• « Je ne veux pas m’inquiéter toute ma vie pour une autre personne » : elles ont décidé de ne pas avoir d’enfants et l’assument
    Gaëlle Dupont, Le Monde, le 24 février 2018
    http://www.lemonde.fr/societe/article/2018/02/24/elles-ont-decide-de-ne-pas-avoir-d-enfant-et-l-assument_5261898_3224.html

    Non, elles ne sont pas malheureuses ; non, elles ne changeront pas d’avis ; non, elles n’ont pas peur de se retrouver seules quand elles seront vieilles. Mais oui, elles aimeraient que la société change de regard sur elles, les femmes qui ont choisi de ne pas avoir d’enfants. « Je ne suis pas un monstre », lance Cyrielle, 30 ans, une jeune femme sans enfants qui entend bien le rester, en réponse à un appel à témoignages lancé sur Lemonde.fr. Le dernier bilan démographique de l’Insee l’a montré : si la natalité reste élevée en France par rapport aux autres pays européens, les Françaises, en particulier celles âgées de 25 à 34 ans, font de moins en moins d’enfants (1) . L’indicateur de fécondité s’établit à 1,88 enfant par femme (contre 2 en 2012).

    Quelle est la part, dans cette évolution, de celles et ceux qui ont choisi de ne pas engendrer ? « On ne peut pas leur attribuer cette baisse, analyse la sociologue Anne Gotman. Mais ils y participent. » La part des personnes définitivement sans enfants augmente depuis les années 1970. Selon les derniers chiffres publiés par l’Institut national d’études démographiques, aujourd’hui en France 6,3 % des hommes et 4,3 % des femmes de 15 à 49 ans déclarent ne pas avoir d’enfants et ne pas en vouloir.

    « Depuis toujours, je sens au fond de moi que la maternité, ce n’est pas pour moi, et de plus en plus de personnes de ma génération remettent en cause l’ordre naturel des choses », confirme Virginie, 28 ans. Les réseaux sociaux, les forums et groupes Facebook rendent visible le phénomène et permettent d’échanger. « Grâce à eux, je me sens moins isolée », témoigne Cécile, 22 ans. Certains flairent même le filon commercial : des voyagistes proposent désormais des hôtels et restaurants sans enfants – une offre qui reste très rare en France.

    Signe d’une libération de la parole, de très nombreuses femmes de tous âges ont répondu à l’appel lancé sur Lemonde.fr. Elles sont issues de milieux sociaux divers et, contrairement aux idées reçues, la plupart sont ou ont été en couple. Elles ont un point commun : la colère. Parce que leur choix suscite au mieux l’incrédulité, au pire la réprobation. « C’est universel, poursuit Cécile. Les gens me demandent pourquoi, me disent : “Tu changeras d’avis quand tu rencontreras la bonne personne.” C’est très infantilisant. »

    Les questions sur leurs motivations les agacent. « Quelqu’un qui veut des enfants n’a pas à s’expliquer, contrairement à quelqu’un qui n’en veut pas », relève Matilda, 22 ans. « Je n’ai jamais eu le désir d’enfant, tout simplement, résume Audrey, 37 ans. Pas besoin de chercher telle ou telle cause. » La crainte des « douleurs de l’accouchement », des « signes indélébiles » de la grossesse est parfois évoquée. Certaines affirment sans détour ne pas aimer les enfants, ces êtres bruyants autour desquels le monde des autres adultes semble tourner. « Je ne les supporte pas s’ils sont un tant soit peu turbulents », lance Charlotte, 28 ans. « Je n’ai jamais été attirée par les bébés, affirme Carla, 31 ans. Ils me font peur, je ne les trouve pas mignons. »

    Mais ce sentiment n’est pas forcément partagé. Aurélie, 35 ans, se dit « complètement gaga de [s]es neveux et nièces ». « Avec mon conjoint, nous sommes instituteurs, nous avons une très bonne relation avec les enfants », témoigne également Anne, 60 ans. Nombreuses sont celles qui apprécient les enfants... des autres. Car un point fait l’unanimité : un enfant, c’est une « charge », un « poids », un « fil à la patte », bref, un gêneur. « Je ne supporterais pas qu’une tierce personne vienne désaxer mon couple », témoigne Julie, 29 ans. « Je ne veux pas m’inquiéter toute ma vie pour une autre personne », affirme de son côté Alexandra, 32 ans. Pour elles, faire un enfant est une décision irréversible dans un monde angoissant.

    Séverine, 31 ans, au chômage, redoute l’instabilité qui l’entoure. « Le CDI est en voie de disparition, relate-t-elle. Plus rien n’est sûr. Si j’ai un enfant, comment savoir qu’il ne manquera de rien ? Je peux perdre mon emploi, mon mari peut me quitter. Je le vois autour de moi. Moi, ça m’angoisse, je n’ai pas le cran. » Beaucoup de « sans enfants » voient encore plus loin, s’inquiètent de la violence du monde, et surtout de la dégradation de l’environnement, qu’elles associent à la surpopulation. On leur reproche leur égoïsme ? Elles retournent l’argument. « C’est l’envie d’enfants qui me paraît égoïste et irraisonnée : dans un monde pareil, sérieusement ? », s’étrangle Déborah, 29 ans. « Je m’inquiète beaucoup plus pour les générations futures que ceux qui font des enfants sans réfléchir », renchérit Sabine, 65 ans.

    Au contraire, être sans enfants présente de nombreux avantages : avoir du temps pour soi, pour les autres, pour sa carrière... « Nous avons beaucoup de projets professionnels et personnels, pratiquons de nombreux loisirs, voyageons beaucoup, aimons inviter nos amis pour des soirées arrosées à refaire le monde, allons au spectacle, aimons lire... bref vivre », écrit une femme de 35 ans. « J’ai préféré passer mes nuits à discuter, écrire, lire ou danser, plutôt qu’à changer des couches », renchérit Michèle, 67 ans. Ne pas avoir d’enfants, c’est aussi faire durer sa jeunesse. « Nous menons une vie d’adolescents à la retraite », résume Anne.

    Pour plusieurs de ces femmes, leur propre mère est un contre-modèle. « La femme qui court toute la journée, qui travaille avec trois enfants, aux petits soins pour tout le monde, première partie, dernière rentrée, poursuit Anne. Je ne pouvais pas vivre ça, l’idée m’était insupportable. » Beaucoup rejettent la « charge mentale » qui pèse sur les femmes, et à travers elle la norme qui veut qu’en France il faut travailler et avoir des enfants (si possible deux). De nombreuses femmes ralentissent leur carrière, voire s’arrêtent de travailler pour élever leurs enfants. Les « childfree » (« libres d’enfants », le néologisme vient des Etats-Unis) choisissent un autre chemin pour vivre comme elles l’entendent.

    Un choix renforcé par ce qu’elles perçoivent de la vie des parents. « Je ne vois pas d’avantage à avoir des enfants, relève Edith, 27 ans. En revanche, une journée passée à entendre mes collègues me suffit à dresser une longue liste d’inconvénients (nuits blanches, contraintes horaires, dépenses, angoisses). »

    Les propos des femmes « childfree » prennent souvent des accents féministes. Car la pression sociale pèse particulièrement sur elles. « Mes frères ne veulent pas d’enfants, ça passe, témoigne Virginie. Moi, ça ne passe pas du tout. » « Dans l’esprit de la plupart des gens, une femme doit avoir des enfants, résume Séverine. Elle ne peut pas être heureuse autrement. » Celles qui dérogent à cette norme ont le sentiment de passer pour « une demi-femme », « une femme sans cœur ». D’autres évoquent un « défaut inavouable », une « hérésie », un « tabou ». Elles doivent faire face en particulier à l’incompréhension de leurs parents. Même au travail, la disponibilité des « childfree » est bienvenue, mais leurs absences et leur fatigue moins bien tolérées, car non justifiées par la présence d’enfants.

    Alors certaines, comme Corinne, 54 ans, revendiquent haut et fort de ne pas être « un utérus sur pattes ». D’autres manient l’humour, d’autres encore prétendent qu’elles sont stériles. Alors, on les plaint. Le regard du corps médical est jugé particulièrement infantilisant. Beaucoup de jeunes femmes ont fait des démarches en vue d’une stérilisation, sans succès. « J’aimerais juste qu’on me laisse tranquille avec ça et qu’on arrête de se mêler des affaires de mon corps », lâche Laureline, 37 ans. Selon les « sans enfants », leurs contradicteurs essaient surtout de se rassurer sur leurs propres choix. « Les gens ont peur de ce qui sort de la norme », tranche Carla.

    (1) Baisse de la natalité : il faut redonner du sens à la politique familiale
    Editorial, Le Monde, le 16 janvier 2018
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/16/redonner-du-sens-a-la-politique-familiale_5242418_3232.html

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    «  Le mouvement “childfree” contient l’idée d’un vrai choix  »
    Gaëlle Dupont, Le Monde, le 24 février 2018
    http://www.lemonde.fr/societe/article/2018/02/24/le-mouvement-childfree-contient-l-idee-d-un-vrai-choix_5261967_3224.html

    #Anne_Gotman est sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS-Centre de recherche sur les liens sociaux. Elle a publié Pas d’enfant, la volonté de ne pas engendrer, en 2017 (Editions de la Fondation Maison des sciences de l’homme).

    Sur les réseaux sociaux, de plus en plus de personnes se revendiquent « childfree », ce phénomène est-il nouveau ?

    La volonté de ne pas engendrer a toujours existé dans l’histoire, mais au niveau individuel. Ce qui est nouveau, c’est la naissance d’un mouvement collectif de personnes qui s’identifient comme « childfree », c’est-à-dire « libre d’enfants ». Elles étaient auparavant appelées « childless », sans enfants, un terme qui avait une dimension jugée trop négative. « Childfree » contient l’idée d’un choix. Il correspond à une prise de conscience. Ce mouvement identifiable aujourd’hui sur les réseaux sociaux est né à la fin du XX e siècle dans des associations américaines. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, certains militent même pour disposer de « childfree zones » (zones sans enfants), être déchargés de tous les impôts liés à la scolarisation des enfants... Cela témoigne d’une forme de fragmentation de ces sociétés.

    Sont-elles de plus en plus nombreuses ?

    Les personnes sans enfants ont été plus nombreuses dans le passé. En France, au tournant du XX e siècle, près de 25 % des femmes n’avaient pas d’enfants. Le taux d’infécondité a connu un minimum dans les années 1940. Parmi les femmes nées à cette époque, seule une sur dix n’a pas eu d’enfants. Il remonte depuis les années 1970 dans de nombreux pays de l’OCDE. Aujourd’hui, l’infécondité définitive atteint en France 21 % des hommes nés entre 1961 et 1965, et 13,5 % des femmes nées à la même époque.

    Ces personnes n’ont pas toutes choisi de ne pas avoir d’enfants...

    Non, on estime à 3 % la part due à l’infertilité médicale. Les autres se divisent en deux catégories : les early articulators, qui savent très jeunes qu’ils n’auront pas d’enfants, des femmes le plus souvent, et les postponers, ceux qui remettent à plus tard : ils ont envie à un moment de leur vie mais n’ont pas l’occasion, puis ont de moins en moins envie.

    Quel regard est porté sur ces personnes en France ?

    Il est passé d’une condamnation virulente à une vision interrogatrice, voire réprobatrice, mais plus embarrassée qu’accusatrice. Si une personne dit qu’elle n’a pas d’enfants, la conversation s’arrête, le plus souvent l’interlocuteur n’ose pas demander pourquoi, c’est quelque chose de gênant. Les personnes sans enfants en France le vivent très mal et réagissent de façon virulente. C’est une nouveauté. Elles ne veulent plus rester dans la marge et veulent elles aussi faire partie de la norme. En Allemagne, par exemple, où 25 % des femmes nées en 1968 sont sans enfants, les choses sont différentes. Il y a là-bas une véritable culture des familles sans enfants.

    Ce regard a-t-il changé au cours de l’histoire ?

    Il était infiniment plus négatif par le passé. Dans l’Antiquité, le « célibat », qui était alors la condition pour ne pas avoir d’enfants, était très violemment condamné. Les philosophes des Lumières, les révolutionnaires ont été féroces à l’égard des célibataires, considérées comme « homicides d’eux-mêmes et de leur postérité ». C’était aussi une attaque contre l’Eglise. Car celle-ci est ambivalente. Elle prescrit le mariage pour les êtres imparfaits et interdit toute relation sexuelle sans procréation, mais exige le célibat, donc l’absence d’engendrement, pour les prêtres.

    Qui sont les « childfree » ?

    Selon une idée reçue, il s’agirait de personnes très diplômées appartenant à des catégories socioprofessionnelles élevées. C’est en partie vrai. En Grande-Bretagne, 50 % des femmes qui œuvrent à des postes à responsabilité n’ont pas d’enfants. La première ministre, Theresa May, comme d’autres hauts responsables européens (Angela Merkel, Emmanuel Macron, Jean-Claude Juncker), en est un exemple. Mais en valeur absolue, les « childfree » demeurent beaucoup plus nombreux dans les classes moyennes et inférieures. Il s’agit aussi d’un phénomène populaire.

    Quelles sont leurs raisons ?

    Un mélange de causes intimes et sociétales. Au niveau personnel, le fait de ne pas vouloir d’enfants a, selon moi, plus à voir avec le passé qu’avec le futur. Cela ne veut pas dire que ces personnes ont forcément eu une enfance malheureuse, mais elles veulent se situer à part dans la généalogie familiale. Il y a dans le refus de transmettre un refus de recevoir (ne rien devoir à autrui) et un refus de la dépendance. Simultanément, il y a une peur d’y laisser une partie de soi. Parmi les « childfree », l’enfant est vu comme menaçant, voire dévorant.

    La volonté de ne pas donner naissance dans un monde menacé par l’effondrement écologique est souvent citée...

    C’est une raison qui vient couronner le choix mais qui n’est pas motrice. De nombreuses évolutions sociétales peuvent expliquer le phénomène. L’évolution des couples, par exemple, et leur instabilité. Dans le même temps, vous avez des personnes qui veulent vivre une relation « pure », sans risquer de l’abîmer avec l’arrivée d’une tierce personne. L’évolution du marché du travail, qui offre des opportunités quasiment équivalentes aux hommes et aux femmes, joue également un rôle. Cela pose des questions sur la compatibilité entre travail domestique et carrière. La place de l’enfant, enfin, a changé. L’accès à la contraception fait que, quand il arrive, l’enfant a été désiré. Pour les parents, il doit naître et grandir dans de bonnes conditions, ce qui représente des coûts croissants d’éducation et de consommation. Un coût humain aussi, car s’occuper d’enfants n’est aujourd’hui pas forcément vu comme une activité épanouissante.

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    #Baleines noires : aucun #baleineau observé jusqu’ici cette saison
    Radio Canada, le 26 février 2018
    http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1085894/baleines-noires-atlantique-nord-naissances-baleineaux-petits-filets

    #childfree #no_kids #nullipare

  • Des voix s’élèvent contre la présence de Charles Maurras dans la liste des commémorations officielles 2018
    https://www.francetvinfo.fr/france/des-voix-s-elevent-contre-la-presence-de-charles-maurras-dans-la-liste-

    Elaboré par le Haut-Comité des commémorations nationales, sous la houlette du ministère de la Culture, le Recueil des commémorations nationales 2018 propose de commémorer la naissance, en 1868, de Charles Maurras, qui partie de la « centaine d’anniversaires susceptibles d’être célébrés au nom de la Nation ».

    Je me demande bien comment il a pu se retrouver dans ce document qui doit quand même être relu avant impression ...

    • La commission qui pond ce guide des commémorations est présidé par un académicien femelle. L’académie française est toujours resté fidèle à Maurras plus qu’a la république. Une fois que Maurras à été condamné pour collaboration avec les nazis et incarcéré, son siège est resté vacant en hommage au #grand_homme jusqu’à sa mort. En 2018 l’académie française exprime toujours son mépris pour la république et son amour inconditionnel pour les antisémites et le nazisme.
      Une raison de plus pour vendre l’académie française au Qatar.

      http://www.madmeg.org/p40/#6/0.821/0.101

      #royalisme #action_française #antisémitisme #Académie #historicisation

      Pour cette publication des 100 commémorations faschottes de la manif pour tous je vais voire si je trouve le nombre de femmes membres et commémorées car à mon avis c’est un bel exemple de machine à effacer les femmes de l’histoire.

    • Le e-monde.fr publie une réponse de Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, deux historiens membres du Haut Comité des commémorations nationales. L’accroche est ; « l’Etat doit rappeler les moments lumineux de notre histoire comme les périodes les plus sombres. »

      L’émotion qui entoure l’inscription de Charles Maurras dans le Livre des commémorations nationales pour 2018 exige une explication simple et claire. La mission confiée au Haut Comité aux commémorations nationales est de contribuer, au hasard des anniversaires, à une meilleure prise de conscience des épisodes majeurs du passé. Il en propose une liste à la ministre, à qui il revient de les agréer si elle le souhaite.

      Françoise Nyssen l’a fait d’abord, en l’occurrence, avant de changer d’avis. Sont concernés les personnalités et les événements dont notre pays peut s’honorer, mais pas eux seulement. Commémorer, ce n’est pas célébrer. C’est se souvenir ensemble d’un moment ou d’un destin. Distinction essentielle : on commémore la Saint-Barthélemy, on ne la célèbre pas. On commémore l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac, on ne le célèbre pas. On commémore la Grande Guerre, on ne la célèbre pas.

      http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/28/commemorer-ce-n-est-pas-celebrer_5248372_3232.html

      C’est rigolo d’apprendre que la naissance de Maurras est une date importante au point d’être comparée à la Saint-Barthélémy. Si c’était pour se souvenir des méfaits de cet homme et de son parti, alors il faudrait choisir une commémoration du 28 janvier 1945 date de sa condamnation à la réclusion à perpétuité et de son indignité nationale ou 1947, date de l’interdiction d’Action Française (qui n’est pourtant plus interdite à ce qu’il me semble).

      Commémorer la naissance de Maurras quel intérêt à part banaliser Action Française et faire un geste amical envers l’extrême droite catholique française de #sens_commun #manif_pour_tous et autres ami·es en marche de Blanquer ? Est-ce qu’on va commémoré la naissance de Laval et de Papon dans la foulée ?

      #action_française #extrême_droite #grand_homme

    • On ne peut que se réjouir de la décision de Françoise Nyssen de retirer Charles Maurras de la liste des commémorations nationales de l’année 2018. On espère que la ministre de la Culture procédera également au retrait du nom de Jacques Chardonne, qui fut comme Maurras un antisémite forcené et un complice actif de la Collaboration. Mais on aimerait surtout que les raisons du retrait soient comprises, retenues — remémorées à l’avenir — et ne soient pas recouvertes par d’étranges sophismes qui circulent et sont repris par des esprits dont on ne l’attendait pas.

      Il y a, bien sûr, ceux dont les réactions ne surprennent pas : les néo-maurrassiens. Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine, n’a pas eu peur d’écrire sur Twitter que ceux qui ont dénoncé la présence de Maurras sur la liste des commémorations nationales ne l’ont pas lu. On lui suggérera une autre possibilité : qu’ils l’aient lu plus à fond que lui et qu’ils aient pris au sérieux ce qu’il disait lui-même de sa pensée, à savoir qu’elle était strictement indissociable de la haine des juifs, des protestants, des « métèques » et des francs-maçons. Il est inutile ici de dresser un florilège des textes les plus abjects de Maurras. Rappelons simplement qu’il prôna, jusqu’à la fin de sa vie, un « antisémitisme d’État » qui ramènerait les juifs français au rang de simples « campeurs » sur le territoire. Et qu’il fut un des responsables de l’assassinat de Pierre Worms, cible en tant que juif de la milice de Vichy.

      Il y a ceux qui, tel Yann Moix, oubliant toute décence en même temps que leurs amitiés anciennes, n’hésitent pas à qualifier le refus de commémorer la naissance de Maurras de « révisionnisme » (sic) qui trahirait une volonté d’effacer ou de dissimuler le passé. Comme si le refus d’une commémoration nationale de l’anniversaire d’un homme condamné en 1945 à la dégradation nationale était la même chose que la volonté de passer son importance sous silence.
      « Commémorer, c’est se souvenir »

      Il y a enfin les membres du Haut Comité aux Commémorations nationales qui s’obstinent à justifier leur choix, comme le font Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory dans une tribune publiée par Le Monde, en affirmant que « commémorer n’est pas célébrer ». Commémorer la Saint-Barthélemy ou l’assassinat d’Henri IV, nous disent-ils, ce n’est pas célébrer. C’est « se souvenir ». Cette dernière affirmation est juste et la distinction, pour le coup, n’est pas fallacieuse ; elle est parfaitement légitime en certains contextes. Mais, dans le contexte présent, elle est honteusement sophistique.

      Tout d’abord, parce que « commémorer la naissance de Maurras » ne peut pas avoir le sens de « commémorer un massacre ». Il ne s’agit pas ici de commémorer la naissance de Maurras comme une tragédie, ni de commémorer sa dégradation nationale en 1945. Ce qu’on commémore, c’est quelqu’un qu’on tient pour une figure importante parce qu’on lui reconnaît, comme à Chardonne, des qualités d’écrivain ou d’intellectuel. « Commémorer » ici a inévitablement le sens d’une reconnaissance de grandeur qu’on met en balance avec des méfaits qui se trouvent ipso facto minimisés. La preuve : inscrirait-on Marcel Déat, Jacques Doriot, Pierre Laval, Philippe Henriot sur la liste des commémorations nationales ? Bien sûr que non. Pourtant ils ont la même importance historique que Maurras ou Chardonne. Mais leur nom choquerait davantage, parce qu’on ne peut pas voir en eux le « grand écrivain ». Il suffit de se reporter aux présentations euphémisantes du site des Commémorations nationales pour constater que Maurras et Chardonne y sont traités avec déférence.

      On est loin de l’affirmation avancée par les membres du comité, de vouloir « évoquer officiellement les pages noires de [notre] Histoire ». Car en la matière, de pages noires il n’y a pas dans la brochure éditée. Rien, en ce qui concerne Chardonne, sur son œuvre collaborationniste et ses escapades en Allemagne à l’invitation de Joseph Goebbels. Chardonne qui écrivait en juin 1943 dans un livre hagiographique sur les SS : « Si l’on peut découvrir les secrets de la valeur et vraiment éduquer les êtres, les méthodes du national-socialisme sont incomparables », ou encore : « Quand Israël est roi, un pays est perdu » (Le Ciel de Nieflheim).

      Quant à Charles Maurras, la « page noire » tient en à peine deux phrases. Ce qui fait bien peu concernant un homme dont la pensée a irrigué la « Révolution nationale » et qui dîna régulièrement avec Philippe Pétain, chef de l’État. En revanche, l’une de ces deux phrases nous apprend que Maurras fut « antinazi », rien de moins. De fait, il y aurait là toutes les raisons de commémorer Maurras, bombardé « antinazi ». Antinazi de type particulier certes, lui qui dans les années 1930 dénonçait le « bellicisme juif » face aux tensions croissantes avec l’Allemagne. Un « antinazi » dont le journal n’a cessé de paraître jusqu’à la Libération en ayant comme voisin d’immeuble la Milice française, fondée par des maurrassiens dont bon nombre prêtèrent serment d’allégeance à Adolf Hitler et rallièrent la SS. Curieusement, cette Milice, qui traqua sans relâche les Résistants, ne pensa jamais à inquiéter cet « antinazi ». Il est vrai qu’en matière d’antinazisme, on a connu à l’époque plus engagé, à commencer par De Gaulle, et quelques milliers d’autres qui en juin 1940 ralliaient Londres ou jetaient les bases de la Résistance intérieure.
      Célébrer cette page noire ?

      Sans doute est-ce pour commémorer cette « page noire » que le délégué aux Commémorations nationales et Conservateur général du patrimoine s’est également rendu sur Radio courtoisie afin d’évoquer le sujet, sur les ondes d’une radio qui se déclare ouvertement Action française et dont la présidente est la petite-nièce de Charles Maurras ? Car, contrairement à ce qui est désormais affirmé, il ne s’agit pas de commémorer pour rappeler les pages noires de notre histoire. Qu’on aille lire, sur le site des éditions du patrimoine, la présentation du livre des Commémorations nationales 2018. Celle-ci s’ouvre par cette phrase : « Chaque année, le Haut Comité des commémorations nationales sélectionne et propose à l’agrément du ministre de la Culture et de la Communication une centaine d’anniversaires susceptibles d’être célébrés au nom de la Nation. »

      « Célébrer au nom de la Nation » : est-il possible d’être plus clair ? Les commémorations ne concernent pas seulement le passé, elles engagent aussi le présent. Aujourd’hui, ce serait Maurras et Chardonne qu’on pourrait célébrer avec les réserves d’usage, comme on apprécie un alcool avec modération. Il y a quelques semaines, de nombreuses voix, dont celles du Premier ministre, affirmaient qu’une réédition grand public des pamphlets racistes et antisémites de Céline ne posait aucun problème dès lors qu’elle était pourvue de notes de bas de page. Que la compréhension du présent exige la connaissance du passé, et que celle-ci puisse requérir l’édition scientifique de textes criminels ou répugnants, personne ne le conteste. Mais cela ne peut pas signifier qu’il faille encourager les éditeurs à faire de l’argent en commercialisant les crachats que lancèrent des écrivains célèbres sur ceux que les nazis s’apprêtaient à exterminer sous leurs applaudissements. L’étude historique n’a pas besoin que ces crachats sanglants, enrobés sous une couverture prestigieuse, soient vendus comme des pralines offertes à la dégustation de pseudo-esthètes.

      Il n’y a pas un an, la victoire de l’extrême droite était une possibilité concrète dans ce pays, comme ailleurs en Europe où elle parvient par endroits au pouvoir. Prétendre la combattre en banalisant ses maîtres à penser les plus radicaux, ou en les célébrant officiellement, est une contradiction difficilement tenable pour ceux qui ont été élus contre cette menace.

      Une réflexion de fond est désormais urgente quant à la définition de la mission du Haut Comité et quant aux possibles dysfonctionnements qui l’ont conduit à inviter à « célébrer au nom de la Nation » la naissance de deux de ses ennemis les plus féroces — ennemis non seulement de la République, mais de l’idée même d’une humanité commune.

      Les signataires : Tal Bruttmann, historien ; Catherine Coquio, professeure de littérature à l’université Paris-Diderot ; Frédérik Detue, enseignant-chercheur en littérature, Université de Poitiers ; Antoine Germa, scénariste ; Antonin Grégoire, sociologue ; François Heilbronn, Professeur des universités associé à Sciences-Po ; Charlotte Lacoste, enseignante-chercheuse en littérature, Université de Lorraine ; Nadia Méziane, militante antiraciste ; Marie Peltier, historienne ; Jean-Yves Pranchère, professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB) ; Christophe Tarricone, historien.

      http://www.liberation.fr/debats/2018/02/01/maurras-commemorer-n-est-pas-celebrer-un-insupportable-sophisme_1626536

    • https://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20180125.OBS1238/la-france-doit-elle-celebrer-charles-maurras-en-2018.html

      Commémorer Mai-68, pourquoi pas, mais il y a d’autres anniversaires dans la vie. Le détail semble avoir pour l’instant échappé à 99,99% de nos compatriotes, mais 2018 pourrait bien être aussi l’année Charles Maurras (1868-1952). La preuve, le fameux théoricien du « nationalisme intégral » figure, en même temps que Paul Claudel et le philosophe Alain, dans le très officiel « Recueil des Commémorations nationales 2018 », dûment préfacé ici par notre ministre de la Culture :

      "À vous qui aimez l’histoire de France, à vous qui aimez la voir reprendre vie, je conseille chaleureusement la lecture du Livre des Commémorations nationales de 2018. II vous apportera, j’en suis sûre, un grand plaisir et de belles émotions ! »"

      Quand on se souvient un peu du barouf qu’avait déclenché l’inscription de Louis-Ferdinand Céline, en 2011, dans le même calendrier, il y a pourtant de quoi redouter que tout le monde ne partage pas ce joyeux enthousiasme ministériel. Et se demander si Françoise Nyssen avait vraiment en tête la liste des cent et quelques anniversaires répertoriés par ses services avant de signer son petit texte.

      https://francearchives.fr/commemo/recueil-2018

      Avant-propos

      L’intérêt grandissant pour l’histoire, le besoin d’explorer sa mémoire et le goût de la fête expliquent le succès des anniversaires et des commémorations. Cependant, les Commémorations nationales ont ceci de particulier qu’elles ne s’adressent pas uniquement à quelques personnes, initiées et privilégiées, mais à tous ; et chacun est invité ! Pour illustrer la mémoire collective, les événements qui la jalonnent et les personnages qui l’animent, les Commémorations nationales ont fait appel, au titre de 2018, à plus de cent spécialistes enthousiastes. Ils vous entraînent à la découverte de Mai 68, de Roland Garros, de Gounod, de Couperin, de Chateaubriand, de l’hôtel d’Évreux (aujourd’hui palais de l’Élysée) et de bien d’autres ! Je salue le travail réalisé pour cette 31e édition des Commémorations nationales, qui évoluent pour s’adapter à leurs publics. Parallèlement à l’ouvrage, les supports de diffusion se diversifient grâce à l’informatique et au numérique, qu’il s’agisse des tweets quotidiens sur @FranceArchives ou des recueils des années 1999 à 2017, qui sont également disponibles et consultables sur le portail FranceArchives. Ce site Internet assure un rôle de relais et de veille grâce aux « liens » qui renvoient directement aux ressources documentaires et aux manifestations organisées partout en France (théâtre, expositions, concerts, colloques). À vous qui aimez l’histoire de France, à vous qui aimez la voir reprendre vie, je conseille chaleureusement la lecture du Livre des Commémorations nationales de 2018. II vous apportera, j’en suis sûre, un grand plaisir et de belles émotions !

      Françoise Nyssen
      ministre de la Culture

  • Jean-Pierre Dupuy : « Trump n’a rien compris à la dissuasion nucléaire »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/26/jean-pierre-dupuy-trump-n-a-rien-compris-a-la-dissuasion-nucleaire_5247299_3

    Dans une tribune au « Monde », Jean-Pierre Dupuy, philosophe et professeur à l’université Stanford, affirme que Trump manie mal la dissuasion nucléaire. Selon lui, un accident pourrait plonger le monde dans l’enfer.

    Donald Trump est comme un garçon de 9 ans dont la main serait juste posée sur le bouton nucléaire. Il dispose d’un jouet formidable, l’arsenal le plus puissant du monde. Pourquoi diable ne s’en servirait-il pas quand il se trouve nargué par ce leadeur communiste paranoïaque qui menace de réduire l’île américaine de Guam en cendres radioactives ? Trump, lui, d’un coup d’un seul, peut rayer la Corée du Nord de la carte du monde.

    On a cru que l’escalade verbale entre Kim Jong-un et Donald Trump avait atteint un tel sommet que seul un échange réciproque de frappes atomiques pourrait calmer les nerfs des protagonistes, au prix de millions de morts. On a oublié que la guerre froide n’avait pas débouché sur une apocalypse en dépit de, ou, selon la théorie, grâce à des échanges de menaces non moins extrêmes.

    Mélange de rationalité et de folie

    C’est entendu, Trump a un bien plus gros organe que Kim. Le fait qu’il s’en vante montre qu’il n’a rien compris à la dissuasion. Certes, le statut de grande puissance implique aujourd’hui l’accession à la toute-puissance illusoire de l’arme atomique. Des pays comme l’Iran et la Corée du Nord en sont bien persuadés, la France n’étant pas en reste, cela lui valant de siéger au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais la taille de l’arsenal ne devrait en principe rien faire à l’affaire. Si vous pouvez déjà détruire la terre cent fois, à quoi bon vouloir faire mieux ? La dissuasion est le grand égalisateur. Le plus faible peut encore causer des dommages irréparables chez l’ennemi. C’est la base de la doctrine française.

    Très peu de gens en vérité ont compris en quoi consistait la dissuasion nucléaire, en particulier sous sa forme pure, dénommée à juste titre MAD, pour Mutually Assured Destruction (« destruction mutuelle assurée »). Mélange paroxystique de rationalité et de folie, MAD (« fou » en anglais) implique que chaque partenaire menace son ou ses adversaires de représailles incommensurables s’ils franchissent une ligne que l’on juge fatale.

    Trump, le sosie de Nixon ?

    La seule chose que l’on puisse dire au sujet de la dissuasion, c’est qu’elle marche tant qu’elle marche. Si elle échoue, rien n’est assuré, contrairement à ce que proclame le sigle MAD. La victime d’une première frappe exécutera-t-elle sa menace de lancer l’escalade, ce qui par hypothèse mènerait à sa perte non moins qu’à celle de son adversaire et peut-être du reste du monde en prime ? Si elle possède cette rationalité minimale qu’est le souci de la préservation de soi, la réponse est négative.

    L’été dernier, les commentateurs ont cru voir en Trump le sosie de Nixon. On s’est souvenu que sous le nom de Madman Theory (« théorie du fou »), ce dernier avait eu en pleine guerre du Vietnam l’idée géniale que s’il feignait d’être exaspéré au point de commettre un acte fou, les Nord-Vietnamiens le supplieraient de faire la paix aussitôt. Trump serait donc son émule. On n’a pas compris que loin d’être une invention de Nixon, la « théorie du fou » est partie intégrante de la doctrine MAD. La rationalité de la dissuasion repose sur une menace dont la mise à exécution serait le comble de l’irrationalité.

    Pour jouer efficacement le jeu MAD, il faut être capable de tenir deux rôles à la fois, le sien, celui du stratège rationnel, et celui du cinglé. Cela implique un talent de comédien, celui qui est tout ensemble son personnage et l’acteur qui l’incarne à distance. Nixon avait ce talent, on peut douter que Trump en soit capable.

    Certains experts estiment à un risque sur trois l’éventualité d’une guerre nucléaire entre l’Amérique et la Corée du Nord avant la fin du mandat de Trump. Pourtant, ni Kim ni Trump ne veulent cette guerre. Les intentions n’ont plus d’importance. C’est un accident qui plongera le monde dans l’enfer. A la suite d’une erreur humaine, un système d’alerte signale faussement l’arrivée de missiles nucléaires. Cela s’est produit plusieurs fois pendant la guerre froide. Cela vient de se produire à Hawaï puis au Japon. Le monde a les nerfs à vif. Il n’y a plus de différence entre une vraie et une fausse alerte.

  • Il faut « exiger la fin des pratiques de détentions qui constituent une violation des droits des enfants » en Israël
    Etienne Balibar, professeur émérite de philosophie, université de Paris- Ouest ; Pierre Barbancey, journaliste ; Michel Benassayag, psychanaliste et philosophe ; Rony Brauman, médecin et essayiste ; Alain Brossat, professeur de philosophie ; Marie Buisson, FERC CGT ; Cybèle David, animatrice de la fédération SUD éducation ; Alain Gresh, directeur du journal en ligne Orient XXI. info ; Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU ; Nacira Guénif, sociologue, université Paris-8 ; Kaddour Hadadi, artiste (HK) ; Geneviève Jacques, présidente de la Cimade ; Nicole Lapierre, socio-anthropologue ; Jean Etienne de Linarès,délégué général de l’ACAT ; Gilles Manceron, historien ; Malik Salembour, président de la LDH ; Sylvie Tissot, sociologue ; Dominique Vidal, collaborateur du Monde diplomatique, Le Monde, le 23 janvier 2018
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/23/il-faut-exiger-la-fin-des-pratiques-de-detentions-qui-constituent-une-violat

    Tribune. Nous sollicitons le soutien du président de la République et son intervention pour l’arrêt de la détention d’enfants palestiniens dans les prisons israéliennes. Nous voulons en particulier attirer son attention sur le cas de Ahed Tamimi poursuivie par le gouvernement israélien : le 15 décembre dernier Mohamed Tamimi 15 ans est atteint à la tête par une balle de métal recouverte de caoutchouc tirée à courte de distance par des soldats de l’armée d’occupation israélienne. Le jeune garçon était dans un état critique et sa cousine Ahed Tamimi, âgée de 16 ans, était visiblement bouleversée par l’annonce de son état et la gravité de ses blessures.

    Ces mêmes soldats ont approché une heure plus tard la maison familiale, et Ahed les a frappés en leur criant de partir. Ce moment filmé par sa mère et diffusé sur les réseaux sociaux montre le courage d’une adolescente affrontant à mains nues deux soldats lourdement armés.

    Le 19 décembre 2017, Ahed Tamimi est enlevée chez elle en pleine nuit par l’armée puis traduite devant un tribunal militaire. Les douze motifs d’inculpation retenus contre elle lui font courir le risque de 12 ans de prison. Les tribunaux militaires israéliens ne traitent que des cas de prisonniers palestiniens avec un taux de condamnation de 99,74 %. Ainsi, l’avenir de Ahed Tamimi paraît sombre sans notre intervention.

    Nous lui demandons d’apporter urgemment son soutien à la libération immédiate de Ahed Tamimi et à la levée de toutes les charges retenues contre elle.

    Le cas de Ahed Tamimi n’est pas isolé. Selon l’association Defense of Children International-Palestine, Israël poursuit chaque année de 500 à 700 enfants devant des tribunaux militaires, certains âgés de 12 ans, et détient en prison une moyenne de 200 enfants en toute période.

    Selon les enquêtes des agences des Nations unies, dont l’Unicef, Human Right Watch, B’tselem, Amnesty International, and Defense for Children International – Palestine, trois enfants arrêtés sur quatre subissent des violences lors de leur arrestation ou des interrogatoires. Ils sont fréquemment arrêtés lors de descentes nocturnes dans leur foyer ; 85 % des enfants palestiniens arrêtés ont les yeux bandés et 95 % sont menottés.

    Ils sont privés d’accès à un avocat, de visite de leurs parents durant les interrogatoires et sont forcés de signer des aveux. Ils sont souvent placés en « détention administrative », pouvant ainsi être détenus plusieurs mois sans inculpation ni procès. Leurs centres de détention souvent situés hors des territoires occupés en Israël, rendent les visites de leurs familles difficiles. L’usage des cellules d’isolement pour les interrogatoires d’enfant est une pratique assimilée à la torture par la loi internationale.

    Le rapport de l’Unicef de 2013 « Enfants en détention militaire israélienne » conclut : « la maltraitance des enfants au contact du système militaire de détention semble être généralisée, systémique et institutionnalisée tout au long du processus, depuis le moment de leur arrestation jusqu’à la poursuite en justice de l’enfant, son éventuelle condamnation et l’application de la peine ».

    Nous demandons au président Emmanuel Macron de prendre contact d’urgence avec les autorités israéliennes pour exiger que cessent enfin des pratiques de détentions qui constituent une violation des droits des enfants, des droits humains et du droit international.

    Nous lui rappelons qu’à ce jour, notre compatriote Salah Hamouri demeure lui aussi dans les geôles israéliennes, victime de la même procédure inique de « détention administrative ».

    La France doit agir pour que Ahed Tamimi et tous les autres enfants palestiniens prisonniers retrouvent leur foyer dans les plus brefs délais. On ne saurait regarder ailleurs alors que des enfants et l’un de nos compatriotes sont détenus illégalement loin de leurs familles.

    #Palestine #Ahed_Tamimi #enfants #prisons #Salah_Hamouri

  • Notre vie privée, un concept négociable
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/24/notre-vie-privee-un-concept-negociable_5246070_3232.html

    Dans une tribune au « Monde », Antonio Casilli et Paola Tubaro, chercheurs, soulignent que la défense de nos informations personnelles ne doit pas exclure celle des droits des travailleurs de la donnée. L’idée que nous nous faisons de la vie privée a profondément changé ces dernières années. Lorsque, en 1890, les juristes américains Samuel Warren et Louis Brandeis définissaient the right to privacy comme « le droit d’être laissé en paix », ils ignoraient qu’un siècle plus tard, cette définition n’aurait (...)

    #données #BigData

  • « La protection de nos données personnelles pourrait être contournée par des pays étrangers »
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/16/la-protection-de-nos-donnees-personnelles-pourrait-etre-contournee-par-des-p

    Le gouvernement américain exige d’obtenir des données stockées en Irlande sans recourir à la coopération juridique internationale. Une affaire qui devrait, pour le juriste Théodore Christakis dans une tribune au « Monde », inquiéter les pays européens. La Cour suprême des Etats-Unis est actuellement saisie d’une affaire qui pourrait avoir d’importantes conséquences pour la protection des données personnelles des Européens. Le 18 janvier est la date butoir pour le dépôt des « amici curiae » (littéralement (...)

    #Microsoft #données #procès #PrivacyShield

  • Violences sexuelles : « La nature a remplacé la culture comme origine de la violence »
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/09/olivier-roy-de-quoi-le-cochon-est-il-le-nom_5239199_3232.html

    Quelque chose vient de changer dans la dénonciation des agressions sexuelles. Qu’on se rappelle celles de Cologne lors du Nouvel An 2016, ou bien le débat sur la circulation des femmes dans les « quartiers » : la faute était attribuée alors à la culture des agresseurs (en l’occurrence, bien sûr, l’islam). Les agressions commises par des hommes occidentaux bien sous tous les rapports étaient soit minimisées, soit présentées comme relevant d’une pathologie individuelle. Et la solution était de promouvoir les « valeurs occidentales » de respect de la femme.

    Or avec l’affaire Weinstein et « balance ton porc », on a un renversement de perspective : le problème n’est plus la culture de l’agresseur (de toutes races et de toutes religions, éduqué, cultivé voire même, en public, grand défenseur des « valeurs occidentales »), c’est sa nature même de mâle, d’animal, de cochon. La nature a remplacé la culture comme origine de la violence. Mais on ne soigne pas le mal du mâle de la même manière quand il s’agit d’un retour d’animalité ou d’un conditionnement culturel.

    Ce changement de perspective (qu’il soit ou non pertinent, qu’il soit une vraie révolution ou bien un coup de mode) a de profondes conséquences anthropologiques. En effet, jusqu’ici, comme l’ont noté depuis longtemps les auteures féministes, toutes les grandes constructions idéologiques expliquant l’origine de la société s’entendaient pour faire de l’homme l’acteur du passage à la culture, et pour voir en la femme celle qui garde un pied (voire plus) dans la nature. Et pas la peine de revenir aux pères de l’Eglise.

    La philosophie des Lumières, qu’on crédite de nos « valeurs » séculières modernes, faisait de l’homme l’acteur du contrat social, qui arrachait l’humanité à un état de nature dans lequel restait largement immergée la femme, logiquement dépourvue de droits civiques jusqu’à récemment ; cette dernière mettait au monde l’être humain, l’homme en faisait...

    Ca a l’air très intéressant, comme toujours Olivier Roy, mais il en manque un gros bout...

    • Je trouve au contraire que c’est pas interessant du tout, du pure #mansplanning
      Par exemple le tag balance ton porc, si il parle de porc c’est parceque c’était le nom de Weinshtein à Cannes et que ce tag en francais à été lancé par une journaliste ciné qui le connaissait sous ce doux nom.
      L’essentialisation c’est Olivier Roy qui la fait et les anti-féministes, masculinistes et misogynes de toutes sortes (gauche comme droite). Balance ton porc ca veut dire Balance ton agresseur, pas balance ton homme ou balance tous les hommes.

      Ce qu’il appel origine « culturelle » rapport à l’islam c’est plutot des origines racistes et ce que les féministes entendrent par origine culturelle c’est pas réductible à l’islam. Cet Olivier Roy ne dit même pas que cette vision caricatural de la culture est profondément raciste. Ce qu’il fait s’appel du #fémonationalisme c’est à dire utiliser le féminisme a des fins racistes, ici réduire le sexisme à la seule culture musulmane.

      Les féministes qui parlent de #culture_du_viol et quant elles parlent de ceci elles ne désignent pas du tout spécifiquement ni uniquement l’Islam.

      Olivier Roy il ferait bien de lire les féministes au lieu d’écrire des choses racistes en se référant aux lumières (qui sont des machos qui ont expulsé les femmes de la république pour deux siècles) et de stigmatisé les victimes qui dénoncent leurs agresseurs sexuels (sois disant des femmes qui croient que les hommes sont tous les porcs). Elles ne désignent même pas les hommes en tant que classe, mais un système interne à nos sociétés et partagé par hommes comme femmes.

      #phallosophe #racisme #islamophobie #masculinisme #humanisme #lumière

  • Daniel Lindenberg : « Loin de reculer la révolution conservatrice se voit favorisée »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/14/daniel-lindenberg-loin-de-reculer-la-revolution-conservatrice-se-voit-favori

    Dans un entretien qu’il a accordé au « Monde » quelques semaines avant son décès survenu le 12 janvier, l’historien des idées analyse l’état des forces du courant « néoréactionnaire » depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron.

    Quelque temps après la victoire d’Emmanuel Macron, et observant le désappointement du courant que Daniel Lindenberg qualifiait de « néoréactionnaire » vis-à-vis d’un président qui réhabilitait le « progressisme » face au « conservatisme », Le Monde avait proposé à l’historien des idées de réaliser un entretien sur le sujet. La maladie contre laquelle il luttait, tout comme le rythme de l’actualité, avait reporté ce projet. L’interview se fit par mail à la fin du mois de décembre 2017. Nous publions ci-dessous ce dernier entretien dans lequel Daniel Lindenberg montre, une nouvelle fois et malgré les circonstances, qu’il était un intellectuel capable de mettre la plume dans la plaie et de faire vivre le débat tout comme la République des idées.

    La présidence d’Emmanuel Macron signe-t-elle une défaite – même momentanée – des néoréactionnaires, qui avaient, lors de la présidentielle, soit opté pour François Fillon, soit pour Marine Le Pen ?

    Parler de défaite serait imprudent, surtout dans la mesure où vous choisissez comme critère les résultats électoraux. En réalité, c’est le coup d’arrêt donné à la progression jugée irrésistible de la dynamique néoréactionnaire qui a changé au moins pour un temps le climat idéologique en réhabilitant, par exemple, l’adjectif « progressiste » face à ce que le président appelle « conservatisme » et qui n’est pas obligatoirement une catégorie politique, mais une ouverture vers un optimisme jusque-là disqualifié.

    Il n’est plus honteux aujourd’hui de penser que les nouveaux réacs ne sont pas « dans le sens de l’histoire », vu qu’ils représentent une survivance d’idées rétrogrades, y compris chez des penseurs que l’on se plaît à classer comme progressistes. Mais cette bouffée d’optimisme reste fragile car il faut tenir compte du climat particulier de l’élection de Macron et de l’absence, par exemple, d’intellectuels de référence qui porteraient au même niveau d’autorité la nouvelle parole « progressiste ». Peut-être trouvera-t-on des éléments possibles dans le livre de Michel Serres C’était mieux avant ! [Le Pommier, 96 p., 5 €].

    La réhabilitation du progressisme au détriment du conservatisme par le président de la République marque-t-elle le début de la fin d’une hégémonie intellectuelle, celle de la « révolution conservatrice » en cours ?

    Ce qui précède explique qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, et que quelques propos isolés contredisent par ailleurs d’autres du président et n’annoncent nullement un quelconque renversement global, ce qui, d’ailleurs, ne serait pas dans ses possibilités. Il suffit de penser au succès très net de la mouvance Charlie Hebdo contre le bloc beaucoup moins puissant qui soutient Edwy Plenel et Mediapart pour se convaincre que, sur les questions toujours centrales de l’islam et de la soi-disant laïcité, le rapport de forces n’est pas prêt d’être renversé.

    Emmanuel Macron et certains ministres de son gouvernement n’ont-ils pas, par ailleurs, récupéré des éléments de langage du néoconservatisme ambiant ?

    C’est un fait que le discours de certains ministres du président, je pense à Jean-Michel Blanquer dans le domaine de l’éducation ou encore celui de Gérard Collomb dans celui de l’islam et de la laïcité, n’est nullement en rupture avec les éléments de langage les plus rétrogrades sur ces questions. Ce qui entretient pour le moins la confusion ; cette confusion permet que ce soient les mêmes intellectuels qui soient plébiscités par des organes de droite comme Le Figaro, La Revue des deux mondes, Le Point, Valeurs actuelles et des organes réputés encore être de Gauche (L’Obs, Marianne et France-Culture).

    Comment expliquez-vous la banalisation des interviews d’intellectuels de gauche dans la revue « Eléments » ?

    La revue Eléments a été créée par les intellectuels d’extrême droite qui, voyant la stérilité des stratégies de la violence, ont privilégié ce qu’ils appellent « le combat des valeurs », c’est-à-dire la séduction par la supériorité des arguments (ou de l’argumentation). Les intellectuels de gauche sont flattés par cette attention qui leur est portée par les représentants en pointe de la révolution conservatrice. Ils éprouvent la sensation toujours enivrante de dîner avec le diable tout en sortant d’un certain ghetto. La revue Eléments, créée en 1975, remplit depuis des années cette fonction qui avait d’abord été celles de revues communistes ou communisantes (La Pensée, La Revue internationale).

    Les intellectuels progressistes ont-ils un nouvel espace pour contrer les néoréactionnaires, comme l’a illustré le succès de « Histoire mondiale de la France » ?

    En effet, le succès d’ouvrages à vocation encyclopédiques comme L’Histoire mondialede la France, sous la direction de l’historien progressiste Boucheron, est un signe encourageant. Le fait que cette nouvelle école se soit affranchie à la fois de la vulgate rétrograde ou spiritualiste et des débris des dogmatismes marxistes ouvre des perspectives inespérées pour en finir avec les chaînes de la période précédente, que symbolisaient le choix impossible entre islamophobie et Indigènes de la République. Ce choix n’est sûrement pas celui de Macron, mais on peut lui accorder que c’est lui qui a permis d’échapper à ce dilemme mortifère.

    La nouvelle donne géopolitique mondiale n’offre-t-elle pas une opportunité aux partisans de l’émancipation et des sociétés ouvertes ?

    Bien sûr, comme le dit la sagesse populaire, lorsqu’on a touché le fond, on ne peut que remonter, mais dans le cas d’espèce, cette nouvelle donne géopolitique ou géo-idéologique n’offre à mon sens que des raisons de désespérer, au moins pour une certaine période. Loin de reculer, la révolution conservatrice se voit favorisée par les effets conjugués des mises en cause de ce que ses ennemis appellent sans beaucoup de rigueur les idéologies du progrès prétendument attribuables essentiellement aux deux guerres mondiales. Je veux dire les conséquences positives qu’on a tirées des deux guerres. Ces dernières ont plongé notre époque dans un cercle vicieux. L’optimisme que présuppose votre question me paraît largement injustifié. Ce n’est pas la perspective de nouvelles révolutions démocratiques devant laquelle nous nous trouvons placés mais pour aller au pire la perspective effrayante d’une apocalypse nucléaire.

  • Pierre Bourdieu, cible et repère

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/11/pierre-bourdieu-cible-et-repere_5240483_3232.html

    Dans le débat public, le nom du chercheur, mort en janvier 2002, resurgit à chaque attaque contre la sociologie. C’est parce qu’il a marqué la discipline : les querelles autour de son œuvre sont à la mesure de son importance.

    A chaque attaque contre la sociologie, le nom de Pierre Bourdieu resurgit. En 2015, il était déjà dans la ligne de mire de l’essayiste Philippe Val, qui s’en prenait au « sociologisme » dans ­Malaise dans l’inculture (Grasset). Quand l’ancien premier ministre Manuel Valls déclare, quelques mois plus tard, qu’« aucune excuse sociale, sociologique et culturelle » ne doit être cherchée au terrorisme, c’est encore à lui qu’on pense.

    Et c’est toujours lui qui est au cœur d’une charge venue, cette fois, de l’intérieur de la discipline : dans Le Danger sociologique (PUF, 2017), qui a suscité un émoi médiatique, Gérald Bronner et Etienne Géhin accusent Bourdieu d’avoir contribué à propager la « théorie du déterminisme social », sans considération pour la liberté des acteurs sociaux.

    « Les progrès de la neurobiologie et des sciences cognitives ne permettent plus aux sociologues de tout ignorer des ressources d’un organe qui est le moyen de la pensée, de l’intelligence, de l’inventivité, du choix, et par là, d’un certain libre arbitre », écrivent-ils.
    Gérald Bronner, professeur à l’université Paris-Diderot, persiste et signe : « Tout n’est pas prédictible. Si un chercheur n’est jamais surpris par ses résultats, c’est quand même un problème ! » Dans la foulée, la revue Le Débat consacre notamment son numéro de novembre-décembre 2017 à « la sociologie au risque d’un dévoiement » ; la sociologue Nathalie Heinich, très virulente, y reproche au « courant bourdieusien » la reprise « de grilles de perception du monde directement importées du vocabulaire militant ».

    Mais pourquoi ce chercheur agite-t-il autant le débat public seize ans après sa mort ? Comment expliquer que l’évocation de son seul patronyme continue d’échauffer les esprits dans la sphère publique ? Ou autre façon de poser la question : y a-t-il un Pierre Bourdieu médiatique, qui sentirait encore le soufre, et un Pierre Bourdieu académique, devenu un auteur classique ?

    Crispations hexagonales

    Il est vrai que brandir son nom revient à raviver des crispations hexagonales. Comme le rappelle Marc Joly, chercheur associé au CNRS, membre du Laboratoire Printemps et auteur d’un essai à paraître sur le sociologue :

    « Il fait partie des quatre grands noms de la sociologie française des années 1970, avec Michel Crozier, Raymond Boudon et Alain Touraine. Tous se sont retrouvés susceptibles d’être jugés par Raymond Aron. Mais celui qui est reconnu, c’est Bourdieu. »

    En effet, dès les années 1960, les travaux sur l’Algérie de ce normalien, fils de postier, attirent l’attention de la sommité, qui en fait son assistant. Bourdieu est âgé d’à peine plus de 30 ans quand il se voit confier le poste de secrétaire du Centre de sociologie européenne.

    Il rêve de réveiller une discipline qui a perdu de son crédit et d’y réinjecter une ambition scientifique. En tant qu’agrégé de philosophie et ancien élève de l’Ecole normale supérieure, il a toute légitimité pour le faire. Dans Le Métier de sociologue (Mouton/Bordas, 1968), Bourdieu fixe, avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, les principes élémentaires de la discipline. Son champ d’influence s’étend très vite : déjà directeur d’une collection aux Editions de Minuit, il fonde une revue, Actes de la recherche en sciences sociales, qui existe toujours, crée le Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, et dirige, enfin, le Centre de sociologie européenne, qui fusionnera avec le Centre de recherches politiques de la Sorbonne.

    En 1982, il obtient la chaire de sociologie au Collège de France, qu’il occupera vingt ans. « Bourdieu a marqué l’espace académique », résume le sociologue Stéphane Dufoix, professeur de sociologie à l’université Paris-Nanterre. « Une des caractéristiques de la postérité de Bourdieu, c’est qu’il est le seul à avoir réussi à faire école parmi les sociologues français de sa génération. Rares sont, par exemple, les chercheurs en sciences sociales qui se réclament exclusivement de l’influence de Raymond Boudon », ajoute Philippe Coulangeon, directeur de recherche au CNRS.

    Aujourd’hui, ses héritiers sont actifs, à l’image de Frédéric Lebaron, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure Paris-Saclay, Gisèle Sapiro ou Louis Pinto, tous deux directeurs de recherche au CNRS. Mais l’influence du maître va bien au-delà du cercle de ses disciples : « A quelques exceptions près, les grands noms de la sociologie française encore en activité sont tous d’anciens proches ou d’anciens collaborateurs de Bourdieu : Jean-Claude Passeron, Luc Boltanski, Nathalie Heinich, Jean-Louis Fabiani, Bernard Lahire… », ajoute Stéphane Dufoix.

    Les tensions que suscite une recherche sont évidemment proportionnelles à son influence. Bourdieu a touché à tous les domaines : la justice, la littérature, les médias, la religion, l’école… Pour décrire le monde social, il a inventé des outils efficaces : le terme « habitus », par exemple, permet de rendre compte du processus qui conduit les gens à incorporer des manières d’agir et de penser propres au contexte dans lequel ils grandissent et vivent, donc à leur milieu social, au pays dans lequel ils sont nés, à leur genre, leur rang dans la fratrie ou à leur carrière professionnelle. La notion de « champ », qui vient en complément, désigne les contextes différenciés – artistique, politique ou encore économique – dans lesquels se forme et s’exprime l’habitus. La fréquentation précoce d’un champ permet, enfin, d’accumuler des « capitaux », et en particulier du « capital culturel », lequel renvoie au niveau de connaissance d’un individu, à ses diplômes comme à ses goûts littéraires ou musicaux.

    « Beaucoup ont critiqué Bourdieu parce que c’est lui qui dominait scientifiquement et qui continue de le faire. Et, d’une certaine manière, c’est normal : dans une discipline, on se bat pour essayer de trouver les failles et de faire avancer les problèmes », souligne Bernard Lahire, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon et membre du Centre Max-Weber. Lui-même admet volontiers avoir voulu « tuer le père » : « On me l’a souvent dit et ça ne me gêne pas. La science n’est que dépassement permanent de l’acquis. On passe notre temps à critiquer nos maîtres. Mais la question est de savoir si le meurtre est parfait. Je veux être reconnu comme un tueur professionnel ! », ­blague-t-il. « La plupart des sociologues qui ont été formés par Bourdieu ont voulu tuer le père pour tenter de fabriquer quelque chose de singulier », confirme Stéphane Dufoix.

    Mais la controverse actuelle lancée par Gérald Bronner est d’une autre nature. Il ne s’agit pas d’un dépassement ou d’une critique. L’élève de Raymond Boudon rejoue plutôt une bataille des idées née dans les années 1970. Pour aller vite, deux courants s’opposent alors : le déterminisme, qui veut que les individus soient façonnés par les structures sociales, et l’individualisme méthodologique, qui insiste sur la liberté des acteurs sociaux. C’est la fameuse querelle avec Raymond Boudon, qui s’est invitée dans les manuels scolaires.

    En 1973, ce dernier publie en réponse au courant déterministe L’Inégalité des chances (Fayard). Pour Boudon, la réussite des enfants est moins corrélée à leur origine sociale qu’aux attentes des parents vis-à-vis de l’école. L’ouvrage divise « structuralistes » et « individualistes », au prix de raccourcis de chaque côté. La querelle est-elle aujourd’hui dépassée ? « L’opposition déterminisme/liberté continue de sous-tendre le débat en sciences sociales sous des formes diverses. Ce sont cependant de fausses oppositions le plus souvent, explique Gisèle Sapiro. Ce n’est pas parce qu’on réfléchit au poids des structures sociales sur les individus qu’on est déterministe au sens strict. Le déterminisme causal ne s’applique pas aux sciences sociales, qui relèvent du domaine de la probabilité. Bourdieu parle de dispositions, et non de conditionnement au sens du béhaviorisme. » Il n’empêche : si elle est moins rigide qu’il n’y paraît, la théorie de Bourdieu reste assez tranchante. Elle ramène au rang de mythes de grands idéaux : « Ce qui rend ses concepts insupportables aux yeux de certains, c’est qu’ils remettent en cause la liberté, par exemple, ou la méritocratie », suggère Marc Joly.

    A la mort de Bourdieu, en 2002, Alain Touraine déclare, au passé : « Il était une référence positive ou négative indispensable. » Peut-être pressent-il alors que cette relation passionnée, mélange d’amour et de haine, va devoir évoluer. Et, en effet, débute à ce moment-là une période de latence. Le fantôme de Pierre Bourdieu plane sur les sciences sociales, mais plus grand-monde n’ose s’en revendiquer. L’auteur de La Misère du monde (Seuil, 1993) sent le soufre, probablement aussi en raison de la forme qu’a prise son engagement politique dans les dernières années de sa vie, et notamment à partir des grandes grèves de l’automne 1995 contre le « plan Juppé ». Ce que d’aucuns considèrent comme une entorse à l’exigence de « neutralité axiologique » héritée de Max Weber rejaillit soudain sur l’ensemble de son œuvre.

    Nouvelle génération de chercheurs

    En tout état de cause, « à la fin de la vie de Bourdieu, et peut-être encore plus après sa mort, être ouvertement bourdieusien était un handicap pour le recrutement, par exemple au CNRS. Quand j’ai soutenu ma thèse, en 2010, on ne pouvait toujours pas vraiment le citer sans risque. On parlait d’“espace” plutôt que de “champ”, de “ressource” plutôt que de “capital” », témoigne Wilfried Lignier, membre du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP). En 2012, la publication aux éditions du Seuil d’un premier cours au Collège de France – Sur l’Etat – marque une nouvelle étape dans l’héritage.

    Et, dans la foulée du succès que celui-ci rencontre à l’étranger, les usages commencent à changer dans l’Hexagone. Désormais, mobiliser ses concepts, sans réinventions ni reformulations, est davantage possible. Une nouvelle génération de chercheurs, indifférente à l’ancienne guerre des chefs, pioche dans cette boîte à outils pour comprendre le métier d’agent immobilier, les relations entre enfants dans les cours de récréation, les choix d’école par les parents, la récupération des victimes d’un accident vasculaire cérébral (AVC), les tensions dans le corps des officiers de l’armée de terre, l’entre-soi dans les clubs de loisirs privés…

    « Cette référence à Bourdieu est en train de devenir positive, voire incontournable dans certains domaines de recherche », avance M. Lignier. Au risque de perdre de son mordant ? De l’avis de Philippe Coulangeon, « le capital culturel, par exemple, est aujourd’hui une notion banalisée dans les sciences sociales, mais beaucoup d’auteurs l’utilisent pour désigner seulement les ressources culturelles, alors que Bourdieu, plus exigeant, l’utilisait en référence à la notion marxiste de capital. En voyageant dans le temps et dans l’espace, ces concepts finissent parfois par s’affadir ». L’œuvre est en tout cas un canon de la discipline.

    « Dès les années 1980, La Distinction [Minuit, 1979] a largement contribué à la reconnaissance académique de Bourdieu à l’étranger. Et depuis sa mort, tandis que des colloques lui étaient consacrés aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Inde ou au Chili, il est devenu un classique », affirme Gisèle Sapiro. Entre 2003 et 2012, il grimpe dans les statistiques américaines, au point de devancer Emile Durkheim (1858-1917) : il devient le sociologue le plus cité aux Etats-Unis selon la revue European Journal of Sociology, qui souligne « un taux de croissance fortement positif ».

    En France, depuis une décennie, une abondante production bibliographique le prend pour objet afin de le discuter, de le présenter, le relire, le vulgariser : depuis le Pourquoi Bourdieu (Gallimard, 2007), de Nathalie Heinich, ont suivi trois publications intitulées Pierre Bourdieu, par Patrick Champagne (Milan, 2008), Edouard Louis (PUF, 2013) et Jean-Louis ­Fabiani (Seuil, 2016). Et deux autres ouvrages sont attendus rien que pour le mois de février : Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, de Christian Laval (La Découverte), et Pour Bourdieu (CNRS), de Marc Joly.

    Les anciens conflits sont en voie de s’apaiser, les positions sont moins binaires, la discipline plus spécialisée et aussi plus éclatée. « En fait, la sociologie française actuelle est surtout dominée par une absence d’école. Il n’existe pas de paradigme dominant, pas de véritable conflit entre deux manières d’interroger le social », affirme Stéphane Dufoix. Dans ce climat dépassionné, la polémique récente ressemble donc plutôt à un ultime soubresaut. Volonté de se positionner dans un champ aujourd’hui éclaté pour créer la surprise ? Tentative pour se frayer un chemin vers le monde médiatique et intellectuel ? Les deux se mêlent, selon Arnaud Saint-Martin, chargé de recherche au CNRS, qui y voit une « stratégie d’intervention médiatique ainsi que, in fine, une recherche de pouvoir institutionnel dans la discipline ».

    Match déterminisme/liberté

    Pour Olivier Galland, directeur de recherche au CNRS, « Gérald Bronner veut redonner vie et visibilité dans la vie intellectuelle au courant de l’individualisme méthodologique, orphelin en France depuis la mort de Raymond Boudon [en 2013]. Ce courant n’a jamais été très puissant en France, beaucoup moins que dans la sociologie internationale. Même s’il va falloir d’abord juger sur pièces à partir des travaux de recherche qui seront produits, ce n’est pas une ambition médiocre ». Lui pense que la postérité n’a pas encore fait son œuvre et que le canon n’est pas fixé ad vitam aeternam : « C’est une question de cycle ou de mode. Attendons de voir si les concepts de Bourdieu résistent au temps… »

    Reste que le match déterminisme/liberté semble aujourd’hui quelque peu anachronique, à en croire les usages qui sont faits des concepts sociologiques par une génération qui ne se reconnaît pas dans les guerres de tranchées. « La sociologie telle qu’elle se pratique aujourd’hui est loin de ces traditions représentées par deux ou trois totems sur lesquels on serait censé gloser pour toujours », affirme Arnaud Saint-Martin. Le sociologue Marc Joly préfère regarder vers l’avenir : « On est dans un moment de transition où l’on solde des querelles anciennes pour pouvoir passer à autre chose. »

  • « Mark Zuckerberg avance à l’aveugle dans l’arborescence qu’il a fait pousser »
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/08/mark-zuckerberg-avance-a-l-aveugle-dans-l-arborescence-qu-il-a-fait-pousser_

    Propagation de « fake news », optimisation fiscale, critiques en interne… Dans sa chronique, Jean-Michel Bezat, journaliste au « Monde », analyse les difficultés rencontrées par Facebook et son patron-fondateur. Avec son visage un peu poupin et ses hoodies qui lui donnent une dégaine d’éternel étudiant, on a peine à croire que Mark Zuckerberg est devenu l’un des hommes les plus puissants du monde. Ce pouvoir jugé parfois supérieur à celui des Etats et son insolente prospérité, le fondateur de Facebook (...)

    #Facebook #domination #taxation

  • Le Yémen, un spécimen des ratés de la guerre contre le terrorisme
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/01/02/le-yemen-un-specimen-des-rates-de-la-guerre-contre-le-terrorisme_5236644_323

    Enfin un bon livre sur le Yémen ! En France, ils sont rares, un par décennie en moyenne. Un livre de chercheur, certes destiné au grand public, mais complexe, documenté, sans oublier une dimension théorique, qui est le propre de la recherche. Le Yémen - De l’Arabie heureuse à la guerre, de Laurent Bonnefoy, n’est pas une histoire de ce pays de la reine de Sabah à nos jours, contrairement à ce que son titre peut laisser croire. Les repères temporels sont présents et les grandes périodes dessinées à grand trait, mais c’est surtout la période récente, depuis le tournant du siècle, qui est analysée. Autre originalité du projet : le Yémen, pays aussi mythique que méconnu, n’est pas traité ici en soi mais plutôt dans son rapport au monde.
    […]
    La thèse de Laurent Bonnefoy est que, malgré son isolement apparent, malgré la négligence et la légèreté des puissances qui se sont penchées sur ce pays, la trajectoire du Yémen a joué – et joue encore – un rôle de paradigme dans les relations internationales.

    Le Yémen est, en effet, un spécimen quasi-parfait des ratés de la guerre contre le terrorisme : comment le pouvoir a eu intérêt à agiter cette menace pour obtenir des subsides ; comment les Etats-Unis ont baissé la garde en croyant avoir gagné au moment où leur relais local, le président Saleh, ruinait...

    boum… #paywall !

    • Le chercheur Laurent Bonnefoy développe, dans un essai très documenté, la thèse que ce pays – aussi mythique que méconnu – aujourd’hui frappé par la violence du monde finira par se rappeler au bon souvenir de celui-ci.

      Enfin un bon livre sur le Yémen ! En France, ils sont rares, un par décennie en moyenne. Un livre de chercheur, certes destiné au grand public, mais complexe, documenté, sans oublier une dimension théorique, qui est le propre de la recherche. Le Yémen - De l’Arabie heureuse à la guerre, de Laurent Bonnefoy, n’est pas une histoire de ce pays de la reine de Sabah à nos jours, contrairement à ce que son titre peut laisser croire. Les repères temporels sont présents et les grandes périodes dessinées à grand trait, mais c’est surtout la période récente, depuis le tournant du siècle, qui est analysée. Autre originalité du projet : le Yémen, pays aussi mythique que méconnu, n’est pas traité ici en soi mais plutôt dans son rapport au monde.

      C’est un prisme difficile et original, parfois aride, voire touffu, quand il s’agit d’éclairer les innombrables contradictions de la diplomatie yéménite sous Ali Abdallah Saleh, le président autocrate qui dirigea le pays de 1978 à 2012, président à la réunification des deux Yémen, chassé par la révolution de 2011 avant de revenir en 2014 par la force des armes et allié à ses ennemis jurés, les houthistes, qu’il avait combattus sans merci – ils finirent par l’assassiner en décembre 2017, au lendemain d’une ultime volte-face. Mais la complexité n’est pas un défaut dans la recherche, au contraire.

      Rôle de paradigme

      La thèse de Laurent Bonnefoy est que, malgré son isolement apparent, malgré la négligence et la légèreté des puissances qui se sont penchées sur ce pays, la trajectoire du Yémen a joué – et joue encore – un rôle de paradigme dans les relations internationales.

      Le Yémen est, en effet, un spécimen quasi-parfait des ratés de la guerre contre le terrorisme : comment le pouvoir a eu intérêt à agiter cette menace pour obtenir des subsides ; comment les Etats-Unis ont baissé la garde en croyant avoir gagné au moment où leur relais local, le président Saleh, ruinait tous ces gains en lançant sa guerre contre les houthistes ; comment l’aide au développement n’a jamais été à la hauteur de celle militaire ; comment la restructuration des forces de sécurité a lancé une lutte de tous contre tous ; comment le refus américain d’endosser les victimes civiles des frappes de drones a sapé la légitimité de leur propre allié...

      La liste est interminable, mais le résultat imparable : Al-Qaida est plus puissant qu’il y a quinze ans. Cette histoire, qui court de 2001 à 2015, a été peu couverte, à l’exception de rares journalistes comme François-Xavier Trégan, qui a longtemps écrit dans ces colonnes.

      Pour tous ces observateurs attentifs, dont fait évidemment partie Bonnefoy, l’échec de la révolution de 2011 et la guerre de 2015 n’ont pas été une surprise. Aujourd’hui, il faut donc lire Le Yémen - De l’Arabie heureuse à la guerre pour comprendre que, si la violence du monde a fini par frapper de plein fouet le Yémen avec la guerre de 2015, celui-ci ne saurait oublier le monde et se rappellera un jour à son bon souvenir, que ce soit par le terrorisme ou par un afflux de réfugiés. A commencer par l’Arabie saoudite, dont le Yémen, ce voisin en loques, risque de devenir le pire cauchemar.