Sur la route mortelle des opioïdes - Libération
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L’addiction de Mary Kathryn a débuté en 1997. Un violent accident de voiture. De lancinantes douleurs au dos. Et un médecin qui lui prescrit de l’Oxycontin, puissant analgésique dérivé de l’opium. Un an plus tôt, ce médicament a été introduit aux Etats-Unis par le laboratoire Purdue Pharma, qui en assure une promotion marketing agressive auprès des docteurs et pharmaciens. Les arguments sont rodés : l’Oxycontin serait un opiacé sûr, capable de soulager des douleurs sévères sans générer d’addiction. La réalité se révèle bien différente. Le cercle infernal est enclenché : on estime qu’au moins 2 millions d’Américains sont accrocs aux opiacés, qui ont tué plus de 300 000 personnes en quinze ans.
« En quelques mois, Mary Kathryn est devenue dépendante », résume Kay Mullins
Pour se procurer les pilules dont elle avait besoin, Mary Kathryn a écumé les cabinets médicaux et pharmacies sans scrupules de la région, roulant parfois près de deux heures pour se procurer ici une ordonnance, là une boîte de médicaments. « Le dernier docteur qui l’a reçue était néphrologue ! Il lui a prescrit du Xanax et de l’oxycodone, deux médicaments que vous n’êtes pas censé associer car cela peut vous tuer. Elle l’a vu le lundi. Le mercredi, elle était partie », se désole Kay.
C’était le 29 septembre 2008. Pour ne jamais oublier cette date, Chelsea l’a fait tatouer récemment sur l’intérieur de son poignet gauche. Précédé de ces quelques mots : « I once was lost » (« Jadis, j’étais perdue »). Depuis ce jour, elle n’a jamais retouché à la drogue. « Cela fait neuf ans que je suis sobre et cela se passe bien. Je ne dis pas que je n’ai pas pensé par moments à replonger. Vous savez, les drogués recherchent la satisfaction immédiate. Se désintoxiquer n’apporte pas de satisfaction immédiate. C’est beaucoup de travail », confie-t-elle. Un travail qui est devenu le sien : après des études de psychologie et de travail social, Chelsea est aujourd’hui thérapeute dans un centre de traitement des addictions à Logan.
Une étudiante de 21 ans au volant de sa voiture accidentée. Un père de 47 ans et son fils de 26 ans sur le sol de leur salle de bain. Trois amies de 23, 27 et 32 ans dans un jardin. Un homme de 59 ans dans un buisson. Un couple de quadragénaires dans les toilettes d’une station-essence. Le 15 août 2016, ces neuf personnes - et près d’une vingtaine d’autres - ont fait une overdose à Huntington, deuxième ville de Virginie-Occidentale. Vingt-six overdoses en à peine quatre heures. Un traumatisme pour la ville et ses services de secours. « C’est comme si l’enfer s’était déchaîné », dira plus tard Steve Williams, le maire de Huntington, 50 000 habitants. Comme un miracle au milieu de cet enfer, toutes les victimes ont pu être sauvées, la plupart grâce au Narcan, médicament antidote à base de naloxone, administré par intraveineuse ou par voie nasale et qui annule les effets des opiacés.
Ce jour-là, toutes les victimes avaient consommé la même héroïne frelatée. Face aux contrôles accrus imposés aux médecins et aux pharmaciens, se procurer des opiacés sur ordonnance s’avère de plus en plus complexe. Les toxicomanes se tournent alors vers des médicaments contrefaits ou, de plus en plus fréquemment, vers l’héroïne, bien moins chère mais aussi beaucoup plus dangereuse. Entre 2014 et 2015, les overdoses mortelles d’héroïne ont ainsi bondi de plus de 20 % aux Etats-Unis. Car la drogue, principalement importée par les cartels mexicains, est souvent mélangée avec d’autres molécules, dont le fentanyl. Trois grains de sable de cet opiacé synthétique, cent fois plus puissant que la morphine, constituent une dose mortelle.
Selon les statistiques du Centre de contrôle et de prévention des maladies (CDC), plus de 33 000 Américains ont succombé à une overdose d’opiacés en 2015, quatre fois plus qu’en 1999. Avec un taux d’overdoses mortelles de 41,5 pour 100 000 habitants, la Virginie-Occidentale était de loin l’Etat le plus touché, devant le New Hampshire et le Kentucky. Une enquête récente du journal local, le Charleston Gazette-Mail, récompensé au printemps d’un prix Pulitzer, a montré que 780 millions de pilules d’opiacés (oxycodone et hydrocodone) ont été écoulées en Virginie-Occidentale entre 2007 et 2012. Et les chiffres de 2016 indiquent qu’en dépit de la prise de conscience, l’épidémie n’a pas encore atteint son pic. L’an dernier, 818 personnes sont mortes d’une overdose en Virginie-Occidentale - 13 % de plus qu’en 2015.
Au milieu de cette marée de statistiques, un chiffre stupéfie plus que tout autre : un bébé sur cinq né l’an dernier dans le principal hôpital d’Huntington a été exposé à la drogue au cours de la grossesse. La moitié d’entre eux, soit environ 9 % des nouveaux-nés, ont hérité de l’addiction de leur mère aux opiacés. On les appelle familièrement les « heroin babies », victimes les plus jeunes - et les plus vulnérables - de cette épidémie ravageuse. « Ils souffrent de tremblements très rapides et incontrôlés, d’un sommeil très agité, de crampes, de diarrhées. Ils pleurent de manière effrénée, ont du mal à s’alimenter et à réguler leur température », décrit le néonatalogiste Sean Loudin.