“Bécassine – Banania, destins croisés”
“Le Breton appartenait à jamais à la race pittoresque et récréative qu’incarnait sous une autre peau cette autre rondeur, le bon nègre Banania. Bamboula “y a bon” et Bécassine “ma doué beniguet”, lesdeux lunes alternées de mon enfance, la noire, la blanche : au fond, je les imaginais assez bien mariés tous les deux, le négro et la brezonnec, puis, nantis d’un petit pécule, tenanciers de l’une de ces boutiques de plage où l’on débitait à la grosse du chouan-tire-bouchon et du mathurin à brûle-gueule.”
Ces lignes, extraites de Comment peut-on être breton ? du nantais Morvan Lebesque, ancien éditorialiste du Canard enchaîné, m’avaientfrappé lors de la découverte de ce livre en 1969, dont on oublie généralement le sous-titre : Essai sur la démocratie française . Quinze ansaprès cette lecture, l’occasion m’a été donnée en 1996 d’illustrer lepropos à travers une exposition, “Bécassine – Banania, destins croisés”, fruit de la commande du festival nantais “Fin de siècle à Johannesburg” et du croisement avec deux autres de mes expositions,“Le Noir dans la presse du Blanc” pour les Anneaux de la Mémoire et “Images de Bretons” pour le festival Celtomania. Comparer ainsi les imageries est une entreprise toujours risquée ;tant il peut être facile, parmi les centaines de milliers d’images éditées depuis les années 1830 par la presse populaire illustrée, d’en isoler quelques-unes et de les mettre en scène pour témoigner d’un propos déterminé à l’avance.
Je pense pouvoir affirmer que cette comparaison, nourrie de l’analyse quasi exhaustive des principaux titres de cette presse populaire (de l’Illustration au Petit Journal), n’est pas factice, et pose clairement la question de l’idéologie assimilatrice qui a mar-qué, et marque encore, le fonctionnement de la société française.En évitant de systématiser les comparaisons, il y a aussi d’évidentes différences de traitement. Cette exposition cherche ainsi à dégager les axes principaux de cette vision intégrative et à mettre en évidence les éléments qui ont entraîné des modifications du regard sur “l’autre” et permis son affirmation.Comparer le Noir africain, incarnant le colonisé, et le Breton, image du provincial, n’est pas le fruit du hasard ; un tel parallèle ne serait pas possible entre l’Indochinois et le Provençal, par exemple.
En effet, l’Afrique noire est bien la thématique dominante de notre imagerie coloniale, et le Breton a bénéficié d’un traitement spécifique dans la presse populaire française. Ce point doit être souligné :l’image de l’Armoricain est particulièrement abondante dans les revues illustrées, notamment du fait de son instrumentalisation dans les débats politiques nationaux. Incarnation d’un paradis perdu, rural et catholique, la Bretagne sert ainsi régulièrement d’exemple dans une presse illustrée du XIXe siècle, généralement conservatrice, inquiète de l’émergence d’un nouveau modèle urbain où la pratique religieuse recule rapidement. À l’inverse, elle sert de repoussoir dans la presse d’extrême gauche, qui brocarde les résistances des milieux catholiques bretons, particulièrement influents, aux grandes lois de séparation de l’Église et de l’État, elle est alors terre d’arriération. Le Breton représente, de plus, une aubaine particulière pour les dessinateurs, dans la mesure où coiffe et chupenn le rendent facilement reconnaissable, ce qui n’est pas autant le cas pour un Auvergnat ou un Normand déambulant dans les rues de Paris… et, de fait, la présence bretonne est massive dans les artères de la capitale après les premières grandes vagues d’immigration de la fin du XIXe siècle. Ainsi, l’image du Breton, à commencer par Bécassine, est aussi une image d’immigré !
Ainsi, analysant en filigrane les difficultés anciennes de la société française à accepter la diversité culturelle sur son sol, l’exposition “Bécassine – Banania, destins croisés” s’articule autour de quatre époques, allant de l’objet d’étude à l’affirmation, de la mise en scène d’une supposée arriération à l’assimilation. Cette confrontation permanente, avec systématiquement la présentation des images par deux, l’une de Bretons, l’autre de Noirs africains, permet de dégager les grandes étapes de cette modification du regard porté sur “l’autre”, du début du XXe siècle à nos jours.
Évidemment, il ne s’agit pas d’une exposition sur les Bretons ou les Africains ; leur propre réalité n’est pas le sujet. À travers leurs représentations, il s’agit bien d’une réflexion sur nos cheminements intellectuels collectifs dans ce rapport complexe,voire conflictuel, à l’altérité, caractéristique de la société française..."
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