de vivre. »
    Quels sont les objectifs de cette commission, que Frank appelle, dès 1934, « commission de combat du national-socialisme » ? En 1934, lors d’une réunion de la commission à Weimar, Alfred Rosenberg précise ses objectifs en professant qu’« un certain caractère juridique naît avec un certain caractère racial propre à un peuple » – ce caractère racial que le droit allemand a pour tâche de défendre face à ses « parasites ». L’objectif n’est pas de développer une philosophie du droit en général, mais de retrouver « le caractère de l’homme germano-allemand », et d’établir « quels dons et limitations constituaient son essence alors qu’il se tenait, ici, créateur ».

    Les membres de cette commission, qui œuvraient en toute conscience à l’élaboration d’un droit « aryen » raciste, devaient en outre travailler en étroite collaboration « avec les représentants de la raciologie allemande et de l’hygiénisme racial », raison pour laquelle un médecin, le psychiatre Max Mikorey, faisait partie de la commission.
    Découverte majeure
    Or Miriam Wildenauer, de l’université de Heidelberg, a récemment découvert, dans les archives de l’Académie du droit allemand, une liste datée des membres de la commission qui prouve que Heidegger est resté membre de cette instance au moins jusqu’en juillet 1942. C’est là une découverte majeure puisqu’elle établit que Heidegger ne s’est pas contenté de justifier l’idéologie nazie : il n’a jamais cessé de participer activement à la mise en œuvre de la politique nazie.
    Hans Frank, le président de la Commission pour la philosophie du droit, sera nommé, à partir de 1939, gouverneur général de la Pologne, où il organisera l’extermination des juifs et des opposants politiques, y gagnant le surnom de « boucher de Pologne ». Il finira condamné à mort par le tribunal de Nuremberg et sera pendu en 1946.
    Heidegger, qui, fin 1941, écrit dans les Cahiers noirs que « l’acte le plus haut de la politique » consiste à contraindre l’ennemi « à procéder à sa propre autoextermination », continue donc à siéger dans cette commission, au moins jusqu’en juillet 1942, alors que la « solution finale » a été décidée en janvier 1942, et que l’extermination des juifs d’Europe atteint son paroxysme. Il y siège sous la présidence de celui qui, à partir de 1942, organise personnellement le gazage des juifs en Pologne.

    Comme le souligne, à juste titre, Mme Wildenauer, il faudra poursuivre les recherches afin de déterminer précisément le rôle de l’Académie du droit allemand, et en particulier de cette commission, dans la mise en œuvre du génocide perpétré par les nazis. De futures recherches devraient également clarifier les raisons pour lesquelles la Commission pour la philosophie du droit fut la seule, parmi les autres commissions de l’Académie du droit allemand, à être tenue secrète par les nazis. Les protocoles des séances restent introuvables. Alfred Rosenberg n’en dit mot dans son journal.

    Pensée autoritaire
    Le débat autour de Heidegger revient régulièrement depuis l’après-guerre. Loin de tenir, comme le suggère M. Nancy, au refus d’accepter une philosophie qui dérange, cette persistance peut être rapportée à deux raisons principales. D’abord, Heidegger fit preuve d’une grande habileté à effacer après-guerre les traces de sa participation active au régime nazi, n’hésitant pas à « blanchir » plus d’une fois les textes qu’il publiait. Il est normal que le débat reprenne chaque fois que ces faits, longtemps dissimulés, resurgissent au fil des recherches.
    La seconde raison de cette résurgence tient à la manière dont Heidegger conçoit sa philosophie dès avant l’arrivée au pouvoir des nazis : pour lui, rien ne sert d’argumenter puisque tout se joue avant la discussion. Soit un Dasein – terme heideggerien qui désigne l’« être humain » – a une essence qui lui donne accès à l’Etre, soit il en est dépourvu. Raison et logique ne sont que l’échappatoire de ceux qui ne sont pas à la hauteur de l’Etre.

    Cette pensée autoritaire, qui criminalise la raison, imprègne aussi sa réception apologétique : dénégation des faits, procès d’intention et insultes plus ou moins directes tiennent alors lieu de discussion mesurée et argumentée. C’est ce refus d’une véritable discussion qui donne un aspect d’éternel retour du même au débat.
    Les totalitarismes ne sont pas, n’en déplaise à Jean-Luc Nancy, des « éruptions » du destin, c’est-à-dire des désastres sortis d’on ne sait où. Ils sont mis en œuvre par des individus à qui on peut en attribuer la responsabilité ; ils ont des causes économiques, politiques et sociales, qu’il nous incombe de déterminer et de comprendre.

    #Martin_Heidegger #Nazisme #Jean-Luc_Nancy