• Lucetta Scaraffia, ex cathedra - Libération
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    Cette historienne et journaliste catholique italienne combat la manière dont l’Eglise traite encore aujourd’hui les femmes.

    Lucetta Scaraffia s’agace. En cette douce fin d’après-midi romaine, elle s’obstine à commander un taxi au téléphone. A Rome, mieux vaut prendre ses précautions. De cette ville où elle aime pourtant vivre, l’historienne et journaliste dit que « rien ne marche ». Sans doute. Mais Lucetta Scaraffia n’est pas du genre à lâcher face l’adversité. Féministe de la première génération, universitaire spécialiste de l’histoire des femmes, catholique qui a pris ses distances, puis est revenue à la foi et supportrice du pape François, elle mène bataille contre l’un des derniers bastions du pouvoir absolu des hommes, l’Eglise catholique. « Le grand problème de l’Eglise, c’est qu’elle ne comprend plus le monde dans lequel on vit, soutient-elle. Il ne suffit pas dire "oui" ou "non" à des questions complexes, comme le mariage gay ou le gender. L’Eglise dit seulement "non" et ne sait pas pourquoi elle dit "non". Il faut avoir le courage d’examiner les choses, d’en discuter ! »

    Dans le quartier de Parioli, on se sent bien dans son confortable appartement, envahi de livres. Depuis l’enfance, Lucetta Scaraffia est une lectrice boulimique. L’historienne parle vite et a gardé la vivacité de la jeunesse. C’est une plume acérée, et redoutée, du quotidien du Vatican, L’Osservatore Romano. Son dernier coup de gueule remonte au printemps. Elle s’insurgeait contre le sort réservé par l’Eglise aux religieuses, traitées comme des domestiques. « Au fond, je crois que c’est à cause de cela qu’il n’y a plus de vocations religieuses féminines en Occident, dit-elle. Parce que des jeunes femmes qui ont fait des études, qui ont une pensée, ne peuvent pas accepter de se faire traiter de cette manière. »

    L’historienne ne doit rien à l’appareil de l’Eglise, sauf à Benoît XVI. C’est grâce à l’un de ses anciens collègues de La Sapienza, l’une des grandes universités publiques d’Italie, qu’elle est devenue, il y a dix ans, la première femme à signer des éditos à la une de L’Osservatore Romano. Dans la foulée, elle y crée un supplément mensuel de réflexion sur les femmes. Avec la bénédiction de Benoît XVI. « Il a tout de suite dit "oui", raconte-t-elle. Comme théologien, comme professeur, il a toujours eu l’habitude de discuter intellectuellement avec des femmes. »

    A fréquenter le Vatican, Lucetta Scaraffia en connaît tous les secrets. Elle en lâche quelques-uns et en même temps s’assure de la discrétion de ses interlocuteurs. Pour ménager, dit-elle, ses marges de manœuvre très étroites dans ce monde d’hommes et de rumeurs. « Que ce soient chez les conservateurs ou les progressistes, personne au Vatican ne veut faire avancer la cause des femmes, soutient-elle. Pour des raisons d’exercice du pouvoir, de postes. Les hommes ne veulent pas laisser ceux qu’ils occupent. » Elle navigue au milieu d’écueils. Comme François, « humilié » par ce sérail si particulier qu’est la curie romaine. Tous les deux ont en commun de ne pas lui appartenir. Du pape, elle dit encore qu’il n’est pas « féministe » (on s’en doutait !) mais qu’il « a compris que la question des femmes était une question capitale ».

    Lucetta Scaraffia n’est pas favorable à l’ordination de femmes prêtres. Parce que stratégiquement « ce combat, dit-elle, serait une erreur ». Il y a trop d’opposition pour qu’aujourd’hui la bataille puisse être gagnée. Mais aussi parce que cela « renforcerait le cléricalisme catholique ». En fait, l’historienne plaide plutôt pour un meilleur partage des pouvoirs entre les laïques et les prêtres, et pour que les femmes aient davantage de place dans les instances de décisions.

    L’historienne a grandi dans une famille bourgeoise de l’Italie du Nord. Sa mère, génération oblige, n’était pas favorable à ce qu’elle fasse des études supérieures mais son père, franc-maçon, l’a soutenue. Elle naît au féminisme en 1968 : « C’était à Milan, et j’avais 20 ans. Dans les assemblées générales, il n’y avait que les garçons à prendre la parole. Les filles faisaient les photocopies ou étaient leurs maîtresses. Elles ne participaient pas aux discussions. Je ne l’ai pas supporté. »

    Plus tard, elle se spécialise dans l’histoire des femmes, s’intéresse aux grandes mystiques catholiques qui la ramènent à la religion de son enfance. Elle mène une brillante carrière universitaire. Avoue avoir eu une vie personnelle, comment dire… Elle cherche le mot en français et finalement la qualifie de « troublée ». Quelques belles histoires d’amour, un mariage annulé par l’Eglise (!), une fille née lors d’une liaison. Aujourd’hui, mariée en bonne et due forme, elle partage sa vie avec un éditorialiste réputé du Corriere Della Sera, Ernesto Galli della Loggia.

    Il y a deux ans, dans une tribune publiée dans le Monde, Lucetta Scaraffia dénonçait l’affligeante misogynie des hommes d’Eglise, frisant parfois la goujaterie, incapables ainsi de la saluer devant la machine à café au Vatican. La scène avait eu lieu à l’automne 2015, pendant le synode sur la famille. Invitée comme experte, elle a rongé son frein, stupéfaite du peu de cas que l’on faisait d’elle et de ses connaissances. Des prélats catholiques, elle dit qu’ils ont « une parfaite ignorance de la gent féminine ». De cette expérience, elle a tiré un livre (1) qu’elle a envoyé au pape François. En réponse, celui-ci lui a téléphoné pour la féliciter.

    En mai, Lucetta Scaraffia a reçu la Légion d’honneur, dont elle est incroyablement fière. Paris, où elle a été étudiante, reste sa ville de cœur. « C’était la première fois que je vivais seule, dit-elle. J’y ai découvert la liberté. » Plus tard, elle a gardé des liens intellectuels importants, surtout avec ses consœurs qui travaillent comme elle sur l’histoire des femmes. « Jamais je n’ai rêvé avoir une décoration, dit-elle. Ce sont plutôt les hommes qui aiment ces choses-là. » Un ancien ambassadeur de France auprès du Saint-Siège respecté dans le petit milieu romain, Bruno Joubert, en a fait la demande. Et c’est un vieux routier de la curie, le cardinal français Paul Poupard, qui la lui a accrochée. « La directrice de la Villa Médicis m’a organisé une fête formidable », raconte-t-elle. Cela surprend chez cette intellectuelle anticonformiste.

    On la taquine un peu. On lui demande si l’Eglise catholique n’aurait pas en réserve quelques récompenses du genre. Enquête faite, il y en a. Comme l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, accroché à quelques vestons français et bien-pensants. Mais Lucetta Scaraffia ne croit pas qu’elle en sera un jour décorée. Elle ne dit pas trop fort pourquoi. Mais la légende veut que le Vatican ne décore que des femmes riches.

    23 juin 1948 Naissance à Turin.
    1982 Enseigne l’histoire à La Sapienza, à Rome.
    2007 Devient éditorialiste au quotidien du Vatican.
    2016 Du dernier rang. Les Femmes et l’Eglise (Salvator).
    Mai 2017 Décorée de la Légion d’honneur.

    Photo Stéphanie Solinas pour Libération
    Bernadette Sauvaget

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