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  • La tour Insee à Malakoff : anachronie d’une chute - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2024/04/07/la-tour-insee-a-malakoff-anachronie-dune-chute

    Par Vanille Busin, Nicola Delon et Jérôme Denis
    Designer Ingénieure , Architecte, Sociologue
    Les auteurs de l’étude qui a conclu à la pertinence de la démolition de la célèbre tour Insee de Malakoff auraient été bien inspirés de suivre le conseil de méthode des grands statisticiens de ladite maison : la quantification du monde ne peut s’apprécier, et se discuter, qu’à condition de pouvoir interroger les opérations conventionnelles qui en sont le fondement. Et la tour serait toujours debout.

    « Mesurer pour comprendre », tel est le slogan de l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) qui, entre 1975 et 2018, fut hébergé dans une tour tripode de 48 mètres de haut située au bord du périphérique parisien à Malakoff. Plusieurs générations de statisticiens et d’économistes hétérodoxes ou orthodoxes se sont succédé dans ces bureaux, et leurs régulières publications d’indicateurs ont eu des effets considérables sur les politiques publiques des 50 dernières années.

    En ce début de printemps 2024, les 32 000 m² de l’édifice dessiné par les architectes Denis Honegger et Serge Lana sont minutieusement grignotés par les machines des démolisseurs qui poursuivent leur radical effacement. En lieu et place, il est prévu d’y installer un nouvel immeuble de bureaux de 35 000 m² pour accueillir l’administration centrale des ministères du Travail, de la Santé et des Solidarités.

    Les alertes citoyennes, en premier lieu celles de l’association IN C’ Malakoff, les oppositions d’élu·es dont Jacqueline Belhomme, maire de Malakoff ou Carine Petit, maire du 14ème arrondissement limitrophe, les tribunes, pétitions, réunions publiques, la déclaration de Chaillot, et même le tout récent avis défavorable de l’enquête publique : rien ne semble pouvoir arrêter cette destruction irréversible. Celle-ci cristallise en réalité un ensemble de mécanismes et de forces à l’œuvre.

    En y regardant de plus près, il apparaît même que ce cas particulier nous raconte l’époque. Le scénario de la démolition-reconstruction qui pouvait sembler pour certains une évidence il y a dix ans à peine a été balayé par une autre évidence diamétralement opposée, celle de la conservation-réhabilitation. Que nous raconte ce renversement ? Que dit-il du processus de fabrication de l’architecture et du rôle de ses acteurs politiques et économiques ? Que dit-il des indicateurs utilisés pour prendre des décisions et de notre rapport au temps ?

    Cette situation nous confronte en effet à une complexe discordance des temps : le temps court d’une prise de décision politique obéissant à un moment particulier, le temps long de la ville qui se structure par un effet différé de ces décisions, le temps actualisé dans un nouveau contexte climatique qui nous impose, « dans l’urgence », de maintenir nos bâtiments le plus longtemps possible, et enfin le temps qu’il nous manque pour faire cesser ce projet qui ne fait plus sens.

    Pour ou contre la démolition ?
    Pour les promoteurs publics de la démolition le choix de regroupement des ministères sur un même site s’explique par plusieurs arguments : programmatique, pour « faciliter le travail en commun entre les services, qui génère aujourd’hui de nombreux déplacements sources d’émissions de gaz à effet de serre » ; écologique, « les immeubles loués actuellement n’atteignant pas totalement le niveau d’exigence en matière de consommation énergétique » ; financier, « le coût des baux locatifs des deux sites actuels étant très onéreux et difficilement acceptable dans un contexte d’économie budgétaire ». La construction d’un bâtiment neuf est justifiée par la nécessité de répondre « aux besoins fonctionnels des services administratifs, en créant des espaces adaptables et une volumétrie permettant d’améliorer la fonctionnalité et l’efficience du travail collectif ». Il permettra d’offrir des espaces de travail « modernes, accueillants et accessibles, en adéquation avec les standards d’aujourd’hui et de demain pour la qualité de vie au travail ».

    Si l’option de la réhabilitation de la tour a été étudiée dans un premier temps, cette piste n’a pas été retenue car elle ne répondait pas « aux ambitions de l’État vis-à-vis des besoins fonctionnels et des objectifs en matière d’énergie et de bilan carbone », le bilan énergétique d’exploitation de la tour INSEE étant moins performant que celui d’une construction neuve. Le nouveau bâtiment promet d’être « exemplaire en matière de respect des politiques d’économies d’énergie, de développement durable et de mobilité »[1] et répondra aux exigences du référentiel NF HQE Bâtiment Durable 2016 ainsi qu’à la Réglementation Environnementale 2023.

    Mais a-t-on vraiment pris la mesure du potentiel de la réhabilitation ? Pour les opposants à la démolition, la destruction du tripode de béton armé représente « un gigantesque gâchis environnemental, financier et patrimonial » pour un usage identique et sur une surface similaire. Ils démontrent que la transformation de la tour aurait pu répondre à moindre coût au programme et à l’ambition des ministères. D’un point de vue architectural, la typologie du tripode est reconnue pour ses grandes qualités : « son orientation multiple offre des espaces ensoleillés, car aucune façade n’est à l’ombre toute la journée » ; elle permet « l’économie des circulations verticales, concentrées en un point central » ; « la structure poteaux-poutre régulière offre un plan libre, permettant d’imaginer une diversité de configurations et d’usages ».

    Plus frappant, l’étude comparative multicritères de l’État finalement rendue publique en 2022 par Alterea, confirme la possibilité technique d’une réhabilitation et sa pertinence, tant du point de vue environnemental que financier. Ce scénario coûterait « 25 à 52 millions d’euros de moins », soit « 15% à 30% d’économie tout en émettant près de 30% de carbone en moins ». Même en prenant en compte la performance environnementale du bâtiment neuf, « les émissions de CO2 du chantier de démolition-reconstruction sont tellement importantes qu’il faudrait attendre près de 430 années d’exploitation du bâtiment pour les amortir et rentrer dans une phase plus vertueuse que si le bâtiment avait été rénové initialement »[2].

    Interroger les critères
    Pour comprendre ce qui motive les conclusions de cette dernière étude, qui confirme malgré tout la pertinence du projet de démolition-reconstruction, il faut se pencher plus précisément sur sa méthode, et le principe même de l’analyse multicritères. C’est d’ailleurs ce à quoi les grands statisticiens et économistes de l’INSEE appelaient en leur temps, d’Alain Desrosières à François Eymard-Duvernay, à propos de toute forme de mesure : la quantification du monde ne peut s’apprécier, et se discuter, qu’à condition de pouvoir interroger les opérations conventionnelles qui en sont le fondement, en particulier celles qui consistent à produire des équivalences. Autrement dit, il ne faut pas seulement se pencher sur le résultat des calculs, mais questionner en amont leurs postulats et leur périmètre. On est de ce point vue frappés de voir une série de variables très différentes compilées dans des tableaux autour de critères aux intitulés eux-mêmes discutables et rendus commensurables : « patrimonial, architectural et paysager », « fonctionnel », « organisationnel », « environnemental », et bien sûr « économique ». Critères qui, au fil du document, servent à comparer les scénarios (dont plusieurs modalités de réhabilitation), d’abord sous la forme de sous-critères chiffrés, puis de courtes phrases, de l’usage des couleurs rouge et verte, et enfin de… smileys.

    Plusieurs formes d’aplatissement se jouent dans ce dispositif. La première porte sur le sens même de la comparaison, son orientation. L’étude est en effet organisée autour de l’évidence de la démolition, et c’est à l’aune de ce scénario que les autres sont mesurés. Ce seul point de référence témoigne d’une organisation du raisonnement calculatoire qui n’a rien « d’innocent », comme le dirait la philosophe Donna Haraway[3].

    L’effet d’aplatissement se joue aussi dans l’opération technique de la comparaison, ou plutôt des comparaisons accumulées. Qu’est-ce qui est compté, exactement, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? De quel droit se permet-on par exemple d’opposer des bilans d’émissions carbone d’opérations, à propos desquelles on peut considérer qu’elles ne sont pas vraiment comparables, notamment parce que la question de la matière est occultée dans le calcul ? En particulier, la durée nécessaire à la constitution des matériaux qui entrent dans la fabrication du béton n’est pas comptée. Ainsi, une grande partie du coût des matériaux est cachée, alors même que ce coût deviendrait inestimable si l’on considérait le sable pour ce qu’il est « réellement » : une ressource non renouvelable. Ailleurs, les émissions carbone du scénario démolition-construction sont compensées uniquement si l’on compte une exploitation du bâtiment neuf sur plus de quatre siècles, alors même que nous n’avons pas 100 ans de recul sur la durée de vie du béton.

    L’aplatissement de la méthode se joue enfin dans le choix des critères et dans la distribution de l’expertise. Alors même que les membres de l’association de défense de la conservation IN C’ Malakoff font preuve d’une remarquable maîtrise du sujet, y compris sur le plan technique, leur parole est restée inaudible face à des décideurs qui font la sourde oreille. À l’heure de la crise climatique et de la défiance grandissante vis-à-vis des autorités politiques et scientifiques, cultiver les conditions d’une démocratie technique est essentiel, en particulier lorsqu’il s’agit d’architecture et d’urbanisme. Une démocratie qui ne consiste pas simplement à rendre acceptables des projets décidés à huis clos, mais au contraire à rendre discutables leurs aspects les plus techniques, qui sont toujours aussi éminemment politiques.

    C’est dans le débat collectif autour des chiffres et des critères que peut s’inventer une échappatoire à l’aplatissement indiscutable des calculs. En reconnaissant que les projets de ce genre ne sont pas seulement affaire de « coûts » et de « bénéfices » dont l’identification tiendrait d’un bon sens partagé, mais qu’ils relèvent de la décision politique. Il faudrait ainsi pouvoir accompagner une « inversion du pensable », pour reprendre la belle expression de Michel de Certeau[4], qui ferait s’imposer l’évitement de la démolition, la prise en compte des cycles longs de la matière, une véritable considération pour les sols et leurs richesses comme autant de points de départ, autant de nouvelles évidences à partir desquelles penser, aménager et ménager.

    Le fait accompli de la disparition
    C’est tout le contraire qui s’est passé à Malakoff à propos de la tour de l’INSEE. Pendant les premières années du projet, c’est la destruction qui a tenu lieu d’évidence. Comme si le bâtiment avait déjà disparu, gommé par la projection d’un futur qui tenait sa force d’une parcelle devenue page blanche. Puis tout est allé très vite. Les travaux de dépollution ont commencé et l’évidence s’est concrétisée dans les premières opérations, dont le coût a pu être comptabilisé dans l’étude multicritères, pesant ainsi en défaveur des autres scénarios, et rendant particulièrement difficile l’élaboration d’alternatives. Cette politique du fait accompli a fait de la réhabilitation une sorte d’incongruité dont la pertinence est devenue de plus en plus complexe à démontrer. Cette difficulté à vouloir arrêter le coup parti est par ailleurs renforcée par le choix de la procédure du marché public initial. En effet dans le cadre d’un « Marché Global de Performance » le commanditaire public confie à un acteur privé, ici Eiffage, la conception, la construction et la maintenance du bâtiment. Toute redirection au cours du processus est rendue quasiment impossible ou très coûteuse au regard des clauses contractuelles initiales.

    La force des évidences tient précisément à ce qu’on ne les voit plus, qu’elles se fondent dans l’arrière-plan de l’expérience. Aujourd’hui, malgré toutes les tentatives citoyennes et juridiques, la tour est en train d’être rasée. Et la manière même dont s’opère la démolition redouble la politique du fait accompli de la disparition. Depuis plusieurs semaines, étage par étage, la tour est effacée, sans fracas, presque silencieusement. Il y a quelque chose de l’anesthésie collective qui se joue dans ce démontage progressif « sans douleur », si loin des explosions spectaculaires qui avaient le mérite d’assumer la violence matérielle et symbolique de la démolition. Il faudrait rester jour et nuit sur le site pour véritablement prendre la mesure de celle-ci. Dessiner des lignes dans le ciel comme on trace un trait sur une bouteille dont on soupçonne que son contenu disparaît à notre insu. Suivre aussi la masse considérable des matériaux qui résulte de cet acte de démolition, et qu’il faut bien transporter, entreposer, retraiter dans le meilleur des cas. Documenter aussi les résidus toxiques récupérés à cette occasion, au premier rang desquels l’amiante. Accompagner, enfin, les ouvriers dont les corps portent aussi les traces de cet effacement.

    Mais déjà, la tour n’est presque plus là. Que restera-t-il dans quelques semaines, dans quelques années ? Comment son absence sera-t-elle éprouvée alors même que son existence n’a pas été jugée digne de considération et que sa démolition est passée inaperçue ?

    Le projet installe les conditions d’une grave amnésie, qui s’étend au-delà de la question strictement patrimoniale. Il perpétue un monde où le rapport aux milieux habités est marqué par l’insensibilité, voire l’insouciance. Un monde où le confort et l’innovation ont été associés à la course au remplacement et à la mise en invisibilité systématique des déchets qu’elle génère[5]. Un monde où l’inattention matérielle et l’oubli sont inscrits au cœur de l’idée de progrès, dont nous sommes de plus en plus nombreu·ses·x à savoir qu’il n’est plus tenable.

    Combien de temps nous faudra-t-il pour oublier l’existence de la tour INSEE ? Après l’amnésie de la biodiversité (s’habituer à ne plus voir d’insectes), l’amnésie du climat (considérer comme normales des températures autrefois exceptionnelles), l’amnésie patrimoniale nous guette à mesure que les bâtiments tombent ici et là.

    Penser gagner et pourtant perdre
    Tout comme la perte de ce qui nous est cher, constater la disparition matérielle provoque un mélange de tristesse et de colère. Car il s’agit ici de perdre les recours intentés pour arrêter le désastre, perdre son temps à ne pas être écouté, perdre la bataille du réel en ayant pourtant le sentiment de gagner celle des idées.

    Et pourtant, à Toulouse, Roubaix, Nantes, Besançon, Amiens, Marseille, Châtenay-Malabry, des collectifs de citoyen·nes s’organisent et appellent à un moratoire sur les démolitions prévues. Les luttes jusque-là très locales, se sont rassemblées le 7 février dernier à Pantin pour être reçues par l’ANRU (Agence Nationale du Renouvellement Urbain) et exiger un moratoire sur les démolitions à venir.

    Ces luttes, loin d’être anecdotiques, rassemblent un panel riche de profils et de compétences complémentaires (architectes à la retraite ou tout juste diplômés, juristes, ingénieurs, sociologues, historiens, travailleurs sociaux, activistes écologistes…). Au fur et à mesure qu’elles s’affutent, les expertises citoyennes se positionnent à l’avant-garde des décisions politiques. Elles détricotent les évidences de la destruction et réinvestissent le temps de l’architecture. Autour de ces concernements qui convergent naît un espoir : ce qui était possible hier ne le sera peut-être plus demain. La tour INSEE aurait pu être un magnifique symbole du passage d’une avant-garde (sa construction) à une autre (sa réhabilitation). L’inverse a eu lieu et nous sommes là, à compter chaque jour les étages qui disparaissent. Observateurs attentifs de l’évidente anachronie d’une chute.

    Vanille Busin
    Designer Ingénieure , membre de l’agence Encore Heureux

    Nicola Delon
    Architecte, Cofondateur du collectif Encore Heureux

    Jérôme Denis
    Sociologue, professeur de sociologie à Mines Paris - PSL

    qualités : « son orientation multiple offre des espaces ensoleillés, car aucune façade n’est à l’ombre toute la journée » ; elle permet « l’économie des circulations verticales, concentrées en un point central » ; « la structure poteaux-poutre régulière offre un plan libre, permettant d’imaginer une diversité de configurations et d’usages ».

    Plus frappant, l’étude comparative multicritères de l’État finalement rendue publique en 2022 par Alterea, confirme la possibilité technique d’une réhabilitation et sa pertinence, tant du point de vue environnemental que financier. Ce scénario coûterait « 25 à 52 millions d’euros de moins », soit « 15% à 30% d’économie tout en émettant près de 30% de carbone en moins ». Même en prenant en compte la performance environnementale du bâtiment neuf, « les émissions de CO2 du chantier de démolition-reconstruction sont tellement importantes qu’il faudrait attendre près de 430 années d’exploitation du bâtiment pour les amortir et rentrer dans une phase plus vertueuse que si le bâtiment avait été rénové initialement »[2].

    Interroger les critères

    Pour comprendre ce qui motive les conclusions de cette dernière étude, qui confirme malgré tout la pertinence du projet de démolition-reconstruction, il faut se pencher plus précisément sur sa méthode, et le principe même de l’analyse multicritères. C’est d’ailleurs ce à quoi les grands statisticiens et économistes de l’INSEE appelaient en leur temps, d’Alain Desrosières à François Eymard-Duvernay, à propos de toute forme de mesure : la quantification du monde ne peut s’apprécier, et se discuter, qu’à condition de pouvoir interroger les opérations conventionnelles qui en sont le fondement, en particulier celles qui consistent à produire des équivalences. Autrement dit, il ne faut pas seulement se pencher sur le résultat des calculs, mais questionner en amont leurs postulats et leur périmètre. On est de ce point vue frappés de voir une série de variables très différentes compilées dans des tableaux autour de critères aux intitulés eux-mêmes discutables et rendus commensurables : « patrimonial, architectural et paysager », « fonctionnel », « organisationnel », « environnemental », et bien sûr « économique ». Critères qui, au fil du document, servent à comparer les scénarios (dont plusieurs modalités de réhabilitation), d’abord sous la forme de sous-critères chiffrés, puis de courtes phrases, de l’usage des couleurs rouge et verte, et enfin de… smileys.

    Plusieurs formes d’aplatissement se jouent dans ce dispositif. La première porte sur le sens même de la comparaison, son orientation. L’étude est en effet organisée autour de l’évidence de la démolition, et c’est à l’aune de ce scénario que les autres sont mesurés. Ce seul point de référence témoigne d’une organisation du raisonnement calculatoire qui n’a rien « d’innocent », comme le dirait la philosophe Donna Haraway[3].

    L’effet d’aplatissement se joue aussi dans l’opération technique de la comparaison, ou plutôt des comparaisons accumulées. Qu’est-ce qui est compté, exactement, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? De quel droit se permet-on par exemple d’opposer des bilans d’émissions carbone d’opérations, à propos desquelles on peut considérer qu’elles ne sont pas vraiment comparables, notamment parce que la question de la matière est occultée dans le calcul ? En particulier, la durée nécessaire à la constitution des matériaux qui entrent dans la fabrication du béton n’est pas comptée. Ainsi, une grande partie du coût des matériaux est cachée, alors même que ce coût deviendrait inestimable si l’on considérait le sable pour ce qu’il est « réellement » : une ressource non renouvelable. Ailleurs, les émissions carbone du scénario démolition-construction sont compensées uniquement si l’on compte une exploitation du bâtiment neuf sur plus de quatre siècles, alors même que nous n’avons pas 100 ans de recul sur la durée de vie du béton.

    L’aplatissement de la méthode se joue enfin dans le choix des critères et dans la distribution de l’expertise. Alors même que les membres de l’association de défense de la conservation IN C’ Malakoff font preuve d’une remarquable maîtrise du sujet, y compris sur le plan technique, leur parole est restée inaudible face à des décideurs qui font la sourde oreille. À l’heure de la crise climatique et de la défiance grandissante vis-à-vis des autorités politiques et scientifiques, cultiver les conditions d’une démocratie technique est essentiel, en particulier lorsqu’il s’agit d’architecture et d’urbanisme. Une démocratie qui ne consiste pas simplement à rendre acceptables des projets décidés à huis clos, mais au contraire à rendre discutables leurs aspects les plus techniques, qui sont toujours aussi éminemment politiques.

    C’est dans le débat collectif autour des chiffres et des critères que peut s’inventer une échappatoire à l’aplatissement indiscutable des calculs. En reconnaissant que les projets de ce genre ne sont pas seulement affaire de « coûts » et de « bénéfices » dont l’identification tiendrait d’un bon sens partagé, mais qu’ils relèvent de la décision politique. Il faudrait ainsi pouvoir accompagner une « inversion du pensable », pour reprendre la belle expression de Michel de Certeau[4], qui ferait s’imposer l’évitement de la démolition, la prise en compte des cycles longs de la matière, une véritable considération pour les sols et leurs richesses comme autant de points de départ, autant de nouvelles évidences à partir desquelles penser, aménager et ménager.

    Le fait accompli de la disparition

    C’est tout le contraire qui s’est passé à Malakoff à propos de la tour de l’INSEE. Pendant les premières années du projet, c’est la destruction qui a tenu lieu d’évidence. Comme si le bâtiment avait déjà disparu, gommé par la projection d’un futur qui tenait sa force d’une parcelle devenue page blanche. Puis tout est allé très vite. Les travaux de dépollution ont commencé et l’évidence s’est concrétisée dans les premières opérations, dont le coût a pu être comptabilisé dans l’étude multicritères, pesant ainsi en défaveur des autres scénarios, et rendant particulièrement difficile l’élaboration d’alternatives. Cette politique du fait accompli a fait de la réhabilitation une sorte d’incongruité dont la pertinence est devenue de plus en plus complexe à démontrer. Cette difficulté à vouloir arrêter le coup parti est par ailleurs renforcée par le choix de la procédure du marché public initial. En effet dans le cadre d’un « Marché Global de Performance » le commanditaire public confie à un acteur privé, ici Eiffage, la conception, la construction et la maintenance du bâtiment. Toute redirection au cours du processus est rendue quasiment impossible ou très coûteuse au regard des clauses contractuelles initiales.

    La force des évidences tient précisément à ce qu’on ne les voit plus, qu’elles se fondent dans l’arrière-plan de l’expérience. Aujourd’hui, malgré toutes les tentatives citoyennes et juridiques, la tour est en train d’être rasée. Et la manière même dont s’opère la démolition redouble la politique du fait accompli de la disparition. Depuis plusieurs semaines, étage par étage, la tour est effacée, sans fracas, presque silencieusement. Il y a quelque chose de l’anesthésie collective qui se joue dans ce démontage progressif « sans douleur », si loin des explosions spectaculaires qui avaient le mérite d’assumer la violence matérielle et symbolique de la démolition. Il faudrait rester jour et nuit sur le site pour véritablement prendre la mesure de celle-ci. Dessiner des lignes dans le ciel comme on trace un trait sur une bouteille dont on soupçonne que son contenu disparaît à notre insu. Suivre aussi la masse considérable des matériaux qui résulte de cet acte de démolition, et qu’il faut bien transporter, entreposer, retraiter dans le meilleur des cas. Documenter aussi les résidus toxiques récupérés à cette occasion, au premier rang desquels l’amiante. Accompagner, enfin, les ouvriers dont les corps portent aussi les traces de cet effacement.

    Mais déjà, la tour n’est presque plus là. Que restera-t-il dans quelques semaines, dans quelques années ? Comment son absence sera-t-elle éprouvée alors même que son existence n’a pas été jugée digne de considération et que sa démolition est passée inaperçue ?

    Le projet installe les conditions d’une grave amnésie, qui s’étend au-delà de la question strictement patrimoniale. Il perpétue un monde où le rapport aux milieux habités est marqué par l’insensibilité, voire l’insouciance. Un monde où le confort et l’innovation ont été associés à la course au remplacement et à la mise en invisibilité systématique des déchets qu’elle génère[5]. Un monde où l’inattention matérielle et l’oubli sont inscrits au cœur de l’idée de progrès, dont nous sommes de plus en plus nombreu·ses·x à savoir qu’il n’est plus tenable.

    Combien de temps nous faudra-t-il pour oublier l’existence de la tour INSEE ? Après l’amnésie de la biodiversité (s’habituer à ne plus voir d’insectes), l’amnésie du climat (considérer comme normales des températures autrefois exceptionnelles), l’amnésie patrimoniale nous guette à mesure que les bâtiments tombent ici et là.

    Penser gagner et pourtant perdre

    Tout comme la perte de ce qui nous est cher, constater la disparition matérielle provoque un mélange de tristesse et de colère. Car il s’agit ici de perdre les recours intentés pour arrêter le désastre, perdre son temps à ne pas être écouté, perdre la bataille du réel en ayant pourtant le sentiment de gagner celle des idées.

    Et pourtant, à Toulouse, Roubaix, Nantes, Besançon, Amiens, Marseille, Châtenay-Malabry, des collectifs de citoyen·nes s’organisent et appellent à un moratoire sur les démolitions prévues. Les luttes jusque-là très locales, se sont rassemblées le 7 février dernier à Pantin pour être reçues par l’ANRU (Agence Nationnale du Renouvellement Urbain) et exiger un moratoire sur les démolitions à venir.

    Ces luttes, loin d’être anecdotiques, rassemblent un panel riche de profils et de compétences complémentaires (architectes à la retraite ou tout juste diplômés, juristes, ingénieurs, sociologues, historiens, travailleurs sociaux, activistes écologistes…). Au fur et à mesure qu’elles s’affutent, les expertises citoyennes se positionnent à l’avant-garde des décisions politiques. Elles détricotent les évidences de la destruction et réinvestissent le temps de l’architecture. Autour de ces concernements qui convergent naît un espoir : ce qui était possible hier ne le sera peut-être plus demain. La tour INSEE aurait pu être un magnifique symbole du passage d’une avant-garde (sa construction) à une autre (sa réhabilitation). L’inverse a eu lieu et nous sommes là, à compter chaque jour les étages qui disparaissent. Observateurs attentifs de l’évidente anachronie d’une chute.

    Vanille Busin
    DESIGNER INGÉNIEURE , MEMBRE DE L’AGENCE ENCORE HEUREUX

    Nicola Delon
    ARCHITECTE, COFONDATEUR DU COLLECTIF ENCORE HEUREUX

    Jérôme Denis
    SOCIOLOGUE, PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À MINES PARIS - PSL

    Notes
    [1] Administration centrale des ministères sociaux.

    [2] Calculs réalisés par l’association IN C Malakoff, à partir des chiffres fournis dans l’étude multicritères.

    [3] Donna J. Haraway, « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist studies, 14(3), 575‐599, 1988.

    [4] Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975.

    [5] Jeanne Guien, Le consumérisme à travers ses objets, Divergences, 2021.

  • Comme un appel à la générosité des possédants pour soulager la misère des dépossédés. Les profiteurs qui nous « gouvernent » pourraient-ils devenir « vertueux » ? J’ai comme un doute.

    La précarité écologique des comptes publics - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2024/04/04/la-precarite-ecologique-des-comptes-publics

    À peine la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet avait-elle émis l’idée que la dérive du déficit budgétaire national justifiait une taxation exceptionnelle des superprofits, que le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, réagissait en se disant opposé à toute hausse des impôts (une manifestation de courage, selon lui). Autrement dit, alors que de nombreuses réductions de dépenses dans des secteurs essentiels comme la transition écologique ou les affaires sociales étaient déjà programmées, il fallait tout de même rappeler que la possibilité de solliciter les entreprises du CAC 40 ou les grosses fortunes de France n’avait même pas été discutée en amont et qu’elle resterait indiscutable quelle que soit l’évolution des comptes publics. Comment s’étonner ensuite que ce genre de réflexe défensif alimente dans l’opinion le procès populiste des riches et des responsables politiques qui leur servent d’émissaires dociles et caricaturaux ?

    https://justpaste.it/em4pv

    Non, parce que la générosité, on n’en a plus grand chose à carrer. Nous ce qui nous intéresserait, c’est la répartition équitable et pérenne des richesses produites par les multitudes et que s’accaparent quelques héritiers de l’aristocratie dominante.

  • Luciana Peker : « Pour Milei, le féminisme est l’ennemi public numéro un » - AOC media
    https://aoc.media/entretien/2024/03/15/luciana-peker-pour-milei-le-feminisme-est-lennemi-public-numero-un

    Face aux oppressions fascistes et sexistes du président Javier Milei, la journaliste et militante féministe Luciana Peker a quitté l’Argentine pour venir s’installer en Europe. Elle s’évertue, depuis, à alerter l’opinion publique internationale sur les dangers d’une complaisance face à l’extrême-droite, notamment pour les droits des femmes.

    https://justpaste.it/b9l74

  • Emmanuel Macron, un révolutionnaire conservateur - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2024/02/27/emmanuel-macron-un-revolutionnaire-conservateur

    De manière générale la conjonction de l’absence de majorité parlementaire, du libéralisme économique et du mépris de l’administration, qualifiée d’ « État profond », a conduit à la systématisation d’un gouvernement caméral, par conseils, désormais plus souvent privés que publics, dans les différents domaines de la vie de la nation.

    (...)

    D’ores et déjà Emmanuel Macron, tout jupitérien qu’il soit, entérine l’instauration d’une forme d’Etat corporatiste au sein duquel la Police et la FNSEA ont pris le contrôle, respectivement, du maintien de l’ordre et de l’agriculture, dans une perspective de défense d’intérêts catégoriels, déconnectée de l’intérêt général. Il est de plus en plus patent que l’armée prend le chemin de cette autonomisation, notamment dans le cadre du Conseil de défense, entité non constitutionnelle qu’avait mise en place François Mitterrand pour contourner le contrôle parlementaire et la réticence de son ministre de la Défense, Pierre Joxe, vis-à-vis de l’intervention militaire de la France au Rwanda.

    (...)

    Autrement dit, sur plusieurs décennies, les gouvernements successifs, qu’ils soient de gauche, de droite ou d’ « en même temps », ont mis en place un arsenal législatif, réglementaire et coutumier qui donnera au Rassemblement national les clefs d’un État autoritaire contre lequel la société française n’a plus guère de défense immunitaire.

    • Il sera sans doute difficile à un Laurent Wauquiez d’obtenir la suppression de l’enseignement de la sociologie dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, comme est parvenu à le faire son homologue de Floride, mais nous le voyons déjà faire un usage très discrétionnaire des subventions dans le domaine culturel, couper le financement régional de Sciences Po Grenoble suspecté d’islamo-gauchisme, exiger avec succès l’annulation d’un colloque universitaire sur la Palestine à Lyon.

      Edit. illustration ici : https://seenthis.net/messages/1044656

  • Le « décolonialisme militaire » comme legs colonial controversé.
    Un long texte, dense et pour tout dire un peu complexe pour des A1. Mais Jean-Pierre Olivier de Sardan est un anthropologue de grande renommée, un des meilleurs connaisseurs des Etats et sociétés d’Afrique de l’Ouest francophone (notamment Niger, Mali et Burkina Faso.

    https://aoc.media/analyse/2024/02/28/au-sahel-un-decolonialisme-militaire

    Au Sahel, un décolonialisme militaire

    Par Jean-Pierre Olivier de Sardan
    Anthropologue

    Alors que les juntes militaires du Burkina Faso, du Niger et du Mali se retirent de la Cedeao et que les nouveaux dirigeants semblent portés par un sentiment populaire de rejet de l’influence française, une analyse du paradigme « décolonial » et de ses différents usages révèlent une forme d’idéologie qui sert avant tout les intérêts des élites au pouvoir.

    En publiant ( il y a quelques jours sur ce même site ) un article très critique sur la politique catastrophique d’Emmanuel Macron au Sahel (en particulier à propos de la punition collective infligée aux populations locales), je n’avais évidemment pas pour objectif de conforter la stratégie des régimes militaires au pouvoir et d’exonérer leurs propres responsabilités dans la rupture avec la France. En général il faut être deux pour se fâcher de façon aussi radicale, et toute escalade implique les deux parties.

    Une analyse de la façon dont les officiers qui pilotent les gouvernements du Mali, du Burkina Faso et du Niger instrumentalisent et amplifient les ressentiments populaires à l’égard des anciens colonisateurs (leur « francophobie ») me semble donc nécessaire et complémentaire, d’autant plus que le fait de rendre la France (et à travers elle l’Occident) responsable de toutes les déceptions des indépendances, de tous les échecs des démocraties, de toutes les impasses du développement, rejoint de façon intéressante le pôle le plus radical d’un courant intellectuel devenu à la mode tant en Afrique que dans le monde, sous le label de « décolonialité » ou de « décolonialisme ». Je vais donc faire un détour préalable par cette école de pensée avant d’examiner sa connexion avec les discours des officiers au pouvoir et les acclamations de leurs supporters.

    Le paradigme décolonial et ses variantes

    Le paradigme décolonial a pris naissance en Amérique latine, chez des auteurs relevant plutôt de disciplines littéraires et herméneutiques. La colonisation à laquelle leur récit alternatif se réfère est celle de l’Amérique à partir de l’arrivée de Christophe Colomb à la fin du XVème siècle, marquée par la soumission et le massacre des peuples dits « indigènes ». Mais cette colonisation espagnole ou portugaise, qui fut aussi une colonisation de peuplement, a pris fin depuis bien longtemps, autrement dit les souvenirs politiques directs de sa domination, de son arbitraire, et de sa violence se sont largement estompés au profit tout au long des indépendances des histoires nationales latino-américaines (imprégnées d’un point de vue occidentalo-centriste et d’un oubli des histoires indigènes).

    Ce sont donc essentiellement les survivances intellectuelles de cette colonisation (sa « colonialité »), et, au-delà, les prétentions universalistes de l’Occident, son dédain pour les savoirs non occidentaux et, in fine, l’épistémologie rationaliste elle-même (d’où le néologisme d’« épistémicide » parfois employé contre celle-ci) qui sont pris pour cibles[1]. Aujourd’hui, ce courant décolonial est sorti d’Amérique latine, il a gagné les campus américains puis européens (et les diasporas africaines)[2]. Il s’est donc globalisé, en particulier dans les milieux intellectuels et universitaires, où il a souvent fusionné avec divers courants de pensée critiques et post-modernes (paradoxalement « occidentaux »), tels que les perspectives déconstructionnistes, les théories de la domination, le féminisme, la critique de la violence structurelle des États modernes et du bio-pouvoir, et les concepts de racialisation et d’intersectionnalité.

    Le paradigme décolonial est donc d’abord un courant intellectuel : c’est une décolonialité savante. Mais celle-ci est loin d’être homogène. On peut ainsi distinguer deux pôles : un pôle radical plus idéologique et un pôle souple plus empirique. Pour le pôle radical, les « épistémologies du Sud[3] » s’opposent frontalement à l’épistémologie occidentale, tout entière fondée sur une rationalité européenne des Lumières s’auto-proclamant universelle, alors que pourtant elle excluait et continue à exclure tout le reste de l’humanité, et en particulier les conceptions, valeurs, savoirs, coutumes ou visions du monde de la multitude des peuples autrefois colonisés[4].

    Le pôle radical procède par énoncés catégoriques et vastes agrégations identitaires, sans s’embarrasser de contre-exemples. Le pôle souple, lui-même très diversifié, est plus nuancé, discret, attentif aux complexités, ses auteurs reconnaissent que tout n’est pas à jeter dans le mouvement des Lumières, défendent la rationalité scientifique si elle prend en compte d’autres rationalités, et l’universalisme s’il n’est pas occidentalo-centré. Ils admettent les apports de la pensée philosophique ou sociologique européenne[5]. Ils sont aussi plus tournés vers l’enquête comme base d’investigation des survivances coloniales. Je ne traiterai pas ici des nombreux travaux qui développent cette décolonialité souple et empiriquement argumentée.

    Bien sûr il s’agit d’un continuum entre ces deux pôles, avec de nombreuses positions intermédiaires[6]. Il faut aussi mentionner le courant post-colonial, antérieur à son cousin décolonial, les divergences entre les deux, bien que souvent affirmées par le second (son pôle radical surtout) étant parfois peu discernables. Il se réfère plus directement aux survivances du colonialisme en Inde ou en Afrique. Nous avons ici choisi de l’inclure dans l’expression « décolonialisme savant[7] ».

    Le décolonialisme en Afrique et son double registre

    La rencontre du décolonialisme avec l’Afrique sub-saharienne est en effet une autre histoire, différente, spécifique. Tout d’abord la référence coloniale n’est pas en Afrique ce qu’elle signifie pour l’Amérique latine : l’occupation française par exemple est encore fort proche des temps actuels, et de ce fait ses répressions et son despotisme, en particulier sous la période dite de l’« indigénat », aboli seulement en 1945, restent encore très douloureux dans la mémoire collective.

    Les décennies qui ont suivi les indépendances, lesquelles ont été de fait « octroyées » plutôt que conquises dans le cas de l’AOF et de l’AEF (grâce il est vrai à la défaite française en Algérie et sans oublier le rôle du RDA, ou, au Cameroun, de l’UPC), ont été marquées de surcroît par une présence française relativement importante et souvent intrusive dans les pays dits « de son pré carré », ce qui a engendré les qualifications (non dénuées de fondement) de « néo-colonialisme » ou de « Françafrique » (associées à celle de « gendarme de l’Afrique » en référence aux nombreuses interventions militaires).

    Autrement dit, tant le colonialisme politique du 20ème siècle que son prolongement néo-colonial pendant deux ou trois décennies (et ses répliques ultérieures) restent aujourd’hui des éléments centraux des perceptions négatives de la France dans l’imaginaire collectif en Afrique, quand bien même le poids politique et économique réel de la France s’est peu à peu affaibli depuis une bonne vingtaine d’années. Il s’agit donc d’un décolonialisme populaire, à dominante politique, qui n’est pas une création du paradigme décolonial savant, et qui l’a d’ailleurs précédé.

    D’un autre côté, divers intellectuels africains, surtout dans un registre philosophique, ont revendiqué, eux aussi avant l’émergence des paradigmes postcolonial et décolonial, une décolonisation des esprits, à la suite de Cheikh Anta Diop, en particulier sous la forme d’une réhabilitation des sociétés traditionnelles (ou « pré-coloniales »), de leurs histoires, de leurs cosmologies, de leurs organisations politiques, de leurs cultures, de leurs langues.

    Pour le dire de façon abrupte, cette décolonisation intellectuelle entendait critiquer l’aliénation coloniale ou néo-coloniale, réhabiliter l’Afrique précoloniale, et rompre radicalement avec l’histoire de France et l’histoire de l’Occident égypto-gréco-latin enseignées dans les écoles coloniales comme étant l’Histoire tout court. Elle a rejoint désormais le paradigme décolonial savant, sous l’une ou l’autre de ses formes.

    Le courant décolonial en Afrique se situe donc dans deux registres intersécants : d’un côté un décolonialisme populaire, relevant de la sphère politique, qui fait référence à la colonisation récente et au néo-colonialisme qui a suivi. C’est une spécificité du décolonialisme africain. De l’autre côté un décolonialisme intellectuel, relevant de la sphère culturelle, qui converge avec les diverses variétés du paradigme décolonial savant.

    Mais décolonialisme populaire et décolonialisme savant en Afrique ont en commun une caractéristique fondamentale : tous deux constituent non seulement des ensembles argumentaires mais aussi, voire surtout, une cause militante, morale et affective : il s’agit de mettre fin aux humiliations profondes du passé comme du présent (esclavage, colonisation, néo-colonialisme, racisme, paternalisme, occidentalo-centrisme, rejet des migrants) et à cet effet il faut combattre deux ennemis emboités, la France d’une part (le colonisateur d’hier et sa présence excessive aujourd’hui encore) et l’Occident plus généralement (dont l’universalisme proclamé cache mal de nombreuses discriminations racistes et masque une prétention suprématiste injustifiée au monopole des connaissances, dont la France est par ailleurs un archétype).

    Ces deux registres ont été largement appropriés depuis des décennies au sein des classes moyennes urbaines africaines passées par le lycée et/ou l’université. Ce qu’on a appelé « la montée du sentiment anti-français » en Afrique n’est donc pas seulement un résultat de la propagande récente et insistante des militaires arrivés au pouvoir (et encore moins l’effet des réseaux russes, ni même des funestes erreurs de Macron), elle repose sur un socle ancien, dont trois composantes sont évidentes, et pour une grande part légitimes, à savoir : (a) les comptes non réglés de la colonisation, (b) les manœuvres coupables de la Françafrique, et (c) l’occidentalo-centrisme de la culture générale et des institutions de développement (ainsi que ce que j’avais appelé « l’impérialisme moral », qui y est souvent associé). Les frustrations et humiliations qui découlent de ces trois composantes sont en outre associées aux échecs de la démocratie (telle qu’elle a été pratiquée par les gouvernements africains), à la dénonciation d’élites corrompues, et à l’absence de perspectives sociales, économiques, professionnelles.

    Désir de revanche et besoin de réhabilitation sont donc depuis longtemps un binôme symbolique fort, présent dans de larges fractions des populations. Les signes les plus divers de ce désir de revanche et de ce besoin de réhabilitation abondent : les manifestations d’écoliers et d’étudiants depuis les indépendances ont très souvent pris pour cibles des symboles français (SCOA, Total, Orange) … ; les attentats du 11 septembre ont été largement applaudis en Afrique… ; la popularité aujourd’hui encore de Thomas Sankara tient pour beaucoup à ce qu’il était capable de dire « non » à la France et à l’Occident… On peut ajouter, entre mille autres exemples, le statut iconique et donc intouchable de Cheikh Anta Diop, l’étonnante popularité de Chavez dans les syndicats étudiants, le succès spectaculaire du film Black Panther, ou la croyance assez répandue que c’est un empereur du Mali qui a découvert l’Amérique avant Christophe Colomb.
    Un décolonialisme militaire

    Les positions très anti-françaises (mais aussi anti-occidentales, bien que moins intensément) qui ont été adoptées depuis deux ans par les putschistes sahéliens n’ont sans doute aucun lien direct avec le paradigme décolonial, mais elles s’appuient incontestablement sur le décolonialisme populaire, cette partie de l’opinion publique déjà largement acquise à ce qui apparait comme une cause juste, à forte légitimité multi-facettes, tout à la fois politique, idéologique, culturelle, morale. Les militaires, en surfant sur ce décolonialisme populaire, ont opéré un choix tactique habile, au moins à court terme.

    Leur « souverainisme » affichée, leur « néo-nationalisme » (dont le contenu semble se réduire le plus souvent au rejet de la France et des dirigeants africains considérés comme ses suppôts), leur « néo-panafricanisme » (limité en fait aux pays sahéliens sous régimes militaires) amplifient et dopent à leur tour le décolonialisme populaire : les réseaux sociaux parlent abondamment d’une « nouvelle indépendance » déclenchée grâce aux coups d’état, qui serait même la « vraie indépendance », reléguant celle de 1960 au rang d’accessoire de théâtre, et considérant de fait les régimes africains antérieurs, en particulier démocratiques, comme des créations de l’Occident et des agents de la France.

    Faire déguerpir l’armée française, interdire l’espace aérien du pays, renverser les alliances, refuser les visas, insulter l’ONU, quitter la CEDEAO, déroger aux règles régionales ou internationales, jeter à la poubelle les élections, réprimer les opposants comme étant des traîtres à la patrie, s’allier avec la Russie, toutes ces décisions apparaissent à une partie de l’opinion publique comme autant d’actes décoloniaux audacieux, éminents, grandioses. Oser faire publiquement et au nom de la nation ce que les « fausses démocraties » antérieures n’avaient jamais osé faire face à la France et à l’Occident, n’est-ce pas une revanche admirable, une réhabilitation magnifique, face à la poursuite masquée de la colonisation politique, et face à l’aliénation et la colonisation insidieuse des esprits ?

    La stratégie classique du « bouc émissaire » utilisée intensément par les militaires sahéliens est d’autant plus efficace que le bouc émissaire est l’ancien maître, une cible populaire de longue date, qui a fourni de bonnes raisons pour être détestée. Dans un récent entretien[8], le général Tiani, à la tête du Niger, parle plusieurs fois de la France actuelle en disant de façon sarcastique « Le Maître » : c’est sous-entendre que le Maître colonial serait toujours présent 60 années après l’indépendance, ce Maître auquel Alassane Ouattara, Patrice Talon, Bola Tinubu et Macky Sall (les cibles africaines préférées des capitaines, colonels et généraux sahéliens) obéiraient encore servilement, ce Maître avec lequel seuls les trois régimes militaires ont osé rompre.

    Le colonisateur d’hier est tenu comme responsable de tous les maux de l’Afrique, y inclus d’ailleurs l’insurrection jihadiste qu’on le soupçonne de favoriser en sous-main, ce qui permet de qualifier la France d’État terroriste. En outre, Tiani, dans ce même discours, évoque plusieurs fois les émirats, sultanats, royaumes et empires du Sahel, du Moyen-Âge au XIXe siècle, montrant ainsi son souci de réhabiliter un passé glorieux ignoré des Français et des Occidentaux.

    On a donc affaire avec les actuels régimes militaires à une forme exacerbée du décolonialisme populaire. Un décolonialisme militaire. Une formule de gouvernance inédite.
    Deux critiques fondamentales contre le paradigme décolonial et le décolonialisme militaire

    Mais ce décolonialisme militaire, comme le décolonialisme populaire qui le soutient et qu’il flatte, a quelques points communs avec le pôle radical du paradigme décolonial savant.

    Certes, la « dispute épistémologique » déclenchée par les savants décoloniaux radicaux (promoteurs d’une « épistémologie du Sud »), n’est pas en soi un débat qui passionne les foules, mais elle a néanmoins son équivalent populaire dans le rejet des savoirs européens au profit de la réhabilitation des savoirs africains, un thème très répandu dans les classes moyennes africaines. On peut en voir une forme plus intellectuelle chez les tenants d’une « philosophie africaine », et une forme extrémiste islamisée dans le rejet d’une école publique francophone devenue impopulaire pour beaucoup de parents (« Boko Haram » peut être traduit par « maudite soit l’école occidentale ! »).

    De façon générale, la critique des survivances coloniales intellectuelles par le décolonialisme savant et la dénonciation des stratégies néo-coloniales françaises par le décolonialisme populaire ont un fort « air de famille ». Certes il n’y a pas entre eux des relations de cause à effet, et ils se situent dans des registres différents, mais ils partagent tous deux un élément central : leur narratif est fondé sur un même dédain pour les données historiques qui ne vont pas dans le sens voulu, une même vision extrêmement idéologisée (et donc caricaturale) de l’histoire.

    Cet air de famille apparait clairement quand on s’intéresse aux critiques qui ont été émises à l’encontre du paradigme décolonial radical (savant) dans son rapport avec l’Afrique : elles valent tout autant pour le décolonialisme militaire, comme on va le voir. Je vais pour cela m’appuyer sur deux auteurs en particulier, Olufémi Taiwo et Elgass (El Hadj Souleymane Gassama[9]), qui « déconstruisent » les principaux arguments du paradigme décolonial radical (« déconstruction » étant un terme volontiers utilisé par la perspective décoloniale, il est en l’occurrence appliqué à celle-ci). Elgass fait d’ailleurs parfois le lien entre décolonialisme radical savant d’un côté et décolonialisme populaire et militaire de l’autre, par exemple avec cette phrase ironique : « [pour les décolonialistes] Les héros africains ne se mesurent pas nécessairement à leur impact positif sur la vie des Africains et leur bien-être mais ils sont jugés sur leur capacité à tenir tête à l’Occident » (Elgass, p. 48).

    Nous ne retiendrons ici que deux critiques, mais elles sont majeures. La première porte sur l’essentialisation de la colonisation et l’absence d’une perspective historique rigoureuse. La seconde, complémentaire et enchâssée dans la première, porte sur la négation de facto de l’agencéité des acteurs africains depuis l‘indépendance.

    Quand on parle de décoloniser, de quel type de colonisation s’agit-il, et à quel moment de la colonisation fait-on allusion ? Si l’on considère seulement la colonisation française au sens strict, la période de la conquête et ses massacres n’est pas la période de l’indigénat avec son despotisme du quotidien, qui n’est pas celle de la loi-cadre préparant les indépendances. La colonisation dans la santé à base de médecine militaire et de lutte contre les grandes endémies a peu de rapport avec les écoles primaires des villes pour former des « commis » locaux, et moins encore avec la chefferie administrative (clé de voute du système colonial). Mais surtout, que signifie « décoloniser » lorsqu’on parle de la période post-coloniale (dite souvent néo-coloniale, au moins pour ses premières décennies) ?

    On ne peut confondre occupation coloniale et influence néo-coloniale. Certes, l’une et l’autre sont condamnables, mais pas pour les mêmes raisons et pas avec les mêmes arguments. Qu’entend-on exactement par « néo-colonial » ? La poursuite de la colonisation sous une autre forme ? Une soumission (occasionnelle ? permanente ?) des régimes indépendants aux injonctions (lesquelles ?) des anciens colonisateurs ? La tentative (réussie ? parfois mise en échec ?) de la France de garder une influence (politique ? économique ? culturelle ? militaire ?) dans les pays autrefois par elle colonisés ? Les interventions militaires au profit de dirigeants amis ? Les déclarations déplorables des dirigeants français ?

    Certes, on peut légitimement contester que le jour de l’indépendance soit une rupture radicale, et parler plutôt d’une transition préparée par la puissance coloniale et s’étendant sur une décennie, depuis la loi-cadre Deferre en 1954, jusqu’au moment où plus aucun Français n’est encore à un poste directeur quelconque dans les administrations africaines (milieu ou fin des années 1960). Mais on ne peut négliger ce fait fondamental : l’indépendance a donné la clé de la maison aux élites africaines, même si les anciens colonisateurs ont par la suite usé et abusé trop souvent de leurs conseils, de leur influence, de leurs financements, et parfois de leurs menaces ou de leurs armes. « En Afrique la différence qualitative décisive entre le colonialisme et l’indépendance est que dans le premier cas la capacité des Africains de contrôler leurs propres destinées était bloquée, alors que dans le second ils pouvaient fabriquer leur propre histoire, même s’ils l’ont éventuellement mal fabriquée. Toute tentative d’affirmer l’existence d’une continuité sans fracture entre le colonialisme et le néocolonialisme est douteuse, et même complètement fausse. (…) L’action ou l’inaction de l’ex-colonisé est décisive dans le succès ou l’échec du néo-colonialisme. Car les véritables néo colonialistes ne sont autres que nous-mêmes les Africains » (Taiwo, pp. 44-45).

    Par exemple, la Françafrique néo-coloniale, bien plus faite de compromis, tractations et « arrangements » (certes fort critiquables) entre dirigeants africains et français que de diktats de ces derniers, était nettement différente dans le contenu comme dans la forme du modus operandum des gouverneurs et commandants de cercles coloniaux ; et c’est toujours à l’appel de dirigeants locaux menacés ou renversés que les Français sont (hélas) intervenus militairement.

    Inversement, parce qu’ils en avaient la volonté politique, Modibo Keita ou Sékou Touré (comme Kwame Nkrumah ou Julius Nyerere du côté anglophone) ont très tôt pu imposer leurs propres visions du pouvoir et leurs règles du jeu, en abandonnant par exemple le franc CFA ; et Houphouët Boigny, certes solide allié de la France, était loin d’en être le « valet », si l’on considère son habileté à les rallier à sa propre stratégie. Les élites africaines qui ont gouverné depuis 1960 avaient leurs propres objectifs, elles manœuvraient aussi les dirigeants des pays occidentaux (France inclus), pratiquaient la dissuasion du faible au fort, et jouaient à l’occasion de la rivalité entre les deux blocs pendant la guerre froide. Et rappelons-nous que ce sont les mouvements étudiants et syndicaux qui ont amené les conférences nationales et la chute des régimes militaires de première génération, et non pas la France ou le discours de La Baule de Mitterrand.

    Par la suite, la Françafrique de Foccart a décliné peu à peu (parfois reconvertie en une « Bollor-afrique » privée), et les politiques africaines de Hollande ou de Macron, bien qu’imprégnées à des degrés divers de paternalisme, de condescendance et de méconnaissance, et tenant évidemment compte des intérêts stratégiques français, ne peuvent plus sérieusement être placées sous ce label, même s’il en reste quelques traces désolantes. L’Agence française de développement n’a rien à voir avec l’administration coloniale, mais elle est aussi très différente de la coopération française des années 1980, et les stratégies géopolitiques imposées à ses dirigeants peuvent largement diverger des objectifs et des pratiques de ses agents sur le terrain.

    Quant à l’industrie du développement, son occidentalo-centrisme évident, son hyper-bureaucratisation, ses « modèles voyageurs » et projets « top-down[10] » ou l’arrogance dont font parfois preuve ses experts internationaux ne signifient pas pour autant qu’elle chausse les bottes de la colonisation. Il ne faut pas tout mélanger. Banques de développement, organisations des Nations-Unies, multiples agences bilatérales, ONG internationales petites et grandes, structures régionales : tous ces intervenants hétéroclites, qui ont entre eux de nombreux désaccords et des divergences notables, ne peuvent être regroupés sous une même accusation de néo-colonialisme.

    L’ouvrage L’empire qui ne voulait pas mourir[11] commet à cet égard une erreur typique de la perspective décoloniale : tout son argumentaire affirme que la colonisation française serait encore et toujours présente de la conquête à nos jours. Mue par le même rêve de domination, et le même mépris des Africains, elle n’aurait fait que changer d’habits, à l’image de la célèbre phrase du marquis de Lampedusa dans Le Guépard : « il faut que tout change pour que rien ne change ».

    Cette essentialisation de la colonisation perdurant 60 années après les indépendances, l’affirmation que rien n’a vraiment changé et l’oubli corrélatif de toute perspective historique, c’est-à-dire de toute périodisation, ne permettent pas de comprendre les phénomènes complexes et les dynamiques internes qui ont fait l’Afrique durant ces 60 années. C’est le propre des simplifications abusives (et des idéologies, de droite comme de gauche, du Nord comme du Sud) que de gommer les nuances, homogénéiser les hétérogénéités, aplatir les différences dans le temps et l’espace, refuser de prendre en compte les contre-exemples. « La réification du fait colonial est si forte qu’elle tend à enfermer toute l’histoire du continent dans ce temps unique, omettant l’extraordinaire diversité de cette chronologie, ses souverainetés propres, ses essences inviolées. Mais plus encore, elle somme toute la création d’être en réaction avec ce fait colonial, délaissant la nécessaire autoscopie » (Elgass, p. 209).

    Taiwo insiste aussi de façon convaincante sur la concaténation abusive entre colonisation, modernité, capitalisme ou christianisme. Reprocher au colonialisme les maux du néo-libéralisme ; dénoncer l’individualisme, la perte de valeurs familiales d’antan ou la consommation de masse comme autant de produits maudits de la colonisation ; associer à tout jamais le colon et le missionnaire, constituent des généralisations hâtives auxquelles Taiwo oppose de nombreux arguments empiriques.

    Loin d’être identique à la modernité et de constituer son seul véhicule[12], la colonisation a souvent bloqué celle-ci, par exemple en donnant un rôle décisif aux chefferies locales, qui ont toujours constitué une force sociale particulièrement conservatrice. De même la colonisation a sans doute freiné l’expansion du capitalisme en Afrique, au profit des monopoles coloniaux. Prenons enfin l’exemple du christianisme : même si les missions ont accompagné, suivi et approuvé la conquête militaire, le christianisme a néanmoins pénétré en Afrique bien avant la colonisation (cf. le royaume du Kongo au XVème siècle) il s’est transformé de multiples façons bien après (cf. églises évangéliques et pentecôtismes), et il a pris des formes originales sous la colonisation contre la volonté des colonisateurs (cf le Kimbanguisme au Congo ou le Harrisme en Côte d’Ivoire).

    La deuxième vague d’arguments qui met à mal le narratif décolonial (radical/savant comme populaire/militaire) et qui découle de la première porte sur la façon dont sont traités les acteurs africains : les deux seuls rôles qui leur sont attribués sont en effet ceux de victimes de la colonisation ou de marionnettes de celle-ci. Un des concepts centraux des sciences sociales contemporaines, agency, agentivité ou agencéité en français, développé par Anthony Giddens, passe totalement à la trappe. Il désigne pourtant des propriétés qui sont en principe attribuables à tout acteur social, aussi démuni, dominé ou vulnérable soit-il : être porteur de connaissances et de stratégies, être capable d’agir, dans les limites certes des contraintes et ressources qui l’environnent, mais toujours avec une marge de manœuvre. « Cette approche [le paradigme décolonial] nie ou en tout cas minimise l’agencéité des colonisés (…) Un grand nombre des pratiques créatives des ex-colonisés ne sont pas prises au sérieux par les fanatiques de la décolonisation. » (Taiwo, p. 24)

    Si 60 ans d’indépendance n’ont servi à rien, si la colonisation domine encore les sociétés politiques africaines et aliène leurs esprits et leurs mentalités, si seuls les actuels militaires sahéliens ont mis fin à cette dépendance honteuse, cela signifierait que les Africains seraient totalement dépourvus d’agencéité ! « Mettre la colonisation au centre de la vie des colonisés est historiquement suspect et a comme effet inattendu de rendre peu lisible, voire complètement invisible, l’autonomie de la vie des colonisés, en dépit de la colonisation » (Taiwo p. 206).

    Les critiques que nous venons d’évoquer ciblent surtout le paradigme décolonial radical, mais elles gardent toute leur pertinence face au décolonialisme militaire et à l’usage qu’il fait de son rapport à la colonisation. Quand Elgass rappelle qu’il est plus facile d’accuser l’autre que de balayer devant sa propre porte : « Penser contre soi, le préalable de l’introspection, le supplice du miroir, ces exigences intellectuelles élémentaires sont balayées par la fureur accusatrice » (p. 79), il cible aussi bien le décolonialisme militaire que le décolonialisme radical savant.

    Le décolonialisme comme idéologie

    On peut toutefois être sceptique sur la capacité des critiques du décolonialisme radical à convaincre les foules acclamant les militaires de ce que les proclamations souverainistes actuelles reposent sur des fondations historiquement et épistémologiquement bancales. Car le décolonialisme n’est pas seulement une configuration argumentative, c’est aussi, qu’il soit radical savant ou populaire, une idéologie, une croyance, et on ne convainc guère les croyants par des arguments. La face idéologique du décolonialisme, politique comme intellectuel, est intolérante aux débats et aux contestations argumentées. C’est ce qui d’ailleurs rend toutes les idéologies (scientifiques ou populaires) insubmersibles, résistantes à la raison, rétives aux preuves.

    Le décolonialisme en Afrique est un cas intéressant de mixage entre une idéologie scientifique (restreinte en général au monde des enseignants et chercheurs) et une idéologie politique populaire (circulant de façon large).

    Tout d’abord, le paradigme décolonial radical est une idéologie scientifique, parce que, côté scientifique, il entend ouvrir un nouveau champ de production de connaissances (débusquer partout les survivances coloniales, et jusqu’au sein de la rationalité universaliste occidentale) mais, côté idéologie, c’est au prix élevé d’une dichotomisation du monde, d’une maltraitance de l’histoire et d’une non prise en considération des nuances et des contre-exemples. L’émergence d’une idéologie scientifique ouvre certes à ses débuts des perspectives nouvelles et produit des effets d’innovation et de séduction intellectuelle, ceci d’autant plus quand elle actionne aussi des leviers militants et moraux. Mais peu à peu, et parfois assez vite, l’idéologie scientifique n’admet plus d’être contestée, elle tourne à la rhétorique et au dogme, elle ne produit plus de données originales et se contente de répéter ses propres mantras.

    Le décolonialisme est aussi en Afrique une idéologie politique populaire : capable de mobiliser les foules bien au-delà des cénacles culturels, il s’éloigne des sophistications intellectuelles et des subtilités langagières du paradigme décolonial, pour simplifier (parfois à l’extrême) les énoncés qu’il partage avec lui et dénoncer (bien plus fort que lui) tous ceux qui n’y adhèrent pas. Dès lors qu’il accède au pouvoir, son dogmatisme est plus implacable, plus redoutable. Mais surtout les idéologies politiques populaires se nourrissent de l’espoir de ceux qui croient en elles. Les populations du Sahel, face à l’enchevêtrement des crises qu’elles subissent[13], face au sentiment d’impasse profonde qu’elles ressentent, sont nécessairement sensibles aux marchands d’espoirs.

    Faire du Maître d’antan la seule cause des crises, l’accuser des pires complots contre le peuple (en étant conforté par les réactions totalement contre-productives de l’ancien colonisateur et de la CEDEAO), et en même temps libérer le pays de toutes ses chaînes par le simple fait d’obliger le Maître à décamper tout en l’humiliant, c’est une stratégie de vente d’espoir particulièrement efficace, qui promet des lendemains qui chantent gagés sur une évidence : le Mal a enfin été chassé.

    Et ensuite ?

    Le décolonialisme militaire a une grande différence avec le décolonialisme savant : il s’inscrit non pas dans des stratégies théoriques et professionnelles individuelles au sein du monde universitaire (donc un tout petit monde), mais dans une stratégie politique, qui plus est par des acteurs qui ont pris de force le pouvoir à la tête d’un État, et engagent l’avenir de millions de personnes. Une question se pose donc immédiatement : que se passera-t-il une fois le bouc émissaire éliminé du paysage national ? Quel projet politique y a-t-il derrière la dénonciation du néo-colonialisme, qui a permis aux militaires de légitimer leur coup d’état ?

    La critique des faillites des régimes démocratiques antérieurs est le second argumentaire mis en avant par les actuels détenteurs du pouvoir : mauvaise gestion, corruption, affairisme… Ces maux sont mis sur le compte de la démocratie, et la démocratie est mise sur le compte de l’Occident, ce qui est quelque peu exagéré et injuste dans les deux cas, car il s’agit plutôt du comportement des élites politiques nationales (quand bien même elles ont été courtisées, protégées et appuyées par la France ou l’Occident plus généralement).

    Le paradoxe est que la hiérarchie militaire fait bel et bien partie de ces élites. À nouveau, un peu d’histoire est nécessaire. Mettre fin à la mauvaise gestion, la corruption, et l’affairisme était déjà la rhétorique utilisée par la première vague de coups d’état militaires dans les années 1970-80. Elle a été ensuite utilisée par les conférences nationales qui ont amené la démocratie dans les années 90. Elle a été enfin été utilisée par les diverses oppositions sous les régimes démocratiques. Mais, depuis 60 ans, tous ceux qui, après avoir dénoncé la mauvaise gestion, la corruption, et l’affairisme, ont accédé au pouvoir (par coup d’état ou par élection toujours contestée) n’ont jamais fait mieux (et souvent ont fait pire) que leurs prédécesseurs. Il n’y a aucune raison de penser que cela soit différent aujourd’hui, d’autant plus que les armées sahéliennes sont depuis longtemps accusées avec des arguments solides d’être elles-mêmes des fiefs de mauvaise gestion, corruption, et affairisme.

    Le troisième argumentaire porte sur le reversement des alliances. Il reste cependant très sommaire : il s’agit de quitter l’orbite occidentale pour aller vers les BRICS. Mais cette réorientation géo-politique n’a pas attendu les récents coups d’état pour prendre forme, loin de là. La Chine est déjà devenue le principal partenaire de l’Afrique et le premier lieu d’accueil de ses étudiants. Les pays du Golfe persique sont depuis longtemps actifs dans les pays africains musulmans. La Turquie est de plus en plus présente. L’Inde arrive. Et bien sûr la Russie vend son matériel militaire et si affinité envoie ses soldats. Poursuivre cette réorientation n’a donc rien de nouveau.

    Les pays du Sahel sont confrontés à deux défis majeurs, dont leur avenir dépend. (1) Il faut gagner la guerre contre l’insurrection jihadiste. (2) Il faut élaborer et mettre en œuvre des politiques de développement économique qui créent massivement des emplois et qui permettent se sortir progressivement de la dépendance à l’aide extérieure (qu’elle soit occidentalo-centrée comme hier ou multipolaire comme aujourd’hui) … Ni le remplacement de civils élus par des militaires putschistes ni la rupture avec la France et avec la CEDEAO ne font avancer magiquement dans ces deux directions. Les militaires, qui semblent peu pressés de rendre le pouvoir, sont-ils en mesure de relever ces deux défis, et d’éviter la mauvaise gestion, la corruption, et l’affairisme qui ont plombé tous leurs prédécesseurs ?

    Dans chaque pays sahélien, beaucoup (les plus bruyants) espèrent, d’autres (qui se font discrets, répression oblige) sont très sceptiques. Mais les seules proclamations décoloniales ne peuvent en tout cas pas faire chanter les lendemains.

    Jean-Pierre Olivier de Sardan

    Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

  • Quand la macronie rencontre l’esport - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2024/02/22/quand-la-macronie-rencontre-lesport

    Quand la macronie rencontre l’esport

    Par Vincent Bresson
    Journaliste

    Cette fin de semaine se tiendra à la Cité des sciences à Paris, le Villette esport 24. Secteur en pleine croissance issu de la rencontre entre tech et sport, l’esport est, sur le papier, « macron compatible ». Une déclaration sur la responsabilité des jeux vidéo dans les émeutes de cet été aura suffi à briser l’idylle, même si Emmanuel Macron et ses équipes continuent de multiplier les gestes à destination d’une pratique sportive de plus en plus structurée.

    https://justpaste.it/ds2ja

    #WTF #esport #start_up_nation

  • Quand Emmanuel Macron maltraite le Conseil d’État - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2024/02/19/quand-emmanuel-macron-maltraite-le-conseil-detat

    POLITIQUE
    Quand Emmanuel Macron maltraite le Conseil d’État
    Par Thomas Perroud

    JURISTE
    L’intervention directe d’Emmanuel Macron dans la nomination clé au Conseil d’État met en lumière la volonté présidentielle de contrôler étroitement les organes judiciaires et de s’inscrire dans le discours critiquant l’indépendance des juges. En ébranlant les fondements des contre-pouvoirs et en défiant ouvertement les normes européennes, le gouvernement actuel semble esquisser les contours d’un « Frexit » juridique, questionnant profondément le futur de la France dans son rapport aux droits fondamentaux et à son ancrage européen.

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    La décision d’Emmanuel Macron de refuser la nomination de Rémy Schwartz pour présider la section des Finances du Conseil d’État pour lui préférer un autre candidat que celui qui avait été choisi en interne est loin d’être anecdotique.

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    D’abord, elle est révélatrice d’un désaveu du Conseil d’État, accusé de ne pas juger en faveur de l’exécutif : elle reflète en ce sens un rejet des contre-pouvoirs tout en rejouant une petite musique – encore sourde mais de plus en plus audible –, de critique frontale des juges et des droits de l’Homme. Ensuite, elle s’inscrit dans une série de décisions menaçant les institutions indépendantes. Enfin, elle traduit, dans l’histoire constitutionnelle française, la propension des exécutifs forts à privilégier des personnalités proches du pouvoir pour occuper les postes majeurs au Conseil d’État : depuis sa création par Napoléon, le Conseil d’État a ainsi toujours été cronfort.

    Le macronisme et le tournant populiste du conservatisme français
    Quelle est la justification avancée pour refuser ainsi un candidat irréprochable ? Les explications fournies aussi bien dans l’Opinion que dans la Lettre doivent alerter. Il est reproché au Conseil d’État de suivre la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de la CEDH. Cet argument doit être pris au sérieux : il s’inscrit dans le lobbying exercé par certains cercles pour une forme de Frexit juridique. Déjà, le Conseil d’État a, dans une décision importante mais passée inaperçue dans l’opinion, fait prévaloir une lecture conservatrice de la Constitution sur une jurisprudence claire et protectrice des droits de la Cour de justice, allant ainsi dans le sens du ministère de l’Intérieur et permettant une surveillance de masse des données des internautes : avec cette décision, c’est la première fois que le Conseil d’État met un coup d’arrêt à sa posture accueillante au droit de l’Union européenne et au droit international en général, politique inaugurée à la fin des années quatre-vingt.

    Si l’exécutif est engagé dans une politique de rupture vis-à-vis de l’Union européenne et de la CEDH, il est plus que temps d’ouvrir cette position au débat public. Au lieu d’affronter ce débat, il semble que les gouvernants actuellement au pouvoir tentent d’obtenir une sécession, par le bas, de l’Europe, en faisant pression sur les tribunaux. Au titre de l’Union européenne, c’est le droit de la protection des données qui est menacé et, bien entendu, le droit de l’environnement. Au titre de la CEDH, ce sont les droits qui ont offert aux individus des garanties contre la puissance étatique qui font l’objet des critiques, ainsi que les droits protégeant les migrants. Ce faisant, l’exécutif français se fait l’écho d’une voix qui perce dans l’espace public.

    La critique des droits de l’Homme et du gouvernement des juges est de plus en plus insistante. Le 6 janvier 2024, Alain Finkielkraut, Franz-Olivier Giesbert et Jean-Louis Bourlanges se sont ainsi retrouvés d’accord dans « Répliques » pour estimer que le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel et la Cour de justice comme la CEDH ont pris le pouvoir en France. Ce point de vue est partagé par Jean-Eric Schoettl, ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel[1] ou Noëlle Lenoir, ancienne juge constitutionnelle. Jean-Eric Schoettl, depuis sa critique du gouvernement des juges, est à l’origine de l’idée de « bouclier constitutionnel » pour se protéger de l’Europe. Le dernier livre de Franz-Olivier Giesbert tire ainsi sans ménagements sur le Conseil d’État avec une violence peu commune[2].

    Si la décision précitée vient sanctionner une politique jurisprudentielle trop accommodante vis-à-vis de l’Europe – politique qui date des années 80, il faut le dire – les signaux annonciateurs d’un Frexit juridique s’accumulent depuis la décision sur la rétention de masse des données des internautes jusqu’à la décision de la Cour de cassation refusant l’effet direct de la Charte des droits sociaux de l’Union européenne pour donner sa pleine application aux fameux « barèmes Macron » en cas de licenciement. Le Brexit a lui aussi été précédé d’une campagne contre les juges – qui continue d’ailleurs. Des deux côtés de la Manche, c’est bien le même programme politique sous-jacent, profondément illibéral, visant à amenuiser les contre-pouvoirs, qui est à l’œuvre. Le macronisme s’inscrit dans cette veine, en combattant une indépendance de la justice qu’il a pourtant le devoir constitutionnel de défendre.

    Le macronisme et les contre-pouvoirs
    La décision doit aussi être inscrite dans une série témoignant une volonté de reprise en main des corps indépendants. L’instrumentalisation du Conseil constitutionnel, qui a été dénoncée récemment à l’occasion de la loi sur l’immigration, n’est sans doute pas récente : dès sa création, le Conseil a été pensé comme étant proche du Président de la République, son premier président, Léon Noël, inaugurant des entretiens réguliers avec le général de Gaulle, entretiens refusés avec les parlementaires.

    Beaucoup plus insolite a été la décision d’Emmanuel Macron de ne pas renouveler Isabelle de Silva à la présidence de l’Autorité de la concurrence. C’est la première fois depuis les années quatre-vingt qu’un président de la République manifeste ainsi son pouvoir vis-à-vis d’une institution de ce rang. Cet acte n’est pas isolé : Laurent Mauduit a réalisé une enquête très approfondie sur tous les cas d’ingérence, qui se sont en réalité multipliés dans la période récente, en prenant pour levier le pouvoir de nomination détenu par le président de la République. Le parti Renaissance a aussi évoqué la suppression de certaines autorités administratives indépendantes en mai 2023[3].

    L’intégrité du Conseil d’État victime des exécutifs forts
    Il est aussi intéressant de regarder le type de profil privilégié pour le poste de président de la section des Finances. La Lettre explique que le profil « est allé au contact du politique » ». Alors que les précédents désaveux présidentiels étaient motivés par la trop grande proximité du profil retenu par le Conseil d’État avec un engagement partisan (François Mitterrand refusant Guy Braibant proche du parti communiste ou Nicolas Sarkozy rejetant Christian Vigouroux pour sa proximité avec le parti socialiste), c’est un motif opposé qui a animé le président Emmanuel Macron.

    Or, préférer un profil proche du politique est une constante des présidents autoritaires de notre histoire constitutionnelle. En instituant le Conseil d’État, Napoléon ne voulait pas d’un juge indépendant ; la IIIe République avait renforcé cette indépendance, en supprimant sa fonction consultative pour les projets de loi. Après l’arrêt Canal en 1962, le général de Gaulle a été jusqu’à vouloir supprimer le Conseil d’Etat : si le projet a été abandonné, les réformes consécutives à cette crise ont consisté à rapprocher davantage le Conseil d’État du politique en créant notamment la double appartenance des membres du Conseil aux sections consultatives et aux sections contentieuses. Préférer un profil proche du politique, donc « conflicté » c’est faire sentir au Conseil d’État sa dépendance : c’est un rappel à l’ordre.

    Qu’un président de la République veuille défendre une certaine politique est naturel dans une démocratie, particulièrement en France puisqu’il est élu au suffrage universel direct. Ce qui est navrant et profondément antilibéral, c’est un mode d’expression du mécontentement qui se passe d’explication, de motivation – et de motivation en droit – et fait dépendre la nomination des plus hauts fonctionnaires d’un critère politique plutôt que de l’intégrité d’une carrière dévouée au service de l’intérêt général.

    Thomas Perroud

    #Conseil_d'Etat #illibéralisme #Macron

  • Formes élémentaires du dévoiement – Pourquoi, malgré tout, défendre l’universalisme ? 1/2 - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2024/02/14/formes-elementaires-du-devoiement-pourquoi-malgre-tout-defendre-luniversalism

    Sacraliser la nation : le national-républicanisme
    Étrangement, du moins en apparence, l’attachement incantatoire à l’universalisme est devenu un leitmotiv de l’identité nationale. Ce qui est proposé aux immigrés est de se plier aux traditions françaises, celles-ci étant supposées universelles par essence. L’universalisme alors n’est plus un humanisme ouvert à la diversité mais une forme de la résistance du nationalisme français. Or l’universalisme se fourvoie, jusqu’à se vider de sa substance, lorsqu’il fait de l’identité nationale la boussole du combat républicain. La confusion entre l’amour de la République et la sacralisation de la nation est largement à l’origine de la construction d’une mythologie politique indifférente à l’histoire, en l’occurrence au passé colonial français.

    #universalisme #national-republicanisme
    > https://justpaste.it/caphf

  • Macron ou la catastrophe africaine - AOC media

    En choisissant, en réactions aux coups d’états, de punir les populations sahéliennes – notamment en coupant nette toute aide humanitaire et au développement – le Président Macron se trompe de cible et fait le jeu des militaires au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Il ajoute ainsi au ressentiment envers la France au sein de l’opinion publique africaine, et perpétue une politique diplomatique désastreuse.

    https://justpaste.it/96hr4
    #Afrique #Macron

  • Un long et très éclairant texte d’un sociologue, Nicolas Roinsard, analysant la situation de l’île de Mayotte (101e département français, dans l’archipel des Comores) comme une situation (post-)coloniale.
    Mayotte ou les symptômes d’une société fragmentée et désorganisée - AOC media

    https://aoc.media/analyse/2024/02/06/mayotte-ou-les-symptomes-dune-societe-fragmentee-et-desorganisee

    Dans son discours de politique générale, le Premier ministre a promis une loi pour Mayotte, département le plus pauvre de France, rapidement suivi par son ministre de l’Intérieur qui envisage même une réforme constitutionnelle en matière de droit du sol… La politique sécuritaire et répressive menée depuis plusieurs années n’a pas pourtant en rien permis de résorber l’insécurité. Au contraire, les recherches démontrent qu’elle tend à l’aggraver.

    Imaginez-vous un département français sans eau courante depuis quatre mois, où des militaires distribuent chaque jour des packs d’eau, où la moindre intervention du SAMU est désormais escortée la nuit par des forces de l’ordre, où il est interdit d’organiser des compétitions de football parce que des jeunes s’entretuent en marge des matchs, où les policiers, eux-mêmes, dénoncent “la politique du chiffre” qui ne mène nulle part, où des élus défilent pour réclamer “l’état d’urgence”, où un maire organise dans sa ville une prière pour la paix parce qu’il n’y a plus que la religion pour tenter d’apaiser, et où il faudrait chaque année construire des dizaines d’écoles tellement la démographie est folle. Bienvenue à Mayotte, le 2 janvier 2024 ! »

    Les mots choisis par le journaliste de France Inter, Maxence Lambrecq, pour introduire son édito politique du 2 janvier 2024 résument assez bien le sentiment communément partagé d’une crise permanente dans le 101e département français. « Crise sociale », « crise migratoire », « crise sécuritaire », « crise de l’eau » ou encore « crise sanitaire » : l’île de Mayotte aurait de quoi occuper à elle seule l’agenda du ministre de l’intérieur et des Outre-mer ! Gérald Darmanin avait d’ailleurs prévu de s’y rendre ce week-end mais une autre crise, celle des agriculteurs, l’a retenu à Paris.

    Sa visite à Mayotte était pourtant très attendue. Des « collectifs de citoyens » tiennent des barrages depuis environ trois semaines pour réclamer le démantèlement d’un camp de réfugiés africains, érigé sur le terrain de football de Cavani à Mamoudzou. Quelques semaines plus tôt, l’île observait une série d’émeutes et de violences juvéniles particulièrement marquante. En marge d’un colloque sur les Outre-mer qui s’est tenu à Paris le 1er février, le ministre a tenu à rassurer les élus mahorais : « L’autorité de l’État va se mesurer non pas simplement en nombre de policiers et gendarmes supplémentaires, mais au changement de droit, sans doute très profond, qu’il faut pour empêcher la venue de ces personnes à Mayotte. »

    Le changement de droit, c’est celui de la nationalité et plus précisément le droit du sol appliqué à Mayotte. Alors que ce dernier a déjà fait l’objet d’une révision en 2018, le nouveau projet – qui suppose une réforme constitutionnelle – prévoit de durcir de nouveau les conditions de la naturalisation : pour qu’un enfant né de parents étrangers sur le sol mahorais puisse obtenir la nationalité à l’âge adulte, il lui faudra prouver que ses deux parents étaient en situation régulière « plus d’un an avant sa naissance ».

    Cette annonce ne surprend guère. Elle s’inscrit dans le droit fil des politiques migratoires et sécuritaires menées à Mayotte depuis une vingtaine d’années et dont les résultats sont pourtant peu probants. L’opération « Wuambushu » lancée au printemps 2023 en est une illustration. Poursuivant un objectif conjoint de lutte contre la délinquance et l’immigration irrégulière, cette opération militaro-policière est regardée aujourd’hui avec amertume par les élus et la population locale qui observent a contrario une recrudescence des violences juvéniles sur le territoire. Des violences aux ressorts multiples qui ne sauraient être attribuées aux seuls enfants d’étrangers de même que leur traitement social ne saurait s’épuiser dans une seule politique répressive.

    L’explosion de la délinquance juvénile au cours des vingt dernières années

    À Mayotte, la rubrique « faits divers » de la presse régionale ne manque pas de sujets. Les faits de délinquance et les procédures judiciaires qui leur sont liées lui fournissent une matière permanente. Dénoncée par les élus qui en appellent à une plus grande intervention de l’État, redoutée par la population qui s’inquiète pour son intégrité physique, sondée par les Métropolitains qui projettent de venir s’installer et travailler, la montée de l’insécurité civile ne relève pas d’un fantasme, loin s’en faut. Deux chiffres permettent d’en prendre la mesure : on comptabilisait 813 faits constatés de délinquance en 1998 contre 11 920 en 2022, selon la Préfecture de Mayotte. En l’espace de 25 ans, les faits ont été multipliés par près de 15 pour une population qui a doublé sur la même période.

    Une des caractéristiques de cette délinquance, outre qu’elle est le fait d’une population essentiellement juvénile et masculine, renvoie aux violences qui très souvent l’accompagnent. On y enregistre une surreprésentation des homicides (5 ‰ à Mayotte contre 1 ‰ en France métropolitaine), des vols avec violence (4,5 ‰ contre 1,1 ‰) et des coups et blessures hors cadre familial (4,1 ‰ contre 2 ‰). Ainsi, pour l’année 2022, les faits constatés se concentrent pour l’essentiel autour des atteintes aux biens (5 237) et des atteintes volontaires à l’intégrité physique (4 861). On retrouve, parmi ces dernières, les violences gratuites caractéristiques des règlements de compte entre bandes rivales qui défraient régulièrement la chronique.

    Ces bandes répondent à une géographie très précise : elles se forment à l’échelle de quartiers que l’on rebaptise pour l’occasion (Gaza, Vietnam, Gotham, La Favela, Bagdad, Soweto, Sarajevo, etc.), de communes et, depuis peu, de l’île dans son ensemble (Watoro vs Terroristes). Bien qu’elles soient fortement attachées à un territoire, elles ne luttent pas pour le contrôle du trafic de stupéfiants comme on l’observe bien souvent dans l’Hexagone.

    Ici, les causes sont tout aussi diverses que futiles, l’enjeu étant avant tout de préserver la réputation du groupe et l’honneur de ses membres ; un affront entraîne mécaniquement une réponse dans un cercle sans fin. Parmi les jeunes qui s’adonnent à ces violences, certains sont tout à fait intégrés par ailleurs : ils sont scolarisés, ils font du sport en club, ils participent aux fêtes villageoises et religieuses, etc. Le fait même d’habiter un quartier ou une commune les inscrit dans des régimes d’obligation : participer aux règlements de compte entre bandes rivales fait partie de l’expérience socialisatrice masculine.

    La poussée de violence observée sur le territoire en fin d’année – les élus évoquent à ce sujet un « Novembre noir » – renvoie précisément à ces conflits entre bandes qui se règlent bien souvent sur la chaussée, occasionnant au passage le caillassage des automobilistes et des forces de l’ordre. La situation a continué de s’embraser courant décembre. Les émeutes se sont propagées sur plusieurs communes et quartiers de l’île : Dembeni, Tsararano, Tsoudzou, Kaweni, Majicavo, Coconi, Kahani, etc. Elles ont donné lieu à deux homicides : un premier par arme à feu le 10 décembre, un second par arme blanche cinq jours après. Le dimanche suivant, des bagarres ont éclaté en marge de deux matchs de football, l’un à Ouangani, l’autre à Tsingoni. Bilan : plusieurs blessés, un jeune dans le coma envoyé au centre hospitalier de La Réunion, un autre décédé de ses blessures.

    Ce bref tableau de la délinquance et des violences juvéniles suffit à planter le décor. On comprend aussi le sentiment d’insécurité qui gagne la population mahoraise : il est déclaré par une personne sur deux, contre une sur dix en France métropolitaine. Un sentiment qui motive des réactions, parfois violentes à leur tour. On a vu fleurir ces dernières années des comités de vigilantisme qui, à l’occasion, recourent eux-mêmes à la force pour attraper et mater des jeunes étiquetés comme délinquants. En marge du mouvement social qui a paralysé l’économie mahoraise pendant près de deux mois au printemps 2018, des milices se sont formées pour capturer des étrangers supposés en situation irrégulière et parmi eux des jeunes soupçonnés de faits de délinquance. Pour beaucoup, immigration et insécurité vont en effet de pair à Mayotte. En prétendant « faire le boulot de l’État », ces collectifs qui agissent en dehors de tout cadre légal mettent le pouvoir central au pied du mur.

    L’opération « Wuambushu » s’inscrit, de fait, dans une reprise en main de la question sécuritaire par l’État. Si l’objectif annoncé sur le front de la lutte contre la délinquance a globalement été rempli – 49 « chefs de bandes » auraient été appréhendés sur les 50 identifiés – ce bilan laisse songeur. Au-delà des épisodes récents de violence, la délinquance a continué de progresser sur les onze premiers mois de l’année 2023 (le bilan final n’a pas encore été communiqué). La délinquance juvénile à Mayotte n’est pas portée par quelques « têtes » qu’il suffirait de neutraliser pour enrayer le phénomène. Son ampleur et sa progression sont à la mesure des logiques d’exclusion vécues par de larges fractions de la jeunesse, française ou étrangère.

    Des jeunesses surnuméraires

    Deux logiques président à la construction de jeunesses surnuméraires à Mayotte. La première est économique et renvoie à la question sociale : quelle place la société mahoraise offre-t-elle à sa jeunesse dans un contexte de chômage de masse et de forte croissance démographique ? La seconde est juridique et renvoie à la question migratoire : quel sort réserve-t-on plus singulièrement aux jeunes nés de parents étrangers dans un contexte de forte répression de l’immigration ? Chacune de ces logiques produit des effets en termes de passages à l’acte et de carrières déviantes.

    En premier lieu – et c’est une donnée trop rarement commentée – on ne saurait comprendre l’accroissement de la délinquance juvénile sans avoir à l’esprit le poids démographique de la jeunesse et sa position dans l’espace social : les moins de 25 ans représentent 60 % de la population (contre 30 % en France métropolitaine) et subissent simultanément des niveaux de déscolarisation, de chômage et de pauvreté particulièrement élevés.

    Autre donnée trop souvent occultée : les processus d’exclusion qui affectent des pans entiers de la jeunesse mahoraise (et précédemment des autres jeunesses ultramarines) sont aussi le produit d’une gouvernementalité postcoloniale qui opère des effets de classement et de division sociale extrêmement prononcés. Quatre segments de l’action publique jouent ici un rôle manifeste : les politiques éducatives, les politiques de développement économique, les politiques sociales et les politiques migratoires.

    Le droit à l’instruction publique est relativement récent à Mayotte. Il s’est imposé au gré de l’évolution statutaire de l’île et de son intégration progressive au sein de la République. Mayotte a connu successivement les statuts de colonie (1841-1946), territoire d’outre-mer (1946-1975), collectivité territoriale de la République (1976-2001), collectivité départementale (2001-2011) et département depuis le 31 mars 2011. La scolarisation obligatoire des enfants de plus de six ans date de 1986, et l’ouverture des écoles maternelles ne s’est généralisée qu’à partir de 1993. Ainsi, on comprend les faibles taux de scolarisation de la population qui étaient encore enregistrés au recensement de 2012 avec un habitant sur trois parmi les plus de 15 ans qui n’avait jamais été scolarisé (contre 2 % en métropole), et un jeune sur cinq parmi les moins de 30 ans.

    Si la scolarisation est aujourd’hui la norme, des efforts restent à consentir pour soutenir la réussite éducative. Les conditions d’accueil et d’enseignement sont très éloignées des standards nationaux : classes surchargées, surreprésentation des enseignants contractuels et de moindre qualification, imposition du français quand les enfants ont été socialisés dans leur langue maternelle (shimaore et kibushi principalement), etc.

    Les difficultés rencontrées dans les apprentissages se mesurent par des taux d’illettrisme et de décrochage scolaire particulièrement élevés. Les évaluations réalisées en 2015 dans le cadre des journées « Défense et citoyenneté » indiquent que plus de la moitié des Mahorais âgés de 17 et 18 ans étaient en situation d’illettrisme contre 3,6 % de leurs homologues métropolitains. À la même époque, parmi les Mahorais âgés de 20 à 24 ans, 30 % n’étaient pas allés au collège. Au total, trois Mahorais sur quatre âgés de 15 ans ou plus sont sortis du système scolaire sans aucun diplôme qualifiant, contre 28 % dans l’Hexagone. Ces ressources en négatif pèsent de facto sur leurs chances d’insertion professionnelle dans une économie portée aujourd’hui par des emplois publics et qualifiés.

    Le développement économique induit par la départementalisation de Mayotte repose pour l’essentiel sur des mesures de mises à niveau de l’administration publique, dans les secteurs en particulier de l’éducation, la santé, l’équipement, les services administratifs et l’action sociale. Ainsi, sur 13 200 emplois créés entre 2009 et 2018, 8 400 sont attribuables à la fonction publique d’État. Compte tenu du faible niveau général de qualification de la population, une part significative des emplois publics est occupée par des Métropolitains ainsi que par une fraction diplômée de la population mahoraise, plus souvent embauchée dans les collectivités locales (communes et Conseil départemental).

    En 2018, le taux d’emploi était de 23 % pour les natifs de l’étranger, 38 % pour les natifs de Mayotte et 80 % pour les natifs de France métropolitaine. Le taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) s’établit à 34 % et celui des jeunes de 15 à 25 ans avoisine les 50 % (Enquête Emploi 2022). Des mesures qui sous-estiment le phénomène de privation d’emploi : beaucoup ne sont pas comptabilisés comme chômeurs car ils ne remplissent pas les critères de disponibilité et de recherche d’emplois. Ainsi, pour 27 000 personnes au chômage au sens du BIT, l’INSEE recense 33 000 personnes supplémentaires sans emploi et qui souhaitent travailler. Alors que Mayotte détient le plus fort niveau de chômage au niveau national, paradoxalement l’île est très peu dotée de dispositifs de soutien tels que les emplois aidés et les contrats d’insertion.

    Le modèle de développement déployé à Mayotte a donc pour effet de diviser fortement la population avec, d’un côté, des personnes qui accèdent à une condition salariale protégée (qui plus est pour les fonctionnaires qui bénéficient d’une majoration de leur traitement égale à 40 %) et, de l’autre, une masse d’individus qui en est durablement exclue. Ces inégalités sont par ailleurs faiblement compensées du fait du report ou de la moindre application des lois sociales en vigueur dans les autres départements français. La part des transferts sociaux alloués aux ménages mahorais est environ trois fois moindre que celle enregistrée à l’échelle nationale.

    Par conséquent, les inégalités entre ménages y sont quatre fois plus prononcées qu’en France métropolitaine et trois habitants sur quatre vivent en deçà du seuil de pauvreté national. En référence au revenu médian calculé à Mayotte, le seuil de pauvreté local se situe à 160 euros par mois. Quatre habitants sur dix se situent en dessous de ce seuil, tandis que les prix à la consommation sont 10 % supérieurs à ceux enregistrés dans l’Hexagone.

    Il faut donc se représenter la traduction concrète de ces quelques données chiffrées. Pour beaucoup, le quotidien est saturé par la quête de quelques ressources monétaires et/ou alimentaires. Les stratégies de survie s’articulent principalement autour d’une économie agraire d’autosubsistance, de l’économie informelle, des solidarités privées, des quelques revenus sociaux récemment instaurés et de la petite délinquance, essentiellement juvénile.

    Les données ethnographiques que j’ai collectées auprès de jeunes délinquants révèlent le vide institutionnel auquel ils font face dès qu’ils quittent le système scolaire. Le manque d’opportunités d’emploi, de dispositifs d’aide sociale, de programmes d’animation socioculturelle, d’insertion et de formation professionnelle dessine les contours de ce qu’ils dénomment eux-mêmes « la galère », marquée par une oisiveté quotidienne propice à l’engagement dans des actes délictueux : cambriolages, rackets, vols à l’arraché, usagers-dealers, etc.

    Les pratiques déviantes répondent ainsi à des logiques cumulées de survie économique, de lutte contre l’oisiveté et de tension sociale : le niveau de revenus et de consommation des nouvelles classes moyennes nourrit chez les jeunes désœuvrés un certain conformisme frustré. Elles sont par ailleurs renforcées par des effets de groupe (beaucoup d’entre eux appartiennent à une bande régie en partie par cette économie délictuelle) et le niveau de paupérisation connu dans leurs familles respectives composées, bien souvent, d’une mère isolée et de ses enfants : non seulement ils ne peuvent y trouver un soutien financier, mais beaucoup participent à l’économie familiale en y injectant une part des ressources tirées de leurs méfaits.

    Ces logiques de relégation et les obligations de survie qui leur sont attachées sont exacerbées pour les jeunes de nationalité étrangère. Ces derniers composent avec une politique migratoire particulièrement répressive qui a pour effet de précariser leur existence et celle de leurs parents. Celle-ci s’est durcie au gré de l’intégration politique de Mayotte et de l’accroissement de l’immigration, essentiellement comorienne : la part des étrangers dans la population totale est passée de 15 % en 1990 à 41 % en 2007 et 48 % en 2017. C’est là tout le dilemme auquel est confronté l’État français : le développement de Mayotte creuse l’écart avec les îles comoriennes voisines et soutient les projets migratoires dans un espace archipélagique marqué de longue date par la circulation de ses habitants et les mariages inter-îles.

    Dans l’impossibilité d’obtenir un visa, les candidats à l’émigration deviennent, une fois qu’ils ont posé le pied à Mayotte, des « clandestins » soumis à la traque des forces de l’ordre. Les nombreuses reconduites à la frontière orchestrées tous les ans (entre 20 000 et 23 000 en moyenne annuelle) produisent des ruptures familiales et alimentent le phénomène des mineurs isolés sur le territoire. On en dénombre entre 3000 et 5000 selon les sources, avec des profils hétérogènes qui vont de l’isolement total au recueil, pérenne ou temporaire, par un tiers lui-même soumis à des conditions de vie souvent dégradées. Les manquements manifestes de l’Aide sociale à l’enfance sur le plan à la fois matériel et éthique contribuent à maintenir cette « enfance en danger », la situation d’isolement constituant dès lors une des portes d’entrée dans les bandes délinquantes dans une perspective de survie économique et de protection.

    Parallèlement à la politique du chiffre visant à expulser en masse les « sans-papiers », l’État français durcit ses frontières en adoptant tout un ensemble de dérogations qui rongent le droit des étrangers et le droit de la nationalité. Passant outre le principe de l’indivisibilité de la République, la loi « Immigration maîtrisée, droit d’asile effectif et intégration réussie » du 10 septembre 2018 a ainsi entériné une révision du droit du sol pour le seul territoire de Mayotte : pour qu’un enfant né de parents étrangers puisse obtenir la nationalité française à l’âge adulte, il faut à minima qu’un de ses parents soit en situation régulière en France depuis au moins trois mois avant sa naissance. La loi s’applique pour les enfants nés après la date de son entrée en vigueur mais aussi pour tous ceux qui sont nés avant et qui sont encore mineurs, grevant ainsi toute chance de naturalisation et d’une intégration plus assurée.

    Dans un contexte de forte politisation de la question migratoire, les mesures répressives à l’endroit des étrangers trouvent aussi des relais dans la société civile. Dans bien des cas, les mineurs en sont les premières victimes. Beaucoup d’entre eux rencontrent par exemple des obstacles quant à leur scolarisation. Les mairies qui sont en charge de l’inscription des enfants résidant dans leur commune et soumis à l’obligation scolaire prennent parfois certaines libertés en exigeant des pièces administratives qui n’ont pas lieu d’être, en particulier le titre de séjour du ou des parents. Selon la Défenseure des droits, ce sont environ 15 000 enfants qui n’auraient pas accès à une scolarité classique. Une étude réalisée sous l’égide de l’Université de Nanterre estime que le nombre d’enfants non scolarisés est compris entre 5 379 et 9 575 selon la méthode de calcul retenue.

    Vécue de manière particulièrement violente par les intéressés, la non-scolarisation des mineurs d’origine étrangère se présente, de fait, comme une porte d’entrée vers une chaîne d’exclusions[1]. Pour ceux qui parviennent à maintenir leur cursus scolaire sans encombre, les risques de déscolarisation s’intensifient à l’âge de 16 ans, marquant la fin de l’obligation scolaire. En dehors de l’accès à l’éducation, les enfants de « sans-papiers », en particulier, se voient privés de tout droit. Ils se trouvent dans l’impossibilité de signer un contrat de travail, de bénéficier des services de la Mission locale, de suivre une formation, de disposer d’une couverture maladie, etc.

    Les processus cumulatifs de relégation (scolaire, sociale, juridique, économique, etc.) vécus par les jeunes d’origine comorienne les amènent progressivement à intégrer l’étiquette de « surnuméraire » qui leur est renvoyée. Cette dynamique a pour effet de fédérer des jeunes stigmatisés et d’alimenter, au fil du temps, leur inclination vers des comportements déviants. Si la délinquance d’appropriation répond d’abord à l’impératif de survie économique, les agressions et autres actes de vandalisme témoignent d’une volonté affirmée de retournement de la violence vis-à-vis d’une société et d’une nation perçues comme hostiles.

    Le racket des automobilistes qui se rendent au travail, le caillassage des bus scolaires, les rixes aux abords des collèges et lycées sont autant de délits orchestrés à l’endroit d’un monde qui leur est fermé. Les affrontements réguliers contre les forces de l’ordre, un signe de défiance vis-à-vis de l’autorité d’un État de droit qui produit leur marginalisation sociale. Le sentiment de rage et d’injustice fréquemment exprimé dès l’adolescence puis à l’âge adulte traduit, en creux, le principe de clôture du groupe déviant sur lui-même. La violence sociale subie depuis leur enfance se transforme en une violence à la fois auto-administrée (conduites à risques, addictions, etc.) et renvoyée aux autres (agressions, vols avec menace, etc.).

    À cet égard – et les données récentes qui attestent d’une progression de la délinquance et des violences juvéniles sont là pour appuyer notre propos – on peut se demander si les objectifs conjoints de durcissement des frontières nationales et de lutte contre la délinquance ne sont pas quelque peu antinomiques. Les professionnels de la Protection judiciaire de la jeunesse, par exemple, observent les effets particulièrement délétères de la révision locale du droit du sol dans leur travail de prévention de la délinquance à l’endroit des jeunes nés à Mayotte de parents étrangers.

    Alors que ces derniers ont grandi en nourrissant l’espoir d’une naturalisation à l’âge adulte, ils sont nombreux à apprendre aujourd’hui qu’ils ne peuvent prétendre qu’au titre de séjour, dont on sait les difficultés d’obtention. Désabusés par cette politique d’inimité, certains y renoncent et intègrent leur label juridique : ils sont étrangers et demeureront à jamais des surnuméraires à Mayotte, avec toutes les conséquences que cette condition juridique implique en termes de carrière déviante. En cela, si le nouveau projet de durcissement du droit du sol annoncé par le ministre vise à réduire l’immigration à long terme, il aura un effet plus immédiat : celui de grossir les rangs des surnuméraires…

    Le déclin des institutions coutumières

    Si la délinquance est symptomatique des processus de marginalisation sociale qui affectent les fractions dominées de la jeunesse (sans engagement scolaire, sans diplôme, sans emploi, sans papiers, sans tuteurs, etc.), elle témoigne également de la transformation rapide et brutale de la société mahoraise et de ses effets en termes de désorganisation sociale. Les institutions coutumières qui concouraient hier à la fabrique d’une société intégrée ne sont plus aussi opérantes, tandis que les nouvelles institutions exogènes liées à la mise aux normes françaises de la société locale ne le sont pas encore totalement. La déviance juvénile semble en être l’un des symptômes les plus prégnants alors qu’elle était quasi inexistante jusqu’au début des années 1990.

    Les jeunes, moins nombreux, était alors très encadrés dans leurs villages respectifs. Ils faisaient partie intégrante d’un système de classes d’âge (shikao) qui organisait des travaux collectifs et renforçait les liens au sein des promotions (hirimu). Ils étaient au contact étroit des maîtres coraniques (fundi wa shioni) qui assuraient tout à la fois leur socialisation religieuse et l’apprentissage des règles du vivre-ensemble. Ils étaient sous le contrôle de la famille élargie et des adultes du village qui disposaient d’un droit de regard et de sanction à l’endroit des enfants circulant dans l’espace public. Ce fort contrôle social canalisait ainsi la plupart des comportements.

    Sous l’effet de l’accroissement démographique, d’une ouverture croissante sur le monde occidental et des mesures d’assimilation qui accompagnent la départementalisation, les institutions coutumières ont perdu de leur force. Bénéficiant d’un niveau de scolarisation plus élevé que celui de leurs parents et grands-parents, les nouvelles générations remettent en question les rapports sociaux fondés traditionnellement sur l’âge et le savoir spirituel.

    L’éducation partagée cède la place à une éducation parentale, défaillante dans de nombreuses familles : d’un côté, des mères isolées et fragilisées tant dans leurs rôles éducatifs que matériels ; de l’autre, des pères absents en raison des politiques migratoires répressives (expulsion du père étranger et « sans-papiers ») et de la fragilité des liens d’alliance au sein des familles matrifocales (père de nationalité française qui a quitté le domicile familial). Les relais éducatifs tels que l’oncle maternel (zama) ou la tante paternelle (ngivavi) qui étaient couramment mobilisés en cas de séparation et/ou de difficultés parentales le sont plus rarement aujourd’hui. Si elles n’ont pas totalement disparu, les pratiques de placement des enfants chez un apparenté sont aujourd’hui plus difficilement vécues par les intéressés qui y voient une forme d’abandon et non de régulation. Cette situation peut être source de conflits et, par la suite, de rupture familiale.

    Les transformations contemporaines de la famille et de la communauté villageoise s’accompagnent ainsi d’une crise de la transmission et de l’autorité. Ceci est particulièrement vrai des milieux sociaux les plus modestes et allophones (et ils sont nombreux) qui peinent à saisir les nouvelles formes de socialisation juvénile et le rôle joué par les institutions républicaines dans l’éducation et la protection des mineurs. La notion « d’enfant du juge » (mwana wa jugi), devenue courante à Mayotte, illustre de façon exemplaire la méconnaissance de ces institutions et l’affaiblissement de la position d’autorité des adultes.

    Évoquant tour à tour la justice des mineurs et le droit des enfants, cette expression consacre l’idée selon laquelle les adultes ne sont plus autorisés à « redresser » les jeunes qui s’écartent des normes morales et sociales au risque d’être convoqués sinon condamnés par la justice de droit commun. Les châtiments corporels ont longtemps été un « outil éducatif » parmi d’autres ; en leur absence, beaucoup se sentent dépourvus de moyens d’action. L’éducation et le pouvoir de sanction à l’endroit des « enfants difficiles » relèvent dès lors de la seule compétence de l’État (sirkali).

    Un État que l’on se représente comme tout-puissant – colonial hier, garant des institutions républicaines aujourd’hui – et qui appelle la soumission de ses sujets. Le déclin des institutions coutumières, c’est en quelque sorte le prix à payer d’une intégration française qui a longtemps été réclamée dans une visée séparatiste avec les Comores[2] et dont on découvre aujourd’hui les effets.
    « Occupons-nous de notre jeunesse avant qu’elle ne s’occupe de nous ! »

    Ce pourrait être le mot de la fin. Cette assertion, entendue à maintes reprises chez des élus mahorais, témoigne de l’enjeu d’une intégration de la jeunesse qui pour l’heure fait défaut. Elle exprime, en creux, le lien que nous avons rappelé ici entre insécurité sociale et insécurité civile. Si la lutte contre la délinquance exige un certain équilibre entre mesures éducatives et mesures répressives, elle ne saurait faire l’économie de la question sociale qui recoupe, ici, la question générationnelle. Qu’ils aient la nationalité française ou non, la plupart des jeunes qui résident aujourd’hui à Mayotte y sont nés et/ou y ont grandi. Leurs préoccupations sont des plus triviales : aller à l’école, obtenir un diplôme, trouver un travail. À cela s’ajoute, pour les étrangers nés sur le territoire, l’obtention de la naturalisation à l’âge adulte, clé de voûte de toute autre forme d’insertion.

    Tout en communiquant sur les efforts financiers sans précédent déployés aujourd’hui dans l’île, les gouvernements successifs adoptent pourtant un même type de gouvernance marqué par un alignement différé des droits et une dépense publique par habitant bien inférieure à celle enregistrée à l’échelle nationale. La démographie et la situation dégradée sur le plan sécuritaire appellent, à notre sens, une plus grande intervention publique dans les domaines de l’éducation, l’aide sociale à l’enfance, la prévention spécialisée, la protection judiciaire de la jeunesse, la lutte contre la pauvreté, l’insertion et la formation professionnelles.

    « Occupons-nous de notre jeunesse avant qu’elle ne s’occupe de nous ! », c’est aussi un appel politique à l’adresse de la société civile afin que celle-ci (re)prenne part à la production de la société. Pour les uns, qui convoquent un passé « où l’on vivait en paix », il s’agit de réactualiser certaines des institutions coutumières qui participaient des équilibres sociaux antérieurs. Considérés comme des « juges de paix », les cadis qui ont perdu leur pouvoir judiciaire et notarial en 2010 sont aujourd’hui remis au-devant de la scène pour prévenir la délinquance. Plusieurs communes ont signé une convention avec le Département et le Conseil cadial pour formaliser plus avant cette fonction de prévention et de médiation. Dans la même veine, certains appellent à un renforcement de l’éducation coranique qui a perdu du terrain face à l’école laïque. Dans les représentations émiques, la non-fréquentation de l’école coranique accroît sensiblement, en effet, les risques de basculer dans la délinquance.

    Pour les autres, il ne s’agit pas tant de revenir à un ordre ancien, perçu comme dépassé, mais plutôt de créer les conditions d’une nouvelle forme d’encadrement social de la jeunesse, plus en phase avec ses besoins immédiats. Ainsi en est-il des nombreuses associations de quartier qui se sont créées ces dernières années. Avec, en toile de fond, un objectif affiché de lutte contre la déscolarisation et la délinquance, ces associations s’efforcent de soutenir les différentes étapes des trajectoires juvéniles : aide aux devoirs et mise à disposition de salles informatiques, animation socioculturelle, stages et contrats d’insertion, médiation avec les administrations et le service public de l’emploi, etc.

    Portées par des adultes natifs de leur quartier d’implantation, elles fonctionnent le plus souvent avec un effectif de deux ou trois salariés, quelques services civiques et de nombreux bénévoles, dont certains sont eux-mêmes anciens délinquants. Leur mot d’ordre est d’apporter de l’aide aux jeunes en difficulté sans dépendre des secours de l’État et des collectivités.

    Au regard de l’ensemble des processus d’exclusion qui affectent la jeunesse mahoraise, ce retour du collectif initié par des associations de quartier peut sembler insignifiant à bien des égards. Néanmoins, il révèle une énergie sociale agissant en marge d’une action publique jugée insuffisante et/ou quelque peu décalée par rapport aux réalités du territoire. Examiner et questionner le sens de cette dynamique associative revient à explorer simultanément la dimension conflictuelle d’une société en partie dépossédée de son organisation sociale et les systèmes d’actions (re)construits en réponse à cette désorganisation.

    NDLR : Nicolas Roinsard a récemment publié Une situation postcoloniale. Mayotte ou le gouvernement des marges aux éditions du CNRS.

    #Mayotte #colonie #immigration #délinquance #Comores #pauvreté

  • La guerre à Gaza, inverser la situation et en sortir - par Omer Bartov sur AOC media
    https://aoc.media/opinion/2024/01/16/la-guerre-a-gaza-inverser-la-situation-et-en-sortir

    Ce qu’il faut d’urgence, c’est un accord international, mené par les États-Unis et d’autres grands pays européens, et accepté par Israël, l’Autorité palestinienne et des États comme l’Égypte, la Jordanie et l’Arabie saoudite, pour que les forces de défense israéliennes cessent le feu, que les otages soient rendus en échange des Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes et que la population retourne dans ses foyers – reconstruits avec le soutien de la communauté internationale –, le tout dans le cadre d’un accord général entre l’Autorité palestinienne et Israël pour passer à un nouveau paradigme politique de recherche d’une résolution du conflit par la négociation, et la création d’un État palestinien indépendant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

    Certes, les chances que cela se produise sous le gouvernement israélien et la direction du Hamas actuels sont minces. Mais ces dirigeants peuvent être emportés par les marées politiques. Il faut prendre la mesure du fait que la tentative de « gestion » de la question palestinienne a échoué de manière spectaculaire. Depuis 1948, Israël n’a jamais été aussi peu sûr et vulnérable qu’aujourd’hui. Pourtant, les moyens de renverser cette situation sont clairement à portée de main. Il s’agit de repenser fondamentalement la relation entre les 7 millions de Juifs et les 7 millions de Palestiniens qui vivent entre le fleuve et la mer. Les dirigeants qui ont conduit leurs nations là où nous en sommes ont été profondément discrédités. D’où la nécessité d’une autre façon d’envisager l’avenir.

    Repenser ainsi les choses ne peut qu’entraîner un changement de la situation immédiate sur le terrain. Plutôt qu’un effort désespéré pour rétablir l’équilibre de la terreur entre deux populations dévastées, on pourrait imaginer une voie vers un avenir entièrement différent. Plutôt que l’idée insensée d’exiler la population de Gaza à travers le monde, on pourrait imaginer de faire de Gaza le Dubaï du Moyen-Orient, comme cela avait été envisagé pendant toutes ces années des accords d’Oslo. Au lieu de réfléchir à la manière de protéger les colonies israéliennes le long de la bande de Gaza avec davantage de murs, de clôtures et d’équipements électroniques, on peut réfléchir à la coexistence avec les Palestiniens, comme cela a en effet été le cas dans le passé, dans l’intérêt mutuel des deux parties.

    Quelles seraient les conséquences d’un tel scénario ? Comment cette terre peut-elle être partagée par deux groupes ayant une si longue histoire de conflits et d’effusions de sang ? Il existe de nombreux projets en la matière, mais l’un d’entre eux, A Land for All, me semble le plus intéressant, le plus original et le plus réaliste. Ce plan prévoit la création de deux États le long des frontières de 1967, en confédération l’un avec l’autre, chacun étant pleinement indépendant et souverain, sur la base d’un droit à l’autodétermination et d’un droit au retour, avec une capitale commune à Jérusalem.

    Ce qui différencie ce plan de la défunte solution à deux États, c’est que cette confédération ferait une distinction entre les droits de citoyenneté et ceux de résidence, de sorte que les Juifs et les Palestiniens pourraient être citoyens d’un État mais résider dans un autre. Ainsi, les colons qui choisiraient de rester dans l’État palestinien seraient autorisés à le faire, mais voteraient à la Knesset israélienne et s’engageraient à respecter les lois de la Palestine. Quant aux Palestiniens vivant à Naplouse ou revenant d’exil, ils seraient autorisés à résider en Israël, mais voteraient pour le parlement palestinien et s’engageraient à respecter les lois israéliennes.

    Bien entendu, le nombre de résidents étrangers de part et d’autre devra être réglementé, mais les frontières seraient ouvertes, permettant la libre circulation entre les États. L’ensemble du territoire étant déjà inextricablement lié en ce qui concerne les transports, l’énergie, l’eau, le cyberespace et d’autres infrastructures, les institutions confédérales contrôleraient ces interconnexions ainsi que les frontières extérieures de l’entité.

    La manière dont tout cela fonctionnerait en détail est encore en cours d’élaboration et on ne peut pas s’attendre à ce que cela se produise dans un avenir proche. Mais parce qu’il s’agit d’un horizon d’espoir et de promesse politiques, d’une voie de sortie de la destruction et de la violence, ce plan, ou d’autres similaires, peut changer la trajectoire de la politique et l’imagination des gens, permettant à la région de s’engager sur le chemin de la réconciliation et de la coexistence. Il n’y a, en effet, pas d’autre moyen, si l’on n’accepte pas la logique sinistre des fanatiques et des extrémistes, qui continuent à chercher la destruction de l’autre, même au prix de leur propre anéantissement. En ce moment de crise profonde, il est temps d’envisager un avenir différent pour les générations à venir.

  • Dépassement systématique de budget, militarisation de l’espace public, gentrification, greenwashing : une "encyclopédie des nuisances" des #JOP à travers le temps.
    Descriptions des fonctionnements occultes de la "machine olympique" et de sa gouvernance par le #CIO.

    Jules Boykoff : « Les JO, c’est l’économie du ruissellement inversé » - AOC media
    https://aoc.media/entretien/2024/01/12/jules-boykoff-les-jo-cest-leconomie-du-ruissellement-inverse

    Pourquoi les Jeux Olympiques sont-ils devenus une force économique avant d’être un événement sportif ? Ancien athlète, le politiste Jules Boykoff montre que des processus d’accumulation du capital considérables se mettent en place dès lors qu’une ville organise des Jeux Olympiques de grande ampleur. Leur coût est systématiquement sous-évalué, l’espace public est militarisé, les équilibres sociaux déstabilisés, et les écosystèmes menacés. Pourquoi les villes continuent-elles alors de les organiser ?

    https://justpaste.it/e9wny

  • De l’inégale géonumérisation du Monde - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/12/31/de-linegale-geonumerisation-du-monde-2

    Ainsi, une forme de géonumérisation généralisée du Monde[1] se met progressivement en place. Ce terme permet de souligner l’importance de porter un regard, non sur un domaine particulier (la cartographie, la statistique, la topographie, etc.) ou un métier spécifique (les photo-interprètes, les arpenteurs-géomètres, les géomaticiens, etc.), mais sur des processus diffus et multiples qui se sont accélérés depuis une trentaine d’années autour de la transcription sous forme de données numériques de la plupart des objets, êtres, phénomènes, dispositifs, activités, images, œuvres de fiction, etc., localisables sur la surface terrestre. Or, cette géonumérisation du Monde est opérée par des systèmes opaques qui s’apparentent, de plus en plus, à de véritables boîtes noires algorithmiques.
    Ouvrir les boîtes noires algorithmiques

    Les systèmes géonumériques que nous utilisons au quotidien – des cartes en ligne comme Google Maps aux services de géolocalisation pour commander un taxi – sont personnalisés en fonction de nos centres d’intérêt (ou plutôt de la façon dont l’algorithme nous a profilé) et configurés en fonction des objectifs de leurs commanditaires. Ils sont donc avant tout des opérateurs de tri, de filtre, de combinaison, de fusion, d’appariement, d’intersection, d’extraction, d’union, de conversion, de re-projection… et in fine seulement de représentations cartographiques des données dont ils disposent. Soit autant d’opérations qui relèvent de choix techniques et politiques dont les intentionnalités comme la performativité méritent d’être analysées.

    Noyé sous un déluge de données numériques, comme le titrait, dès 2010, The Economist, le spectacle cartographique qui nous est donné à voir tous les jours n’a donc rien d’une évidence. Il mérite qu’on en analyse ses coulisses et secrets de fabrication. La métaphore naturalisante du déluge ravive d’ailleurs, une fois encore, les croyances positivistes autour des données dont Bruno Latour a pourtant clairement explicité dès 1987 qu’elles n’étaient pas données, mais fabriquées et que, par la même, on devrait plutôt les appeler des obtenues[2]. Rien d’inédit, donc, à souligner aujourd’hui l’impérieuse nécessité d’une dénaturalisation des données, fussent-elles embarquées dans des algorithmes qui les traitent et les redistribuent à la volée. Sauf que ces derniers se révèlent particulièrement opaques et qu’il est devenu complexe d’identifier où sont désormais les blancs des cartes et quels sont les effets potentiels de ces mises en invisibilité des lacunes cartographiques contemporaines.

    #Cartes #Cartographie #Algorithmes #Géonumérisation

  • Ce que fait l’animal à la ville - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2023/12/28/ce-que-fait-lanimal-a-la-ville-2

    En 1923, Le Corbusier écrit dans Vers une architecture[1] une phrase qui incarnera, pour plusieurs générations d’architectes, l’idéologie d’un certain mouvement moderne et une définition à la fois épaisse et sensible de la discipline architecturale : « L’architecture est le jeu savant, correcte et magnifique des volumes assemblés sous la lumière ».
    Aujourd’hui, que nous racontent les volumes assemblés sous la lumière des changements climatiques à l’œuvre et de l’effondrement du vivant ? Au service de quoi, ce jeu savant, correct et magnifique doit-il être mis pour faire face aux enjeux contemporains ? Et eux, ces vivants qui s’effondrent, des papillons aux moineaux en passant par les libellules, qu’attendent-ils de l’architecture et de la ville d’aujourd’hui ?

    https://justpaste.it/2hf45

    #urbanisme #écologie (vision anthropo-centrée de l’) #nos_ennemies_les_bêtes

  • Chat GPT ou le perroquet grammairien - AOC media
    Par Pierre-Yves Modicom – Linguiste
    https://aoc.media/analyse/2023/11/13/chat-gpt-ou-le-perroquet-grammairien
    Rediffusion d’un article du 14 novembre 2023.

    L’irruption des IA conversationnelles dans la sphère publique a conféré une pertinence supplémentaire aux débats sur le langage humain et sur ce qu’on appelle parler. Notamment, les IA redonnent naissance à un débat ancien sur la grammaire générative et sur l’innéisme des facultés langagières. Mais les grands modèles de langage et les IA neuronales nous offrent peut-être l’occasion d’étendre le domaine de la réflexion sur l’architecture des systèmes possibles de cognition, de communication et d’interaction, et considérant aussi la façon dont les animaux communiquent.

    La capacité de ChatGPT à produire des textes en réponse à n’importe quelle requête a immédiatement attiré l’attention plus ou moins inquiète d’un grand nombre de personnes, les unes animées par une force de curiosité ou de fascination, et les autres, par un intérêt professionnel.

    L’intérêt professionnel scientifique que les spécialistes du langage humain peuvent trouver aux Large Language Models ne date pas d’hier : à bien des égards, des outils de traduction automatique comme DeepL posaient déjà des questions fondamentales en des termes assez proches. Mais l’irruption des IA conversationnelles dans la sphère publique a conféré une pertinence supplémentaire aux débats sur ce que les Large Language Models sont susceptibles de nous dire sur le langage humain et sur ce qu’on appelle parler.

    L’outil de traduction DeepL (ou les versions récentes de Google Translate) ainsi que les grands modèles de langage reposent sur des techniques d’« apprentissage profond » issues de l’approche « neuronale » de l’Intelligence Artificielle : on travaille ici sur des modèles d’IA qui organisent des entités d’information minimales en les connectant par réseaux ; ces réseaux de connexion sont entraînés sur des jeux de données considérables, permettant aux liaisons « neuronales » de se renforcer en proportion des probabilités de connexion observées dans le jeu de données réelles – c’est ce rôle crucial de l’entraînement sur un grand jeu de données qui vaut aux grands modèles de langage le sobriquet de « perroquets stochastiques ». Ces mécanismes probabilistes sont ce qui permet aussi à l’IA de gagner en fiabilité et en précision au fil de l’usage. Ce modèle est qualifié de « neuronal » car initialement inspiré du fonctionnement des réseaux synaptiques. Dans le cas de données langagières, à partir d’une requête elle-même formulée en langue naturelle, cette technique permet aux agents conversationnels ou aux traducteurs neuronaux de produire très rapidement des textes généralement idiomatiques, qui pour des humains attesteraient d’un bon apprentissage de la langue.

    IA neuronales et acquisition du langage humain
    Au-delà de l’analogie « neuronale », ce mécanisme d’entraînement et les résultats qu’il produit reproduisent les théories de l’acquisition du langage fondées sur l’interaction avec le milieu. Selon ces modèles, généralement qualifiés de comportementalistes ou behavioristes car étroitement associés aux théories psychologiques du même nom, l’enfant acquiert le langage par l’exposition aux stimuli linguistiques environnants et par l’interaction (d’abord tâtonnante, puis assurée) avec les autres. Progressivement, la prononciation s’aligne sur la norme majoritaire dans l’environnement individuel de la personne apprenante ; le vocabulaire s’élargit en fonction des stimuli ; l’enfant s’approprie des structures grammaticales de plus en plus contextes ; et en milieu bilingue, les enfants apprennent peu à peu à discriminer les deux ou plusieurs systèmes auxquels ils sont exposés. Cette conception essentiellement probabiliste de l’acquisition va assez spontanément de pair avec des théories grammaticales prenant comme point de départ l’existence de patrons (« constructions ») dont la combinatoire constitue le système. Dans une telle perspective, il n’est pas pertinent qu’un outil comme ChatGPT ne soit pas capable de référer, ou plus exactement qu’il renvoie d’office à un monde possible stochastiquement moyen qui ne coïncide pas forcément avec le monde réel. Cela ne change rien au fait que ChatGPT, DeepL ou autres maîtrisent le langage et que leur production dans une langue puisse être qualifiée de langage : ChatGPT parle.

    Mais ce point de vue repose en réalité sur un certain nombre de prémisses en théorie de l’acquisition, et fait intervenir un clivage lancinant au sein des sciences du langage. L’actualité de ces dernières années et surtout de ces derniers mois autour des IA neuronales et génératives redonne à ce clivage une acuité particulière, ainsi qu’une pertinence nouvelle pour l’appréhension de ces outils qui transforment notre rapport au texte et au discours. La polémique, comme souvent (trop souvent ?) quand il est question de théorie du langage et des langues, se cristallise – en partie abusivement – autour de la figure de Noam Chomsky et de la famille de pensée linguistique très hétérogène qui se revendique de son œuvre, généralement qualifiée de « grammaire générative » même si le pluriel (les grammaires génératives) serait plus approprié.

    IA générative contre grammaire générative
    Chomsky est à la fois l’enfant du structuralisme dans sa variante états-unienne et celui de la philosophie logique rationaliste d’inspiration allemande et autrichienne implantée sur les campus américains après 1933. Chomsky est attaché à une conception forte de la logique mathématisée, perçue comme un outil d’appréhension des lois universelles de la pensée humaine, que la science du langage doit contribuer à éclairer. Ce parti-pris que Chomsky qualifiera lui-même de « cartésien » le conduit à fonder sa linguistique sur quelques postulats psychologiques et philosophiques, dont le plus important est l’innéisme, avec son corollaire, l’universalisme. Selon Chomsky et les courants de la psychologie cognitive influencée par lui, la faculté de langage s’appuie sur un substrat génétique commun à toute l’espèce humaine, qui s’exprime à la fois par un « instinct de langage » mais aussi par l’existence d’invariants grammaticaux, identifiables (via un certain niveau d’abstraction) dans toutes les langues du monde.

    La nature de ces universaux fluctue énormément selon quelle période et quelle école du « générativisme » on étudie, et ce double postulat radicalement innéiste et universaliste reste très disputé aujourd’hui. Ces controverses mettent notamment en jeu des conceptions très différentes de l’acquisition du langage et des langues. Le moment fondateur de la théorie chomskyste de l’acquisition dans son lien avec la définition même de la faculté de langage est un violent compte-rendu critique de Verbal Behavior, un ouvrage de synthèse des théories comportementalistes en acquisition du langage signé par le psychologue B.F. Skinner. Dans ce compte-rendu publié en 1959, Chomsky élabore des arguments qui restent structurants jusqu’à aujourd’hui et qui définissent le clivage entre l’innéisme radical et des théories fondées sur l’acquisition progressive du langage par exposition à des stimuli environnementaux. C’est ce clivage qui préside aux polémiques entre linguistes et psycholinguistes confrontés aux Large Language Models.

    On comprend dès lors que Noam Chomsky et deux collègues issus de la tradition générativiste, Ian Roberts, professeur de linguistique à Cambridge, et Jeffrey Watumull, chercheur en intelligence artificielle, soient intervenus dans le New York Times dès le 8 mars 2023 pour exposer un point de vue extrêmement critique intitulée « La fausse promesse de ChatGPT » https://www.nytimes.com/2023/03/08/opinion/noam-chomsky-chatgpt-ai.html . En laissant ici de côté les arguments éthiques utilisés dans leur tribune, on retiendra surtout l’affirmation selon laquelle la production de ChatGPT en langue naturelle ne pourrait pas être qualifiée de « langage » ; ChatGPT, selon eux, ne parle pas, car ChatGPT ne peut pas avoir acquis la faculté de langage. La raison en est simple : si les Grands Modèles de Langage reposent intégralement sur un modèle behaviouriste de l’acquisition, dès lors que ce modèle, selon eux, est réfuté depuis soixante ans, alors ce que font les Grands Modèles de Langage ne peut être qualifié de « langage ».

    Chomsky, trop têtu pour qu’on lui parle ?
    Le point de vue de Chomsky, Roberts et Watumull a été instantanément tourné en ridicule du fait d’un choix d’exemple particulièrement malheureux : les trois auteurs avançaient en effet que certaines constructions syntaxiques complexes, impliquant (dans le cadre générativiste, du moins) un certain nombre d’opérations sur plusieurs niveaux, ne peuvent être acquises sur la base de l’exposition à des stimuli environnementaux, car la fréquence relativement faible de ces phénomènes échouerait à contrebalancer des analogies formelles superficielles avec d’autres tournures au sens radicalement différent. Dans la tribune au New York Times, l’exemple pris est l’anglais John is too stubborn to talk to, « John est trop entêté pour qu’on lui parle », mais en anglais on a littéralement « trop têtu pour parler à » ; la préposition isolée (ou « échouée ») en position finale est le signe qu’un constituant a été supprimé et doit être reconstitué aux vues de la structure syntaxique d’ensemble. Ici, « John est trop têtu pour qu’on parle à [John] » : le complément supprimé en anglais l’a été parce qu’il est identique au sujet de la phrase.

    Ce type d’opérations impliquant la reconstruction d’un complément d’objet supprimé car identique au sujet du verbe principal revient dans la plupart des articles de polémique de Chomsky contre la psychologie behaviouriste et contre Skinner dans les années 1950 et 1960. On retrouve même l’exemple exact de 2023 dans un texte du début des années 1980. C’est en réalité un exemple-type au service de l’argument selon lequel l’existence d’opérations minimales universelles prévues par les mécanismes cérébraux humains est nécessaire pour l’acquisition complète du langage. Il a presque valeur de shibboleth permettant de séparer les innéistes et les comportementalistes. Il est donc logique que Chomsky, Roberts et Watumull avancent un tel exemple pour énoncer que le modèle probabiliste de l’IA neuronale est voué à échouer à acquérir complètement le langage.

    On l’aura deviné : il suffit de demander à ChatGPT de paraphraser cette phrase pour obtenir un résultat suggérant que l’agent conversationnel a parfaitement « compris » le stimulus. DeepL, quand on lui demande de traduire cette phrase en français, donne deux solutions : « John est trop têtu pour qu’on lui parle » en solution préférée et « John est trop têtu pour parler avec lui » en solution de remplacement. Hors contexte, donc sans qu’on sache qui est « lui », cette seconde solution n’est guère satisfaisante. La première, en revanche, fait totalement l’affaire.

    Le détour par DeepL nous montre toutefois la limite de ce petit test qui a pourtant réfuté Chomsky, Roberts et Watumull : comprendre, ici, ne veut rien dire d’autre que « fournir une paraphrase équivalente », dans la même langue (dans le cas de l’objection qui a immédiatement été faite aux trois auteurs) ou dans une autre (avec DeepL), le problème étant que les deux équivalents fournis par DeepL ne sont justement pas équivalents entre eux, puisque l’un est non-ambigu référentiellement et correct, tandis que l’autre est potentiellement ambigu référentiellement, selon comment on comprend « lui ». Or l’argument de Chomsky, Roberts et Watumull est justement celui de l’opacité du complément d’objet… Les trois auteurs ont bien sûr été pris à défaut ; reste que le test employé, précisément parce qu’il est typiquement behaviouriste (observer extérieurement l’adéquation d’une réaction à un stimulus), laisse ouverte une question de taille et pourtant peu présente dans les discussions entre linguistes : y a-t-il une sémantique des énoncés produits par ChatGPT, et si oui, laquelle ? Chomsky et ses co-auteurs ne disent pas que ChatGPT « comprend ou « ne comprend pas » le stimulus, mais qu’il en « prédit le sens » (bien ou mal). La question de la référence, présente dans la discussion philosophique sur ChatGPT mais peu mise en avant dans le débat linguistique, n’est pas si loin.

    Syntaxe et sémantique de ChatGPT
    ChatGPT a une syntaxe et une sémantique : sa syntaxe est homologue aux modèles proposés pour le langage naturel invoquant des patrons formels quantitativement observables. Dans ce champ des « grammaires de construction », le recours aux données quantitatives est aujourd’hui standard, en particulier en utilisant les ressources fournies par les « grand corpus » de plusieurs dizaines de millions voire milliards de mots (quinze milliards de mots pour le corpus TenTen francophone, cinquante-deux milliards pour son équivalent anglophone). D’un certain point de vue, ChatGPT ne fait que répéter la démarche des modèles constructionalistes les plus radicaux, qui partent de co-occurrences statistiques dans les grands corpus pour isoler des patrons, et il la reproduit en sens inverse, en produisant des données à partir de ces patrons.

    Corrélativement, ChatGPT a aussi une sémantique, puisque ces théories de la syntaxe sont majoritairement adossées à des modèles sémantiques dits « des cadres » (frame semantics), dont l’un des inspirateurs n’est autre que Marvin Minsky, pionnier de l’intelligence artificielle s’il en est : la circulation entre linguistique et intelligence artificielle s’inscrit donc sur le temps long et n’est pas unilatérale. Là encore, la question est plutôt celle de la référence : la sémantique en question est très largement notionnelle et ne permet de construire un énoncé susceptible d’être vrai ou faux qu’en l’actualisant par des opérations de repérage (ne serait-ce que temporel) impliquant de saturer grammaticalement ou contextuellement un certain nombre de variables « déictiques », c’est-à-dire qui ne se chargent de sens que mises en relation à un moi-ici-maintenant dans le discours.

    On touche ici à un problème transversal aux clivages dessinés précédemment : les modèles « constructionnalistes » sont plus enclins à ménager des places à la variation contextuelle, mais sous la forme de variables situationnelles dont l’intégration à la description ne fait pas consensus ; les grammaires génératives ont très longtemps évacué ces questions hors de leur sphère d’intérêt, mais les considérations pragmatiques y fleurissent depuis une vingtaine d’années, au prix d’une convocation croissante du moi-ici-maintenant dans l’analyse grammaticale, du moins dans certains courants. De ce fait, l’inscription ou non des enjeux référentiels et déictiques dans la définition même du langage comme faculté humaine représente un clivage en grande partie indépendant de celui qui prévaut en matière de théorie de l’acquisition.

    À l’école du perroquet
    La bonne question, en tout cas la plus féconde pour la comparaison entre les productions langagières humaines et les productions des grands modèles de langage, n’est sans doute pas de savoir si « ChatGPT parle » ni si les performances de l’IA neuronale valident ou invalident en bloc tel ou tel cadre théorique. Une piste plus intéressante, du point de vue de l’étude de la cognition et du langage humains, consiste à comparer ces productions sur plusieurs niveaux : les mécanismes d’acquisition ; les régularités sémantiques dans leur diversité, sans les réduire aux questions de référence et faisant par exemple intervenir la conceptualisation métaphorique des entités et situations désignées ; la capacité à naviguer entre les registres et les variétés d’une même langue, qui fait partie intégrante de la maîtrise d’un système ; l’adaptation à des ontologies spécifiques ou à des contraintes communicatives circonstancielles… La formule du « perroquet stochastique », prise au pied de la lettre, indique un modèle de ce que peut être une comparaison scientifique du langage des IA et du langage humain.

    Il existe en effet depuis plusieurs décennies maintenant une linguistique, une psycholinguistique et une pragmatique de la communication animale, qui inclut des recherches comparant l’humain et l’animal. Les progrès de l’étude de la communication animale ont permis d’affiner la compréhension de la faculté de langage, des modules qui la composent, de ses prérequis cognitifs et physiologiques. Ces travaux ne nous disent pas si « les animaux parlent », pas plus qu’ils ne nous disent si la communication des corbeaux est plus proche de celle des humains que celle des perroquets. En revanche ils nous disent comment diverses caractéristiques éthologiques, génétiques et cognitives sont distribuées entre espèces et comment leur agencement produit des modes de communication spécifiques. Ces travaux nous renseignent, en nous offrant un terrain d’expérimentation inédit, sur ce qui fait toujours système et sur ce qui peut être disjoint dans la faculté de langage. Loin des « fausses promesses », les grands modèles de langage et les IA neuronales nous offrent peut-être l’occasion d’étendre le domaine de la réflexion sur l’architecture des systèmes possibles de cognition, de communication et d’interaction.

    Cet article a été publié pour la première fois le 4 novembre 2023 dans le quotidien AOC.

    Pierre-Yves Modicom
    Linguiste, Professeur à l’Université Lyon 3 Jean Moulin

  • Accoucher à Gaza - AOC media
    Par Noémie Merleau-Ponty – Anthropologue
    https://aoc.media/opinion/2023/12/20/accoucher-a-gaza

    Dans la guerre entre Israël et le Hamas, la reproduction est un enjeu central. Du prélèvement du sperme des soldats israéliens tués au combat aux conditions effroyables des maternités gazaouies, les politiques de vie et de mort apparaissent aujourd’hui sous une forme particulièrement aiguë.

    50 000 personnes sont actuellement enceintes à Gaza, et 180 accouchent quotidiennement. Les moins malchanceuses se voient uniquement privées d’antidouleurs. Des césariennes sont réalisées sans anesthésie et sans eau potable.

    Des ablations d’utérus sont parfois nécessaires pour limiter la perte de sang, car les transfusions ne sont plus possibles. Les couveuses des prématurés n’ont plus d’électricité. Les fausse-couches et les mort-nés augmentent chaque jour. Des nouveau-nés meurent dans les bras de leur mère, des nouveau-nés poussent leurs premiers cris dans les bras d’une morte.

    Quand le nourrisson et l’accouchée survivent, elles sont immédiatement invitées à quitter l’hôpital, peut-être sans savoir où aller, sans nourriture, sans ressource pour accompagner les saignements qui suivent la délivrance, sans la certitude qu’une montée de lait permettra de nourrir l’enfant. Les anémies sont légion. Voici quelques-unes des conséquences du bombardement incessant qui détruit sans relâche les moyens de subsistance à Gaza.

    J’ai peur en écrivant ces mots. Un climat de censure s’abat sur le monde académique. Mises en garde, invectives, diffamations, dénonciations, menaces de mesure disciplinaire, nombre de mes collègues spécialistes du Moyen-Orient sont invités à se taire. Nombre de mes collègues s’auto-censurent. Une pensée binaire frappe. Si l’on ose évoquer le massacre des Palestiniens, on légitime les assassinats impardonnables du 7 octobre, on est antisémite, peut-être même négationniste. Des jugements à l’emporte-pièce font vibrer certaines et certains. Derrière l’autorité prodiguée par le statut académique, c’est le sophisme qui toque à la porte.

    Force est cependant de constater que le Fonds des Nations unies pour l’enfance, le fonds des Nations unies pour la population, l’Organisation mondiale de la santé sonnent l’alarme. Le tribut payé par les populations civiles dans la bande de Gaza, suite aux exactions du Hamas le 7 octobre, sont très préoccupantes. Le mot est faible. Dès le 16 novembre, le Haut-commissariat pour les droits de l’homme des Nations Unis « lance un appel à la communauté internationale pour prévenir un génocide à l’encontre du peuple Palestinien. »

    Force est également de constater que certaines voix juives font savoir leur opinion avec une vive clarté. « Le droit d’Israël à se défendre ne saurait être celui de massacrer indistinctement des populations civiles entières, d’ajouter le terrorisme d’État au terrorisme du Hamas, le piétinement de toute référence à l’humanité la plus élémentaire. » Le 8 novembre 2023, « Une autre voix juive » publie un texte intitulé Cessez le feu. Reconnaître l’Etat de Palestine, et dont cet extrait est tiré.

    « Une autre voix juive » prend pour origine l’indignation d’une partie de la communauté juive progressiste française pour la politique coloniale de l’Etat d’Israël. Il y a tout juste vingt ans cette voix se fait entendre autour de la signature d’un manifeste dont Olivier Gebuhrer et Pascal Lederer, deux physiciens, sont les instigateurs. A l’époque, Stéphane Hessel, Raymond Aubrac ou encore Pierre Vidal-Naquet le signent.

    Raconter brièvement l’enfer tragique et sanguinolent qui fait le lit des maternités gazaouies ou convoquer la figure du nouveau-né n’est pas une tentative pour minimiser le 7 octobre.

    « Cessez le feu », c’est aussi l’appel du projet Safe Birth in Palestine, qui a essayé de créer un hôpital à la frontière égyptienne, sans succès, pour des raisons politiques. L’Etat d’Israël n’est pas favorable à l’initiative. La population de Gaza ne souhaite pas nécessairement quitter sa terre. Des kits d’accouchement ont alors été envoyés auprès des associations humanitaires. Très peu passent la frontière, car la priorité est donnée à l’essence et l’eau potable. Des vidéos postées en ligne sont réalisées pour informer sur les gestes à pratiquer lors d’accouchements en contexte de guerre.

    Entre les coupures de courant et l’accès de plus en plus difficile à internet de l’autre côté de Rafah, un maigre espoir porte ces quelques informations digitales. De la Turquie au Canada, à la Grande-Bretagne en passant par la France, des associations et des civils ont répondu à l’appel international de cette organisation, qui n’est pas religieuse, précise Ferhan Guloglu. Cette doctorante à l’université de Georges Washington est une des figures académiques propalestinienne qui soutient l’initiative. Elle aussi est consciente du poids des mots, des malentendus qui pourraient être exploités à la moindre virgule mal placée. Elle insiste et ajoute.

    Essayer de venir en aide aux parturientes ne signifie pas oublier les grossesses non désirées, celles qui résultent d’un viol, ni glorifier la figure maternelle. Ce n’est pas non plus oublier les autres victimes des crimes de guerre israéliens. Raconter brièvement l’enfer tragique et sanguinolent qui fait le lit des maternités gazaouies ou convoquer la figure du nouveau-né n’est pas une tentative pour minimiser le 7 octobre. Le bon sens n’est plus suffisant, il faut l’écrire noir sur blanc. Les précautions oratoires sont nécessaires, car chaque faille narrative risque de laisser place à une critique incendiaire.

    Début novembre, Ferhan Guloglu a lancé un appel à la communauté internationale des anthropologues de la reproduction, afin de réfléchir collectivement aux moyens de se mobiliser. Avec stupeur, j’apprends la nouvelle : si peu de mes collègues ont répondu. Une doctorante s’expose, et les statutaires se taisent. Ce silence assourdissant est consternant.

    La reproduction est au centre de la guerre entre Israël et le Hamas. La mise à mort est une arme pour empêcher l’ennemi de se reproduire, et pour donner vie à son camp. Une autre figure de la mort est au cœur de la politique reproductive qui se joue dans cette partie du Moyen-Orient. Le journal Haaretz publie le 9 novembre un article qui relate l’extraction de sperme sur des soldats israéliens tombés au combat, afin de conserver et inséminer des femmes porteuses volontaires. Il ne s’agit pas d’un épiphénomène scabreux à la marge des opérations militaires en cours. Cette opération demande une organisation logistique précise, car les spermatozoïdes ne peuvent pas survivre plus de 24 heures en dehors d’un corps vivant.

    Par ailleurs, la reproduction dite « posthume » ne date pas de ce conflit. La technique de cryoconservation des gamètes humains est un outil de la politique pro-nataliste de l’Etat d’Israël. Ce mode de procréation est promu sur le site du ministère de la Santé israélien, où toutes les informations requises pour permettre une vie après la mort d’un époux ou d’un fils sont mises à disposition. Pour reprendre les mots de Sigrid Vertommen, chercheuse en économie politique à l’université de Gand et d’Amsterdam, et que je traduis : « L’ambition centrale du sionisme pour créer et consolider une patrie juive en Israël/Palestine n’a pas uniquement coproduit une logique démographique pronataliste, mais également – en continuité – une croyance et une confiance considérables dans le pouvoir diagnostique et thérapeutique de la science et de la technologie médicales ». Comment, dans ce cadre, interpréter la destruction de la moitié des hôpitaux de la bande de Gaza ?

    Il est difficile de ne pas penser à la notion de « nécropolitique », que l’historien et politiste Achille Mbembe créa pour évoquer la manière dont la souveraineté coloniale se donne la vie en semant la mort. Cette politique apparaît dans une forme particulièrement aiguë aujourd’hui. L’obstétricienne Debbie Harrington, qui officie à Oxford, relate sur le compte Instagram de Safe birth in Palestine un épisode exemplaire rapporté par une infirmière gazaouie. Un membre de sa famille donna la vie après le bombardement du domicile familial, durant lequel de nombreuses personnes moururent ou furent sévèrement brûlées. Le bébé ne survit pas. Sa naissance n’avait pas été établie qu’il fallut enregistrer son décès.

    La polarisation de la politique reproductive israélienne est aussi mortifère que morbide. D’un côté la parturiente palestinienne à l’utérus prélevé dans une douleur difficilement imaginable, de l’autre le soldat israélien aux testicules ponctionnés après qu’il a rendu son dernier souffle dans la violence. Cet instantané profondément perturbant marque l’esprit. Celles et ceux qui survivent aujourd’hui sont marqués au fer rouge d’un traumatisme qu’il ne faut pas laisser indicible.

    La reproduction ne commence ni ne s’arrête à la gestation et à la naissance. Les événements qui les accompagnent sont inscrits dans la chair des individus et de leurs gamètes, donc dans les générations passées et à venir. Ce sont les leçons actuelles des sciences sociales et de la biologie du développement. L’épigénétique, cette branche de la biologie qui s’intéresse à la manière dont les gènes s’expriment selon l’environnement moléculaire dans lesquels ils baignent, indique que des traumatismes biographiques ont des effets sur l’expression génétique. L’environnement moléculaire est tributaire de l’environnement personnel, social, culturel, des individus qui entrent en lien pour procréer. Ainsi, les traumatismes ne sont pas seulement des blessures psychiques et narratives, mais aussi des sillons tracés dans le cœur des cellules. La politique reproductive d’aujourd’hui fait déjà histoire pour la psychosomatique des générations de demain.

    Selon un rapport du 9 décembre produit par le Bureau des Nations Unis pour la coordination des événements humanitaires, près de 8000 enfants ont été tués à Gaza, 1500 ont disparu sous les décombres, 18 000 souffrent de blessures, 25 000 ont perdu leurs parents ces deux derniers mois. Combien errent, sous le feu des soldats ?

    J’ai peur, car l’on m’accusera peut-être d’une métaphore filée scandaleuse. La fournaise a durablement marqué celles et ceux qui ont survécu à la Shoah. C’est indéniable. C’est peut-être précisément pour cela qu’avoir traversé une des plus sombres heures de l’histoire européenne sans y laisser toute sa vie rend particulièrement sensible à la tuerie qui frappe Gaza.

    Le Dr Gabor Maté, médecin spécialiste du traumatisme, survivant de l’holocauste, se mobilise en ligne pour dénoncer les conséquences profondes de la guerre actuelle. Il écrit sur son site : « Et que devons-nous faire, nous, les gens ordinaires ? Je prie pour que nous puissions écouter nos cœurs. Mon cœur me dit que “plus jamais” n’est pas un slogan tribal, que le meurtre de mes grands-parents à Auschwitz ne justifie pas la dépossession continue des Palestiniens, que la justice, la vérité, la paix ne sont pas des prérogatives tribales. Que “le droit d’Israël à se défendre”, incontestable par principe, ne valide pas le meurtre de masse »

    Cessez le feu ! 50 000 personnes sont enceintes à Gaza, et 180 accouchent par jour.

    Cessez le feu. Cet appel urgent venu de tous bords cherche à extraire la mort de la reproduction, celle d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Les tisons ardents ont la vie dure.

    Noémie Merleau-Ponty
    Anthropologue, chargée de recherche au CNRS

    • Aparté transgressive
      Le texte original est en français, le mot femme n’y est utilisé qu’une seule fois pour parler de « femmes porteuses volontaires ». Je ne connais pas la raison de ce choix lexical.

  • Le monde a oublié le camp de la paix israélien et palestinien - AOC media
    Par Naomi Sternberg – Historienne
    https://aoc.media/analyse/2023/12/20/le-monde-a-oublie-le-camp-de-la-paix-israelien-et-palestinien

    De nombreux mouvements, groupes, réseaux, instituts de recherche en faveur de la paix cherchent depuis longtemps à mettre un terme au conflit israélo-palestinien et conduire vers une réconciliation. Une meilleure compréhension de ce large éventail d’initiatives permet un autre récit des complexités actuelles en Israël et en Palestine, et montre qu’il existe de véritables partenaires pour la paix de part et d’autre de la Ligne verte.

    « Il n’y a pas de chemin pour la paix – la paix est le chemin. »
    Vivian Silver, militante pacifiste israélienne assassinée par des terroristes du Hamas à son domicile du kibboutz Be’eri le 7 octobre.

    La guerre entre Israël et le Hamas, conséquence de l’horrible massacre et des enlèvements du 7 octobre en Israël, puis des bombardements et de la mort de civils à Gaza qui ont suivi, fait l’objet de nombreux récits dans les médias du monde entier.

    Malheureusement, le paradigme « nous et eux » prospère dans les médias étrangers, où le discours des analystes politiques et militaires est prédominant. Dans ce contexte, le camp de la paix et la société civile israéliens et palestiniens sont confrontés à divers défis, les militants de la paix n’étant souvent pas entendus voire réduits au silence au sein de leur propre société comme de la communauté internationale et des médias.

    Cet article vise à donner un aperçu des diverses initiatives de paix et de réconciliation en Israël et en Palestine et à examiner les défis auxquels sont confrontés les militants de la paix en temps de guerre. Nous partons du principe qu’une meilleure compréhension du camp de la paix israélo-palestinien peut ouvrir la voie à la reconnaissance et au soutien de ces organisations et initiatives, en exposant un autre aspect et un autre récit des complexités actuelles en Israël et en Palestine.

    Si les initiatives de paix ont toujours fait partie du paysage sociopolitique, leur forme, leur intensité, leur importance dans le débat public et leur impact ont beaucoup varié au fil des ans. Divers mouvements, réseaux, groupes et alliances ont vu le jour pour entretenir les relations israélo-palestiniennes, dans le but de mettre un terme au conflit et de faire cesser l’hostilité, la violence et les injustices qu’il entraîne.

    Ce large éventail d’initiatives est désigné par l’appellation sommaire de « camp de la paix israélo-palestinien ». Alors même que celui-ci est constitué de partenariats israélo-palestiniens, il est plus juste de considérer les camps de la paix israélien et palestinien comme deux entités distinctes ayant leurs propres stratégies et leurs propres défis. Il existe une asymétrie considérable entre les sociétés civiles palestinienne et israélienne. En outre, la société civile palestinienne est « sans État », dotée d’une structure étatique incomplètement formée et d’institutions différentes de celles d’Israël.

    Le camp de la paix israélien
    Le camp de la paix israélien est un groupe peu structuré qui peut être divisé en trois sous-groupes. Le premier comprend les organisations engagées dans la construction « top-down » de la paix, et qui tentent de trouver une solution politique au conflit israélo-palestinien ou de suggérer des politiques pour parvenir à une résolution durable.

    La Geneva Initiative a ainsi mené un important effort de réflexion avec les Palestiniens, qui a abouti à un plan de paix global. L’Initiative de Genève comprend deux organisations : l’Initiative israélienne de Genève et l’Initiative palestinienne de Genève, également connue sous le nom de Palestinian Peace Coalition. Le Council for Peace and Security et les Commanders for Israel’s Security, deux organisations israéliennes composées d’anciens officiers de l’armée, du Shin Bet et de membres de la police, représentent également cette première tendance. La Paix Maintenant est un exemple intéressant parce qu’elle s’inscrit dans cette tendance, quoique pas entièrement. L’un des objectifs de La Paix Maintenant est de mobiliser les masses et de trouver des solutions politiques au conflit, grâce à des interventions concrètes (par exemple l’Observatoire des colonies) et des rapports. A Land for All, dans ce même sous-groupe, est une organisation israélo-palestinienne plus progressiste, qui appelle à une révision de la traditionnelle solution à deux États et propose une confédération basée sur le modèle de l’Union européenne.

    Certains instituts de recherche et groupes de réflexion peuvent aussi être considérés comme faisant partie de cet ensemble, tels que Molad, Mitvim, aChord, Van Leer, The Forum for Regional Thinking, qui produit des rapports, des analyses politiques et des recommandations à l’intention des responsables israéliens et d’un large public. D’autres initiatives de ce type voient le jour en ce moment, compte tenu de la nécessité de définir une vision politique de la situation sur le terrain, comme The Day After the War Forum, composé de chercheurs et d’universitaires qui publient des analyses et des recommandations politiques.

    Le deuxième sous-ensemble comprend ceux qui participent à la réconciliation selon un mouvement « bottom-up » et s’engagent dans un dialogue avec les Palestiniens qui partagent la théorie du changement interpersonnel, apprennent de leurs récits mutuels et promeuvent des actions conjointes. Les deux principales organisations représentant cette tendance sont The Parents Circle-Families Forum et Combatants for Peace, toutes deux composées d’Israéliens et de Palestiniens.

    Le Parents Circle-Families Forum rassemble des personnes qui ont perdu un parent au premier degré (un enfant, un parent) dans le conflit israélo-palestinien. Ils se réunissent pour montrer aux deux publics que la réconciliation est possible, pour faire pression sur le gouvernement israélien et l’Autorité palestinienne afin qu’ils s’engagent dans des négociations qui garantissent les droits fondamentaux, la création de deux États pour deux peuples et la signature d’un traité de paix.

    Combatants for Peace a été fondée conjointement en 2006 par d’anciens soldats des forces de défense israéliennes et des Palestiniens qui étaient auparavant engagés dans la lutte violente pour la libération de la Palestine. Cette organisation, qui pratique la protestation non violente, cherche à éduquer à la réconciliation et à la lutte non violente et à exercer une pression politique sur les deux gouvernements pour qu’ils mettent un terme au cycle de la violence et à l’occupation, et qu’ils reprennent un dialogue constructif. Parmi les autres organisations de ce type, citons Women Wage Peace, Darkenu, Ir Amim et Standing Together.

    Les organisations qui œuvrent en faveur d’une société égalitaire en Israël, où 20 % des citoyens sont des Palestiniens, relèvent également de ce même sous-groupe. Citons Abraham Initiatives, Have You Seen the Horizon Lately, Sikkuy-Aufoq, Yad-Le-Yad, parmi bien d’autres encore. Ces organisations plaident actuellement en faveur d’une désescalade en Israël, notamment en raison de la persécution politique à laquelle sont confrontés les citoyens palestiniens.

    Des études indiquent que le sentiment d’appartenance à Israël de la part des citoyens palestiniens d’Israël a atteint des sommets sans précédent. Les leaders de la société arabe en Israël condamnent fermement les massacres perpétrés par le Hamas, soulignant que de tels actes ne reflètent pas les opinions de la société palestinienne ou de l’islam. Toutefois, le fait d’exprimer sa sympathie pour les souffrances endurées par les habitants de Gaza, dont certains sont des membres de la famille de Palestiniens qui sont citoyens israéliens, est souvent interprété à tort comme un soutien au Hamas. Depuis le 7 octobre, des citoyens palestiniens d’Israël ont fait l’objet de licenciements ou de suspensions injustifiés, parfois sans investigation appropriée.

    Le troisième sous-ensemble est animé par des ONG de défense des droits de l’homme dont l’activisme est porteur d’un message de paix implicite. Il rassemble divers professionnels (avocats, médecins, rabbins) qui aident les Palestiniens dont les droits fondamentaux sont violés. B’tselem, Yesh Din, Zulat, Breaking the Silence, Rabbis for Human Rights, Looking the Occupation in the Eyes, Gisha, etc., en constituent quelques exemples. Ces organisations sont rejointes par des militants de la gauche radicale qui manifestent en Israël en faveur d’un cessez-le-feu, d’un échange de prisonniers et de la fin de l’occupation israélienne.

    Certains survivants du massacre du 7 octobre ou des personnes dont des proches ont été assassinés ou kidnappés se joignent à ces appels. Alors même qu’elle est bien établie, cette tendance est la moins acceptée en Israël ; elle aborde des questions sensibles et est accusée de ternir l’image du pays, ce que même les Israéliens les plus modérés ne tolèrent pas. Les ONG de ce courant ont été fortement délégitimées par la droite, qui leur a ainsi fait une publicité (négative) considérable.

    Il est essentiel de replacer les défis actuels du camp de la paix israélien dans le cadre plus large des problématiques auxquels il est confronté depuis des années. Depuis l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin en novembre 1995, cinq semaines seulement après la signature de l’accord intérimaire avec l’OLP connu sous le nom d’accords d’Oslo II, la capacité de la société israélienne à gérer les désaccords politiques concernant le conflit de manière non violente, à la fois physiquement et verbalement, a de toute évidence décliné.

    Ce déclin s’explique par de nombreuses raisons liées au désespoir, à la peur et à la haine, conséquences connues des conflits prolongés et violents. Ajoutons que la radicalisation au sein des sociétés israélienne et palestinienne constitue un défi partagé avec les pays occidentaux, et révèle d’inquiétantes tendances mondiales que cet article n’a pas l’espace d’approfondir.

    Au cours des deux dernières décennies, la délégitimation des promoteurs de la paix dans la société israélienne a pu s’apparenter à une diabolisation. Ce processus, mené par les politiciens de droite au pouvoir et la société civile de droite en Israël, s’est produit par le biais de campagnes médiatiques agressives, d’attaques et dénonciations en ligne, de lois menaçant la légitimité et le financement des organisations et des activistes pacifistes et anti-occupation.

    Les séquences de violence entre Israéliens et Palestiniens intensifient l’animosité d’une partie du public israélien à l’égard des organisations de défense de la paix et des droits de l’homme, qui les considère comme une menace pour le pays en ces temps difficiles. Ce fut le cas avec la « campagne des taupes » après l’opération israélienne de 2014, « Bordure protectrice », à Gaza, visant à fédérer les soutiens au projet de loi sur les « agents étrangers », lequel avait pour objectif d’interdire aux ministères et à Tsahal de coopérer avec des fonds étrangers.

    Les ONG recevant de tels fonds ont été qualifiées de « taupes » et menacées de dissolution, et les militants pacifistes de traîtres et de terroristes. Des tentatives d’adoption de projets de loi similaires constituent une menace permanente pour le camp de la paix israélien. Les médias mainstream ont longtemps négligé la gestion du conflit israélo-palestinien, partant du principe qu’il est intrinsèquement insoluble. De nombreux journalistes se concentrent uniquement sur les événements en Cisjordanie et à Gaza, utilisant une terminologie militaire qui empêche l’Israélien moyen d’éprouver de l’empathie pour les Palestiniens. Paradoxalement, le public israélien est moins exposé aux souffrances de Gaza que les pays européens, étant donné la mobilisation des médias en temps de guerre.

    Ces exemples sont essentiels pour comprendre l’état d’esprit d’une grande partie de la société israélienne à l’égard du camp de la paix qui, dans le meilleur des cas, est perçu comme naïf et hors de propos et, dans le pire des cas, comme un traître. Lors des grandes manifestations organisées en Israël l’année dernière contre la réforme judiciaire présentée par le gouvernement le plus à droite de l’histoire de l’État d’Israël, la société civile s’est épanouie et est devenue un exemple de protestation pour le monde entier. Pourtant, les voix qui, au sein de la protestation démocratique, cherchaient à souligner le lien entre la crise de la démocratie et la poursuite de l’occupation du peuple palestinien ont été réduites au silence et ont même fait l’objet de violences verbales et physiques.

    Mais il est remarquable que, malgré les menaces et les violences subies par les organisations et les individus qui s’efforcent de favoriser un discours public en Israël sur la fin du conflit et de l’occupation, des centaines d’organisations israéliennes persévèrent et travaillent à faire entendre une voix en faveur du partage des terres, l’octroi de droits aux Palestiniens et la défense de l’égalité entre tous les citoyens d’Israël.

    Le seul exemple de la « campagne des taupes » en 2015 nous apprend que les cycles de violence entre Israël et Gaza constituent un terrain fertile pour la délégitimation des promoteurs de la paix en Israël. En temps de guerre, le patriotisme est monopolisé par le narratif du type « en ce moment, il n’y a ni droite, ni gauche, nous gagnerons ensemble ». La brutalité des actes commis par le Hamas le 7 octobre complique les efforts déployés pour résister à la punition collective des Palestiniens de Gaza. Et les résultats des sondages indiquant un soutien croissant au Hamas en Cisjordanie intensifient l’hostilité israélienne à l’égard de tous les Palestiniens. Par conséquent, le camp de la paix israélien compte sur les ex-membres des forces de sécurité, qui font souvent office d’experts, pour promouvoir une solution politique selon une perspective sécuritaire, les arguments moraux bénéficiant d’une adhésion limitée dans le contexte d’une guerre perçue comme existentielle.

    Le camp de la paix palestinien
    Avant de se pencher sur du camp de la paix palestinien, il est d’abord essentiel de noter que les Palestiniens et les Israéliens vivent le conflit de manière différente, ce qui conditionne par conséquent leur définition de la « paix ». Les experts et les praticiens de la paix et de la résolution des conflits font souvent la distinction entre la paix « négative » (l’absence de guerre ou de violence armée) et la paix « positive » (l’existence de la liberté, de l’équité, de la satisfaction des besoins fondamentaux)[1].

    Les Israéliens ont tendance à insister sur la nécessité d’une « paix avec sécurité » (paix négative), tandis que les militants palestiniens appellent à une « paix avec justice » (paix positive), dans la mesure où ils vivent le conflit en termes de besoin d’autodétermination (liberté) et de difficultés socio-économiques et politiques liées au fait de vivre sous l’occupation militaire israélienne. En raison des conditions sociopolitiques très différentes dans lesquelles vivent les Israéliens et les Palestiniens et des points de vue divergents sur la lutte palestinienne pour l’autodétermination, les Palestiniens et les Israéliens ont eu tendance à définir différemment les efforts de paix et de résolution des conflits.

    La société civile palestinienne engagée dans l’activisme visant à mettre fin à l’occupation israélienne comprend une variété d’acteurs tels que des dizaines d’organisations de défense des droits de l’homme, des organisations de jeunesse, des organisations locales, des associations caritatives, des groupes de femmes, des associations religieuses et tribales, des institutions éducatives et des ONG professionnelles.

    Cependant, pour le camp de la paix palestinien, les accords d’Oslo ont été un tournant vers une aggravation de la situation. Pour de nombreux Palestiniens, ces accords n’étaient pas une victoire pour la paix, mais plutôt une légitimation de l’occupation israélienne. Nombre d’entre eux ayant assimilé le processus de « paix » d’Oslo à une détérioration sociale, économique et politique, le mot « paix » en a alors été compromis. De fait, cela a conduit à éviter d’utiliser ce mot concernant les organisations et activités palestiniennes, quand il le serait dans d’autres contextes.

    Le processus de paix d’Oslo, qui a permis la création de l’Autorité nationale palestinienne et le début de la construction de l’État avec l’aide de pays donateurs, a ouvert un espace favorable au développement des ONG et des institutions civiques dans les territoires occupés et en Israël. Toutefois, la création de cet espace s’est également accompagnée d’un éloignement de ces organisations vis-à-vis de la société et de leur base.

    Plutôt que de parler de « paix », certains Palestiniens mettent ainsi l’accent sur les aspects de leur histoire liés à la résistance non violente contre l’occupation israélienne et au rejet des armes dans leur quête de liberté. Cette résistance se manifeste sous diverses formes, comme essayer de construire une économie durable face à l’occupation militaire, de conserver sa dignité malgré les humiliations aux points de contrôle.

    Dans le contexte palestinien, le travail en faveur de la paix et de la résolution des conflits implique des efforts non violents qui comprennent principalement des actions de sensibilisation, la défense des droits de l’homme, le dialogue et la familiariation avec les préoccupations des Palestiniens en matière de justice. Dans ce cadre, les Palestiniens recherchent la paix en cherchant la justice ; la paix selon eux passe par la fin de l’occupation israélienne. Pour beaucoup d’entre eux, cela signifie qu’ils évitent de coopérer avec les Israéliens qui ne s’expriment pas ouvertement contre l’occupation, car ils considèrent que de telles relations – entre l’occupant et l’occupé – sont intrinsèquement inégales et contraires à la construction de la paix.

    Il s’agit là d’une tendance majeure de la société civile palestinienne également connue sous le nom d’anti-normalisation. Ici, la « normalisation » (Tatbi’a, en arabe) a été définie comme « le processus d’établissement de relations ouvertes et réciproques avec Israël dans tous les domaines, y compris les domaines politique, économique, social, culturel, éducatif, juridique et sécuritaire ». Cependant, tous les Palestiniens n’ont pas la même position à l’égard de la normalisation, voire dans leur volonté d’utiliser ce mot. Cette stratégie, répandue dans différents secteurs de la société palestinienne, complique les appels publics à des solutions politiques, même pour ceux qui soutiennent la solution à deux États.

    L’impopularité de l’Autorité palestinienne corrompue, et dirigée par Abou Mazen, associée à la poursuite de l’occupation israélienne et au désespoir généralisé des jeunes Palestiniens, contribue à renforcer le soutien à la lutte armée. Malgré ces difficultés, certaines organisations palestiniennes mènent des activités que l’on peut qualifier d’activisme en faveur de la paix.

    Zimam, par exemple, est un mouvement de jeunesse pionnier qui remet en question le statu quo. Adoptant une approche nationale de la résolution des conflits, celui-ci travaille avec de jeunes leaders prometteurs pour construire une société davantage démocratique, active et pluraliste. Ses programmes responsabilisent les jeunes, visent une transformation de l’opinion publique en favorisant la compréhension mutuelle et les attitudes démocratiques. Youth Against Settlements est un autre exemple de mouvement populaire palestinien visant à mettre fin à l’occupation par des méthodes non violentes. Ils s’engagent dans un travail communautaire contre l’expansion des colonies israéliennes en Cisjordanie.

    L’association ADWAR encourage le dialogue, principalement sur les questions liées aux femmes et aux filles palestiniennes. ALLMEP (Alliance for Middle East Peace) est une coalition de plus de 160 organisations – et de centaines de milliers d’activistes – qui construisent la coopération, la justice, l’égalité, un espace social commun, la compréhension mutuelle et la paix au sein de leurs communautés. Women of The Sun est un mouvement de femmes pour la paix relativement récent, qui collabore avec l’organisation israélienne Women Wage Peace.

    Des instituts de recherche tels que le Palestinian Center for Policy and Survey Research, Jerusalem Center for Women, The Palestinian House for Professional Solutions, Al-Damour Center for Community Development, The Peace and Democracy Forum, et d’autres encore, constituent une importante source d’informations pour les responsables et la communauté internationale.

    Les défis actuels
    Les défis auxquels sont confrontées les sociétés israélienne et palestinienne sont fondamentalement différents, tout comme le sont les défis des camps de la paix de chaque côté. Dans les deux sociétés, tant que les combats se poursuivent, il n’y a pas de légitimité globale à appeler à une solution politique, même si entre le Jourdain et la mer il existe une majorité qui reconnaît que la force militaire ou la violence ne peuvent à elles seules apporter de résultats bénéfiques, et que des mesures politiques impliquant la communauté internationale – et le monde arabe en particulier – sont nécessaires pour l’avenir d’Israël et de la Palestine.

    Aujourd’hui, le dialogue entre Israéliens et Palestiniens est quasiment inexistant, et bien que de nombreux militants pacifistes des deux camps restent en contact par le biais des réseaux sociaux, il est à craindre qu’au lendemain de la guerre le camp de la paix – des deux côtés – ne souffre encore plus de délégitimation, persécution et diabolisation. La crise idéologique actuelle place de nombreux militants dans des dilemmes difficiles et la confusion ; beaucoup d’entre eux font état de sentiments de désespoir. Cependant, ils ne restent pas passifs face à la situation, et comprennent l’opportunité que représente cette guerre malheureuse eu égard à un changement fondamental de l’attitude du public et de la communauté internationale face au conflit israélo-palestinien.

    Dans le camp de la paix israélien, sont menées des actions visant à la désescalade, des campagnes appelant à une solution politique et au retour de tous les otages israéliens, à un dialogue approfondi avec la communauté internationale, à un réexamen des solutions politiques et des accords avec d’autres pays de la région. Le camp de la paix palestinien s’empresse également en faveur d’un dialogue approfondi avec la communauté internationale, de la résistance non violente face à la violence croissante des colons en Cisjordanie, de l’appel à l’aide humanitaire pour les habitants de Gaza et la fin du massacre de civils.

    Seules quelques organisations israéliennes se joignent à l’appel en faveur de la fin de la guerre, tandis que l’opinion publique israélienne est largement favorable à ce que des mesures soient prises pour mettre fin à la domination du Hamas dans la bande de Gaza. Le camp de la paix palestinien quant à lui ne condamne pas clairement le Hamas et son pouvoir à Gaza, bien que la grande majorité d’entre eux soient identifiée comme des partisans de l’Autorité palestinienne et bénéficie de son soutien dans le dialogue israélo-palestinien.

    Il est clair qu’une telle action contre le Hamas sera perçue comme une attaque contre la tentative palestinienne de remettre en cause la légitimité internationale accordée aux bombardements israéliens et à la crise humanitaire à Gaza. Le camp de la paix israélien cherche avidement à faire entendre au public israélien les voix palestiniennes contre le Hamas, mais elles sont trop peu nombreuses et il n’est pas évident de savoir dans quelle mesure elles représentent les tendances profondes de la société palestinienne.

    On peut supposer que dans les semaines à venir, la colère du public israélien face à l’échec du 7 octobre éclatera et déferlera dans les rues, et que la société civile israélienne sera mise à l’épreuve non seulement en essayant de renverser le gouvernement Netanyahou, mais aussi en exigeant une autre gestion du conflit et une résolution par des moyens non militaires. Dans le même temps, le camp de la paix palestinien a également besoin d’une direction courageuse et active pour parvenir à une solution politique fondée sur la solution à deux États.

    Soutenir les militants et les organisations pacifistes israéliens et palestiniens est essentiel pour encourager l’établissement de la paix à partir d’une base populaire, c’est un complément décisif à tout processus diplomatique « top-down » réussi.

    Le processus d’Oslo a montré que sans l’engagement de la société civile et le soutien public, il est moins probable que les accords soient effectivement mis en œuvre par des politiciens à la recherche de gains à court terme. Simultanément, un leadership fort est essentiel pour prendre des décisions difficiles et guider la population sur la voie de la réconciliation. Les activistes, dont il est question ici, ont montré qu’il existe de véritables partenaires pour la paix de part et d’autre de la Ligne verte. Le chemin n’est pas facile, mais il est possible.

    Traduit de l’anglais par Cécile Moscovitz

     Naomi Sternberg
    Historienne, directrice de la section Conflits et Genre de l’initiative de Genève

  • Une relecture de #Antonio_Gramsci pour lutter contre la subversion de l’idéologie capitaliste à l’encontre de nos sociétés.

    Qu’est-ce que la notion d’hégémonie pour Antonio Gramsci ? - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/11/30/quest-ce-que-la-notion-dhegemonie-pour-antonio-gramsci

    La constitution de l’hégémonie bourgeoise

    L’enquête historique de Gramsci sur la constitution de l’hégémonie bourgeoise est une des spécificités de sa réflexion sur l’hégémonie. Bien des évolutions dans les usages et les significations qu’il imprime à la notion dans les Cahiers viennent de sa réflexion sur la façon dont la constitution d’une nouvelle conception du monde propre à la bourgeoisie est devenue dominante avant les révolutions modernes et a été l’une des principales conditions de possibilité de la Révolution française. Cette réflexion lui vient notamment de la lecture d’un ouvrage, Aux origines de l’esprit bourgeois en France, qu’il lit dès sa parution en 1927 chez Gallimard, alors qu’il est emprisonné à Milan dans l’attente de son procès – il n’a pas encore le droit d’écrire mais il lit abondamment et commence à élaborer un programme d’études. Comme en témoignent plusieurs lettres, il est très admiratif de ce livre de Bernard Groethuysen, philosophe et historien allemand installé en France, et il entend développer quelque chose de semblable pour l’Italie, sous la forme de ce qu’il appelle par ailleurs une histoire des intellectuels. Gramsci en vient ainsi à donner un sens plus large à l’hégémonie : elle est désormais ce qui fait société, ce qui conduit à la diffusion et au partage de valeurs qui, bien qu’émanant d’une classe précise, tendent à une forme d’universalité. Elle est en ce sens le propre de la société civile plutôt que de la société politique, selon la division qu’il établit à partir de 1931 entre les deux parties de l’État « dans sa signification intégrale » (« État = société civile + société politique, c’est-à-dire hégémonie cuirassée de coercition »). Partis, journaux, clubs, écoles, églises etc. sont autant d’appareils d’hégémonie indispensables au fonctionnement de l’État.

    - Lénine et l’hégémonie du prolétariat
    - Direction et domination
    - Guerre de position et hégémonie
    - La constitution de l’hégémonie bourgeoise
    - Hégémonie et démocratie

    https://justpaste.it/8hg4s

    #hégémonie #guerre_de_position #communisme #révolutions_prolétariennes