François Jarrige, Le genre des bris de machines, 2013

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  • François Jarrige, Le genre des bris de machines, 2013 | Et vous n’avez encore rien vu...
    https://sniadecki.wordpress.com/2018/01/31/jarrige-genre-ludd

    En juillet 1837, à Chalabre, petit bourg industriel de l’Aude, un fabricant annonce sa volonté d’installer une mule-jenny pour accroître la productivité de la filature de la laine. Dans ce petit centre drapier de 3 500 habitants, où plus de la moitié de la population est occupée à la fabrication des draps, la nouvelle provoque la consternation. Des ouvriers se rassemblent immédiatement près des ateliers et « demandent le départ du monteur et la destruction de la machine ». Dans les jours qui suivent, les rassemblements se multiplient, les autorités craignent la contagion des désordres aux villages alentours. Malgré le déploiement des forces de l’ordre, la machine est finalement brisée lors d’une émeute le 22 juillet. Immédiatement, les autorités proposent une interprétation sexuée du conflit. Selon le maire, ce sont les femmes qui auraient poussé les ouvriers à briser “les mécaniques”. L’implication des femmes frappe aussi le rédacteur du journal local L’Aude qui note qu’elles « se firent remarquer par leur fureur et leur acharnement », et « se montrèrent les plus ardentes à cette œuvre de destruction insensée » 1. Au terme du conflit, une fileuse est d’ailleurs renvoyée car « elle se serait fait gloire d’avoir contribué activement aux bris des machines » 2.

    Cet évènement laisse entrevoir l’engagement des femmes contre des machines qui les privent de ressources au début de l’ère industrielle. Contrairement à l’image commune selon laquelle les bris des machines seraient d’abord une pratique masculine, de nombreux indices montrent la forte présence des femmes. Les bris de machines correspondent à une pratique plurielle et ambivalente, affectant de nombreux groupes entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle [Jarrige, 2009]. Ce type de violence industrielle, récurrente en Angleterre et en France à l’époque de la « révolution industrielle » a été peint essentiellement sous les traits d’une pratique masculine, impliquant le triomphe d’une conception virile des rapports sociaux et des conflits du travail 3. Les femmes furent longtemps invisibles dans les protestations populaires, cantonnées aux émeutes frumentaires, renvoyées à leur condition de nourricière et à la sphère domestique 4.

    Loin d’être marginale ou invisible, la question du genre joue pourtant un rôle décisif dans ces violences industrielles : elle gouverne en effet les rapports sociaux, et modèle les représentations du conflit comme les stratégies protestataires. Dans les années 1970, Michelle Perrot a été la première à insister sur leur présence « dans la lutte contre les machines ». Elle les voyait à un double niveau : comme « auxiliaire » et « ménagère qui défendent le niveau de vie de la famille », mais aussi comme actrices de plein droit insurgées contre « la machine destructrice d’un mode de production domestique auquel elles sont particulièrement attachées » [Perrot, 1978]. La place des femmes dans ce type de conflit est ambiguë car les descriptions des autorités sont façonnées par les préjugés et les stéréotypes qui gouvernent le regard des hommes. La vision de la femme du peuple, violente et déchaînée, prompte à pousser son mari au désordre, est liée à la naturalisation de la femme comme être d’instinct.

    En réexaminant la question du genre des bris de machine dans un espace transnational franco-anglais où circulent les machines, les hommes et les expériences, il s’agit d’interroger le rôle des identités de genre dans la construction du consensus industrialiste du début du XIXe siècle. Pour les femmes, l’industrialisation ne fut pas un paisible chemin vers la modernité. Contrairement à la légende tenace, démontée jadis par Michelle Perrot, les machines du XIXe siècle ne furent pas toujours les alliées des femmes, elles ne leur ouvrirent pas automatiquement « la terre promise du salariat et, par-là, de l’égalité et de la promotion » [Perrot, 1983 (1998), p. 177]. Étudier le genre des bris de machines implique de réfléchir à plusieurs échelles : il faut examiner les effets sociaux de la mécanisation, mais aussi étudier les diverses interactions locales durant les troubles. En s’ameutant, les ouvrières cherchent à défendre leur travail ; elles n’interviennent pas seulement comme des « nourricières » préoccupées de la cherté des subsistances, mais aussi comme des « travailleuses » à part entière, menacées au même titre que les hommes par le chômage. Pour donner du poids et de la légitimité à leur protestation, alors que leur voix reste exclue du champ politique, elles doivent obtenir le soutien d’autres groupes et entraîner les hommes derrière elles.

  • François Jarrige, Le genre des bris de machines, 2013
    https://sniadecki.wordpress.com/2018/01/31/jarrige-genre-ludd

    Cet évènement laisse entrevoir l’engagement des femmes contre des machines qui les privent de ressources au début de l’ère industrielle. Contrairement à l’image commune selon laquelle les bris des machines seraient d’abord une pratique masculine, de nombreux indices montrent la forte présence des femmes. Les bris de machines correspondent à une pratique plurielle et ambivalente, affectant de nombreux groupes entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle [Jarrige, 2009]. Ce type de violence industrielle, récurrente en Angleterre et en France à l’époque de la « révolution industrielle » a été peint essentiellement sous les traits d’une pratique masculine, impliquant le triomphe d’une conception virile des rapports sociaux et des conflits du travail. Les femmes furent longtemps invisibles dans les protestations populaires, cantonnées aux émeutes frumentaires, renvoyées à leur condition de nourricière et à la sphère domestique.

    Loin d’être marginale ou invisible, la question du genre joue pourtant un rôle décisif dans ces violences industrielles : elle gouverne en effet les rapports sociaux, et modèle les représentations du conflit comme les stratégies protestataires. Dans les années 1970, Michelle Perrot a été la première à insister sur leur présence « dans la lutte contre les machines ». Elle les voyait à un double niveau : comme « auxiliaire » et « ménagère qui défendent le niveau de vie de la famille », mais aussi comme actrices de plein droit insurgées contre « la machine destructrice d’un mode de production domestique auquel elles sont particulièrement attachées » [Perrot, 1978]. La place des femmes dans ce type de conflit est ambiguë car les descriptions des autorités sont façonnées par les préjugés et les stéréotypes qui gouvernent le regard des hommes. La vision de la femme du peuple, violente et déchaînée, prompte à pousser son mari au désordre, est liée à la naturalisation de la femme comme être d’instinct.

    Article paru dans la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire n°38, “Ouvrières, ouvriers”, 2013.

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