Insectes : l’hécatombe invisible

/insectes-l-hecatombe-invisible_5207102_

  • Insectes : l’hécatombe invisible

    http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/10/28/insectes-l-hecatombe-invisible_5207102_3244.html

    Dans sa chronique, Audrey Garric, journaliste au service Planète, rappelle que la préservation de ces êtres à six pattes devrait être une priorité absolue. Il n’en est rien.

    Un « Armageddon écologique », une « hécatombe », un « déclin terrifiant ». Aucun superlatif n’est de trop dans la presse pour qualifier l’étude sur l’extinction des insectes, parue dans la revue PloS One le 18 octobre. Il y a de quoi s’alarmer. Imaginez donc : en moins de trois décennies, les populations volantes ont chuté de près de 80 % en Allemagne, et probablement autant dans toute l’Europe.

    Pour les chercheurs, la principale cause de cet effondrement réside dans l’intensification des pratiques agricoles, et en premier lieu dans le recours accru aux pesticides chimiques. Le traitement par enrobage des semences, systématique et préventif, est le principal suspect. Il fait en effet appel aux fameux insecticides néonicotinoïdes, surnommés les « tueurs d’abeilles », qui agissent sur le système nerveux des insectes.

    Les conséquences sont dramatiques pour l’ensemble des écosystèmes, tant l’entomofaune est un socle de la chaîne alimentaire. La disparition de ces petites bestioles ne signifierait rien de moins que mettre en péril la pollinisation de 80 % des plantes sauvages et la source de nourriture de 60 % des oiseaux – sans compter celle des mammifères et des amphibiens.

    Les services écosystémiques fournis par les insectes sauvages ont été estimés à 57 milliards de dollars (49 milliards d’euros) par an aux Etats-Unis. De toute évidence, la préservation de l’abondance et de la diversité de ces êtres à six pattes devrait être une priorité absolue en matière de conservation de la biodiversité. Il n’en est rien.

    Avertissements réitérés

    Pourtant, les signaux d’alerte ne datent pas d’hier. En 2014, déjà, des chercheurs avaient fait un constat sans appel : les néonicotinoïdes sont les principaux responsables du déclin généralisé des arthropodes partout dans le monde. En 2005, une étude publiée dans Conservation Biology décrivait elle aussi les extinctions qui frappent les insectes, qualifiés de « majorité négligée ». Dès 1992, un ouvrage intitulé Insect Conservation Biology, publié par Michael Samways, pointait les menaces qui pèsent sur eux : la fragmentation des habitats et les pollutions.

    Mais ces avertissements n’ont eu que très peu d’écho. A une seule exception près : pour les abeilles. Les mises en garde des scientifiques, relayées par une large campagne médiatique des apiculteurs, ont fini par payer. Les Français, comme les citoyens d’autres pays, se sont émus du sort des butineuses, dont le catastrophique syndrome d’effondrement des colonies est démontré depuis la fin des années 1990.

    La France n’est pas restée inactive face à ce péril. En 1999, puis en 2004, les ministres de l’agriculture Jean Glavany et Hervé Gaymard ont décidé de suspendre l’usage du Gaucho – sur certaines cultures – et du fipronil, deux insecticides. En 2016, au terme d’une rude bataille, les députés ont fini par interdire la totalité des néonicotinoïdes à partir du 1er septembre 2018 sur l’ensemble des cultures – avec des dérogations jusqu’en 2020.

    Voilà qui est positif, mais insuffisant. En témoigne l’échec actuel du plan Ecophyto 2, qui vise à diviser par deux le recours aux produits phytosanitaires d’ici à 2025 dans l’Hexagone. C’est peu dire que l’objectif est loin d’être atteint : en sept ans, l’emploi de ces produits chimiques a progressé de 20 % pour les usages agricoles.

    La ferme France n’a pas amorcé son sevrage

    Pourquoi ? Parce que l’industrie agrochimique manipule certaines des données scientifiques, dans un contexte de crise de l’évaluation réglementaire. Parce que les représentants du monde agricole ne veulent pas changer de modèle. Parce que les coopératives qui leur donnent des conseils sont les mêmes qui leur vendent les pesticides et les engrais. Parce que faire primer le court sur le long terme fait perdre de vue l’essentiel : loin de sécuriser la production alimentaire, l’utilisation des pesticides met en péril la biodiversité qui la rend possible.

    Las ! Non seulement, la ferme France n’a pas amorcé son sevrage, mais de surcroît de nouvelles molécules, toujours plus toxiques, sont mises sur le marché. En témoigne la toute récente autorisation d’un nouveau néonicotinoïde qui ne dit pas son nom, le sulfoxaflor, par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). Après l’émoi et la colère – légitimes – suscités par cette affaire, le gouvernement a demandé à l’Anses d’« examiner de façon prioritaire des données complémentaires relatives aux risques du sulfoxaflor », tandis que l’ONG Générations futures a déposé deux recours en justice.

    Il faudra aller bien plus loin. Changer de mode de production, mais aussi de regard sur les insectes, ces êtres que l’on ignore ou que l’on méprise alors qu’ils représentent les deux tiers de toutes les espèces du monde. Des biais qui se retrouvent jusque dans la recherche : la grande majorité des études concerne les vertébrés, pourtant beaucoup moins nombreux que les invertébrés. Ces derniers, perçus comme moins « sexy », engrangent moins de financements. Ce qui signifie moins de spécialistes, moins de connaissances, et donc moins de protection.

    Faire des choix politiques et sociétaux forts

    Une étude à paraître dans la revue Biological Conservation de novembre a procédé à une analyse amusante : elle s’est penchée sur les 123 espèces d’insectes protégées en Europe, soit 0,12 % des 105 000 répertoriées sur le Vieux Continent…

    Les résultats sont nets : les insectes protégés sont les plus gros, ceux qui présentent le plus de contrastes (couleurs surtout bleues et vertes, rayures, etc.) et un corps lisse. Certains groupes sont surreprésentés (les papillons, les libellules ou les sauterelles), tandis que d’autres ne figurent même pas sur les listes (les mouches, les moustiques, les bourdons, etc.). En gros, les insectes considérés comme les plus moches ou les plus nuisibles par les humains n’ont pas droit de cité. Et ce, en dépit de leur rôle dans les écosystèmes.

    Il est urgent de faire des choix politiques et sociétaux forts pour enrayer le déclin de la biodiversité. Ne plus choisir telle ou telle espèce, mais les préserver toutes, avec leurs interactions et leur habitat. Qui se trouve également être le nôtre.