Manifeste accélérationniste | multitudes

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  • IA : demain, tous chômeurs ?

    […] Une récente étude de l’université de Stanford et du MIT a estimé que l’IA allait augmenter la productivité des travailleurs de 14 % en moyenne et que ceux qui n’utilisent pas ces outils seraient « remplacés » par ceux qui savent s’en servir.

    Spéculation ? Hélas, non : les conséquences concrètes commencent à se manifester. Début mai, IBM a suspendu ses embauches. Environ 30 % des fonctions, soit 7.800 emplois, pourraient être remplacées par des IA en cinq ans, a estimé le patron de l’entreprise. Au Royaume-Uni, l’opérateur British Telecom vient d’annoncer qu’il visait la suppression de 55.000 postes d’ici à 2030, environ 10.000 de ces derniers étant remplacés par l’IA. […]

    L’IA s’annonce ainsi, à l’image de l’imprimerie, la machine à vapeur ou l’informatique, comme une innovation de rupture appelée à toucher tous les secteurs d’activité et induire des effets encore insoupçonnés. Face à cela, l’humanité se retrouve, à nouveau, condamnée à avancer à l’aveugle en remettant son destin dans les mains d’un progrès technique dont elle ne mesurera l’impact qu’a posteriori. Le professeur d’économie au MIT Daron Acemoglu l’a résumé lors d’une intervention à la Brookings Institution : « Notre avenir est en train d’être déterminé par environ 200 ou 300 personnes réunies dans une douzaine d’entreprises. »

    […] Pas de doute : la menace est réelle pour les humains qui vont devoir, face à un si redoutable concurrent, faire la démonstration de leur « valeur ajoutée ». Et admettre que certaines de leurs compétences sont en passe d’être ringardisées.

    Premier exemple avec la médecine. Une récente étude californienne a soumis des praticiens généralistes à une série de questions médicales parmi les plus fréquentes sur un forum en ligne. Leurs réponses ont été comparées à celles de ChatGPT. Le bilan est douloureux : non seulement le robot s’est avéré plus précis dans ses réponses, mais il a démontré, dans ce travail à l’écrit, une plus grande empathie. Philippe Coucke, un radiothérapeute belge auteur de deux livres sur l’IA, constate que les médecins, le plus souvent, font l’autruche. « Ils n’ont guère envie de se pencher sur l’intelligence artificielle car elle remet partiellement en question leur raison d’être, voire leur gagne-pain ». « Toutes les tâches hautement spécialisées sont appelées à être remplacées par les machines », assure-t-il, évoquant les éléments de diagnostic comme les actes médicaux (coronarographie, coloscopie, chirurgie). Une inéluctable révolution pour le monde médical impliquant de repenser en profondeur la formation des praticiens « qui se fait encore comme au siècle dernier ». « Les médecins qui n’utiliseront pas l’IA à l’avenir, ajoute le radiothérapeute, vont disparaître comme des dinosaures, et les autres vont être fortement secoués. »

    Autre expertise que les machines vont concurrencer : la finance. Après avoir fait ses armes pendant près de trois décennies dans la valorisation de sociétés, Yann Magnan a fondé 73 Strings, une entreprise qui cherche à accélérer radicalement ce métier. Les heures de lecture de documents sur une entreprise ou un secteur d’activité, la synthèse de ces informations, la mise en forme du travail final ? Autant de tâches « ingrates et qui ne nécessitent pas d’avoir fait de hautes études », dont la machine peut se charger. « Plus de la moitié du travail d’un analyste junior peut ainsi être automatisée », estime Yann Magnan qui constate que chez ses clients, « ce qui se faisait en un mois environ prend désormais une semaine, voire moins ». Un financier aguerri lâche un cri d’enthousiasme : « ce serait fou ! » rêve-t-il à l’idée d’un monde « où on ferait en une journée ce qu’on passe aujourd’hui deux semaines à produire en nocturne ». Les « juniors » et les stagiaires ? Comme souvent, ce sont leurs fonctions qui semblent le plus immédiatement menacées.

    Dans l’informatique, même accélération. « Sur le plan logique, les programmes tels que #ChatGPT ne font pas de réelle distinction entre l’anglais, le français ou les langages informatiques », explique Eric de la Clergerie, chercheur en charge du traitement informatique des langues à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria). Fortes de leur capacité à repérer des structures répétitives puis à adapter ces dernières à un contexte, les IA se nourrissent de l’immense littérature informatique disponible en ligne pour générer du code - elles se servent en cela des commentaires que les informaticiens ajoutent en marge de leurs écrits informatiques. « Quand je cherche à retrouver une fonction précise et à l’utiliser dans un programme, il me faut un quart d’heure, là où ChatGPT va tout faire en une minute à condition de savoir lui expliquer précisément ce qu’on veut », estime-t-il. On imagine le nombre d’emplois qui pourront être supprimés si cette pratique devient la norme.

    Quant à ce directeur artistique d’une entreprise de luxe, il s’avoue bluffé par les capacités du logiciel Midjourney qui produit des images à la demande. « En quelques mois, l’outil a beaucoup progressé et s’avère capable de générer des images dont même les éventuelles incohérences peuvent être intéressantes dans la phase de recherche d’idées », résume-t-il. C’est un enrichissement puisque le logiciel est capable de produire jusqu’à 200 visuels dans une journée. Mais il avoue s’inquiéter « pour les gens qui vivent aujourd’hui de leurs compétences techniques dans le traitement de l’image ». Plus que les professionnels de Photoshop menacés d’obsolescence accélérée, pronostique-t-il, « ce sont les ceintures noires en Midjourney qui vont valoir cher sur le marché ». Egalement directrice associée au Boston Consulting Group, Vinciane Beauchene résume la situation : « l’#IA générative est en train de déplacer la frontière entre l’humain et la machine. » Pas une industrie ne sera épargnée par cette lame de fond. Pour écrire, récolter et synthétiser des idées voire, en un sens, créer, il va falloir s’habituer à cette vertigineuse nouvelle donne : les robots peuvent rivaliser. Nicolas de Bellefonds estime ainsi que les sociétés de services professionnels, notamment d’études de marché, vont voir leur modèle économique « totalement bouleversé dans la mesure où une grande partie de leur chiffre d’affaires provient de la production de rapports et d’analyses ». Même tsunami dans les fonctions juridiques, les ressources humaines ou le marketing, dont la productivité pourrait être multipliée par 5 ou 10. […]

    (Les Échos)

    #capitalisme #gâchis #chômage

    • 23. Le choix auquel nous devons faire face est dramatique : soit un post-capitalisme globalisé, soit une lente fragmentation vers le primitivisme, la crise perpétuelle et l’effondrement écologique planétaire.

      Le choix, en d’autres termes (plus politiques) : soit la liquidation du capitalisme (la collectivisation des moyens de production par les producteurs eux-mêmes > le communisme), soit la barbarie et la désintégration.

      On gagnerait du temps à comprendre qu’il n’y a pas d’autres alternatives.

      C’est uniquement en se plaçant sur ce terrain communiste qu’il est possible d’envisager avec confiance un avenir dans lequel l’humanité prendra consciemment son sort en main et se débarrassera des entraves de la concurrence entre capitalistes, collectivisera leurs usines, leurs banques et leurs serveurs informatiques et les mettra au service des besoins de tous. Un avenir où ces algorithmes, qui n’ont d’intelligent que le nom, associés aux formidables forces productives existantes, permettront au cerveau humain de se libérer de la routine abrutissante du travail productif et de se concentrer sur des activités véritablement intelligentes. En libérant la masse des exploités de l’obligation de consacrer le meilleur d’eux-mêmes à la survie quotidienne, ils pourront leur permettre de se cultiver, de profiter des loisirs, des sciences, des arts, qui aujourd’hui sont le privilège d’une petite minorité. En généralisant cet épanouissement intellectuel, en libérant les relations sociales de la prison de la misère matérielle et morale, l’humanité pourra enfin révéler son plein potentiel  : combien d’Archimède, de Mozart et de Marie Curie découvrira-t-on alors  ? Pour reprendre les termes de Trotsky  : «  Le socialisme signifiera un saut du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, aussi en ce sens que l’homme d’aujourd’hui, plein de contradictions et sans harmonie, fraiera la voie à une nouvelle race plus heureuse.  »

      https://mensuel.lutte-ouvriere.org//2023/05/14/intelligence-artificielle-remplacer-lintelligence-humaine-ou

    • Mon désaccord avec Multitudes ne porte pas tant sur le diagnostic concernant l’état du monde, y compris sur ce point 23, que sur les conséquences stratégiques induites par leur positionnement accélérationniste.

      Concernant le diagnostic, nous serions nombreux (y compris, toi, @recriweb, me semble-t-il) à toujours l’exprimer aujourd’hui en reprenant peu ou prou la célèbre formule de Rosa Luxemburg, selon laquelle il n’y a guère d’alternative à la barbarie que dans le socialisme (pris au sens étymologique).

      Mon désaccord avec Multitudes porte en particulier sur les points suivants :

      5. Les accélérationnistes veulent libérer les forces productives latentes. Au sein de ce programme, la plateforme matérielle du néolibéralisme n’a pas besoin d’être détruite. Elle demande à être réorientée vers des finalités communes. L’infrastructure actuellement existante ne constitue pas les tréteaux capitalistes d’une scène à abattre, mais un tremplin sur lequel s’élancer vers une société post-capitaliste.

      6. Étant donné l’asservissement de la technoscience aux objectifs du capitalisme (particulièrement depuis la fin des années 1970), nul ne peut certes déterminer ce que peut faire un corps technosocial moderne. Qui parmi nous peut se faire une idée claire des potentiels inexplorés des technologies qui ont déjà été développées ? Nous faisons le pari que les potentiels véritablement transformateurs de beaucoup de nos découvertes techniques et scientifiques restent encore inexploités, pleins de caractéristiques (ou de pré-adaptations) aujourd’hui redondantes qui, par la réorientation d’un socius capitaliste à courte vue, peuvent contribuer à des changements décisifs.

      7. Nous voulons accélérer le processus d’évolution technologique. Mais nous ne promouvons nullement une forme de techno-utopisme. Ne croyons jamais que la technologie suffira à nous sauver. Elle est certes nécessaire, mais jamais suffisante en l’absence d’action sociopolitique. La technologie et le social sont intimement liés, et les transformations de l’un rendent possibles et renforcent les transformations de l’autre. Alors que les techno-utopistes promeuvent l’accélération parce qu’elle supplanterait automatiquement les conflits sociaux, nous estimons que la technologie devrait être accélérée afin de nous aider à gagner ces conflits sociaux.

      9. Pour ce faire, la gauche doit tirer parti de toute avancée scientifique et technologique rendue possible par la société capitaliste. Nous déclarons que la quantification n’est pas un mal à éliminer, mais un outil à utiliser de la façon la plus efficace possible. Les modélisations économiques sont nécessaires à rendre intelligible un monde complexe. La crise financière de 2008 révèle les risques liés à une foi aveugle accordée à certains modèles mathématiques, mais ceci est un problème relatif à leur autorité illégitime, non à leur nature mathématique. Les outils développés dans le champ de l’étude des réseaux sociaux, de la modélisation des comportements, de l’analyse des big data et des modèles économiques non équilibrés, constituent des médiations nécessaires pour qui veut comprendre des systèmes aussi complexes que l’économie moderne. La gauche accélérationniste doit s’alphabétiser dans ces domaines techniques.

      En quelques sortes, il suffirait d’aller plus vite dans l’état de décomposition du monde pour que vienne, à partir des mêmes moyens que ceux qui auraient provoqué sa perte, la construction d’un « au-delà du capitalisme » (peu importe comment on l’appelle communisme, communisme libertaire, etc.)

      On reprend les outils (infrastructure) capitalistes pour les pousser à leur plus ultime conséquences, c’est à dire, pour entraîner leurs créateurs à leur propre perte et le tour est joué, puisque les capitalistes ne seront plus là.

      Sauf que se livrer avec tant d’enthousiasme à ce petit jeu pourrait non seulement entraîner la perte de la classe capitaliste mais aussi celle du genre humain et bien d’autres espèces.

      Plus fondamentalement, cette forme de confiance béate en un progrès forcément émancipateur et dénuée de tout propos critique sur la prétendue neutralité technologique est consternante, d’autant qu’aucune modalité pratique n’est formulée en matière de stratégie de lutte, si ce n’est la dénonciation (pas toujours fausse) de ce qui existe aujourd’hui du côté des mouvements sociaux depuis les années 90, dans la lignée des mouvements altermondialistes (horizontalité obsessionnelle, nombrilisme, etc.). On constate que les luttes sociales salariales classiques sont tout simplement ignorées, même si « la technologie devrait être accélérée afin de nous aider à gagner ces conflits sociaux. »

      Bref, sauf à attendre que les choses s’accélèrent, on ne sait pas vraiment ce qu’il faudrait faire. L’accélérationnisme serait donc, partant de ce manifeste, un truc de purs intellos, comme l’était d’ailleurs Camarades, la filiation politique de Multitudes, dans les années 70.

      Dans ces conditions, on se demande en quoi l’accélérationnisme, dans les faits (et non dans la théorie) ne se résume pas à ces gens dont il est question, dans l’article des Echos. Une classe de technocrates, proches du pouvoir, qui construisent réellement l’accélération technologique à partir, notamment, de l’IA et qui la commentent de l’intérieur, avec plus ou moins d’inquiétude et d’enthousiasme.

  • #LesInrocks - Alain #Damasio : “C’est tout le rapport de l’Occident à l’activité qu’il faut repenser”
    https://www.lesinrocks.com/2018/01/24/actualite/alain-damasio-cest-tout-le-rapport-de-loccident-lactivite-quil-faut-repe

    Alain Damasio : “C’est tout le rapport de l’Occident à l’activité qu’il faut repenser”
    24/01/18 18h15
    PAR
    Mathieu Dejean
    Samedi 27 janvier, une journée de débats est organisée à la Bourse du #Travail de Paris sous le titre : “Tout le monde déteste le travail”. Alain Damasio, écrivain de science-fiction engagé, auteur de “La Horde du Contrevent” (2004), nous en dit plus sur cet événement qu’il a co-organisé.
    Au milieu des années 1950, l’Internationale lettriste regroupée autour de Guy Debord annonçait l’esprit de Mai 68 avec un célèbre graffiti : “Ne travaillez jamais”. Cinquante ans après les “événements” de mai, un collectif souffle sur les mêmes braises réfractaires, et organise le 27 janvier à la Bourse du Travail de Paris une journée de débats et de création artistique sous le titre : “Tout le monde déteste le travail - Rencontres pour qui en a, en cherche, l’évite, s’organise au-delà...”.

    Annoncé sur le site lundimatin, proche du #Comité_invisible, l’événement rassemble la fine fleure de la pensée critique dans ce domaine – la sociologue Danièle #Linhart, le professeur de droit Emmanuel #Dockès, l’économiste Frédéric #Lordon, ou encore le journaliste indépendant Olivier #Cyran (auteur de Boulots de merde ! Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers, 2016) -, mais aussi des syndicalistes, des zadistes et des écrivains (le programme complet est ici).

    Le collectif à son origine est aussi celui qui avait organisé la “chasse aux DRH” le 12 octobre dernier, pour empêcher la venue de Muriel Pénicaud au Congrès des DRH. Alain Damasio, écrivain de science-fiction engagé, auteur de La Zone du dehors et de La Horde du Contrevent, qui a co-organisé ce rassemblement, nous en dit plus.

    Quel est l’objectif de cette journée ?

    Alain Damasio – Lors d’une rencontre sur le plateau de Millevaches (Limousin) fin août avec des gens qui gravitent autour du Comité invisible, des artistes, Frédéric Lordon ou encore Julien #Coupat, on s’est dit qu’il fallait lancer une série d’actions pour lutter contre la deuxième loi travail. La première action, c’était la “#chasse_aux_DRH”. La deuxième, c’est cette journée au cours de laquelle nous allons essayer de déployer nos idées, nos visions, de proposer des choses. L’objectif, c’est de répondre à ces questions qui nous traversent tous : Comment dépasser le travail ? Comment sortir de cette fabrique du travailleur comme figure essentielle ?

    Ces rencontres sont réunies sous l’intitulé “Tout le monde déteste le travail”. Ça vous semble si évident que ça ?

    Le titre est une référence au slogan “Tout le monde déteste la police”, il fait la continuité avec les manifestations contre la loi travail. Il a aussi un côté affectif. Frédéric Lordon explique très bien que les mouvements politiques se déploient lorsqu’ils ont un affect commun. En l’occurrence, nous éprouvons la sensation qu’une majorité de gens souffrent au travail, subissent des conditions d’exploitation de plus en plus subtiles, que la pression du chômage les oblige à accepter. C’est pourquoi nous avons décidé de taper sur le travail, conçu comme une activité soumise à salaire et à un système de contrainte très fort.

    C’est aussi une provocation. Des gens vont lire l’affiche et se dire : “C’est pas possible, moi j’aime mon travail !” En fait, on pousse les gens à s’auto-convaincre qu’ils aiment ce qu’ils font. Quand tu subis une exploitation forte, dans un cadre très contraint car tu dois gagner ta vie, c’est une réaction naturelle. Intérieurement tu souffres et tu détestes ce que tu fais, mais tu as aussi une injonction à être à l’aise, à aimer ce travail. C’est aussi contre ce néo-management que nous nous érigeons.

    “Nous avons décidé de taper sur le travail, conçu comme une activité soumise à salaire et à un système de contrainte très fort”

    Nos vies vous semblent-elles de plus en plus réduites à cette seule activité : le travail ?

    J’ai le sentiment qu’on continue en tout cas à nous faire croire que l’horizon peut être le plein-emploi, qu’il suffit d’y mettre le fric, ou de “libérer” le travail pour qu’on recrée de l’emploi. Je suis convaincu qu’il faut au contraire définitivement enterrer cette idée. Pour moi, l’avenir du travail réside peut-être dans le revenu universel, même si le capital peut s’en accommoder. Cette idée ne fait d’ailleurs pas consensus entre nous.

    En effet il y a une version néolibérale du revenu universel... Comment en faire une mesure vraiment émancipatrice ?

    Les positions des participants à cette journée divergent à ce sujet. Ariel Kyrou, que j’ai fait inviter, a énormément défendu le revenu universel dans le cadre de la revue Multitudes. Pour moi, c’est un plancher minimal à partir duquel tu peux te débarrasser de la nécessité de travailler. Je pense que ça peut libérer énormément d’énergie pour créer, militer, organiser un autre type de vie. Ça ouvre la porte à des alternatives. Beaucoup de gens se moquent d’avoir un statut social. C’est ce que j’ai vu à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. De quoi vivent-ils ? Ils vivent souvent d’un RSA, et de l’autoproduction. En l’occurrence, le plancher du RSA leur permet de faire des choses fabuleuses localement.

    Entendez-vous revaloriser la paresse, l’oisiveté ?

    Je n’aime pas l’idée de paresse, car elle s’articule comme une négativité par rapport au travail. Par contre, étymologiquement, l’oisiveté vient du terme latin otium. Nier l’otium, ça donne le mot negotium, le "négoce", le commerce, et finalement, ce monde capitaliste dans lequel on est. Nietzsche l’écrivait très bien aux alentours de 1870, avant l’arrivée du marxisme, qui a été très pro-travail : pourquoi prôner le travail, alors que la noblesse spirituelle de l’époque était fondée sur une valorisation absolue de la disponibilité, de l’oisiveté, de la présence au monde, de la contemplation ? On a réussit à inverser cette hiérarchie des valeurs pour faire du travail quelque chose d’indispensable, le nec plus ultra.

    “C’est tout un rapport de l’Occident à l’activité en elle-même qu’il faut repenser”

    L’oisiveté, ce rapport au temps libéré, cette disponibilité au monde, à la nature et aux autres m’intéresse. Prendre ce temps me paraît fondamental. C’est tout un rapport de l’Occident à l’activité en elle-même qu’il faut repenser. En écrivant le texte du programme de cette journée avec Julien Coupat, on s’est posé la question du sens de l’activité. On a une telle compulsion au productivisme ! Moi-même, je n’arrive pas à passer à un rapport à l’activité qui ne soit pas auto-aliénant.

    Les technologies numériques semblent contribuer à accentuer l’emprise du travail sur nous, alors qu’on croyait qu’elles allaient nous en libérer. Pensez-vous qu’on peut mieux les maîtriser ?

    Je pense qu’on est dans un état d’adolescence par rapport aux technologies numériques. Il faudra encore une génération pour atteindre un bon niveau de recul, de maîtrise. Je vois très peu de parents capables d’éduquer leurs gamins aux jeux vidéo. Or s’il n’y a pas de transmission sur ce média, d’école pour éduquer aux jeux vidéo, comment voulez-vous que les gamins ne soient pas bouffés, vampirisés par des jeux addictifs ? C’est pareil pour les réseaux sociaux, les mails, etc. On peut passer des journées seulement en interactions avec des interfaces. Ça, c’est flippant.

    “La liberté est un feu : tout le monde a envie de se mettre autour, mais personne ne va prendre le risque de sauter dedans, d’assumer ce qu’être libre veut dire”

    J’ai l’impression qu’il y a un mécanisme humain de fermeture au monde, de régression fusionnelle avec les outils technologiques. Cela crée des effets de bulle. Le psychanalyste Miguel #Benasayag l’a très bien expliqué dans Plus jamais seul. Les gens veulent rester dans un continuum affectif permanent avec leurs proches, ils ne supportent plus le moment où le lien se coupe, et où on se retrouve seul. Pourtant c’est dans l’absence, dans la rupture du continuum que le désir de l’autre se construit.

    On a réussi à faire de la technologie un magnifique vecteur d’auto-aliénation. C’est ce dont je parle dans La Zone du dehors : on est très forts pour le liberticide. La liberté, c’est un feu : tout le monde a envie de s’en approcher, de se mettre autour, mais personne ne va prendre le risque de sauter dedans, d’assumer ce qu’être libre veut dire, parce que ça brûle, ça crame.

    Quelle #philosophie_du_travail défendez-vous collectivement ?

    Un de nos modèles, c’est la ZAD. La manière dont les zadistes conçoivent quotidiennement l’activité est différente. Elle est auto-générée. Pour construire un bâtiment avec du bois de la ZAD, ils constituent un collectif qui réapprend à faire les charpentes, ils réapprennent un artisanat et retrouvent une continuité naturelle avec la forêt. Il y a une autodétermination de bout en bout, corrélée à un territoire. On passe ainsi d’un statut d’ouvrier à un statut d’œuvrier. L’œuvrier décide lui-même de ce qu’il a envie de faire, du projet qu’il a envie de porter, et le fait avec des gens qu’il a choisis. C’est notre vision générale du travail.