« On ne mesure pas l’ampleur du danger »

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  • Climat : « On ne mesure pas l’ampleur du danger »

    http://www.lemonde.fr/climat/article/2017/12/18/climat-on-ne-mesure-pas-l-ampleur-du-danger_5231300_1652612.html

    Pour Jerry Brown, gouverneur de l’Etat de Californie et responsable politique emblématique de la lutte contre le réchauffement, le risque que pose le dérèglement climatique est « existentiel ».

    Dans la foulée du One Planet Summit organisé par la France, le gouverneur de Californie Edmund G. Brown – mieux connu sous le nom de Jerry Brown – a été fait, mercredi 13 décembre, docteur honoris causa de l’Ecole normale supérieure. L’institution de la rue d’Ulm saluait ainsi l’un des responsables politiques américains les plus emblématiques de la lutte contre le changement climatique et qui, depuis quarante ans, a mis la préservation de l’environnement au cœur de son action et de sa réflexion. A l’occasion de son passage à Paris, il a répondu aux questions du Monde.

    Que retenez-vous du One Planet Summit, organisé le 12 décembre par la France, pour les deux ans de l’accord de Paris ?

    Ce qui m’a le plus frappé, c’est la prise de parole du président Macron et des autres chefs d’Etat sur le danger existentiel que représente le réchauffement. Je viens des Etats-Unis, je n’ai pas l’habitude d’entendre cela de la part du président Trump.

    J’étais récemment à un forum à Vladivostok en Russie, où se sont exprimés le président Poutine, le président sud-coréen [Moon Jae-in], le premier ministre japonais [Shinzo Abe] et le président de Mongolie [Khaltmaagiyn Battulga]. Tous ont parlé des activités économiques de leurs pays sans dire un mot du changement climatique ou des émissions de CO2. Au sommet de Paris, au moins, j’ai entendu des dirigeants concernés par le sujet, même si cette prise de conscience est insuffisante face à la réalité du danger décrit par les scientifiques.

    Au Sommet de la Terre, à Rio de Janeiro en 1992, des propos forts avaient été tenus, les grands traités environnementaux ont été adoptés, mais rien n’a jusqu’à présent entravé le réchauffement. Croyez-vous dans l’efficacité de la gouvernance climatique ?

    J’étais à Rio, j’ai assisté à ces discours. Mais depuis, les preuves scientifiques se sont accumulées sur les effets du dérèglement climatique : l’acidification des océans, l’élévation des températures, la sécheresse, les feux de forêts… Au moment où je vous parle, la Californie est en proie à des incendies. La compréhension des mécanismes du changement climatique s’est largement répandue, mais les responsables politiques, les patrons d’entreprises sont-ils à la hauteur pour répondre à cette urgence ? Non.

    Les acteurs non étatiques mènent des politiques climatiques souvent volontaristes. Est-ce eux qui vont « sauver la planète », laissant les gouvernements à la traîne ?

    Une chose est sûre, la Terre sera sauvée. Mais l’espèce humaine, elle, ne mesure pas clairement l’ampleur du danger. Aujourd’hui, 204 acteurs non étatiques, représentant plus d’un milliard d’habitants et 40 % du PIB mondial, réunis dans le collectif Under2 Coalition, se sont engagés à maintenir la température sous le seuil des 2 °C. Mais l’un de ces acteurs vient d’approuver un projet de centrale pour l’exportation de charbon. On ne peut pas à la fois parler de décarbonation et prendre une telle décision !

    L’effort que nous avons à faire pour réduire notre empreinte carbone est immense : on approche du camp de base mais on n’a pas encore débuté l’ascension du mont Everest. Une transformation de notre regard et de nos comportements s’impose. Le dernier rapport de l’Agence internationale de l’énergie indique que le monde consomme 96 millions de barils de pétrole par jour et que l’on en consommera 80 millions dans les prochaines années. Quitter la civilisation basée sur une économie carbonée pour un monde totalement décarboné revient à parcourir le chemin qui sépare la Rome païenne de l’Europe chrétienne, à cette différence près qu’on dispose seulement de quelques décennies pour y arriver !

    En pointe dans les renouvelables, l’Etat de Californie est aussi le troisième plus gros producteur de pétrole et de gaz des Etats-Unis… N’est-ce pas un paradoxe ?

    La Californie produit en effet du gaz, mais importe 77 % de ses besoins en énergie fossile pour faire tourner les moteurs des voitures. La contradiction la plus notable, c’est que la Californie a 32 millions de véhicules, à essence pour la plupart. Ces véhicules parcourent 345 milliards de miles [555 milliards de kilomètres] par an. Notre objectif est de réduire la consommation de pétrole de 50 % d’ici 2030, en privilégiant les véhicules et les bus électriques, car si nous nous contentons de baisser notre production de pétrole, nous devrons en importer, par bateau ou par train.

    Nous essayons de nous extraire de cette dépendance pétrolière, mais cela prend du temps. Pendant plus de 20 000 ans, la Californie n’a compté que 300 000 habitants, elle n’avait pas de centrale au charbon et pas de voiture. Mais comment fait-on avec 40 millions d’habitants, la population actuelle de notre Etat ? C’est une vraie question. Nous n’avons pas d’autre choix que de faire évoluer nos technologies et la manière d’organiser nos vies.

    Comment expliquez-vous que les Etats-Unis ont la plus forte proportion de climatosceptiques au monde, jusqu’au sommet du pouvoir ?

    Peut-être est-ce la tradition de l’Ouest américain, où prévaut un profond scepticisme sur l’action de l’Etat, voire sur l’existence même de l’Etat fédéral. Les républicains et les intérêts économiques conservateurs sont si profondément attachés à la libre entreprise que l’idée d’une régulation gouvernementale pour infléchir les émissions de dioxyde de carbone représente une menace qu’ils combattent par le déni. Je ne sais pas si l’on peut expliquer cela autrement : la plupart des membres du Parti républicain assurent qu’il n’y a pas de changement climatique anthropique.

    Le monde politique est totalement contaminé par le court terme et l’émotion du moment. Le changement climatique n’est une préoccupation que pour un petit nombre de personnes, alors que tout le monde a un avis sur le système de santé, sur la violence de certains faits divers, sur l’immigration mexicaine.

    Les Californiens sont-ils conscients que les épisodes de sécheresse et les incendies en série qu’ils subissent sont liés au dérèglement du climat ?

    La moitié de la population en est consciente. Mais cette prise de conscience pousse-t-elle à agir, à opérer les changements nécessaires ? Je mentionnerai un signe positif, le programme de reconduction des quotas de carbone pour 2020-2030, qui devrait permettre de réduire entre 20 % à 25 % de nos émissions de gaz à effet de serre. Nous avons obtenu le vote favorable de 8 représentants républicains à la Chambre. C’est sans précédent, mais c’est un pas modeste… Même chez les démocrates, la volonté de réaliser ces changements reste faible !

    Estimez-vous, comme Michael Bloomberg, que le choix de Donald Trump de sortir de l’accord de Paris permet d’encourager le reste de l’Amérique à remplir les engagements de la COP21 ?

    Je suis d’accord. Trump produit des dégâts réels sur la politique de réduction des émissions engagée par Barack Obama et renvoie une image épouvantable du déni climatique. C’est particulièrement effrayant lorsqu’il explique que le changement climatique est un canular chinois. Dans la culture qui est la nôtre – la culture du shopping, du sport, de la fragmentation du pouvoir –, ce qui est diffus et lointain est difficile à prendre en compte. Il y a tant de choses qui nous mobilisent qu’un danger cataclysmique mais apparemment lointain nous semble moins important. Moi j’y réfléchis depuis longtemps, mais ce n’est pas le pain quotidien du monde politique.

    Quel pays pourrait compenser ce retrait américain et s’affirmer comme le nouveau leader de la lutte contre le réchauffement ?

    La France, ou l’Allemagne peut-être. Mais c’est très difficile de trouver un pays leader, car aucun pays n’est seul responsable du réchauffement de la planète. Le climat n’a pas de patron. C’est à chacun d’entre nous de se restreindre. Nous allons organiser, en septembre 2018, à San Francisco, un sommet de la Under2 Coalition, où seront invités tous les acteurs non étatiques, patrons, gouverneurs, maires de grandes villes. Comme à Paris le 12 décembre, cette réunion internationale permettra encore aux gens de se rencontrer, de se parler et, j’espère, d’avancer.

    Hors du climat, quelle décision, prise par l’administration Trump, a le plus nui à la protection de l’environnement aux Etats-Unis ?

    Trump réduit la taille des parcs nationaux, il réduit les capacités de l’Agence de protection de l’environnement à faire respecter les réglementations environnementales en vigueur, il réduit les taxes destinées à subventionner l’achat de voitures électriques, pour les éoliennes, il cherche à réduire l’effort de recherche qui nous est vital… Il fait beaucoup de dégâts. Le changement climatique est loin d’être le seul problème auquel nous devons faire face.

    La prolifération nucléaire est une menace majeure, les ventes d’armes aussi. L’espèce humaine développe des technologies toujours plus puissantes mais ne s’améliore pas en termes de sagesse et de tempérance. La courbe des capacités de destruction s’élève rapidement, tandis que la courbe de notre sagesse et de notre tempérance reste plate. Il y a là un inquiétant hiatus.