• Sébastien Louis : « Les ultras sont les syndicalistes d’un football populaire » - Damien Dole, Libération
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    Sébastien Louis, qui publie un essai sur le sujet, revient sur l’émergence du mouvement né à la fin des années 60 en Italie. Associé à tort à l’apparition de la violence dans les stades, ce supportérisme à l’extrême se mêle d’abord à l’histoire politique.

    Fin octobre, des supporteurs marqués à l’extrême droite de la Lazio Rome affublaient une photo d’Anne Frank, symbole du martyr juif, d’un maillot de l’AS Roma, adversaire honni : le genre de scandale auquel on réduit depuis des lustres le phénomène des supporteurs italiens ultras autrement complexe et profond, puisant ses racines dans la nuit des temps du foot et se nourrissant de tout le reste. En 2004, par exemple, le Cri, le tableau d’Edvard Munch, est volé en Suède. Trois semaines après se déroule le derby entre le Milan AC et l’Inter. La Fossa dei Leoni, groupe ultra des rouge et noir, reproduit le tableau dans une scénographie spectaculaire. Où l’homme qui crie porte un maillot de l’Inter. En dessous, est écrit : « Interiste, tu vas devenir fou. »

    Inculte, le fan de foot ? Agité ? Extrémiste ? Les ultras fascinent autant qu’ils effraient. Contrairement aux hooligans, ces fans sont des acteurs à part entière des stades, participant au soutien de l’équipe, luttant contre le foot business et offrant un motif de fierté à certaines villes abandonnées. Historien à l’université du Luxembourg, Sébastien Louis vient de publier Ultras, les autres protagonistes du football (Editions Mare & Martin), une « bible » sur le phénomène en Italie, berceau de cette culture. Au fil des pages, on découvre que le mouvement ultra dit autant du football que de la société italienne, de la jeunesse et des évolutions politiques, sociales et culturelles du pays.

    Vous dites que le mot « ultra » est d’abord utilisé en Italie pour désigner les militants luttant contre l’armée française dans la guerre d’Algérie…
    Oui, et dans un autre contexte, quelques journalistes sportifs l’utilisent au cours des années 60 pour désigner les supporteurs excessifs, après des débordements ou des manifestations de leur passion. Cependant, dans la presse, les « ultras » désignent avant tout des extrémistes qui ont des objectifs politiques. Lors de la saison 1970-1971, une bande de jeunes supporteurs de la Sampdoria de Gênes se cherche un nouveau nom. Ils considèrent que les tribunes sont trop calmes et vont donc adopter le mot « ultras », qui correspond à ce qu’ils veulent être, c’est-à-dire des extrémistes de l’équipe génoise.

    Quand naît le mouvement ultra ?
    Entre 1967 et 1972. Il n’y a pas de date précise car les premiers ultras n’ont pas conscience qu’ils sont en train de créer une nouvelle manière de concevoir le supportérisme, en mettant des banderoles avec des termes belliqueux comme « commando », une iconographie contestataire avec des têtes de mort par exemple. Cela démontre qu’une culture émerge dans les tribunes et qu’elle est liée à une génération, celle de 1968. Les enfants du baby-boom remettent en cause les structures traditionnelles des clubs de tifosi, qui dominent jusqu’alors dans les tribunes italiennes. Ils se créent leurs propres espaces.

    Quelles sont les premières inspirations des ultras ?
    Il s’agit d’abord de l’Angleterre, patrie des sous-cultures juvéniles. A partir de la saison 1966-1967, les hooligans émergent outre-Manche. A la même époque, les pratiques des fans se transforment. Les équipes anglaises dominent l’Europe dans les années 70 et viennent souvent en Italie. La télé filme leurs supporteurs, et les jeunes Italiens voient une marée d’écharpes, entendent le kop de Liverpool reprendre des chansons des Beatles - avant les ultras, il n’y a pas d’ambiance dans les stades en Italie. Des jeunes vont se demander pourquoi les anciens groupes de fans leur enjoignent de rester calmes et de ne pas se lever pendant le match. Certains s’en détachent, prennent d’autres noms et vont s’émanciper. Les pionniers ultras adoptent souvent des anglicismes : Boys de l’Inter, Teddy Boys de l’Udinese. De plus, l’agressivité caractérisant les hooligans séduit particulièrement les ultras.

    Le deuxième modèle, ce sont les extrémistes politiques ?
    Oui. Le contexte politique de la péninsule est alors extrêmement agité. La contestation étudiante est à peine terminée que les premiers attentats secouent le pays. Les tensions et le conflit s’emparent des places publiques, où les militants s’affrontent violemment. Parmi les deux fondateurs des Brigate Gialloblu de l’Hellas Vérone, en 1971, l’un est sur des positions d’extrême gauche. Ce n’est pas un militant politique, mais il est jeune et fasciné par les Brigades rouges qui émergent, même si ce qui compte, c’est d’aller voir Vérone, de défendre sa ville. Il dit : « Nous, on va être comme les brigadisti, on va défendre une cause jusqu’au bout, jusqu’à la mort, mais on sera les brigades jaune et bleu. »

    Plus au sud, en 1972, un groupe de l’AS Rome se baptise les Fedayin, du nom des francs-tireurs palestiniens. Les pionniers ultras sont fascinés par ces militants politiques, notamment ceux qui prennent les armes. Comme l’extrême gauche est la plus forte à cette époque, elle va imposer en partie ses codes dans les tribunes : les vêtements (parkas militaires, passe-montagne), les emblèmes (l’étoile rouge, la clé anglaise, le poing fermé) ou des pratiques, par exemple le fait d’aller en cortège au stade comme dans les manifs, avec leurs banderoles, les slogans aussi. A Vicence par exemple, à la fin des années 70, les ultras locaux chantent contre les spectateurs de la tribune présidentielle : « Vicence rouge, rouge, rouge, Vicence rouge. Bâtards de bourgeois, vous finirez comme Aldo Moro », le chef de la Démocratie chrétienne enlevé et tué par les Brigades rouges.❞

    #ultras #football #politique #culture_populaire #foot_business Teddy_Boys_en_Italie

    Un peu avant :

    On a appellé Teddy boys en Italie des groupes de jeunes gens apparus brièvement en 1960-61 dans plusieurs villes du Nord de l’Italie. Provenant pour la plupart des quartiers périphériques, ils reprenaient dans leur tenue vestimentaire certains éléments (blouson de cuir noir, jeans, foulard) du film L’Équipée sauvage [The Wild One, de László Benedek sorti en Italie en 1954 sous le titre Il selvaggio]. Curieusement, leur nom est emprunté à une bande de jeunes anglais qui pratiquait au contraire une élégance de type classique-edwardien

    http://ordadoro.info/?q=content/1-au-commencement-il-y-avait-les-villes-les-jeunes-les-ouvriers#footnote2