Dans deux villages montagnards, un cluster de Sclérose latérale amyotrophique (SLA), ou maladie de Charcot, a été découvert au début des années 2010. Quatorze personnes en sont mortes. Après presque dix ans d’enquête, menée parfois contre vents et marées, plusieurs médecins et patients ont découvert le probable coupable : un champignon aux allures de morilles, qui était consommé malgré son interdiction de longue date.
« Le sujet est encore sensible dans le coin. » Voilà presque deux ans que les habitants de Montchavin et de Bellentre, en Savoie, connaissent l’origine probable d’un mal qui les a rongés pendant près de trente ans. Pourtant, les blessures sont encore vives dans ces deux villages de montagne, où 14 personnes ont été atteintes de la sclérose latérale amyotrophique (SLA) entre 1990 et 2018. La faute très certainement à une tradition locale : la cueillette et la consommation de gyromitres, ou fausses morilles.
L’hypothèse, cruelle, a été avancée dans une étude publiée en juin 2021 dans la revue Journal of the Neurological Sciences . Après près de dix ans d’enquête, une équipe de spécialiste a conclu dans cet article que « les génotoxines d’origine fongique pourraient induire une dégénérescence des motoneurones », et donc être à l’origine cas de SLA, plus connue sous le nom de la maladie de Charcot.
Pour en arriver là, et faire en sorte que « cela s’arrête », comme le résume le Dr Emmeline Lagrange, principale artisane de l’enquête médicale, il aura fallu beaucoup d’abnégation et de solidarités entre les différents acteurs de ce travail au long cours. Spécialistes, médecins généralistes, mais aussi patients ou simples habitants se sont mobilisés, persuadés que ce cluster ne pouvait être le fruit du hasard.
« On s’est dit que ce n’était pas possible »
La Sclérose latérale amyotrophique (SLA), plus connue sous le nom de la maladie de Charcot, est une pathologie neurodégénérative grave. Une fois le diagnostic établi, il ne reste généralement que quelques années à vivre pour le patient. Elle se manifeste de manière insidieuse, par une faiblesse passagère de certains muscles, avant de s’étendre au reste du corps, pour finir par le paralyser entièrement. Et, surtout, aucun traitement n’existe encore.
Fort heureusement, cette maladie reste rare. En France, 2,7 cas sont diagnostiqués en moyenne chaque année pour 100 000 habitants. Si bien que la neurologue Emmeline Lagrange n’y est pas confrontée tous les jours. Pourtant, en 2011, les patients atteints sont de plus en plus nombreux au CHU de Grenoble. Dont plusieurs habitants de Saint-Ismier, une petite ville iséroise. « Une infirmière avait remarqué que plusieurs personnes de cette commune étaient touchées. On saura plus tard que cette concentration était la combinaison de plusieurs facteurs, une sorte de hasard », raconte le Dr Lagrange, qui avait également témoigné auprès de la journaliste Éléonore Merlin, pour le Podcast Symptômes de RTL.
Mais un autre foyer de cette pathologie apparaît à la spécialiste cette année-là, non loin de l’Isère, en Savoie. « Après avoir diagnostiqué une patiente vivant à Montchavin, je contacte sa médecin traitante, le Dr Valérie Foucaut. Et c’est le choc », poursuit-elle. La médecin basée à Montchavin – un hameau réputé pour son appartenance au domaine skiable de La Plagne – lui répond, avec effroi, qu’il s’agit là de son quatrième patient frappé par la SLA en quelques années, alors qu’elle opère sur un territoire qui compte moins de 1 000 habitants.
« Elle me disait que ce n’était pas possible, que ça ne pouvait pas recommencer, se souvient la neurologue, qui se rend compte rapidement qu’elle avait déjà suivi des habitants de ces deux villages pour une SLA. Il n’y avait que la médecin de famille pour se rendre compte du problème. On ne regarde pas les codes postaux des patients à l’hôpital et ils ne sont pas toujours suivis au même endroit. »
Le point de départ d’un long chemin pour connaître l’origine de cette anomalie médicale, qui se transformera peu à peu en véritable énigme.
L’hypothèse environnementale
Après cet échange, Emmeline Lagrange décide de prendre le problème à bras-le-corps. Elle se renseigne, consulte la littérature scientifique et contacte l’un des spécialistes reconnus de la maladie de Charcot, le professeur William Camu. Ce dernier lui conseille de commencer par recueillir un maximum de données. « Cette collecte était une priorité. William a connu pareille situation dans une commune d’Ardèche, mais on a jamais su ce qu’il s’était passé, faute d’informations recueillies à temps », souligne la neurologue.
Elle fait face à un premier écueil : « On s’est aperçu que notre système était défaillant face à ce genre de situation, souligne-t-elle. Les patients sont déclarés sur le code postal de leur carte vitale, pas forcément là où ils habitent, et ils bougent… »
Alors que l’enquête n’est qu’à ses débuts, tout va très vite. Un cinquième cas est diagnostiqué à son hôpital quelques mois plus tard, en 2012, toujours à proximité géographique. Rapidement, Emmeline Lagrange et William Camu se forgent une conviction : quelque chose dans l’environnement de ces patients les a conduits à contracter la SLA.
Comme sur l’île de Guam, la plus grande des Îles Mariannes, dans le Pacifique. Il s’agit du cas le plus connu où l’environnement a été associé à un foyer de maladies neurodégénératives, développées massivement par la population autochtone au cours du XXe siècle. Le soupçon portait principalement sur une toxine présente dans l’alimentation locale, notamment les graines de Cycas, une plante ressemblant à un palmier. D’ailleurs, quand les habitants ont modifié leurs habitudes alimentaires, le cluster a disparu progressivement.
Après avoir assis ses connaissances sur le sujet, le Dr Lagrange décide alors de se rendre sur place avec une équipe de spécialistes. Ils inspectent les potagers, le réseau d’eau ou encore la culture de neige artificielle.
Seulement, rien de probant ne ressort des multiples analyses. De plus, une partie de la communauté scientifique se montre sceptique. La maladie de Charcot étant une maladie complexe et multifactorielle, la Dr Lagrange est bousculée par certains confrères ou consœurs, qui privilégient l’hypothèse d’un ancêtre commun ou du simple hasard.
« Tout aurait même pu s’arrêter rapidement » si William Camu, universitaire reconnu, n’avait pas soutenu dans sa démarche Emmeline Lagrange, qui y voit aussi un problème plus large lié à la médecine française, voire occidentale. « La santé environnementale n’est pas enseignée et n’est jamais regardée », regrette-t-elle.
Le combat d’un patient
Un autre renfort, plus inattendu, vient assister Emmeline Lagrange dans sa quête. Il s’agit d’un futur patient : Gilles Houbart. Cet ancien militaire est une figure incontournable de la vallée de La Plagne. Il a été diagnostiqué en 2011 et était suivi au CHU de Lyon jusqu’ici. C’est lors de sa venue à Montchavin que la neurologue a appris son existence et décidé de le contacter.
Un coup de fil dont se souvient parfaitement son fils, Alexandre Houbart : « Il a été appelé un dimanche soir par le Dr Lagrange. Il était étonné de recevoir un appel un dimanche. Elle lui a expliqué qu’elle faisait une étude et appelait les différents malades pour obtenir des informations. Il est allé la rencontrer tout de suite à Grenoble. Le contact est très bien passé, à tel point qu’il a demandé le transfert de son dossier pour pouvoir être suivi à Grenoble avec elle. »
Gilles Houbart se démène déjà avec son association, La Longue route, pour faire connaître la SLA, et plus particulièrement le cluster savoyard. Il va se mettre au service de l’enquête du Dr Lagrange. « Gilles a été un appui important. Il s’est chargé de la veille locale. Il était très populaire, très engagé dans la vie associative. On a pu trouver d’autres cas de SLA locaux grâce à lui », souligne-t-elle, encore admirative de sa détermination.
Ses actions permettent aussi de récolter des fonds et de médiatiser l’affaire. « Il parviendra même à être reçu par le ministère de la Santé après avoir traversé la France jusqu’à Paris en fauteuil roulant. se souvient Alexandre Houbart. Il a obtenu que la SLA soit au programme de la formation des médecins, une grande réussite pour lui. »
L’inquiétude est palpable dans les villages
L’Agence nationale de santé publique se greffe peu à peu à l’enquête, sous la pression notamment des actions médiatiques de Gilles Houbart, et un soutien politique de poids en la personne d’Olivier Véran, futur ministre de la Santé. L’Isérois était l’assistant du Dr Lagrange au début de l’affaire, avant de devenir député à la faveur de la nomination de Geneviève Fioraso au ministère de l’Enseignement supérieur en 2012.
Le rapport de l’institution publié en 2017 confirme sept cas de SLA. « À Bellentre, l’inquiétude de la population était focalisée sur la responsabilité éventuelle d’une exposition environnementale, notamment à partir de l’eau potable. Les antennes relais avaient également été citées par certains habitants comme une source d’inquiétude », raconte notamment le rapport d’inspection publié par Santé publique France en 2017. Une inquiétude que constate aussi le Dr Lagrange : « Il y avait même une crainte de boire de l’eau du robinet. »
Eau potable, activités industrielles, air extérieur, présence de radon, usage de la neige de culture ou encore pratiques d’épandage… Les experts passent au crible de nombreux éléments mais, là encore, chou blanc.
L’énigme reste donc entière et le dossier est même en passe d’être refermé. Heureusement, une autre piste s’est dessinée quelques mois avant la sortie de ce rapport. Elle sera la bonne.
La piste du champignon apparaît
Deux événements vont changer le cours de l’enquête. Le premier est un congrès de neurologie environnementale auquel assiste William Camu, en 2016. Peter S. Spencer, neurotoxicologue de réputation mondiale, aux États-Unis, y est présent. C’est lui qui a identifié l’origine probable des cas de maladies neurodégénératives, parmi lesquelles la SLA, sur l’île de Guam. C’est donc l’occasion de le rencontrer et échanger avec la personne idoine. À la présentation du cluster par le Dr Camu, le spécialiste américain fait le rapprochement avec un autre foyer similaire dans le Midwest, qu’il estime lié à la consommation d’un champignon. Il lance l’équipe sur cette piste.
En 2018, le Dr Spencer décide même de se rendre en personne à Montchavin, accompagné d’Emmeline Lagrange et William Camu. Branle-bas de combat au village, des dizaines de personnes sont à nouveau auditionnées, avec en tête une potentielle consommation de champignons suspects. Mais les entretiens ne permettent pas de confirmer immédiatement cette hypothèse.
Il faudra finalement une rencontre fortuite, lors d’une nouvelle visite du hameau pour confirmer les soupçons. « Quand on est revenus dans le village, un très vieux monsieur nous a dit : “maintenant, il faut qu’on vous le dise”. Il nous a expliqué que les gens mangeaient des gyromitres, comme une tradition », se souvient Emmeline Lagrange.
La révélation d’une pratique locale
Cette fois, l’affaire est entendue. « Beaucoup d’habitants cueillaient et consommaient des champignons, rapporte le Dr Lagrange. Mais notre groupe de malades consommait des gyromitres. » Par tradition ou par goût, ces personnes cueillaient ces champignons, appelés aussi fausses morilles. Pourtant, ils sont interdits à la vente et à la consommation depuis 1991, car toxiques. Avaient-ils conscience du risque ? « Il y a une culture du risque chez les cueilleurs de champignon. On trouve encore des personnes qui s’échangent des recettes pour manger des gyromitres », pointe la neurologue.
Il est bien possible de diminuer la dangerosité du gyromitre, en le faisant sécher une dizaine de jours et cuire plusieurs fois, raison pour laquelle il a longtemps été considéré comme comestible. Seulement, dans cette région savoyarde, on se contentait bien souvent de le consommer très peu cuisiné, voire presque crus. Et avec l’eau de cuisson, ce qui concentrait l’hydrazine, un neurotoxique qui endommage l’ADN et qui serait à l’origine des cas de SLA.
De plus, les patients en consommaient dans des quantités importantes. C’était le cas de Gilles Houbard : « Il n’en a jamais rapporté à la maison car ma mère s’en est toujours méfiée. J’en ai donc jamais mangé », rapporte Alexandre Houbard.
Des regrets malgré la fin attendue du cluster
Pour d’autres familles, ce goût pour ce champignon a au contraire été transmis, ce qui peut être douloureux à évoquer aujourd’hui. « Certains ne mangent carrément plus de morilles et se méfient beaucoup plus des champignons qu’avant, complète Alexandre Houbard, qui se souvient du jour où sa mère a su l’origine probable de la maladie de son mari. Elle était franchement dégoûtée que ce soit “seulement” ça. »
Gilles Houbard est mort en 2019, après avoir défié les statistiques en vivant huit ans après l’apparition des premiers symptômes. « Il n’a pas pu connaître le fin mot de l’histoire [l’étude est parue en 2021], mais il répétait souvent : “de toute manière c’est trop tard mais si on arrive à faire quelque chose pour les suivants”. C’est ce qu’il a fait et je suis très fier de lui et de ma mère, qui l’a accompagné de manière admirable. »
Emmeline Lagrange, elle, ne peut s’empêcher d’éprouver quelques regrets, malgré le travail colossal accompli sur son temps libre exclusivement. « L’important était que ça s’arrête. Mais j’aurais toujours le regret de ne pas l’avoir vu plus tôt. Des personnes avaient bien fait référence à ce champignon particulier, mais c’étaient quelques mots sur des centaines de pages… », confie-t-elle.
L’hypothèse de la consommation de fausses morilles à l’origine du cluster de SLA ne pourra jamais être attestée. « Il faudrait que des gens en consomment à nouveau pour le vérifier et, bien sûr, ce n’est pas envisageable », relève la Dr Lagrange. Le champignon vénéneux n’est pas non plus la seule cause : « Les patients avaient également un défaut dans le processus enzymatique qui permet la détoxification. Des raisons génétiques sont aussi certainement en cause. Mais avec l’arrêt de la consommation, on a de bonnes raisons de croire qu’il n’y aura plus de SLA à se déclarer dans la région à terme. »
Au total, 14 personnes seront dans l’étude parue en 2021, co-signée par Emmeline Lagrange, mais aussi William Camu et Peter S. Spencer. Cependant, « on peut s’étonner que cet article n’ait pas incité les Autorités de santé nationales à lancer une alerte pour sensibiliser les populations sur les potentiels risques encourus en consommant des fausses morilles », déplorait le Dr Claude Desnuelle, neurologue membre de l’Académie nationale de médecine, après la publication de l’étude en 2021.