« Trump n’a rien compris à la dissuasion nucléaire »

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  • Jean-Pierre Dupuy : « Trump n’a rien compris à la dissuasion nucléaire »

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    Dans une tribune au « Monde », Jean-Pierre Dupuy, philosophe et professeur à l’université Stanford, affirme que Trump manie mal la dissuasion nucléaire. Selon lui, un accident pourrait plonger le monde dans l’enfer.

    Donald Trump est comme un garçon de 9 ans dont la main serait juste posée sur le bouton nucléaire. Il dispose d’un jouet formidable, l’arsenal le plus puissant du monde. Pourquoi diable ne s’en servirait-il pas quand il se trouve nargué par ce leadeur communiste paranoïaque qui menace de réduire l’île américaine de Guam en cendres radioactives ? Trump, lui, d’un coup d’un seul, peut rayer la Corée du Nord de la carte du monde.

    On a cru que l’escalade verbale entre Kim Jong-un et Donald Trump avait atteint un tel sommet que seul un échange réciproque de frappes atomiques pourrait calmer les nerfs des protagonistes, au prix de millions de morts. On a oublié que la guerre froide n’avait pas débouché sur une apocalypse en dépit de, ou, selon la théorie, grâce à des échanges de menaces non moins extrêmes.

    Mélange de rationalité et de folie

    C’est entendu, Trump a un bien plus gros organe que Kim. Le fait qu’il s’en vante montre qu’il n’a rien compris à la dissuasion. Certes, le statut de grande puissance implique aujourd’hui l’accession à la toute-puissance illusoire de l’arme atomique. Des pays comme l’Iran et la Corée du Nord en sont bien persuadés, la France n’étant pas en reste, cela lui valant de siéger au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais la taille de l’arsenal ne devrait en principe rien faire à l’affaire. Si vous pouvez déjà détruire la terre cent fois, à quoi bon vouloir faire mieux ? La dissuasion est le grand égalisateur. Le plus faible peut encore causer des dommages irréparables chez l’ennemi. C’est la base de la doctrine française.

    Très peu de gens en vérité ont compris en quoi consistait la dissuasion nucléaire, en particulier sous sa forme pure, dénommée à juste titre MAD, pour Mutually Assured Destruction (« destruction mutuelle assurée »). Mélange paroxystique de rationalité et de folie, MAD (« fou » en anglais) implique que chaque partenaire menace son ou ses adversaires de représailles incommensurables s’ils franchissent une ligne que l’on juge fatale.

    Trump, le sosie de Nixon ?

    La seule chose que l’on puisse dire au sujet de la dissuasion, c’est qu’elle marche tant qu’elle marche. Si elle échoue, rien n’est assuré, contrairement à ce que proclame le sigle MAD. La victime d’une première frappe exécutera-t-elle sa menace de lancer l’escalade, ce qui par hypothèse mènerait à sa perte non moins qu’à celle de son adversaire et peut-être du reste du monde en prime ? Si elle possède cette rationalité minimale qu’est le souci de la préservation de soi, la réponse est négative.

    L’été dernier, les commentateurs ont cru voir en Trump le sosie de Nixon. On s’est souvenu que sous le nom de Madman Theory (« théorie du fou »), ce dernier avait eu en pleine guerre du Vietnam l’idée géniale que s’il feignait d’être exaspéré au point de commettre un acte fou, les Nord-Vietnamiens le supplieraient de faire la paix aussitôt. Trump serait donc son émule. On n’a pas compris que loin d’être une invention de Nixon, la « théorie du fou » est partie intégrante de la doctrine MAD. La rationalité de la dissuasion repose sur une menace dont la mise à exécution serait le comble de l’irrationalité.

    Pour jouer efficacement le jeu MAD, il faut être capable de tenir deux rôles à la fois, le sien, celui du stratège rationnel, et celui du cinglé. Cela implique un talent de comédien, celui qui est tout ensemble son personnage et l’acteur qui l’incarne à distance. Nixon avait ce talent, on peut douter que Trump en soit capable.

    Certains experts estiment à un risque sur trois l’éventualité d’une guerre nucléaire entre l’Amérique et la Corée du Nord avant la fin du mandat de Trump. Pourtant, ni Kim ni Trump ne veulent cette guerre. Les intentions n’ont plus d’importance. C’est un accident qui plongera le monde dans l’enfer. A la suite d’une erreur humaine, un système d’alerte signale faussement l’arrivée de missiles nucléaires. Cela s’est produit plusieurs fois pendant la guerre froide. Cela vient de se produire à Hawaï puis au Japon. Le monde a les nerfs à vif. Il n’y a plus de différence entre une vraie et une fausse alerte.