• L’inversion de la hierarchie des news

    Comment ne jamais parler du fond ? La société médiatique dispose pour cela de quelques armes redoutables. L’écrivain Laurent Binet, auteur d’ HHhH , nous en livre ici les secrets.

    L’information est une guerre, et si l’on considère l’exploit d’avoir fait élire un banquier semi-royaliste à la présidence française dans un monde post-2008, on peut en tout état de cause constater que la poignée de milliardaires qui contrôlent la quasi-totalité des médias continue à la gagner.

    Certes, l’avènement d’Internet a un peu changé la donne. Il semble plus difficile à une info, quelle qu’elle soit, de ne pas sortir (même si par définition, l’existence d’une info demeurée inédite reste invérifiable). Mais le bouillonnement de la toile, son joyeux désordre, son pêle-mêle organique évoquent des hordes barbares se heurtant à l’extrême coordination des légions romaines. Le déclin de l’Empire est sans doute amorcé, mais ses outils de propagande restent une machine sur laquelle se fracassent encore des guerriers dépenaillés.

    Internet, combien de divisions ? La supériorité de l’adversaire, c’est toujours un peu l’argent, bien sûr, mais, face à la multiplication anarchique des sources et des canaux de diffusion, c’est surtout la méthode. Si désormais on peut difficilement contrôler le flux des infos qui sortent, on peut encore agir sur un aspect décisif : la hiérarchisation.

    Dans le traitement tendancieux de l’info par la presse mainstream (hier on disait « la presse bourgeoise » et le terme était sans doute plus juste, mais ce n’est pas la moindre des victoires de la réaction d’avoir ringardisé la vérité), on peut dégager trois grands cas de figures.

    Premièrement, un événement qui fait la une nécessite une interprétation biaisée, sans quoi le système en vigueur s’expose un peu trop sans masque. Exemple : la crise grecque. Comme il était difficile de minorer l’ampleur d’une telle crise, et un peu gênant d’avoir à justifier la violence coercitive qu’a infligé l’Union Européenne (sous l’impulsion de l’Allemagne, symbole toujours fâcheux) à l’égard d’un gouvernement grec démocratiquement élu (à qui on aura quand même fermé ses banques pour le faire plier, c’est-à-dire qu’on était prêt à faire crever tout un pays pour sauver le système), on s’est employé à tellement en embrouiller les causes que les responsables désignés se sont retrouvés être, non plus des banques que la cupidité poussait à pratiquer des taux d’usurier toujours plus délirants, mais des petits retraités dont il fallait impérativement diminuer les pensions pour que la dette (la dette, Sganarelle !) puisse être remboursée. Goldman Sachs pouvait ainsi tranquillement continuer sa route (et embaucher Barroso au passage, excusez du peu), pendant qu’on vouait les pouilleux grecs à une damnation éternelle.

    C’est la méthode dite du « Salaud de pauvre », qui a fait ses preuves, et qui peut se décliner sous de multiples variantes. (Elle peut utilement être complétée par la technique du « Cause toujours » quand on lui objecte des arguments imparables, tel celui de la dette de l’Allemagne abolie en 1953.)

    Cette méthode implique des présupposés totalement arbitraires présentés ad nauseam comme allant de soi. Ici, en l’occurrence, que le bon droit et la morale sont toujours du côté du créancier, jamais du débiteur, et que toute dette doit être remboursée, quoi qu’il en coûte, sans quoi c’est toute l’économie mondiale, et avec elle toutes les valeurs morales, qui risquent de s’effondrer. C’est la méthode dite du « Salaud de pauvre », qui a fait ses preuves, et qui peut se décliner sous de multiples variantes. (Elle peut utilement être complétée par la technique du « Cause toujours » quand on lui objecte des arguments imparables, tel celui de la dette de l’Allemagne abolie en 1953.)

    Deuxièmement, un événement qui pourrait faire la une est tout juste mentionné dans quelques brèves. Exemple : la semaine dernière, des mouvements de grève ont éclaté dans toute l’Allemagne pour réclamer, non pas les 35h (ils y sont déjà, ah tiens ?), mais les… 28h. Une telle info échappe tellement au cadre discursif mis en place par nos troupes d’éditorialistes (les Allemands travaillent alors que les Français ne foutent rien et c’est pour ça qu’ils s’en sortent et pas nous) que le mieux est de l’ignorer purement et simplement : on la pose là, on ne la commente pas, on ne la discute même pas, on attend qu’elle passe. C’est la méthode OSEF.

    Troisièmement, un non-événement fait la une. C’est le corollaire et l’exact inverse du point précédent : on nous vend quelque chose de totalement anecdotique et futile comme quelque chose d’historique. Exemple : la COP21. Des pays se mettent d’accord pour limiter le réchauffement climatique à deux degrés (ou un degré et demi, de toute façon le chiffre n’a aucune importance puisqu’il n’induit aucune mesure concrète), c’est totalement incantatoire, absolument pas contraignant, aucune entreprise polluante n’est spécifiquement visée, menacée, concernée, ils auraient pu aussi bien proclamer la paix dans le monde ou la fin du cancer avec la même candeur et la même crédibilité, mais c’est présenté comme une incroyable victoire diplomatique qui va permettre de sauver la planète. Ce type d’info peut faire des semaines. Elle a le mérite, pendant ce temps, de ne pas parler d’autre chose. Appelons-la « méthode Lady Di » pour faire court.

    Contrairement au gouvernement actuel, je ne crois pas qu’il soit possible de légiférer contre les fake news sans porter gravement atteinte à la liberté d’expression. Des milliardaires ont le droit de faire raconter n’importe quoi dans leurs médias pour préserver les intérêts du capital. Salauds de pauvres, OSEF ou Lady Di : à charge pour nous de déconstruire sans relâche leurs méthodes, et pour les médias alternatifs de proposer systématiquement l’inverse, s’ils veulent devenir ce qu’ils ont vocation à être, le contre-pouvoir du quatrième pouvoir.

    https://www.lemediatv.fr/node/460

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