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  • Faut-il abattre les statues des hommes illustres ?
    https://laviedesidees.fr/Faut-il-abattre-les-statues-des-hommes-illustres.html

    À propos de : Jacqueline Lalouette, Les statues de la discorde, Passés composés. On les pensait muettes et endormies ; voilà qu’elles se réveillent et se mettent à parler. Dans la torpeur de l’été 2020, des dizaines de statues d’hommes illustres ont été bariolées, graffées, amputées ou détruites aux quatre coins du monde. L’historienne Jacqueline Lalouette a mené l’enquête.

    #Histoire #politique_de_mémoire
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    • Une autre approche de la question décoloniale à propos des statues des « hommes illustres » :

      https://aoc.media/opinion/2021/05/27/reinterroger-le-soleil-frantz-fanon-et-la-question-ecologique

      Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique
      Par Antoine Hardy
      Politiste

      Malgré les menaces de prescription qui pèsent sur les plaintes déposées par sept associations de Guadeloupe et de Martinique pour empoisonnement au chlordécone, la mobilisation continue. Comme il y a une semaine, lors de la marche mondiale contre Monsanto, marquée par les revendications d’une écologie décoloniale. Des combats qu’on trouvait déjà dans Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon, interdit à sa sortie en France en 1961, ce livre à la mémoire des vaincus et des disparus, des humains et des espèces éteintes, mérite d’être (re)lu aujourd’hui.
      La dangerosité du chlordécone, ce pesticide organochloré et cancérogène, était connue. Il avait été interdit aux États-Unis dès 1977. Mais il a été autorisé de façon dérogatoire dans les Antilles jusqu’en 1993, provoquant de terribles conséquences sanitaires, écologiques et économiques. Le gouvernement a récemment annoncé un plan « Chlordécone IV » pour la période 2021-2027. Une commission d’enquête de l’Assemblée nationale a rappelé que l’État est bien le premier responsable de l’emploi de ce produit qui a ravagé à la fois les sols, les eaux et les êtres humains et non-humains. Ses effets persistent encore aujourd’hui, et pour longtemps. Plus encore, son usage, inscrit dans les structures sociales héritées du colonialisme1 montre comment violences coloniales et écologiques sont indissociables.
      Elles ne sont pourtant pas toujours reliées. « En laissant de côté la question coloniale, les écologistes négligent le fait que les colonisations historiques tout autant que le racisme structurel contemporain sont au centre des manières destructrices d’habiter la Terre. En laissant de côté la question environnementale et animale, les mouvements antiracistes et postcoloniaux passent à côté des formes de violence qui exacerbent les dominations des personnes en esclavage, des colonisés et des femmes racisées2 » écrit Malcom Ferdinand. Sans souscrire à une telle généralisation au sujet des actions militantes, cette analyse reste forte. Non seulement les inégalités s’aggravent mutuellement mais une même logique en est à l’origine : certaines vies et certains sols ont été détruits ensemble parce que jugés moins valables que d’autres et utiles à l’enrichissement d’une minorité.
      Frantz Fanon, psychiatre et militant né justement aux Antilles françaises, penseur de la domination coloniale, décrivait déjà une Europe qui « s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux3 » jusqu’à devenir « littéralement la création du tiers monde ». Et d’ajouter : « il faudrait peut-être tout recommencer, changer la nature des exportations et non pas seulement leur destination, réinterroger le sol, le sous-sol, les rivières et pourquoi pas le soleil. »
      Frantz Fanon n’aura hélas pas le temps de porter une telle ambition. Les Damnés de la terre est publié l’année de sa mort, à l’âge de 36 ans, en 1961. La préface de Jean-Paul Sartre a parfois estompé, voire déformé, la lecture du texte. Le passage du temps également, tant l’espoir des luttes pour l’indépendance semble lointain. Le philosophe Achille Mbembe propose pourtant de réactualiser les problèmes politiques posés par Fanon : « les élargir pour apprendre avec lui à poser de nouvelles questions, celles qui sont propres à nos temps4  ». Cet ultime essai peut-il nous aider, au-delà de son importance historique, pour affronter les violences écologiques, sociales et politiques de notre époque ? Sa lecture est un soutien précieux, pas tant dans la quête d’une parfaite analogie historique que grâce aux émotions qu’il véhicule et aux imaginaires, à préserver et à défaire, auxquels il invite.

      Premier enseignement : Fanon nous rappelle que la terre n’est pas indépendante si l’esprit ne l’est pas. La libération n’est pas seulement celle des rues envahies par une armée étrangère. C’est aussi une reconquête intérieure et une expérience intime. Pour Fanon, le sujet colonisé est aliéné, c’est-à-dire qu’il se sent devenir « le lieu vivant de contradictions qui menacent d’être insurmontables ». Ces mots décrivent avec justesse le trouble saisissant, parfois paralysant, produit par nos colères et nos impuissances, nos rejets comme nos désirs.
      Consommer et ne pas consommer. Multiplier les petits gestes à grand renfort d’injonction morale et culpabilisante et ne voir aucune action coercitive collective d’ampleur être menée. Militer parfois en bas de chez soi mais ne rien contrôler des incendies australiens ou de la disparition des abeilles. Craindre pour l’avenir et continuer à évoluer dans un paysage encore largement colonisé par les désirs carbonés.
      Cette dissociation, même si elle n’est pas la coupure claire de ce « monde compartimenté » qui marque la vie coloniale, en emprunte certains aspects. Elle cloisonne, sépare, retranche. Ce sont les émotions éprouvées par des personnes conscientes de ce à quoi participent leurs achats ou leurs emplois mais qui n’ont pas la possibilité de faire autrement. Elles sont ici et ailleurs, empêchées d’aller là où cette division s’effacerait. Qu’est-ce, si ce n’est un monde compartimenté, celui qui organise voire valorise la séparation entre le cœur et les actes, et qui entrave la circulation de l’un à l’autre ?
      Comment sortir de cette situation ? La lecture de Fanon offre un deuxième enseignement. « C’est la lutte qui, en faisant exploser l’ancienne réalité coloniale, révèle des facettes inconnues, fait surgir des significations nouvelles et met le doigt sur les contradictions camouflées par cette réalité ». L’explosion ne se fait pas sans violence car une force immense doit s’exercer aux jointures de ce qui est cadenassé pour ouvrir une brèche. La violence vise à retrouver à la fois son indépendance en tant que pays et son autonomie comme sujet.
      De la terre à l’esprit, la violence « débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées ». Cette violence qui « désintoxique » ne vient pas de nulle part. C’est une réaction : une contre-violence. « La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire », écrit Fanon dans une formule célèbre.
      L’ennemi écologique n’est certes pas identifiable par une tenue ou une caserne, ni circonscrit en un lieu donné ou limité à un seul pays. C’est un entrelacs d’individus et d’institutions, de privilèges et de corruptions, de décisions et de protocoles, de standards et de mesures, de quête du profit et de simples habitudes. C’est la crainte diffuse, dans des proportions différentes, d’avoir quelque chose à perdre en cas de changement : un emploi, la jouissance d’un salaire élevé, un rêve de voyage, des souvenirs familiaux, des possibilités de consommation. La reconstitution des responsabilités est ainsi plus complexe que la terrifiante clarté du joug colonial, même si la culpabilité des plus riches en termes d’émissions de CO2 est écrasante, 10 % d’entre eux contribuant à la moitié des émissions au niveau mondial.
      Reste que certaines actions climatiques (empêcher des avions de décoller, dégrader les locaux d’un gestionnaire d’actifs, filmer l’intérieur d’un abattoir, bloquer un pont, taguer un distributeur automatique de billets, saboter des engins de chantier etc.) sont bien une contre-violence. Sauf que, différence importante, et ces exemples non-exhaustifs le prouvent, ces gestes n’ont rien de proportionné à la violence subie. Aucune trace ici de cette « homogénéité réciproque extraordinaire ». Et comment le pourraient-ils, d’ailleurs ? Comment organiser une contre-violence capable de répondre à la violence de l’extinction des espèces, à celle des méga-feux et des tempêtes, des sécheresses et des pénuries, des avantages reconduits et des dominations aggravées ?
      Malgré le courage déployé, malgré la vertu de gestes militants qui permettent d’apprendre par l’action et de ne plus se sentir isolé, et malgré les preuves toujours plus nombreuses d’une folie vendue comme étant la seule rationalité à disposition, ces tentatives n’ont pas inversé le rapport de force. Elles sont non seulement phagocytées par la supériorité éthique et opérationnelle accordée à la non-violence, qui ne réoriente qu’à la marge la course vers l’abîme 5 mais, aussi, par une répression morale et policière. Cette contre-violence balbutiante, circonstanciée, mesurée, est dénoncée comme une menace terrible pour l’ordre établi alors que c’est justement la poursuite de cet ordre qui constitue une menace. Le but de cette répression est alors de faire taire ce qui s’exprime dans cette contre-violence pour empêcher toute forme de changement.
      Parler de la violence n’est pas s’inscrire dans un schéma binaire où il faudrait être, de façon abstraite et permanente, « pour » ou « contre », ni même, en la jugeant parfois nécessaire, en nier les dommages. Fanon avait horreur de la violence. Il en connaissait les conséquences. Le dernier chapitre, « Guerre coloniale et trouble mentaux », décrit les souffrances physiques et psychiques des combattants algériens comme des tortionnaires français, prisonnier ou bénéficiaire de ce régime, et soumis, dans des proportions qui n’ont rien à voir, à sa violence. La violence n’est pas désirable en soi. Elle ne purifie pas.
      Mais Fanon en connaissait les potentialités. Non pas un but mais une étape. Une façon de se secouer, de ne pas laisser les « rêves musculaires » aux seules échappées nocturnes, de quitter aussi bien la passivité du conte de fée que la société du « démerdage » où chacun se débrouille, une « forme athée de salut » qui persiste chez nous sous les contours d’un survivalisme moral dont l’empire s’étend de la sécession fiscale des plus fortunés au fantasme du camp retranché loin de tout.

      Troisième enseignement : les lendemains de la lutte. Fanon savait combien les risques étaient grands d’en voir les objectifs détournés et les potentialités capturées. Dans des lignes saisissantes, il raconte que les anciens maîtres reviendront « en touristes amoureux d’exotisme, de chasse, de casinos ». Aujourd’hui, nous rappelle Guillaume Blanc, les anciennes terres pillées sont vantées comme des espaces à préserver sous la forme de parcs naturels au prix non seulement de l’oubli de l’histoire coloniale, première responsable là encore de la destruction, lorsque le mythe de la forêt vierge résonnait « comme un appel au viol » (Touam Bona), mais aussi des façons de vivre qui, localement, n’anéantissent pas leur environnement. Fanon raconte encore que « la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe », en dénonçant déjà le tourisme sexuel à l’œuvre à Cuba, au Mexique ou encore au Brésil.
      D’où cet effort constant pour rappeler que le combat doit se faire en parallèle d’un éveil des consciences et avec une participation la plus large possible. La participation ici n’a pas le sens que, souvent, nous lui donnons, celle d’une présence citoyenne réduite à des circonstances exceptionnelles ou à l’acquiescement aux politiques décidées sans elle. La participation, selon Fanon, relie et protège. « Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial ».
      Ce passage prend une importance particulière pour contrer toutes les déclinaisons des discours sur les vertus de l’héroïsme. La trace de ce culte se retrouve aussi bien dans des discours présidentiels que dans la promotion d’une mémoire militante dont il ne reste plus qu’un individu détaché des forces sociales constitutives de sa lutte. Françoise Vergès le décrit pour les figures du féminisme aux Etats-Unis, où « cette stratégie d’effacement façonne des icônes dépossédées de leur propre combat et séparées des collectifs dont elles étaient membres pour en faire des héroïnes calmes, douces et paisibles. » 6
      Le combat climatique et social pourrait être gangréné par ce registre de la personnification et de l’extraordinaire, qui chercherait à tout prix les stars de la lutte, les premiers de cordée de la barricade écologique, au double risque de simplifier les termes et les origines du combat et d’invisibiliser le contexte social qui le permet ou l’entrave.
      La participation, de Fanon jusqu’à nous, n’est ni l’application tiède et ennuyée d’une procédure bureaucratique, ni le défilé fantoche de sages pantins. Elle est un bouillonnement. Fanon nous aide à nous souvenir que l’individualisation n’est pas une conséquence naturelle et inévitable de l’évolution de notre société, mais bien un projet politique, se diffusant notamment parce que les problèmes collectifs ont toujours été davantage présentés comme étant du strict ressort de l’individu, que celui-ci soit le coupable sur qui tout s’abat ou le héros qui recueille les vivats pour avoir surgi hors de la foule.
      Or, les luttes collectives jouent un tout autre rôle : elles politisent ce qui ne semblait relever que d’une fatalité insaisissable, d’un coup du sort ou d’une faute individuelle. Elles conquièrent du pouvoir, indépendamment même de ce qu’elles obtiennent.

      Chez Fanon, c’est une précaution décisive pour se prémunir aussi bien de la prise de pouvoir par la bourgeoisie nationale encline à occuper les places des anciens maîtres que de l’inféodation à un « dieu vivant » qui saura utiliser les symboles de la lutte pour mieux en éteindre le message. Si le héros est éclaté, en chacun de nous, son règne est improbable. La dimension collective des marches et initiatives pour la justice sociale et climatique est aussi précieuse pour cette raison : en finir avec le mythe du sauveur qui éclairerait les masses infantilisées pour mieux étouffer les colères légitimes.
      Mais réfléchir aux dangers qui guettent la victoire, c’est la croire possible. Rien d’aussi simple sur le plan écologique. Il n’y aura pas de 5 juillet 1962 de l’écologie. Le carbone dans l’atmosphère ne signera pas un traité de paix à l’issue duquel il fera disparaître les effets de sa présence. Les espèces disparues ne renaîtront pas. Plus qu’à la préparation d’une victoire qui fantasmerait le retour à une vie d’avant, le combat climatique et social est l’occasion de mesurer tout ce qui est menacé d’être emporté pour de bon, de se battre pour conserver ce qu’il est encore possible de préserver, c’est-à-dire de s’attaquer aux racines structurelles et collectives, et non individuelles et anecdotiques, de ces problèmes et, en même temps, d’apprendre à vivre avec la perte. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de succès importants et décisifs pour notre capacité à survivre dignement mais ils ne ressembleront pas au soulagement d’un jour précis de libération.
      Vivre avec la perte n’est pas une nouveauté en soi. C’est son ampleur, temporelle, géographique, humaine comme non-humaine, qui la rend différente des épreuves précédentes. Pour des raisons tactiques, ce mot d’ordre semble généralement absent des mobilisations climatiques et sociales. Cette question de la mémoire et de sa présence, de ce qui doit être conservé comme de ce qui doit être défait, n’est pour autant pas complètement ignorée. C’est en effet à sa lumière qu’il faut aussi comprendre la volonté, en France comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, de déboulonner de nombreuses statues de personnalités qui symbolisent la prédation sur les êtres et les ressources. Enlever une statue n’est pas changer l’Histoire. C’est, d’abord, exprimer le refus d’un hommage. Personne n’interdit à Colomb ou Colbert d’avoir existé. Mais leur ombre, morale et matérielle, n’est plus désirable.
      Ensuite, il s’agit de ne plus s’encombrer de cette mémoire des serviteurs d’une élite privilégiée, vainqueurs moraux et sociaux de leur temps, quand celle à laquelle nous devons faire de la place est aussi une mémoire de vaincus. Mémoire des coraux disparus et des arbres brûlés. Mémoire des espèces éteintes et des militantes et militants assassinés. Mémoire des temps révolus de la stabilité climatique, du mythe de l’abondance et de l’infaillibilité qui réclame de nouveaux rites et d’autres cohabitations que les glorifications anciennes. Mémoire qui ne réduit justement pas l’Histoire à une vignette héroïque et individuelle.
      Ce qui nous dit enfin, et surtout, le déboulonnage des statues, c’est qu’il n’est plus possible de rester au pied de ce « monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet ». Quand les statues de ces marchands, « du général qui a fait la conquête » ou « de l’ingénieur qui a construit le pont » sont arrachés de leur socle, c’est une manière très claire de signifier que toute attente passive est finie. Cette démarche ne prétend pas tout sauver mais elle est, puissamment, inaugurale.
      Car aucune victoire n’est le résultat de « la bonne volonté ou du bon cœur du colon ». Que celui-ci se nomme « Français » pour Fanon ou « partisan de l’économie fossile », la lutte doit construire, par tous les moyens, l’« impossibilité à différer les concessions ». C’est au prix de cette impatience qu’il sera possible de renouer avec cette si désirable capacité à tout réinterroger. Et pourquoi pas le soleil.
       
      Antoine Hardy
      Politiste, Doctorant en sciences politiques au Centre Emile Durkheim, Université de Bordeaux

      Texte disponible également ici avec les hyperliens et les notes de bas de pages.

      http://ovh.to/B8oVZMv (actif 10 jours seulement)

  • L’animisme revisité par le philosophe Olivier Remaud. Conclusion : la #matière, objet d’étude des sciences dites « dures », n’est pas inerte. Et les populations en symbiose avec ces éléments dits « naturels » subissent une véritable #spoliation provoquée par les #dérèglements_climatiques.

    Récits à propos d’icebergs et autres glaciers :

    Trouble contre trouble : le glacier et l’être humain | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/08/18/trouble-contre-trouble-le-glacier-et-letre-humain-2

    Vivre avec le trouble : celui de l’anxiété qui nous ronge et qui nous pétrifie, devant la souffrance d’un continent auquel notre avenir, humains et non-humains réunis, est suspendu, mais aussi celui qui nous exalte et nous tonifie. Et si, pour nous tirer de l’alternative narcissique du spectaculaire et du tragique, nous pensions comme un iceberg ? En percevant l’empathie qui nous lie à ces êtres, des « choses » qui n’ont jamais été des « choses », c’est la Terre entière qui est invitée sur la scène du vivant. Rediffusion du 11 mars 2021

    Tout commence par une fissure mince et invisible. Puis un trait sombre apparaît. Un beau jour, c’est une ligne droite interminable qui entaille la glace. Lorsque les scientifiques la repèrent sur leurs images-satellites, elle s’est déjà mise à galoper vers la mer. Ils devinent que le sillon est une crevasse profonde masquant peut-être un réseau de rivières et que la plate-forme glaciaire Larsen C est en train de se disloquer. Ils scrutent les évolutions de cette grande coupure ainsi que toute la partie nord de la péninsule Antarctique. Au fil des semaines, le scénario d’une fracturation se précise. Jusqu’au mois de juillet 2017 où une masse se détache brusquement de son socle flottant. En entamant son voyage dans l’océan Atlantique sud, l’iceberg ne se doute pas qu’il devient le protagoniste d’une histoire à suspense.

    Il faut dire que ses proportions sont gigantesques et presque inégalées. La surface du bloc tabulaire côtoie les 5800 km2 tandis que son volume frise les 1500 km3. Très tôt, il se segmente en deux morceaux. Puis les morceaux se brisent en plusieurs autres. Les glaciologues de l’US National Ice Center attribuent à l’iceberg initial le nom de A68A et font de même avec chacun de ses fragments : A68B, A68C, A68D et ainsi de suite. Le classement alphanumérique leur rappelle que l’iceberg en question est le 68e (« d’une taille dépassant les 10 miles marins de longueur ») à quitter le secteur de l’Antarctique qui s’étend de la mer de Bellingshausen à la mer de Weddell, et qu’il est à l’origine d’une progéniture dispersée sur les flots.

    La communauté scientifique surveille de près les trajectoires erratiques de la petite famille. Lorsqu’elle s’aperçoit que A68A se rapproche d’une terre, elle retient son souffle. La nouvelle se diffuse, les médias s’agitent, l’inquiétude grandit. Tout le monde est persuadé que le « Béhémoth » dérivant s’apprête à finir sa course en percutant l’île de Géorgie du Sud. L’iceberg va s’ancrer sur les fonds côtiers et bloquer l’accès à la nourriture pour les manchots, les éléphants de mer, les otaries et les phoques. Sa quille aura labouré et détruit des écosystèmes marins. La collision est prévue pour la fin décembre 2020.

    Mais le sort en décide autrement et la catastrophe annoncée n’a pas lieu. Des eaux plus chaudes, des vents insistants et plusieurs frottements avec le plateau continental ont affaibli la structure de A68A. Non loin de l’île, l’iceberg se brise à nouveau. Aux nouvelles les plus récentes, il a perdu près de 70% de son volume initial. Désormais trop fin pour s’échouer, il remonte vers le nord, porté par les courants. Il ne heurtera jamais l’île de Géorgie du Sud, ni aucune autre terre.

    La menace n’aura été qu’une hypothèse démentie par les faits. Nul doute qu’un danger existait pour une partie de la faune insulaire et des fonds marins. Mais il ne s’agissait pas non plus de le prévenir. D’ailleurs, comment aurait-on pu y parvenir ? Il ne restait donc qu’à frissonner en suivant le flux des images venues du ciel. L’effet de mise en scène fut peut-être involontaire. Un monstre prédateur n’en devenait pas moins capable de tout massacrer sur son passage, à la manière d’une instance de mort archaïque. L’imaginaire des icebergs serait-il marqué à jamais par le syndrome du Titanic ? Considérons plutôt les causes de cet événement.

    La présence d’icebergs dans les océans n’a rien d’anormal. Mais aujourd’hui, le réchauffement climatique accélère le rythme des cassures. Plus les températures globales s’élèvent, moins les calottes résistent et plus les icebergs se multiplient. Nombre d’études montrent que la péninsule antarctique est devenue fragile. Des vents trop chauds naissent dans ses montagnes et dévalent les pentes. Le foehn altère la densité et la stabilité des plates-formes. Tandis que les grands froids sont censés revenir avec l’automne, les surfaces glaciaires se réduisent encore à cette période de l’année sous l’effet de la chaleur et leur neige perd de sa porosité. Les glaces se fracturent plus rapidement.

    Les scientifiques qui n’ignorent pas ces enjeux craignent que la séquence de A68A n’annonce la désintégration des plates-formes de l’Antarctique les unes après les autres. Le phénomène ne serait pas sans conséquences à l’échelle de la planète. Ces plates-formes sont alimentées par des glaciers dont elles retiennent les écoulements vers la mer. Si elles venaient à disparaître, le « bouchon » sauterait, les glaciers d’autres secteurs fonderaient à toute allure et le niveau des mers se relèverait mécaniquement. L’histoire de A68A raconte la souffrance d’un continent auquel notre avenir, humains et non-humains réunis, est suspendu.

    Comment répondre au « trouble » dans lequel nous plongent de tels événements ? Pouvons-nous réussir à « vivre avec » lui sans que l’anxiété nous ronge et nous empêche de réagir ? Est-il possible d’échapper au registre du spectaculaire sans s’abandonner à la conscience tragique ? Depuis des années, la philosophe Donna Haraway se pose ces questions. Elle nous invite à remiser nos émotions hollywoodiennes en même temps que nos désespoirs afin d’inventer les récits, les pratiques, les concepts et même d’autres troubles qui nous aideraient à mieux habiter ce monde cabossé. Dans un livre récent, j’ai, au fond, répondu à l’invitation en me demandant quelles histoires différentes nous racontent les mondes de glace.

    À y regarder de plus près, les glaciologues nous en offrent quelques-unes. Il suffit d’examiner leur vocabulaire. N’utilisent-ils pas le terme de « vêlage » (calving en anglais) pour désigner la rupture d’un glacier lâchant des icebergs ? Ce mot assimile le glacier à une vache, ou une baleine, et l’iceberg à un veau, ou un baleineau. Littéralement, les icebergs naissent. Les glaciologues parlent aussi de l’iceberg « mère » qui se brise à son tour en icebergs « filles » ou « sœurs », parfois « fils » ou « frères ». Ils tissent des liens de parenté et de filiation. Ne disent-ils pas enfin d’un glacier qu’il est « mort » lorsqu’il ne reste plus de lui qu’une fine couche de neige, supposant de cette manière qu’il a vécu ?

    Ce ne sont pas là de simples exercices poétiques. Les mots comptent. Ils expriment des sentiments que je qualifierais, avec le géographe Yi-Fu-Tuan, de « topophiliques ». Ils traduisent des expériences affectives, parfois même fusionnelles, avec des milieux et leurs personnages principaux : un glacier, un iceberg, telle portion de banquise, tel versant montagneux.

    Des mots aux réalités des écosystèmes, le pas est vite franchi. La biodiversité des milieux glaciaires n’a pas attendu que des humains frémissent devant des icebergs pour se développer et s’adapter. Confrontée à un A68A amaigri et crevassé, la faune de l’île de Géorgie du Sud aurait peut-être inventé des solutions pour trouver d’autres voies d’accès et s’alimenter. Si des blocs s’échouent, il arrive également qu’ils se dégagent un peu plus tard pour reprendre leur voyage. Par ailleurs, les icebergs perturbent les habitats sous-marins lorsqu’ils les raclent. Les spécialistes en écologie benthique nous apprennent qu’ils en emportent chaque fois quelques-uns pour les déposer dans d’autres zones. Ils reconfigurent les fonds aquatiques en les labourant.

    Continuellement, ils ensemencent les eaux profondes. Ils véhiculent des nutriments et des sels minéraux qui nourrissent le phytoplancton et constituent les premiers éléments de la chaîne trophique des milieux polaires – sous la banquise elle-même se nichent toutes sortes d’espèces, des vers nématodes, des anémones, des coraux de type alcyonaire, des isopodes, des étoiles et des concombres de mer, des oursons d’eau, des crevettes.
    Sans la multitude d’organismes micro-cellulaires qui s’accrochent aux parois immergées des icebergs, les êtres sur la planète respireraient moins bien, dont les manchots de l’île de Géorgie du Sud. Les blocs jouent un rôle crucial dans l’équilibre des écosystèmes marins. Ils confirment que les glaces sont les garantes du cycle de l’eau dont dépend le réseau global du vivant.

    Si les glaces sont bien des milieux de vie, pourquoi ne pas aller plus loin et reconnaître qu’elles sont « animées » ? Bien des populations autochtones en Arctique ont été déplacées, éliminées et oubliées au cours de l’Histoire. Elles n’en sont pas moins là et revendiquent aujourd’hui le droit d’habiter leurs terres. Mais les conséquences du réchauffement climatique se font dramatiquement sentir à ces latitudes. La raison en est simple : plus les températures augmentent et plus la capacité du manteau blanc de la Terre à réfracter vers l’espace les rayons du soleil diminue. L’affaiblissement de l’albédo enfonce ces régions dans la spirale négative de l’effet de serre qui s’auto-entretient. Cette dynamique infernale provoque ailleurs des épisodes de sécheresse sévère ou de débâcle furieuse – ainsi en va-t-il dans les vallées peuplées de la chaîne himalayenne.

    Les communautés n’ont pas le sentiment d’être responsables de cette situation mondiale. Mais les glaces sont une partie d’eux-mêmes et elles vivent leur fonte comme si on amputait leur propre corps. La militante écologiste Sheila Watt-Cloutier évoque un « droit au froid » pour rappeler combien la glace est nécessaire aux Inuit qui arpentent ces régions depuis des siècles. Ils en ont besoin pour exercer leurs droits fondamentaux.

    La banquise, les glaciers, les icebergs, ces « entités » font toujours partie de la vie quotidienne dans les zones arctiques. La division épistémique entre les « choses » et les « êtres » n’existe pas dans les cosmologies traditionnelles. Les glaciers réagissent aux actions humaines. Ils détiennent une autorité spéciale sur les communautés. Des normes organisent les relations. On s’y prendra à plusieurs reprises pour approcher un glacier sans jamais le regarder « dans les yeux » les premières fois ; on ne s’aventurera pas à cuisiner à proximité de ses parois froides et l’on s’abstiendra de disperser par inadvertance des gouttes de graisse sur le sol ; on ne construira surtout pas à son amont des barrages contredisant les équilibres de ses sols, sous peine de réveiller sa colère.

    Un glacier qui s’agace commence toujours par grommeler. Puis il vocifère et bondit hors de son lit comme un dragon enragé. Il se déverse sur les villages, les inonde, détruit leurs maisons et fait des victimes. En sanctionnant les erreurs commises par tel membre d’un clan, il oblige une communauté à reformuler ses règles de conduite à plus ou moins long terme. Face à un glacier, la prudence est requise. Si l’on ne respecte pas la norme d’une juste distance, il est impossible de cohabiter pacifiquement.

    Ces usages du monde font bouger les lignes de partage entre ce qui vivant et ce qui est mort. Ils nous réinscrivent dans une longue mémoire peuplée de figures insoupçonnées. Nous ne sommes plus les uniques acteurs. Ce sont des histoires de solidarité, tantôt heureuses et tantôt cruelles, des archives collectives sensibles. Il importe de les écouter. On entend les voix de « choses » qui n’ont jamais été des « choses ».

    Les tribus maories qui ont obtenu le 14 mars 2017 auprès du Parlement néo-zélandais le statut de « personnalité juridique » pour le fleuve Whanganui ont pu renouer des liens avec l’entité vivante et indivisible que le droit colonial avait découpé en rives et berges vendues à des propriétaires. Elles n’ont cessé de clamer qu’« elles sont la rivière » et que « la rivière est eux ».

    Toute personne qui habite à proximité d’un glacier, ou qui entretient une relation régulière avec lui, le perçoit pareillement comme un être vivant. Elle éprouve des émotions particulières. Tous les jours, elle l’écoute, l’observe, note ses variations chromatiques, se demande au réveil s’il a bien dormi. Elle s’insère dans son monde. Lui prend place dans sa vie, comme un membre lointain de sa famille. Les biographies s’entremêlent. Elle devient le glacier et le glacier devient elle. Au plus profond d’elle-même, elle désire qu’il ne fonde jamais.
    Lorsqu’elle constate que son volume diminue tandis qu’il fait partie d’un espace classé (c’est le cas du glacier de Saint-Sorlin dans le massif de l’Étendard des Grandes Rousses), elle pleure et refuse une telle absurdité. Elle veut que le glacier soit considéré pour lui-même et qu’il soit sauvé. De plus en plus, ces relations de familiarité intense entre humains et non-humains forment le terreau des demandes de justice climatique.

    Ne pas maintenir les mondes de glace et leurs histoires au loin, dans une altérité radicale, permet de mieux saisir leur importance. Après tout, les glaciers sont un peu comme des arbres et la banquise est un peu comme une forêt. Nous les aimons autant. Ils semblent immobiles. Pourtant ils se meuvent, les uns en suivant le mouvement de leur masse vers l’aval, les autres en faisant courir leurs racines sous la terre. Ils sont à la fois nos ancêtres et nos contemporains. Nous dépendons au même titre de l’oxygène qu’ils contribuent à fabriquer.

    C’est là notre autre trouble commun. Celui-ci ne nous attriste pas, il nous exalte. Il ne nous paralyse pas, il nous tonifie. Nous sommes ici troublés parce que nous percevons des affinités multiples avec des êtres non-humains si différents en apparence. Ces liens nous attirent irrésistiblement. Ils réveillent notre empathie et agissent comme un antidote joyeux. Ils ouvrent des horizons de vie nouvelle et nous extirpent de l’alternative narcissique du spectaculaire et du tragique.
    La Terre est un milieu de milieux où tout dépend de tout. Notre signature y est trop visible, nos empreintes y sont trop profondes. Nous le savons. Nous n’avons pourtant pas encore répondu collectivement à cette question : que gagnerions-nous à penser que la matière n’est pas inerte ?

    Nous y gagnerions une imagination incroyablement riche. Notre conscience du vivant s’élargirait vraiment. Nombre de nos préjugés se dissiperaient et nous pourrions reformuler quelques-uns de nos concepts classiques (pensons seulement à la notion de société). En substituant aux vieux outils des expériences partagées avec tous les êtres qui composent les écosystèmes et en racontant la vie sans limites, nous augmenterions les chances de fabriquer des outils neufs.

    Ce changement de perspectives nous aiderait à mutualiser les imaginations pour réorienter nos conduites. Nous obtiendrions un sens inédit de la connivence.
    S’intéresser aux êtres non-humains, y compris à ceux qui ne sont ni faune ni flore, c’est inviter la Terre entière sur la scène du vivant.

    https://aoc.media/auteur/olivier-remaud

    #philosophie #glaciers #icebergs #justice_climatique

  • #Eyal_Weizman : « Il n’y a pas de #science sans #activisme »

    Depuis une dizaine d’années, un ensemble de chercheurs, architectes, juristes, journalistes et artistes développent ce qu’ils appellent « l’architecture forensique ». Pour mener leurs enquêtes, ils mettent en œuvre une technologie collaborative de la vérité, plus horizontale, ouverte et surtout qui constitue la vérité en « bien commun ». Eyal Weizman en est le théoricien, son manifeste La Vérité en ruines a paru en français en mars dernier.

    https://aoc.media/entretien/2021/08/06/eyal-weizman-il-ny-a-pas-de-science-sans-activisme-2

    #recherche #architecture_forensique #forensic_architecture #vérité #preuve #preuves #régime_de_preuves #spatialisation #urbanisme #politique #mensonges #domination #entretien #interview #espace #architecture #preuves_architecturales #cartographie #justice #Palestine #Israël #Cisjordanie #Gaza #images_satellites #contre-cartographie #colonialisme #Etat #contrôle #pouvoir #contre-forensique #contre-expertise #signaux_faibles #co-enquête #positionnement_politique #tribunal #bien_commun #Adama_Traoré #Zineb_Redouane #police #violences_policières #Rodney_King #Mark_Duggan #temps #Mark_Duggan #Yacoub_Mousa_Abu_Al-Qia’an #Harith_Augustus #fraction_de_seconde #racisme #objectivité #impartialité #faits #traumatisme #mémoire #architecture_de_la_mémoire #Saidnaya #tour_Grenfell #traumatisme #seuil_de_détectabilité #détectabilité #dissimulation #créativité #art #art_et_politique

    • La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique

      Comment, dans un paysage politique en ruines, reconstituer la vérité des faits ? La réponse d’Eyal Weizman tient en une formule-programme : « l’architecture forensique ». Approche novatrice au carrefour de plusieurs disciplines, cette sorte d’architecture se soucie moins de construire des bâtiments que d’analyser des traces que porte le bâti afin de rétablir des vérités menacées. Impacts de balles, trous de missiles, ombres projetées sur les murs de corps annihilés par le souffle d’une explosion : l’architecture forensique consiste à faire parler ces indices.
      Si elle mobilise à cette fin des techniques en partie héritées de la médecine légale et de la police scientifique, c’est en les retournant contre la violence d’État, ses dénis et ses « fake news ». Il s’agit donc d’une « contre-forensique » qui tente de se réapproprier les moyens de la preuve dans un contexte d’inégalité structurelle d’accès aux moyens de la manifestation de la vérité.
      Au fil des pages, cet ouvrage illustré offre un panorama saisissant des champs d’application de cette démarche, depuis le cas des frappes de drone au Pakistan, en Afghanistan et à Gaza, jusqu’à celui de la prison secrète de Saidnaya en Syrie, en passant par le camp de Staro Sajmište, dans la région de Belgrade.

      https://www.editionsladecouverte.fr/la_verite_en_ruines-9782355221446
      #livre

  • Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/05/27/reinterroger-le-soleil-frantz-fanon-et-la-question-ecologique

    Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique

    Par Antoine Hardy
    Politiste

    Malgré les menaces de prescription qui pèsent sur les plaintes déposées par sept associations de Guadeloupe et de Martinique pour empoisonnement au chlordécone, la mobilisation continue. Comme il y a une semaine, lors de la marche mondiale contre Monsanto, marquée par les revendications d’une écologie décoloniale. Des combats qu’on trouvait déjà dans Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon, interdit à sa sortie en France en 1961, ce livre à la mémoire des vaincus et des disparus, des humains et des espèces éteintes, mérite d’être (re)lu aujourd’hui.

    L’article en intégralité : http://ovh.to/bXF92nC
    (document en format .odt avec les hyperliens et les notes de bas de page ; lien valide jusqu’au 22/07 à 00:00)

    #écologie_et_question_coloniale

  • Avec les propos de Jean d’Amérique, écrivain haïten, « l’aigle impériale » prend du plomb dans l’aile.

    Le rôle de Napoléon dans l’histoire de la révolution haïtienne n’est pas une mémoire oubliée en Haïti. Les gens savent le mal que l’esclavagisme rétabli en 1802 par le consulat, ce système d’exploitation capitaliste, a fait au pays et au peuple haïtien. Mais d’une certaine façon, on peut dire que les Haïtiens ont déjà résolu les questions qui agitent aujourd’hui les Français, puisqu’ils ont résisté et renversé ce système. Il n’y a pas de débat. Peut-être que l’enseignement, ou la transmission de l’histoire en général ne va pas assez en profondeur pour que chacun puisse vraiment comprendre tous les enjeux autour de ce qui s’est passé dans la colonie de Saint-Domingue où naîtra en 1804 la première république noire d’Haïti. D’ailleurs, on peut parfois avoir l’impression que les Haïtiens n’ont que ça à célébrer : la victoire contre Napoléon. Haïti reconnaît ses héros, il n’y a pas d’ambiguïté sur le personnage de Napoléon, personne ne s’interroge pour savoir si c’était « un mec bien ».

    https://aoc.media/entretien/2021/05/21/jean-damerique-en-haiti-il-ny-pas-dambiguite-sur-le-personnage-de-napoleon/?loggedin=true
    (voir en commentaire de ce post)

    #Haïti #esclavage #Premier-Empire #colonialisme #femmes_en_luttes #littérature #théâtre #oralité

    • Jean D’Amérique : « En Haïti, il n’y a pas d’ambiguïté sur le personnage de Napoléon »
      Par Raphaël Bourgois
      Journaliste

      Pour le jeune écrivain haïtien Jean D’Amérique, l’affaire est entendue et ne souffre aucune ambiguïté : le rôle de Napoléon dans l’histoire ne peut être séparé du rétablissement de l’esclavage. Si l’affaire ne souffre aucun débat en Haïti, la mémoire de la lutte pour l’indépendance et contre l’esclavage, de ses héros, reste à construire dans toute sa complexité. La littérature peut y participer, et peut-être créer les conditions d’une mémoire commune qui fait aujourd’hui défaut.

      Jean D’Amérique, jeune poète, dramaturge et romancier haïtien, est actuellement en résidence d’écriture en France, ce qui lui a permis de suivre les débats qui ont agité la commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon. Pour constater qu’il y a encore un long chemin à parcourir avant de réconcilier les mémoires, notamment sur la question sensible de l’esclavage, son abolition, son rétablissement, ses répercussions jusqu’à nos jours, sa réparation… Ses poèmes rassemblés dans des recueils comme Petite fleur du ghetto (Atelier Jeudi Soir, 2015) ou Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (Cheyne, 2017) ; ses pièces de théâtre comme Cathédrale des cochons (éditions Théâtrales, 2020) ; son premier roman Soleil à coudre (Actes Sud, 2021) ; toute son œuvre est traversée par la violence et le chaos qui font le quotidien d’Haïti sans la résumer.

      Actuellement en France, en résidence d’écriture, vous avez pu suivre tous les débats qui ont entouré les commémorations du bicentenaire de la mort de Napoléon, notamment sur la question du rétablissement de l’esclavage. À ce sujet, on s’est finalement peu interrogé sur ce que les premiers intéressés en pensaient. Quelle mémoire les Haïtiens gardent-ils de Napoléon ?
      Le rôle de Napoléon dans l’histoire de la révolution haïtienne n’est pas une mémoire oubliée en Haïti. Les gens savent le mal que l’esclavagisme rétabli en 1802 par le consulat, ce système d’exploitation capitaliste, a fait au pays et au peuple haïtien. Mais d’une certaine façon, on peut dire que les Haïtiens ont déjà résolu les questions qui agitent aujourd’hui les Français, puisqu’ils ont résisté et renversé ce système. Il n’y a pas de débat. Peut-être que l’enseignement, ou la transmission de l’histoire en général ne va pas assez en profondeur pour que chacun puisse vraiment comprendre tous les enjeux autour de ce qui s’est passé dans la colonie de Saint-Domingue où naîtra en 1804 la première république noire d’Haïti. D’ailleurs, on peut parfois avoir l’impression que les Haïtiens n’ont que ça à célébrer : la victoire contre Napoléon. Haïti reconnaît ses héros, il n’y a pas d’ambiguïté sur le personnage de Napoléon, personne ne s’interroge pour savoir si c’était « un mec bien ».

      Vous évoquez l’esclavagisme comme un système capitaliste, pensez-vous que le système des plantations, défendu par Napoléon à travers la décision de rétablir l’esclavage, doit être vu comme la prémisse du capitalisme qui se développera au XIXe siècle ?
      Oui, tout à fait. C’est clairement, selon moi, ce qui s’est passé à Saint-Domingue : la mise en place par les colons d’un système capitaliste qui, pour exister, utilise tous les moyens de la répression, de la violence et du racisme. Le capitalisme et l’esclavage sont indissociables. Je dirais même que le second, tel que l’a connu Haïti, est le socle du premier ; la traite des êtres humains est l’un des plus grands produits du capitalisme. C’est l’enfance même de ce système. Les colons qui sont arrivées sur l’île n’étaient intéressés que par une seule chose : la richesse, le profit. Ils ont vu là une terre à exploiter, et trouvé en Afrique des êtres humains à kidnapper afin de nourrir leur système. Le capitalisme est à l’origine de toutes les formes de violence qui se passent et qui se sont passées à Haïti.

      Il y a un héros haïtien qui est particulièrement mis en avant, c’est Toussaint Louverture, figure de proue de la révolution. Est-ce qu’il y a là aussi selon vous un décalage entre la mémoire haïtienne et la mémoire française ?
      Toussaint Louverture a une place importante en Haïti, et en effet, comme vous le suggérez, on ne traite pas la mémoire de ce héros de la même façon qu’en France. Je prendrais pour exemple l’inauguration récente, à Paris où je me trouve actuellement, d’un jardin Toussaint Louverture. Je dois dire que j’ai beaucoup ri lorsque j’ai lu le panneau, où a été inscrit « Toussaint Louverture, général français », alors que Toussaint est une personnalité essentielle de cette période de lutte contre l’esclavage – donc contre la France ! Mais il n’est pas considéré de cette façon en France, ni d’ailleurs les autres héros de Haïti. Je voudrais dire ici que je trouve tout de même étrange qu’on n’évoque que Toussaint en France, alors que la révolution haïtienne a été portée par beaucoup d’autres personnalités. Je pense à Jean-Jacques Dessalines, cet ancien esclave, lieutenant de Toussaint Louverture, qui proclame l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. Il est certain que Dessalines portait une vision beaucoup plus radicale, qui l’a mené à conduire la révolte jusqu’à l’indépendance d’Haïti. Ce qui n’est évidemment pas un bon souvenir pour la France… Alors que Toussaint, lui, a été capturé et déporté sur le sol français, où il est mort un an avant la proclamation de l’indépendance. Aujourd’hui, on tente de réhabiliter Toussaint, mais dans une perspective française. Et c’est cela qui pose problème : l’incapacité à replacer l’Histoire à l’endroit où elle se passe vraiment.

      Comment l’expliquez-vous ?
      Les Français pensaient pouvoir négocier avec Toussaint et éventuellement lever les obstacles au rétablissement de l’esclavage. Il faut reconnaître qu’il a lui aussi joué ce jeu de la négociation, jusqu’au moment où il s’est fait capturer. Mais je pense que cette bienveillance à l’égard de Toussaint Louverture n’est pas une reconnaissance de son véritable combat et de celui des autres héros et héroïnes de la guerre d’indépendance. Je parle de Dessalines, je parle de Sanité Belair, je parle de Dutty Boukman – qui initia une révolte d’esclaves lors de la cérémonie du Bois Caïman, le 14 août 1791, acte fondateur de la révolution haïtienne – et de beaucoup d’autres. La réhabilitation de Toussaint Louverture en France n’est rien d’autre qu’une posture. Car il n’y a pas de négociation possible avec un interlocuteur qui veut absolument rétablir l’esclavage. J’entends ou je lis souvent que la France a aboli l’esclavage à Saint-Domingue. C’est complètement faux, et ce n’est pas parce qu’il existe des textes qui le proclament que c’est vrai. Haïti a longtemps combattu l’esclavage, même avant 1791, où la rébellion va prendre une telle ampleur qu’elle mènera à la révolte générale des esclaves, il a toujours existé des mouvements de résistance. Toutes les tentatives d’action de la France vis-à-vis de cette insurrection ont eu pour but de remettre en place le système colonial, jamais de l’abolir. Ce sont les esclaves qui ont aboli l’esclavage.

      Il y a une question qui agite le débat en France, c’est celle de la réparation. Puisqu’au moment de l’abolition, ce sont les propriétaires d’esclaves qui ont reçu des compensations, la question se pose aujourd’hui de la façon dont la France pourrait indemniser la société haïtienne actuelle, héritière de cette époque. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
      C’est très important, parce que ce qui s’est passé est très grave. Je crois en effet que la première chose à faire est une réparation, pas tout à fait « symbolique », mais une réparation au niveau du discours autour de ces évènements. Jusqu’à présent, la France a du mal à reconnaître cette histoire et les responsabilités qu’elle porte, mais pour avancer il faut que les choses puissent être dites, il faut que tous les acteurs reconnaissent ce qui s’est passé. Au niveau matériel, la réparation financière est également indispensable selon une idée simple : vous m’avez volé quelque chose, il est juste que vous me la rendiez. Il n’y a pas de débat à avoir là-dessus, et ce n’est pas parce que le temps a passé que ce n’est plus important. Il ne s’agit pas du tout de répondre à un sentiment de rancune, d’une revanche, mais d’une nécessité si nous voulons nous réconcilier avec cette mémoire commune. Il faut recoudre ce qui a été totalement déchiré. La réparation de l’histoire comme la réparation matérielle des dégâts qui ont été causés sont essentielles.

      Est-ce que cette histoire nourrit votre travail d’écrivain, à la fois de poète, d’auteur de théâtre, de romancier ? Lorsque vous abordez la violence actuelle en Haïti, estimez-vous qu’elle est l’héritière directe de cette époque ?
      Haïti porte toujours les séquelles de l’esclavage, et cela ne fait aucun doute pour moi que les racines de la situation actuelle, instable et violente, plongent dans cette époque. La dette contractée par Haïti auprès de la France en 1825 pour prix de son indépendance, et pour indemniser les propriétaires d’esclaves, a été payée jusqu’à très récemment, et continue de peser puisqu’elle a participé à son appauvrissement. Cette dette coloniale a fait beaucoup de mal à un pays qui était en train de se construire, ou de se reconstruire, après avoir vécu une longue période sous le joug du système esclavagiste. C’est comme si l’esclavage continuait sous une autre forme, et aujourd’hui, dans le rapport entre Haïti et la France, le fait que l’État français n’arrive pas à reconnaître ses responsabilités dans cette histoire partagée pose beaucoup de problèmes à Haïti. Il y a une ambiguïté qui subsiste.
      Pour en venir au traitement littéraire de cette période de l’histoire, il est vrai que je travaille surtout sur des thèmes qui ont un rapport avec l’actualité ou, en tout cas, les temps actuels. Mais je me suis emparé de ce sujet d’une façon particulière : je suis en train de terminer une pièce de théâtre composée autour d’une figure héroïque de cette période, Sanité Belair, une jeune femme qui s’est engagée très tôt dans le combat anticolonialiste. Elle a vécu entre 1780 et 1802, et s’est engagée très tôt dans sa vie, en pleine effervescence des mouvements de libération. Elle a grimpé rapidement les échelons dans l’armée révolutionnaire haïtienne, d’abord sergente, elle accède au grade de lieutenante. Elle se fera capturer par les colons en octobre 1802, une période décisive qui se situe un an avant la dernière bataille qui scellera l’accès d’Haïti à l’indépendance. À l’époque, les rebelles capturés étaient exécutés selon leur genre : les hommes fusillés, et les femmes décapitées. Sanité Belair refuse le sort qui lui est destiné et elle obtient le droit d’être fusillée. C’est un acte politiquement fort. Je travaille donc autour de cette figure, et surtout de sa représentation aujourd’hui, dans l’Histoire, que ce soit en Haïti ou en France, par rapport à cette place qu’elle occupe, ou en tout cas devrait occuper.

      Quelle est cette place selon vous ?
      Elle est sous-estimée : en Haïti, on connait son nom mais pas forcément son histoire ; en fait, dans les espaces dits de mémoire de l’esclavage ou des combats anti-esclavagistes, elle est mise en retrait, voire totalement absente. Dans le musée du Panthéon national en Haïti, elle n’a pas la même place que les autres héros. Sur le Champ de Mars en Haïti, qui est la plus grande place publique de Port-au-Prince, toute une partie de l’espace public est dédiée à des héros de l’indépendance – mais elle n’y est pas, contrairement à d’autres figures qui reviennent tout le temps : Dessalines, Toussaint, Henri Christophe (militaire devenu président de la République du Nord, puis premier roi de Haïti), Alexandre Pétion (militaire devenu président de la République du Sud). Sa seule et unique présence dans l’espace public en Haïti est son portrait qui figure depuis près d’une dizaine d’années sur le billet de dix gourdes, la monnaie nationale, soit le billet avec la plus petite valeur. De plus, et ceci est assez problématique à mon sens, son portrait a remplacé celui d’une autre femme, Catherine Flon, insurgée et fille naturelle de Dessalines, qui a créé le drapeau bicolore de Haïti. En France, c’est encore pire, Sanité Belair n’est tout simplement jamais évoquée. À part très récemment par Christiane Taubira en réaction à l’absence de discours d’Emmanuel Macron à l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ce 10 mai dernier, alors qu’il avait tenu un long discours quelques jours plus tôt aux commémorations consacrées à Napoléon. Elle a qualifié ce silence « d’édifiant », et ajouté que plutôt que Bonaparte, elle choisit et préfère les figures de Toussaint Louverture, Sanité Belair et d’autres héros anti-esclavagistes non blancs. C’est l’une des seules fois où j’ai entendu son nom en France.
      Je travaille donc autour de la sous-représentation de cette figure de la révolution. Pour rédiger l’argumentaire de ma pièce, j’ai été amené à faire des recherches, mais il n’y a aucun document consacré essentiellement à son personnage. Dans la plupart des livres qui retracent l’histoire d’Haïti, je trouvais seulement – et encore, quand elle y figurait – des textes de la taille d’un paragraphe, d’une page à la limite, et dans lesquels se trouvent toujours les mêmes informations. Par conséquent, je travaille aussi à partir de cette absence de matière. C’est évidemment tout l’inverse de Napoléon qui a fait l’objet d’innombrables volumes, de milliers et de milliers de pages. Ce déséquilibre m’amène à poser ces questions : comment fabrique-t-on les héros et héroïnes ? qui choisit-on de préserver dans l’histoire, et pourquoi ? Ce ne sont pas des choix innocents que de mettre, à un moment particulier, telle ou telle personne en avant. Si aujourd’hui ce débat, cette soi-disant polémique autour de Napoléon se produit en France, c’est parce que le traitement d’un sujet d’une telle ampleur dans l’Histoire – dans la manière de raconter l’Histoire – a forcément un impact sur la société. Notre vision des choses est construite par ce que nous lisons, par ce qu’on nous raconte, par ce qui est représenté dans l’espace public… Toutes ces représentations construisent des symboles, un imaginaire collectif. Et cette absence de conscience historique en France ne permet pas à notre génération de trouver un terrain abordable pour regarder l’avenir ensemble, parce qu’il existe ce vide dans la manière de raconter l’Histoire.

      Quel rôle peut tenir une pièce comme celle que vous êtes en train d’écrire. Il ne s’agit pas de faire un travail d’historien ?
      Pas du tout ! La pièce que je suis en train de terminer n’est même pas biographique en tant que telle : c’est une transposition de l’histoire de Sanité Belair dans notre temps. Je m’inspire du parcours de cette femme pour l’amener dans l’espace contemporain, afin qu’elle vienne elle-même nous poser la question de l’oubli en manipulant les outils à disposition aujourd’hui, le fonctionnement de notre société. Je pense que l’écriture me permet d’aller beaucoup plus loin que le travail historique en tant que tel. En effet, les informations peuvent bien exister, mais que fait-on avec cette Histoire ? La littérature permet pour moi d’ouvrir une brèche, et même de tenter de réparer ce qui est absent dans celle-ci. Grâce à la littérature et avec l’Histoire, je vais essayer de provoquer une transformation du réel, de ses éléments historiques, afin de proposer d’autres perspectives sur celui-ci. Écrire, c’est refuser ce qui existe déjà, refuser le monde tel qu’il est, tel qu’on le conçoit, tel qu’on l’envisage ; c’est créer un autre monde, exprimer un désir d’un autre monde, d’une autre manière de voir les choses. Et j’ai l’impression que la littérature me permet de faire cette opération.

      C’est une forme de résistance. Comment êtes-vous venu à l’écriture ?
      Par résistance, justement. J’ai commencé à écrire sous l’influence du rap, qui était très en vogue en Haïti à une certaine époque, disons entre 2005 et 2008. Lorsque cet âge d’or du rap haïtien a commencé, je venais de quitter la petite campagne où je suis né pour Port-au-Prince, où j’habitais dans un quartier assez précaire. Ma rencontre avec le rap, c’était un reflet de ma condition sociale et aussi une poésie brute, virulente, qui va interpeller directement le réel. Plus tard, au lycée, quelques-uns de mes professeurs de lettres ont remarqué ce que je produisais dans leurs cours, et ils m’ont dirigé vers d’autres lectures que celles qui étaient demandées à l’école. À ce moment-là, j’ai commencé à nourrir énormément ma culture littéraire. D’autre part, je présentais les textes que j’écrivais à l’époque dans des petites soirées à Port-au-Prince. C’est ainsi qu’au fur et à mesure, la passion grandit. Et cette passion est devenue un métier. Je m’inscris totalement dans le mouvement dit du spoken words, et revendique ce double héritage, à la fois de la littérature qui « vient des livres » et de la littérature qui vient du rap.

      Le lien entre les deux cela pourrait être l’oralité ?
      Oui, l’oralité et aussi l’importance pour moi de faire certaines références qui peuvent paraître décalées de la part d’un écrivain. Quelques exemples : je cite Tupac Shakur dans l’introduction de mon roman Soleil à coudre, et dans le corps de celui-ci, j’ai glissé une référence à Kendrick Lamar. J’ai aussi cité des rappeurs dans plusieurs de mes recueils de poèmes. Je veux redonner place à cette part de mon héritage qui vient du hip hop et qui est souvent « sectionné » de la chose littéraire. On attend plus d’un auteur qu’il cite Romain Gary ou Albert Camus. Mais ces deux mondes peuvent se côtoyer, et dans mon cas les deux m’ont nourri. Ce qui m’intéresse aussi lorsque j’écoute des musiciens comme Keny Arkana ou Kery James pour citer des Français, ce n’est pas seulement le contenu, mais aussi le rythme et la scansion. D’ailleurs je peux aussi écouter de la trap, un style qui ne se distingue pas par la dimension « consciente » de ses textes. Le rapport puissant avec l’oralité continue à exister chez moi. J’aime beaucoup porter mes textes sur scène et les dire à haute voix parce que cela leur donne une allure, une existence autre ; c’est aussi la possibilité de partager une énergie directe avec le public. Quand j’écris quelque chose, je me projette en train de le présenter devant un public, pour l’assumer immédiatement. J’aime bien cet instant-là où je peux dire directement les choses. Ce qui n’est pas la même chose dans un livre : l’impact peut y être, mais on ne le « voit » pas. C’est une chose difficile à articuler… Pour moi, les mots dans un livre sont différents des mots qui, à travers une voix, deviennent vivants.
      Cette oralité du rap vient aussi compléter un héritage de l’imaginaire haïtien que je porte. Tous nos jeux d’enfants étaient traversés par des chants, par des rythmes… La place de la parole reste forte, aujourd’hui encore, dans l’espace populaire en Haïti : presque toutes les activités du quotidien sont accompagnées de musique. Les marchands ambulants, en se promenant, ont chacun une musique différente qui accompagne ce qu’ils vendent, et qu’on finit par reconnaître tout de suite. C’est quelque chose qui fait partie intrinsèque de la vie haïtienne et dont je me suis beaucoup nourri.

      Vous avez publié votre premier roman Soleil à coudre cette année aux éditions Actes Sud. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’aborder aussi cette forme d’écriture, et que reste-t-il de l’oralité que vous défendez ?
      Je n’ai pas l’impression que cette démarche littéraire diverge beaucoup de ce que je faisais avant, si ce n’est qu’elle me permet de déployer une histoire, des personnages sur une temporalité plus longue. Mais le poète et le dramaturge continuent à exister dans le roman. En réalité, c’est la même recherche poétique qui continue, mais elle prend d’autres chemins et d’autres enveloppes. Des éléments que j’ai explorés, qui sont présent dans certaines de mes pièces de théâtre comme Cathédrale des cochons (éditions Théâtrales, 2020), se retrouvent dans Soleil à coudre : la force de la parole, la force du verbe contre la répression et contre la violence. Tête Fêlée notamment, le personnage principal, est portée par une sorte de logorrhée intérieure, qui la fait exister quand elle la déverse, tout à coup. Elle existe parce qu’elle raconte, parce qu’elle fait entendre sa voix. Elle est déchirée par un monologue, et il faut que cela explose. J’aime bien cette façon de construire mes personnages : non par des descriptions physiques, qui sont presque inexistantes dans le texte, mais par la parole, la parole poétique. Donner à voir le corps du personnage importe peu, au final, parce que ce dernier émerge par une figure qu’on ne peut saisir que par ce qu’elle dit. Surtout, on n’écoute pas de la même façon lorsqu’on peut voir le corps qui est en train de s’exprimer. Même si un homme et une femme disent la même chose, nous ne recevrons pas leur parole de la même façon. Pour moi, c’était important de déplacer le regard et de recourir à une autre forme de représentation des personnages. J’ai effacé le corps. Et j’ai donné libre cours à la voix.

      Vos personnages principaux sont le plus souvent des femmes. Qu’est ce qui se joue pour vous dans le choix de personnages féminins ?
      C’est très important pour moi parce que je viens d’un milieu où on m’a appris beaucoup de choses dont je n’avais pas besoin, et qui ont fait beaucoup de mal à mon esprit, dans le sens où j’ai été formaté par l’école, l’église, la société. Tout mon cheminement a consisté à essayer de déconstruire ces idées, d’abord en moi, puis d’inviter les autres à une représentation différente du monde. C’est pourquoi, aussi, je ne cherche pas à en faire un sujet dans mon travail littéraire. Je n’ai pas l’habitude de croiser dans les récits ou dans les romans autant de femmes que d’hommes, mais je ne vais pas le formuler dans mon texte. Je vais essayer d’introduire l’idée sans la dire, simplement par une manière de la représenter. Je suis conscient de ma volonté de faire apparaître des personnages féminins dans mes textes, mais je n’ai pas besoin de le crier sur tous les toits parce que ce n’est pas quelque chose qui doit être exceptionnel. Lorsqu’il n’y a que des hommes dans un récit, personne ne pose la question : « pourquoi c’est un homme ? »
      Certes, c’est important d’en discuter dans la société, mais il n’y a pas qu’en fustigeant les inégalités qu’on peut les changer. Il faut aussi proposer d’autres récits, d’autres manières de voir le monde, parce que si nous sommes empreints de sexisme aujourd’hui, c’est à cause des formes de représentation qu’on nous a données et qui nous ont construites. Je suis convaincu qu’on peut transformer les choses juste en proposant une autre perspective, juste en proposant un autre monde. Nous avons toujours été nourris par un système hétéronormé, mais je peux essayer de représenter un monde où je l’ai aboli. Avec le temps, je suis persuadé que cela portera ses fruits.

      Vous croyez donc à la performativité des mots, à leur impact sur l’évolution de la vie, sur l’évolution sociale ?
      Absolument, parce que ce sont eux qui nous construisent : c’est ce qu’on lit, ce qu’on apprend, ce qu’on entend des discours qu’il y a sur le monde. Bien sûr, l’impact de la littérature en tant que telle prend du temps pour se produire. Il n’en est pas moins réel. Écrire Soleil à coudre n’a pas le même poids que descendre manifester dans la rue à Port-au-Prince, mais cet acte n’est pas moins important que l’autre, même si ses retombées mettront plus de temps à se faire ressentir. C’est avec cette conscience-là que j’écris : d’être en train de créer une nourriture pour l’esprit, et de devoir être conscient de tous les enjeux qui l’entourent, parce que c’est elle qui nous façonnera demain. Je crois à cette transformation, à long terme, par la littérature.

      Mais que peuvent-ils face à la violence qui frappe aujourd’hui Haïti ?
      En ce moment, la situation d’Haïti est chaotique, on ne peut pas le nier. Mais ce portrait de la violence et du chaos politique qui revient souvent quand on évoque mon pays ne reflète pas complètement le visage d’Haïti. La catastrophe politique, c’est l’État haïtien, pas le peuple haïtien. Le peuple haïtien a toujours vécu très loin de l’État, c’est-à-dire dans l’abandon total de ce dernier, qui n’utilise son pouvoir qu’à ses propres fins. Cet État a créé la violence d’aujourd’hui, au fur et à mesure de l’évolution de ses intérêts politiques : les personnes au pouvoir ont distribué des armes dans les quartiers populaires et ainsi soutenu la formation de gang qu’ils pensaient pouvoir garder à leur main. Mais cette stratégie s’est retournée contre eux : aujourd’hui, ils ne parviennent plus à reprendre le contrôle de ces lieux, et c’est cela qui a créé le chaos. En ce moment, une dictature se met en place dans le pays : Jovenel Moïse, le président au pouvoir, qui a vu son mandat prendre fin en février dernier, refuse de partir et d’organiser de nouvelles élections. Il a perdu tout soutien populaire, d’autant plus que les Haïtiens ne l’avaient pas vraiment élu à la base, puisqu’il faut se souvenir que le premier tour qui lui a donné la majorité absolue s’était tenu six semaines après l’ouragan Matthew en novembre 2016. Le taux de participation a été établi à 21%. La majorité de la population souhaite passer à autre chose, et en réponse ce gouvernement utilise tous les moyens de violence pour garder le pouvoir. Il faut parvenir à aller au-delà de cette image de violence pour découvrir le vrai visage de Haïti. Je l’ai traité dans mon roman, en y apportant une nuance pour permettre aux lecteurs et aux lectrices de comprendre que ce peuple vit dans une violence subie et est amené parfois à en produire. Mais elle n’a pas été créée par eux : c’est une violence héritée. J’essaie, toujours subtilement, d’amener à voir les soubassements du problème. Le pays ne se résume pas à sa sphère politique, il faut prendre en compte toute sa richesse artistique et littéraire, ces domaines qui sont en dehors du pouvoir de l’État. Le vrai visage d’Haïti est à chercher là où vit et dans ce que fait le peuple.

      _Cet entretien a été donné dans le cadre de l’exposition « Napoléon » de la Réunion des Musées Nationaux et La Villette, il fait partie du supplément « Manifesto » conçu par AOC et disponible sur le site de l’exposition.
      https://expo-napoleon.fr/manifesto/_

  • Dix forêts pour un trèfle – sur JVLIVS du rappeur SCH | AOC media
    https://aoc.media/critique/2021/05/31/dix-forets-pour-un-trefle-sur-jvlivs-du-rappeur-sch

    La trilogie JVLIVS, dont vient de paraître le deuxième volume, s’inscrit dans la lignée des concept-albums. Le rappeur SCH y revendique son goût pour la narration et relance la forme ancienne de la fiction mafieuse. Les phrases chargées comme de la poudre transmuent ce cocktail musical en nouvel avatar du film noir. Promenade en sept punchlines dans un triptyque en passe de devenir un monument poétique.

    • Thème parmi d’autres dans le rap des années 90, d’ailleurs plutôt décrié (« l’argent pourrit les gens », chantait NTM), l’enrichissement est devenu le but avoué de la nouvelle école, devenant le moteur même de la création (« je fais plus de € à chaque lettre sur ma feuille », affirme Ademo dans Naha de PNL) et la raison de vivre ultime, quoique sans doute ironique, de la pop dite urbaine – on se souvient du succès de « Aristocrate » de Heuss l’Enfoiré, l’un des tubes de 2019, qui questionnait en vocoder « Mais elle est où la moulaga ? », vite suivi par « La kichta » (la liasse), en duo avec Soolking.

      SCH, qui a désormais « mis la pharmacie en gérance », dépasse la blague : l’enrichissement est devenu automatique, version sonore et mafieuse du trading haute fréquence. Économie virtuelle, économie réelle, « argent propre argent sale », les flux circulent dans le grand Marché noir qui donne son titre au tome 2.

      Déjà, dans Facile sur le tome 1, le gangster convertissait l’argent en une liste de marques de luxe : la richesse est aussi symbolique. Symbolique à double tranchant : « Ça fait chuter le prix du mètre carré » souligne le rappeur dans Fournaise à propos du trafic et des grosses cylindrées : l’économie parallèle a des incidences sur le cours du foncier.

      Car SCH parle depuis le début de cocaïne très pure – métaphore canonique de la musique que dealent les rappeurs. Ironique encore, quand on sait que la musique « urbaine » est celle qui se vend le mieux depuis plusieurs années en France, alors même qu’elle est boudée par le circuit des honneurs télévisuels, tourné vers la variété.

      L’économie est aussi incarnée par les containers EVP, cette fameuse figure de la mondialisation dont SCH a fait l’objet de sa com’ : chargés sur un cargo, soulevés dans les airs sur le port de Marseille dans le clip de Gibraltar qui annonçait l’album, lequel finit, dans le bonus Fantôme, à Rotterdam. La richesse, métaphorique ou réelle, s’incarne dans ce qui circule – figuration d’un monde résumable à son infrastructure logistique.

      Pour la sortie du disque, les mêmes containers floqués au nom JVLIVS ont été livrés dans la nuit devant les grandes gares de France (en partenariat avec la plateforme de streaming Deezer) : comme si la fiction narrative qui structure l’album s’invitait dans le paysage réel. La musique comme marchandise ou le monde comme fantasme – un peu des deux.

  • Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/05/27/reinterroger-le-soleil-frantz-fanon-et-la-question-ecologique/?loggedin=true

    Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique
    Par Antoine Hardy
    Politiste

    Malgré les menaces de prescription qui pèsent sur les plaintes déposées par sept associations de Guadeloupe et de Martinique pour empoisonnement au chlordécone, la mobilisation continue. Comme il y a une semaine, lors de la marche mondiale contre Monsanto, marquée par les revendications d’une écologie décoloniale. Des combats qu’on trouvait déjà dans Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon, interdit à sa sortie en France en 1961, ce livre à la mémoire des vaincus et des disparus, des humains et des espèces éteintes, mérite d’être (re)lu aujourd’hui.
    La dangerosité du chlordécone, ce pesticide organochloré et cancérogène, était connue. Il avait été interdit aux États-Unis dès 1977. Mais il a été autorisé de façon dérogatoire dans les Antilles jusqu’en 1993, provoquant de terribles conséquences sanitaires, écologiques et économiques. Le gouvernement a récemment annoncé un plan « Chlordécone IV » pour la période 2021-2027. Une commission d’enquête de l’Assemblée nationale a rappelé que l’État est bien le premier responsable de l’emploi de ce produit qui a ravagé à la fois les sols, les eaux et les êtres humains et non-humains. Ses effets persistent encore aujourd’hui, et pour longtemps. Plus encore, son usage, inscrit dans les structures sociales héritées du colonialisme1 montre comment violences coloniales et écologiques sont indissociables.
    Elles ne sont pourtant pas toujours reliées. « En laissant de côté la question coloniale, les écologistes négligent le fait que les colonisations historiques tout autant que le racisme structurel contemporain sont au centre des manières destructrices d’habiter la Terre. En laissant de côté la question environnementale et animale, les mouvements antiracistes et postcoloniaux passent à côté des formes de violence qui exacerbent les dominations des personnes en esclavage, des colonisés et des femmes racisées2 » écrit Malcom Ferdinand. Sans souscrire à une telle généralisation au sujet des actions militantes, cette analyse reste forte. Non seulement les inégalités s’aggravent mutuellement mais une même logique en est à l’origine : certaines vies et certains sols ont été détruits ensemble parce que jugés moins valables que d’autres et utiles à l’enrichissement d’une minorité.
    Frantz Fanon, psychiatre et militant né justement aux Antilles françaises, penseur de la domination coloniale, décrivait déjà une Europe qui « s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux3 » jusqu’à devenir « littéralement la création du tiers monde ». Et d’ajouter : « il faudrait peut-être tout recommencer, changer la nature des exportations et non pas seulement leur destination, réinterroger le sol, le sous-sol, les rivières et pourquoi pas le soleil. »
    Frantz Fanon n’aura hélas pas le temps de porter une telle ambition. Les Damnés de la terre est publié l’année de sa mort, à l’âge de 36 ans, en 1961. La préface de Jean-Paul Sartre a parfois estompé, voire déformé, la lecture du texte. Le passage du temps également, tant l’espoir des luttes pour l’indépendance semble lointain. Le philosophe Achille Mbembe propose pourtant de réactualiser les problèmes politiques posés par Fanon : « les élargir pour apprendre avec lui à poser de nouvelles questions, celles qui sont propres à nos temps4  ». Cet ultime essai peut-il nous aider, au-delà de son importance historique, pour affronter les violences écologiques, sociales et politiques de notre époque ? Sa lecture est un soutien précieux, pas tant dans la quête d’une parfaite analogie historique que grâce aux émotions qu’il véhicule et aux imaginaires, à préserver et à défaire, auxquels il invite.

    Premier enseignement : Fanon nous rappelle que la terre n’est pas indépendante si l’esprit ne l’est pas. La libération n’est pas seulement celle des rues envahies par une armée étrangère. C’est aussi une reconquête intérieure et une expérience intime. Pour Fanon, le sujet colonisé est aliéné, c’est-à-dire qu’il se sent devenir « le lieu vivant de contradictions qui menacent d’être insurmontables ». Ces mots décrivent avec justesse le trouble saisissant, parfois paralysant, produit par nos colères et nos impuissances, nos rejets comme nos désirs.
    Consommer et ne pas consommer. Multiplier les petits gestes à grand renfort d’injonction morale et culpabilisante et ne voir aucune action coercitive collective d’ampleur être menée. Militer parfois en bas de chez soi mais ne rien contrôler des incendies australiens ou de la disparition des abeilles. Craindre pour l’avenir et continuer à évoluer dans un paysage encore largement colonisé par les désirs carbonés.
    Cette dissociation, même si elle n’est pas la coupure claire de ce « monde compartimenté » qui marque la vie coloniale, en emprunte certains aspects. Elle cloisonne, sépare, retranche. Ce sont les émotions éprouvées par des personnes conscientes de ce à quoi participent leurs achats ou leurs emplois mais qui n’ont pas la possibilité de faire autrement. Elles sont ici et ailleurs, empêchées d’aller là où cette division s’effacerait. Qu’est-ce, si ce n’est un monde compartimenté, celui qui organise voire valorise la séparation entre le cœur et les actes, et qui entrave la circulation de l’un à l’autre ?
    Comment sortir de cette situation ? La lecture de Fanon offre un deuxième enseignement. « C’est la lutte qui, en faisant exploser l’ancienne réalité coloniale, révèle des facettes inconnues, fait surgir des significations nouvelles et met le doigt sur les contradictions camouflées par cette réalité ». L’explosion ne se fait pas sans violence car une force immense doit s’exercer aux jointures de ce qui est cadenassé pour ouvrir une brèche. La violence vise à retrouver à la fois son indépendance en tant que pays et son autonomie comme sujet.
    De la terre à l’esprit, la violence « débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées ». Cette violence qui « désintoxique » ne vient pas de nulle part. C’est une réaction : une contre-violence. « La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire », écrit Fanon dans une formule célèbre.
    L’ennemi écologique n’est certes pas identifiable par une tenue ou une caserne, ni circonscrit en un lieu donné ou limité à un seul pays. C’est un entrelacs d’individus et d’institutions, de privilèges et de corruptions, de décisions et de protocoles, de standards et de mesures, de quête du profit et de simples habitudes. C’est la crainte diffuse, dans des proportions différentes, d’avoir quelque chose à perdre en cas de changement : un emploi, la jouissance d’un salaire élevé, un rêve de voyage, des souvenirs familiaux, des possibilités de consommation. La reconstitution des responsabilités est ainsi plus complexe que la terrifiante clarté du joug colonial, même si la culpabilité des plus riches en termes d’émissions de CO2 est écrasante, 10 % d’entre eux contribuant à la moitié des émissions au niveau mondial.
    Reste que certaines actions climatiques (empêcher des avions de décoller, dégrader les locaux d’un gestionnaire d’actifs, filmer l’intérieur d’un abattoir, bloquer un pont, taguer un distributeur automatique de billets, saboter des engins de chantier etc.) sont bien une contre-violence. Sauf que, différence importante, et ces exemples non-exhaustifs le prouvent, ces gestes n’ont rien de proportionné à la violence subie. Aucune trace ici de cette « homogénéité réciproque extraordinaire ». Et comment le pourraient-ils, d’ailleurs ? Comment organiser une contre-violence capable de répondre à la violence de l’extinction des espèces, à celle des méga-feux et des tempêtes, des sécheresses et des pénuries, des avantages reconduits et des dominations aggravées ?
    Malgré le courage déployé, malgré la vertu de gestes militants qui permettent d’apprendre par l’action et de ne plus se sentir isolé, et malgré les preuves toujours plus nombreuses d’une folie vendue comme étant la seule rationalité à disposition, ces tentatives n’ont pas inversé le rapport de force. Elles sont non seulement phagocytées par la supériorité éthique et opérationnelle accordée à la non-violence, qui ne réoriente qu’à la marge la course vers l’abîme 5 mais, aussi, par une répression morale et policière. Cette contre-violence balbutiante, circonstanciée, mesurée, est dénoncée comme une menace terrible pour l’ordre établi alors que c’est justement la poursuite de cet ordre qui constitue une menace. Le but de cette répression est alors de faire taire ce qui s’exprime dans cette contre-violence pour empêcher toute forme de changement.
    Parler de la violence n’est pas s’inscrire dans un schéma binaire où il faudrait être, de façon abstraite et permanente, « pour » ou « contre », ni même, en la jugeant parfois nécessaire, en nier les dommages. Fanon avait horreur de la violence. Il en connaissait les conséquences. Le dernier chapitre, « Guerre coloniale et trouble mentaux », décrit les souffrances physiques et psychiques des combattants algériens comme des tortionnaires français, prisonnier ou bénéficiaire de ce régime, et soumis, dans des proportions qui n’ont rien à voir, à sa violence. La violence n’est pas désirable en soi. Elle ne purifie pas.
    Mais Fanon en connaissait les potentialités. Non pas un but mais une étape. Une façon de se secouer, de ne pas laisser les « rêves musculaires » aux seules échappées nocturnes, de quitter aussi bien la passivité du conte de fée que la société du « démerdage » où chacun se débrouille, une « forme athée de salut » qui persiste chez nous sous les contours d’un survivalisme moral dont l’empire s’étend de la sécession fiscale des plus fortunés au fantasme du camp retranché loin de tout.

    Troisième enseignement : les lendemains de la lutte. Fanon savait combien les risques étaient grands d’en voir les objectifs détournés et les potentialités capturées. Dans des lignes saisissantes, il raconte que les anciens maîtres reviendront « en touristes amoureux d’exotisme, de chasse, de casinos ». Aujourd’hui, nous rappelle Guillaume Blanc, les anciennes terres pillées sont vantées comme des espaces à préserver sous la forme de parcs naturels au prix non seulement de l’oubli de l’histoire coloniale, première responsable là encore de la destruction, lorsque le mythe de la forêt vierge résonnait « comme un appel au viol » (Touam Bona), mais aussi des façons de vivre qui, localement, n’anéantissent pas leur environnement. Fanon raconte encore que « la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe », en dénonçant déjà le tourisme sexuel à l’œuvre à Cuba, au Mexique ou encore au Brésil.
    D’où cet effort constant pour rappeler que le combat doit se faire en parallèle d’un éveil des consciences et avec une participation la plus large possible. La participation ici n’a pas le sens que, souvent, nous lui donnons, celle d’une présence citoyenne réduite à des circonstances exceptionnelles ou à l’acquiescement aux politiques décidées sans elle. La participation, selon Fanon, relie et protège. « Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial ».
    Ce passage prend une importance particulière pour contrer toutes les déclinaisons des discours sur les vertus de l’héroïsme. La trace de ce culte se retrouve aussi bien dans des discours présidentiels que dans la promotion d’une mémoire militante dont il ne reste plus qu’un individu détaché des forces sociales constitutives de sa lutte. Françoise Vergès le décrit pour les figures du féminisme aux Etats-Unis, où « cette stratégie d’effacement façonne des icônes dépossédées de leur propre combat et séparées des collectifs dont elles étaient membres pour en faire des héroïnes calmes, douces et paisibles. » 6
    Le combat climatique et social pourrait être gangréné par ce registre de la personnification et de l’extraordinaire, qui chercherait à tout prix les stars de la lutte, les premiers de cordée de la barricade écologique, au double risque de simplifier les termes et les origines du combat et d’invisibiliser le contexte social qui le permet ou l’entrave.
    La participation, de Fanon jusqu’à nous, n’est ni l’application tiède et ennuyée d’une procédure bureaucratique, ni le défilé fantoche de sages pantins. Elle est un bouillonnement. Fanon nous aide à nous souvenir que l’individualisation n’est pas une conséquence naturelle et inévitable de l’évolution de notre société, mais bien un projet politique, se diffusant notamment parce que les problèmes collectifs ont toujours été davantage présentés comme étant du strict ressort de l’individu, que celui-ci soit le coupable sur qui tout s’abat ou le héros qui recueille les vivats pour avoir surgi hors de la foule.
    Or, les luttes collectives jouent un tout autre rôle : elles politisent ce qui ne semblait relever que d’une fatalité insaisissable, d’un coup du sort ou d’une faute individuelle. Elles conquièrent du pouvoir, indépendamment même de ce qu’elles obtiennent.

    Chez Fanon, c’est une précaution décisive pour se prémunir aussi bien de la prise de pouvoir par la bourgeoisie nationale encline à occuper les places des anciens maîtres que de l’inféodation à un « dieu vivant » qui saura utiliser les symboles de la lutte pour mieux en éteindre le message. Si le héros est éclaté, en chacun de nous, son règne est improbable. La dimension collective des marches et initiatives pour la justice sociale et climatique est aussi précieuse pour cette raison : en finir avec le mythe du sauveur qui éclairerait les masses infantilisées pour mieux étouffer les colères légitimes.
    Mais réfléchir aux dangers qui guettent la victoire, c’est la croire possible. Rien d’aussi simple sur le plan écologique. Il n’y aura pas de 5 juillet 1962 de l’écologie. Le carbone dans l’atmosphère ne signera pas un traité de paix à l’issue duquel il fera disparaître les effets de sa présence. Les espèces disparues ne renaîtront pas. Plus qu’à la préparation d’une victoire qui fantasmerait le retour à une vie d’avant, le combat climatique et social est l’occasion de mesurer tout ce qui est menacé d’être emporté pour de bon, de se battre pour conserver ce qu’il est encore possible de préserver, c’est-à-dire de s’attaquer aux racines structurelles et collectives, et non individuelles et anecdotiques, de ces problèmes et, en même temps, d’apprendre à vivre avec la perte. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de succès importants et décisifs pour notre capacité à survivre dignement mais ils ne ressembleront pas au soulagement d’un jour précis de libération.
    Vivre avec la perte n’est pas une nouveauté en soi. C’est son ampleur, temporelle, géographique, humaine comme non-humaine, qui la rend différente des épreuves précédentes. Pour des raisons tactiques, ce mot d’ordre semble généralement absent des mobilisations climatiques et sociales. Cette question de la mémoire et de sa présence, de ce qui doit être conservé comme de ce qui doit être défait, n’est pour autant pas complètement ignorée. C’est en effet à sa lumière qu’il faut aussi comprendre la volonté, en France comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, de déboulonner de nombreuses statues de personnalités qui symbolisent la prédation sur les êtres et les ressources. Enlever une statue n’est pas changer l’Histoire. C’est, d’abord, exprimer le refus d’un hommage. Personne n’interdit à Colomb ou Colbert d’avoir existé. Mais leur ombre, morale et matérielle, n’est plus désirable.
    Ensuite, il s’agit de ne plus s’encombrer de cette mémoire des serviteurs d’une élite privilégiée, vainqueurs moraux et sociaux de leur temps, quand celle à laquelle nous devons faire de la place est aussi une mémoire de vaincus. Mémoire des coraux disparus et des arbres brûlés. Mémoire des espèces éteintes et des militantes et militants assassinés. Mémoire des temps révolus de la stabilité climatique, du mythe de l’abondance et de l’infaillibilité qui réclame de nouveaux rites et d’autres cohabitations que les glorifications anciennes. Mémoire qui ne réduit justement pas l’Histoire à une vignette héroïque et individuelle.
    Ce qui nous dit enfin, et surtout, le déboulonnage des statues, c’est qu’il n’est plus possible de rester au pied de ce « monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet ». Quand les statues de ces marchands, « du général qui a fait la conquête » ou « de l’ingénieur qui a construit le pont » sont arrachés de leur socle, c’est une manière très claire de signifier que toute attente passive est finie. Cette démarche ne prétend pas tout sauver mais elle est, puissamment, inaugurale.
    Car aucune victoire n’est le résultat de « la bonne volonté ou du bon cœur du colon ». Que celui-ci se nomme « Français » pour Fanon ou « partisan de l’économie fossile », la lutte doit construire, par tous les moyens, l’« impossibilité à différer les concessions ». C’est au prix de cette impatience qu’il sera possible de renouer avec cette si désirable capacité à tout réinterroger. Et pourquoi pas le soleil.
     
    Antoine Hardy
    Politiste, Doctorant en sciences politiques au Centre Emile Durkheim, Université de Bordeaux

    Notes :
    1 - Sur cette question, voir par exemple l’excellente émission LSD, La Série Documentaire, sur France Culture, « Les Antilles françaises enchainées à l’esclavage », documentaire de Stéphane Bonnefoi réalisé par Diphy Mariani, et notamment le quatrième épisode, « Chlordécone, un polluant néocolonial », diffusé le 9 mai 2019.
    2 - Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Éditions du Seuil, 2019
    3 - Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, La Découverte, 2004, p. 99. L’édition originale a été publiée en 1961 aux éditions François Maspero. Les Damnés de la terre est une œuvre dense et ce n’est pas un simple article qui prétendra couvrir toute l’actualisation potentielle de ses problématiques. J’ouvre ici des pistes de réflexions subjectives, qui se basent notamment sur le premier chapitre, intitulé « De la violence », pistes qui sont surtout une invitation à lire ou relire Fanon.
    4 - Dans l’émission « Grandes traversées » consacrée à Frantz Fanon. Anaïs Kien, « Grandes traversées : Frantz Fanon, l’indocile », France Culture, août 2020. Alice Cherki, qui a bien connu Fanon dans ses fonctions à l’hôpital psychiatrique de Blida, a formulé une invitation similaire dans le passionnant portrait qu’elle lui consacre, rappelant qu’ « une œuvre appartient à ceux qui la lisent, et chaque lecteur, de génération en génération, est libre de commenter et d’interpréter celle de Fanon comme il l’entend ». Alice Cherki, Frantz Fanon, Portrait, Éditions du Seuil, 2000.
    5- Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La Fabrique Éditions, 2020
    6 - Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La Fabrique éditions, 2019, p.96

  • Ce que Nathalie Heinich fait à la méthode scientifique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/05/30/ce-que-nathalie-heinich-fait-a-la-methode-scientifique

    Avec le bien nommé « Tract » qu’elle vient de publier chez Gallimard, Nathalie Heinich place le lecteur face à un dilemme : d’un côté, la tentation de ne pas répondre à un texte qui méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective ; de l’autre, la nécessité de combattre des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir. C’est la seconde solution, imparfaite comme la première, que les auteurs de ce texte ont choisie.

    #Science #Université #Idéologie #Sociologie

    • Il faut dire que l’entretien était particulièrement gratiné

      lundi 31 mai 2021

      Ce que Nathalie Heinich fait à la méthode scientifique

      Par Arnaud Saint-Martin et Antoine Hardy
      Sociologue, Politiste

      Avec le bien nommé « Tract » qu’elle vient de publier chez Gallimard, Nathalie Heinich place le lecteur face à un dilemme : d’un côté, la tentation de ne pas répondre à un texte qui méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective ; de l’autre, la nécessité de combattre des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir. C’est la seconde solution, imparfaite comme la première, que les auteurs de ce texte ont choisie.

      Dans le numéro 29 de la collection « Tracts » de Gallimard, la sociologue Nathalie Heinich se demande Ce que le militantisme fait à la recherche. La thèse défendue est celle de la « contamination de la recherche par le militantisme ». Il s’agit en réalité de réserver le qualificatif de militants à des travaux qui concernent les questions décoloniales, de genre, de race ou encore d’intersectionnalité pour les disqualifier scientifiquement, tout en les considérant complice d’un « terreau » qui conduit au terrorisme.

      C’est une démarche qui n’est ni récente ni isolée mais qui est toutefois, sur le fond et la forme, d’une gravité particulière. Pour comprendre cette nouvelle tentative, il faut d’abord partir du texte en lui-même avant de le replacer parmi les interventions précédentes de son autrice ainsi que dans un contexte où les tentatives sont nombreuses pour saper les libertés académiques, l’autonomie intellectuelle et la critique sociale.
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      Le texte de Nathalie Heinich est publié dans une collection qui se veut généraliste et qui n’est bien sûr pas tenue par les règles des publications scientifiques. Le problème n’est pas que ce soit un texte militant ou d’intervention. Ce sont que des accusations aussi lourdes soient formulées sans aucune preuve, le tout par une sociologue, directrice de recherche au CNRS, reconnue pour ses travaux. Son propos a pourtant reçu une large audience avec une interview d’une vingtaine de minutes dans la matinale de France Inter, le 28 mai 2021.

      Les « preuves » avancées, sur une courte période (2012-2021), sont en effet très hétéroclites et presque totalement extérieures à la production scientifique[1]. Très peu d’universitaires sont cités et, le plus souvent, pour des interventions médiatiques ou non scientifiques. Aucun travail ne fait l’objet d’une analyse ou d’une réfutation sérieuse. Les différents champs évoqués ne sont en rien historicisés. Résultat : une menace décrite comme d’autant plus immense et terrifiante qu’elle n’est jamais clairement définie ni prouvée.

      Certains de ces exemples sont rappelés ici de façon non-exhaustive mais clairement représentative de sa démarche. Deux articles scientifiques sont cités (un de la chercheuse Rachele Borghi en 2012 et un article dans la revue Multitudes en 2015) mais au titre d’une furtive illustration. Ce sont également des livres mais publiés dans des collections ou chez des éditeurs qui ne relèvent pas au sens strict d’une publication scientifique (par exemple, un livre de Michel et Monique Pinçon Charlot publié en 2019 sous le label Zones des éditions La Découverte ou un livre de Christine Delphy publié en 2008 à La Fabrique). Elle évoque plusieurs interventions récentes mais qui sont médiatiques (par exemple celles de Michel Wieviorka, Sandra Laugier et Ludivine Bantigny entre le 8 et 23 mars 2021).

      Elle mentionne encore un appel à communication de l’Association française de sociologie, qui, en 2017, formulait l’interrogation suivante à propos de la sociologie : « s’agit-il seulement de contribuer à la connaissance de la réalité (dans sa dimension proprement sociale), ce à quoi semble parfois se résumer sa raison d’être, ou la sociologie peut-elle aussi, et à quelles conditions, participer à la dynamique de changements des pouvoirs et de l’ordre social ? ». Cette question, pourtant ancienne (celle des liens entre savoirs et pouvoirs), est ici transformée en une autre par Nathalie Heinich : « ne se croirait-on pas revenu à la douce époque de la « science prolétarienne » ? ».

      Nathalie Heinich adopte le pire des postures mandarinales pour autoriser ce qui peut ou ne peut pas être dit.

      Ce n’est pas la seule malhonnêteté intellectuelle de ce texte. De nombreux exemples ne sont pas identifiables et s’avèrent simplement invérifiables. Elle mentionne ainsi une phrase tirée d’une thèse dont on ne connaît ni le titre ni l’auteur (« ma thèse s’adresse autant au monde universitaire qu’aux activistes et correspond à un engagement personnel »), sans préciser où elle se situe dans le manuscrit, le tout pour prouver un engagement militant. Nathalie Heinich adopte le pire des postures mandarinales pour autoriser ce qui peut ou ne peut pas être dit. Sur la forme, comment une chercheuse peut-elle contrevenir à ce point aux règles minimales de la discussion aussi bien scientifique que collective ? Sur le fond, pourquoi un travail de thèse ne pourrait-il pas correspondre à un « engagement personnel » ?

      Autre exemple : lorsque la ministre de l’Enseignement supérieure et de la recherche, Frédérique Vidal, avait demandé en février 2021 une enquête au CNRS sur le prétendu « islamogauchisme » à l’université, le CNRS avait réagi par l’intermédiaire d’un communiqué pour affirmer que ce « slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ». Or, Nathalie Heinich réduit la réaction officielle de l’institution à celle de son « service de presse ». Les prétendues preuves à l’appui de sa démonstration sont tronquées, manipulées ou inexistantes. Pourtant, si la menace était réelle, elle aurait justement laissé des traces conséquentes dans un pays qui compte 57 000 enseignants-chercheurs, environ 70 000 doctorantes et doctorants[2] ou encore des centaines de revues scientifiques.

      Nathalie Heinich affirme qu’il n’y a « rien de plus répétitif donc, de plus monotone et standardisé que ces sujets de thèse, de colloques, de numéros de revue, de séminaires consacrés au « genre », à la « domination », aux « discriminations », à la « racialisation ». Un article du chercheur Albin Wagener rappelait pourtant que l’étude des thèses et publications sur quatre portails (theses.fr, HAL, Cairn, Open Edition) identifiait la présence de termes comme « intersectionnalité », « décolonial », « racisé » dans seulement 0,038 % (pour le plus bas) à 2,38 % (pour le plus élevé) du corpus étudié. Elle met de son côté en avant une étude qui a ajouté les mots « genre » ou « islamophobie » et élargi les sources aux séminaires et aux colloques pour affirmer que « ces termes constituent plus de la moitié de l’ensemble du corpus ainsi élargi ». C’est d’ailleurs un chiffre de 50 % qu’elle mentionne lors de son interview à France Inter.

      Or, la construction de ce chiffre est à rebours de la méthode scientifique. Le sociologue Gilles Bastin en démontre tous les travers : en partant de certains mots-clefs (genre, décolonial, etc.), les auteurs ont omis que « ces termes sont surtout polysémiques et peuvent être employés dans des contextes totalement étrangers aux questions idéologiques qui obsèdent l’Observatoire du décolonialisme. C’est notamment le cas de « genre » et de « discrimination » dont l’emploi conduit à compter dans le corpus des articles sur le genre romanesque ou la discrimination entre erreur et vérité. » Nathalie Heinich glisse ainsi de la critique du militantisme à la qualification de militantisme par la présence d’un mot ou de plusieurs. Comment est-il possible de juger de la scientificité d’un travail sur la base d’un mot sauf en ayant une approche strictement idéologique qui disqualifie tout travail qui contiendrait l’un de ces termes ? C’est pourtant bien de cela dont il s’agit.

      Au-delà de ces bidouillages, elle formule des accusations d’une extrême gravité qui méritent d’être citées entièrement :

      « Cet islamogauchisme s’inscrit dans un paysage académique au sein duquel progresse, au mépris du savoir scientifique, l’idéologie “décoloniale”, qui fait de la race l’alpha et l’oméga de toute identité “dominée”, de la “domination” la clé de lecture unique du monde, et des discriminations racistes le résultat d’un “racisme d’État”, lequel justifierait dès lors toutes les formes de lutte, y compris les plus violentes – et l’on voit bien ici comment peut s’opérer le glissement de la manipulation intellectuelle dans le monde universitaire à l’endoctrinement des esprits faibles. Il arrive que le militantisme académique ne menace pas seulement le monde de l’enseignement et de la recherche. »

      Lors d’un entretien avec l’essayiste réactionnaire Eugénie Bastié, pour le site Internet du FigaroVox, trois jours avant la publication, Nathalie Heinich avait formulé des accusations similaires mais d’une manière encore plus brutale. Les chercheurs qu’elle rattache à des « courants des sciences humaines et sociales issus d’une tradition militante d’extrême gauche » contribuent selon elle « à légitimer le terreau dans lequel s’épanouissent les assassins de l’école Ozar Hatorah, de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher ou des terrasses de l’Est parisien ».

      Ce type d’intervention qui cherche d’un côté à délégitimer le travail de certains collègues et, de l’autre, à les rendre complices du terrorisme, n’est que la suite d’une longue série depuis la querelle de « l’excuse sociologique » réengagée par Manuel Valls[3]. C’est la marque d’une grande inconséquence morale et intellectuelle que d’en offrir un nouvel épisode avec une absence complète de preuve et une malhonnêteté totale dans la démonstration.

      La vision qui sous-tend cette réflexion exprime l’illusion d’une science « neutre ».

      Les interventions de Nathalie Heinich sont nombreuses en ce sens. En février 2021, avec des collègues, elle soutenait la dénonciation par la ministre Frédérique Vidal de ce prétendu « islamo-gauchisme » à l’université, en insistant sur le « dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ». En janvier 2021, elle signait l’appel de « l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires » qui se donnait pour mission d’alerter sur la « la vague identitaire sans précédent au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche » : « un mouvement militant entend y imposer une critique radicale des sociétés démocratiques, au nom d’un prétendu « décolonialisme » et d’une « intersectionnalité » qui croit combattre les inégalités en assignant chaque personne à des identités de « race » et de religion, de sexe et de « genre » ». Le texte publié chez Gallimard est d’ailleurs la reprise d’une première version publiée sur le site de cet « Observatoire », le 4 mars 2021.

      Quelques mois plus tôt, en octobre 2020, dans le contexte de l’assassinat de Samuel Paty, Nathalie Heinich signait une autre tribune collective dont le message ciblait également le militantisme ou, plus précisément, la fausse idée que les signataires s’en font. Et d’asséner : « l’importation des idéologies communautaristes anglo-saxonnes, le conformisme intellectuel, la peur et le politiquement correct sont une véritable menace pour nos universités ».

      Cette dénonciation du militantisme à l’université n’est pas récente. À France Culture, en septembre 2015, Nathalie Heinich expliquait comment son ancien directeur de thèse, Pierre Bourdieu, aurait été « très tordu entre deux positions » : « la position de chercheur qu’il a d’abord été essentiellement, quelqu’un qui est payé pour produire et transmettre du savoir avec une visée de vérité et de l’autre côté ce qu’on appelle l’intellectuel, le tribun qui intervient dans l’espace public avec un impératif d’engagement et non pas de neutralité pour rechercher la vérité ».

      Cette interprétation, rétrospective et biaisée, simplifie à l’excès la stratégie d’intervention que Pierre Bourdieu s’est efforcé de mettre en oeuvre durant sa carrière, au nom d’un « intellectuel collectif » voué à défendre et illustrer l’attitude critique dans l’espace public – et pas seulement dans le cadre de séminaires[4]. La vision qui sous-tend cette réflexion exprime l’illusion d’une science « neutre », où la construction des connaissances n’aurait rien à voir avec la politique alors qu’elle est liée à cette dernière (en matière de postes et de financements ainsi que de la forme – pérenne ou par projet – que peuvent prendre ces derniers). Difficile de croire à une recherche pure, détachée de la politique, flottant au-dessus du monde social.

      Nathalie Heinich ne condamne pas en soi le militantisme mais le refuse dans la salle de classe ou dans les publications scientifiques. Pourtant, de telles publications sont bien jugées par des pairs qui sont capables de faire la différence entre une opinion militante et une démonstration scientifique. Elle réduit par ailleurs le militantisme, de manière étroite, à une « énergie essentiellement émotionnelle » et semble ignorer de nombreux travaux scientifiques qui montrent comment science et militantisme entretiennent en réalité des relations fécondes. Par exemple en termes de recherches biomédicales, les connaissances et combats d’activistes malades du SIDA ont pu utilement remodeler l’agenda de recherche[5]. Le militantisme peut aussi faire progresser la science en entraînant des recherches dans des domaines qui sont peu ou pas étudiés[6].

      Les interventions de Nathalie Heinich sont enfin à replacer dans un contexte plus large. La méthode de son texte fait tout d’abord écho à celle employée dans les réformes de l’enseignement supérieur et la recherche depuis une quinzaine d’années, dont la Loi de programmation de la recherche (LPR) a représenté un exemple typique. Ce projet de loi était en effet resté longtemps imprécis et indéfini, ce qui a étouffé tout travail possible et a permis facilement à ses partisans de qualifier les critiques de « fantasmes » ou d’« exagérations ».

      Thibaut Rioufreyt et Camille Noûs parlent en ce sens d’une « gouvernementalité de l’insaisissable » : « loin d’être là simplement un accident ou une maladresse, on peut en effet faire l’hypothèse que l’opacité, le flou et la variation des énoncés mis en avant par l’analyse constituent une stratégie adaptée pour faire passer une réforme dont l’immense majorité de la communauté académique ne veut pas. »[7] C’est le même effet que procure la lecture de Nathalie Heinich : quelque chose d’insaisissable, et de voulu comme tel, pour paralyser la critique.

      L’usage social de ces faux ennemis permet ensuite de faire diversion. Au moment où des étudiants expliquaient devoir voler dans les magasins pour se nourrir et que les files d’attente aux distributions alimentaires s’allongeaient, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche recourrait à cette dénonciation, déjà citée, du prétendu « islamo-gauchisme » à l’université. Le politiste Samuel Hayat a bien expliqué comment ce terme permet « aux personnes qui l’utilisent d’amalgamer en un tout cohérent une série d’attitudes et de positions très diverses – et de jouer sur l’ambiguïté que cet amalgame autorise ».

      Avec une conséquence que le mathématicien David Chavalarias a montré puisque de tels propos ont en effet atteint « la mer », c’est-à-dire ces comptes du réseau social Twitter qui parlent de politique sans pour autant pouvoir être identifiés à une famille politique. Et de conclure que, en termes de diffusion, « les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême-droite a peiné à faire en plus de quatre années ».

      Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés. Deux amendements supprimés de la récente LPR nous renseignent bien sur le climat ambiant. Le premier proposait de subordonner la liberté académique aux « valeurs républicaines ». Or, pour respecter la République, il y a la loi. Le second amendement supprimé voulait condamner le « fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité (…) ou y avoir été autorisé (…), dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement ». Cela en aurait été largement fini des grèves et des manifestations sur les campus.

      Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés.

      Le militantisme est bien davantage menacé que menaçant. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la précarité des personnels ampute leur capacité de protester. Cette précarité n’est plus, comme l’explique l’historien Christophe Granger, une étape pénible avant la stabilité. Elle est devenue la condition du métier. Les conséquences sont multiples. Pas de stabilité, de projection dans le temps, de capacité à s’installer quelque part et de construire une vie sereine. Ce « système organisé d’incertitude » a une conséquence terrible pour celles et ceux qui le subissent : « il les rive à un présent qui, faute de la moindre certitude valable, n’en finit pas de se vivre au présent »[8].

      Comment penser les luttes collectives quand la course personnelle pour obtenir un poste est si intense ? Comment s’investir dans un campus quand le contrat qui vous y attache est de très court-terme et qu’il faut tout le temps réfléchir à la prochaine candidature ? La concurrence pour les postes et les ressources épuise, désorganise et crame une énergie psychique considérable. Les destins séparés des statutaires et des précaires, même si ce mot ne doit pas faire croire à une réalité homogène tant les inégalités sont extrêmement diverses, complexifie la formation d’un front uni pour s’opposer et proposer autre chose.

      Plus largement, les possibilités de protester sont aussi entravées par la sophistication et l’amplification des dispositifs de surveillance[9] et par des violences policières, légales et illégales, qui tétanisent et effraient, notamment, mais pas seulement, les personnes qui manifestent ou s’organisent[10] et les journalistes qui en rendent compte. L’État de droit n’est pas une simple série de lois et de règles, aujourd’hui en danger. C’est aussi une atmosphère qui ne cesse de se dégrader.

      Pour conclure, un texte comme celui de Nathalie Heinich place le lecteur face à un dilemme : d’un côté, une tentation de ne pas répondre à un texte qui méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective ; de l’autre, la nécessité de combattre des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir. C’est la seconde solution, imparfaite comme la première, que nous avons choisie.

      S’il s’agit d’identifier ce qui menace l’université, les problèmes sont largement documentés : le manque de postes, de financements pérennes et de nouvelles universités pour accueillir l’augmentation massive du nombre d’étudiantes et d’étudiants alors que sur la même période, le nombre de professeurs des universités ou de maîtres de conférences n’a pas évolué. Et comme le souligne plusieurs universitaires, « ces trois dernières années, le budget des universités a crû de 1,3 % par an, ce qui est inférieur à l’effet cumulé de l’inflation et de l’accroissement mécanique de la masse salariale ». Nathalie Heinich aurait pu prêter sa notoriété à de telles causes.

      Réfléchir aux conditions sociales du travail scientifique serait plus utile que la mise en scène de ces faux ennemis. C’est ce que fait par exemple Nature, dans un éditorial publié une semaine avant le texte de Nathalie Heinich, où la revue écrit que « le racisme dans la science est endémique parce que le système qui produit et enseigne la connaissance scientifique a, pendant des siècles, donné une fausse image, marginalisé et maltraité les personnes de couleurs et des communautés sous représentées. Le système de la recherche a justifié le racisme – et, trop souvent, des scientifiques occupant des positions de pouvoir ont bénéficié de celui-ci. Ce système inclut l’organisation de la recherche : comment elle est financée, publiée et évaluée. »

      C’est ce qu’il serait aussi possible de faire face au dévoiement de la recherche à des fins économiques. Que ce soit pour le tabac, le bisphénol A ou les néonicotinoïdes, la recherche scientifique a pu être détournée par des intérêts privés. La tactique était, et reste, souvent simple et redoutable : dire que les données qui prouvent un problème ne suffisent pas et qu’il faut faire davantage de recherche. Le doute, en la matière, est déjà une victoire pour les industriels. Il n’est plus la conséquence de ce qui n’a pas été exploré mais de ce qui est volontairement obscurci[11]. Au service de ce doute devenu produit[12], les techniques sont aujourd’hui de plus en plus sophistiquées[13] et cet enfumage généralisé empêche de se repérer. Car si on ne distingue plus ce qui est vrai de ce qui est faux, comment être encore capable de critiquer quoi que ce soit ?

      Or, c’est bien ce qui se passe à propos du texte de Nathalie Heinich : une scientifique reconnue nous parle de quelque chose qu’elle juge très grave sans aucune preuve. Elle aurait pu choisir de lutter contre les dangers réels qui menacent aussi bien la recherche que l’université. Au lieu de cela, elle préfère s’abîmer dans la dénonciation de dangers fantasmés qui ne servent qu’une chose : populariser les idées d’extrême-droite.

      Arnaud Saint-Martin

      Sociologue, Chercheur au CNRS, rattaché au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CNRS, EHESS, Paris 1)

      Antoine Hardy

      Politiste, Doctorant en sciences politiques au Centre Emile Durkheim, Université de Bordeaux

    • Dans le numéro 29 de la collection « Tracts » de Gallimard, la sociologue Nathalie Heinich se demande_ Ce que le militantisme fait à la recherche_. La thèse défendue est celle de la « contamination de la recherche par le militantisme ». Il s’agit en réalité de réserver le qualificatif de militants à des travaux qui concernent les questions décoloniales, de genre, de race ou encore d’intersectionnalité pour les disqualifier scientifiquement, tout en les considérant complice d’un « terreau » qui conduit au terrorisme.

      C’est une démarche qui n’est ni récente ni isolée mais qui est toutefois, sur le fond et la forme, d’une gravité particulière. Pour comprendre cette nouvelle tentative, il faut d’abord partir du texte en lui-même avant de le replacer parmi les interventions précédentes de son autrice ainsi que dans un contexte où les tentatives sont nombreuses pour saper les libertés académiques, l’autonomie intellectuelle et la critique sociale.

      Le texte de Nathalie Heinich est publié dans une collection qui se veut généraliste et qui n’est bien sûr pas tenue par les règles des publications scientifiques. Le problème n’est pas que ce soit un texte militant ou d’intervention. Ce sont que des accusations aussi lourdes soient formulées sans aucune preuve, le tout par une sociologue, directrice de recherche au CNRS, reconnue pour ses travaux. Son propos a pourtant reçu une large audience avec une interview d’une vingtaine de minutes dans la matinale de France Inter, le 28 mai 2021.

      Les « preuves » avancées, sur une courte période (2012-2021), sont en effet très hétéroclites et presque totalement extérieures à la production scientifique[1]. Très peu d’universitaires sont cités et, le plus souvent, pour des interventions médiatiques ou non scientifiques. Aucun travail ne fait l’objet d’une analyse ou d’une réfutation sérieuse. Les différents champs évoqués ne sont en rien historicisés. Résultat : une menace décrite comme d’autant plus immense et terrifiante qu’elle n’est jamais clairement définie ni prouvée.

      Certains de ces exemples sont rappelés ici de façon non-exhaustive mais clairement représentative de sa démarche. Deux articles scientifiques sont cités (un de la chercheuse Rachele Borghi en 2012 et un article dans la revue Multitudes en 2015) mais au titre d’une furtive illustration. Ce sont également des livres mais publiés dans des collections ou chez des éditeurs qui ne relèvent pas au sens strict d’une publication scientifique (par exemple, un livre de Michel et Monique Pinçon Charlot publié en 2019 sous le label Zones des éditions La Découverte ou un livre de Christine Delphy publié en 2008 à La Fabrique). Elle évoque plusieurs interventions récentes mais qui sont médiatiques (par exemple celles de Michel Wieviorka, Sandra Laugier et Ludivine Bantigny entre le 8 et 23 mars 2021).

      Elle mentionne encore un appel à communication de l’Association française de sociologie, qui, en 2017, formulait l’interrogation suivante à propos de la sociologie : « s’agit-il seulement de contribuer à la connaissance de la réalité (dans sa dimension proprement sociale), ce à quoi semble parfois se résumer sa raison d’être, ou la sociologie peut-elle aussi, et à quelles conditions, participer à la dynamique de changements des pouvoirs et de l’ordre social ? ». Cette question, pourtant ancienne (celle des liens entre savoirs et pouvoirs), est ici transformée en une autre par Nathalie Heinich : « ne se croirait-on pas revenu à la douce époque de la « science prolétarienne » ? ».

      Nathalie Heinich adopte le pire des postures mandarinales pour autoriser ce qui peut ou ne peut pas être dit.

      Ce n’est pas la seule malhonnêteté intellectuelle de ce texte. De nombreux exemples ne sont pas identifiables et s’avèrent simplement invérifiables. Elle mentionne ainsi une phrase tirée d’une thèse dont on ne connaît ni le titre ni l’auteur (« ma thèse s’adresse autant au monde universitaire qu’aux activistes et correspond à un engagement personnel »), sans préciser où elle se situe dans le manuscrit, le tout pour prouver un engagement militant. Nathalie Heinich adopte le pire des postures mandarinales pour autoriser ce qui peut ou ne peut pas être dit. Sur la forme, comment une chercheuse peut-elle contrevenir à ce point aux règles minimales de la discussion aussi bien scientifique que collective ? Sur le fond, pourquoi un travail de thèse ne pourrait-il pas correspondre à un « engagement personnel » ?

      Autre exemple : lorsque la ministre de l’Enseignement supérieure et de la recherche, Frédérique Vidal, avait demandé en février 2021 une enquête au CNRS sur le prétendu « islamogauchisme » à l’université, le CNRS avait réagi par l’intermédiaire d’un communiqué pour affirmer que ce « slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ». Or, Nathalie Heinich réduit la réaction officielle de l’institution à celle de son « service de presse ». Les prétendues preuves à l’appui de sa démonstration sont tronquées, manipulées ou inexistantes. Pourtant, si la menace était réelle, elle aurait justement laissé des traces conséquentes dans un pays qui compte 57 000 enseignants-chercheurs, environ 70 000 doctorantes et doctorants[2] ou encore des centaines de revues scientifiques.

      Nathalie Heinich affirme qu’il n’y a « rien de plus répétitif donc, de plus monotone et standardisé que ces sujets de thèse, de colloques, de numéros de revue, de séminaires consacrés au « genre », à la « domination », aux « discriminations », à la « racialisation ». Un article du chercheur Albin Wagener rappelait pourtant que l’étude des thèses et publications sur quatre portails (theses.fr, HAL, Cairn, Open Edition) identifiait la présence de termes comme « intersectionnalité », « décolonial », « racisé » dans seulement 0,038 % (pour le plus bas) à 2,38 % (pour le plus élevé) du corpus étudié. Elle met de son côté en avant une étude qui a ajouté les mots « genre » ou « islamophobie » et élargi les sources aux séminaires et aux colloques pour affirmer que « ces termes constituent plus de la moitié de l’ensemble du corpus ainsi élargi ». C’est d’ailleurs un chiffre de 50 % qu’elle mentionne lors de son interview à France Inter.

      Or, la construction de ce chiffre est à rebours de la méthode scientifique. Le sociologue Gilles Bastin en démontre tous les travers : en partant de certains mots-clefs (genre, décolonial, etc.), les auteurs ont omis que « ces termes sont surtout polysémiques et peuvent être employés dans des contextes totalement étrangers aux questions idéologiques qui obsèdent l’Observatoire du décolonialisme. C’est notamment le cas de « genre » et de « discrimination » dont l’emploi conduit à compter dans le corpus des articles sur le genre romanesque ou la discrimination entre erreur et vérité. » Nathalie Heinich glisse ainsi de la critique du militantisme à la qualification de militantisme par la présence d’un mot ou de plusieurs. Comment est-il possible de juger de la scientificité d’un travail sur la base d’un mot sauf en ayant une approche strictement idéologique qui disqualifie tout travail qui contiendrait l’un de ces termes ? C’est pourtant bien de cela dont il s’agit.

      Au-delà de ces bidouillages, elle formule des accusations d’une extrême gravité qui méritent d’être citées entièrement :

      « Cet islamogauchisme s’inscrit dans un paysage académique au sein duquel progresse, au mépris du savoir scientifique, l’idéologie “décoloniale”, qui fait de la race l’alpha et l’oméga de toute identité “dominée”, de la “domination” la clé de lecture unique du monde, et des discriminations racistes le résultat d’un “racisme d’État”, lequel justifierait dès lors toutes les formes de lutte, y compris les plus violentes – et l’on voit bien ici comment peut s’opérer le glissement de la manipulation intellectuelle dans le monde universitaire à l’endoctrinement des esprits faibles. Il arrive que le militantisme académique ne menace pas seulement le monde de l’enseignement et de la recherche. »

      Lors d’un entretien avec l’essayiste réactionnaire Eugénie Bastié, pour le site Internet du FigaroVox, trois jours avant la publication, Nathalie Heinich avait formulé des accusations similaires mais d’une manière encore plus brutale. Les chercheurs qu’elle rattache à des « courants des sciences humaines et sociales issus d’une tradition militante d’extrême gauche » contribuent selon elle « à légitimer le terreau dans lequel s’épanouissent les assassins de l’école Ozar Hatorah, de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher ou des terrasses de l’Est parisien ».

      Ce type d’intervention qui cherche d’un côté à délégitimer le travail de certains collègues et, de l’autre, à les rendre complices du terrorisme, n’est que la suite d’une longue série depuis la querelle de « l’excuse sociologique » réengagée par Manuel Valls[3]. C’est la marque d’une grande inconséquence morale et intellectuelle que d’en offrir un nouvel épisode avec une absence complète de preuve et une malhonnêteté totale dans la démonstration.

      La vision qui sous-tend cette réflexion exprime l’illusion d’une science « neutre ».

      Les interventions de Nathalie Heinich sont nombreuses en ce sens. En février 2021, avec des collègues, elle soutenait la dénonciation par la ministre Frédérique Vidal de ce prétendu « islamo-gauchisme » à l’université, en insistant sur le « dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ». En janvier 2021, elle signait l’appel de « l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires » qui se donnait pour mission d’alerter sur la « la vague identitaire sans précédent au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche » : « un mouvement militant entend y imposer une critique radicale des sociétés démocratiques, au nom d’un prétendu « décolonialisme » et d’une « intersectionnalité » qui croit combattre les inégalités en assignant chaque personne à des identités de « race » et de religion, de sexe et de « genre » ». Le texte publié chez Gallimard est d’ailleurs la reprise d’une première version publiée sur le site de cet « Observatoire », le 4 mars 2021.

      Quelques mois plus tôt, en octobre 2020, dans le contexte de l’assassinat de Samuel Paty, Nathalie Heinich signait une autre tribune collective dont le message ciblait également le militantisme ou, plus précisément, la fausse idée que les signataires s’en font. Et d’asséner : « l’importation des idéologies communautaristes anglo-saxonnes, le conformisme intellectuel, la peur et le politiquement correct sont une véritable menace pour nos universités ».

      Cette dénonciation du militantisme à l’université n’est pas récente. À France Culture, en septembre 2015, Nathalie Heinich expliquait comment son ancien directeur de thèse, Pierre Bourdieu, aurait été « très tordu entre deux positions » : « la position de chercheur qu’il a d’abord été essentiellement, quelqu’un qui est payé pour produire et transmettre du savoir avec une visée de vérité et de l’autre côté ce qu’on appelle l’intellectuel, le tribun qui intervient dans l’espace public avec un impératif d’engagement et non pas de neutralité pour rechercher la vérité ».

      Cette interprétation, rétrospective et biaisée, simplifie à l’excès la stratégie d’intervention que Pierre Bourdieu s’est efforcé de mettre en oeuvre durant sa carrière, au nom d’un « intellectuel collectif » voué à défendre et illustrer l’attitude critique dans l’espace public – et pas seulement dans le cadre de séminaires[4]. La vision qui sous-tend cette réflexion exprime l’illusion d’une science « neutre », où la construction des connaissances n’aurait rien à voir avec la politique alors qu’elle est liée à cette dernière (en matière de postes et de financements ainsi que de la forme – pérenne ou par projet – que peuvent prendre ces derniers). Difficile de croire à une recherche pure, détachée de la politique, flottant au-dessus du monde social.

      Nathalie Heinich ne condamne pas en soi le militantisme mais le refuse dans la salle de classe ou dans les publications scientifiques. Pourtant, de telles publications sont bien jugées par des pairs qui sont capables de faire la différence entre une opinion militante et une démonstration scientifique. Elle réduit par ailleurs le militantisme, de manière étroite, à une « énergie essentiellement émotionnelle » et semble ignorer de nombreux travaux scientifiques qui montrent comment science et militantisme entretiennent en réalité des relations fécondes. Par exemple en termes de recherches biomédicales, les connaissances et combats d’activistes malades du SIDA ont pu utilement remodeler l’agenda de recherche[5]. Le militantisme peut aussi faire progresser la science en entraînant des recherches dans des domaines qui sont peu ou pas étudiés[6].

      Les interventions de Nathalie Heinich sont enfin à replacer dans un contexte plus large. La méthode de son texte fait tout d’abord écho à celle employée dans les réformes de l’enseignement supérieur et la recherche depuis une quinzaine d’années, dont la Loi de programmation de la recherche (LPR) a représenté un exemple typique. Ce projet de loi était en effet resté longtemps imprécis et indéfini, ce qui a étouffé tout travail possible et a permis facilement à ses partisans de qualifier les critiques de « fantasmes » ou d’« exagérations ».

      Thibaut Rioufreyt et Camille Noûs parlent en ce sens d’une « gouvernementalité de l’insaisissable » : « loin d’être là simplement un accident ou une maladresse, on peut en effet faire l’hypothèse que l’opacité, le flou et la variation des énoncés mis en avant par l’analyse constituent une stratégie adaptée pour faire passer une réforme dont l’immense majorité de la communauté académique ne veut pas. »[7] C’est le même effet que procure la lecture de Nathalie Heinich : quelque chose d’insaisissable, et de voulu comme tel, pour paralyser la critique.

      L’usage social de ces faux ennemis permet ensuite de faire diversion. Au moment où des étudiants expliquaient devoir voler dans les magasins pour se nourrir et que les files d’attente aux distributions alimentaires s’allongeaient, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche recourrait à cette dénonciation, déjà citée, du prétendu « islamo-gauchisme » à l’université. Le politiste Samuel Hayat a bien expliqué comment ce terme permet « aux personnes qui l’utilisent d’amalgamer en un tout cohérent une série d’attitudes et de positions très diverses – et de jouer sur l’ambiguïté que cet amalgame autorise ».

      Avec une conséquence que le mathématicien David Chavalarias a montré puisque de tels propos ont en effet atteint « la mer », c’est-à-dire ces comptes du réseau social Twitter qui parlent de politique sans pour autant pouvoir être identifiés à une famille politique. Et de conclure que, en termes de diffusion, « les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême-droite a peiné à faire en plus de quatre années ».

      Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés. Deux amendements supprimés de la récente LPR nous renseignent bien sur le climat ambiant. Le premier proposait de subordonner la liberté académique aux « valeurs républicaines ». Or, pour respecter la République, il y a la loi. Le second amendement supprimé voulait condamner le « fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité (…) ou y avoir été autorisé (…), dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement ». Cela en aurait été largement fini des grèves et des manifestations sur les campus.

      Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés.

      Le militantisme est bien davantage menacé que menaçant. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la précarité des personnels ampute leur capacité de protester. Cette précarité n’est plus, comme l’explique l’historien Christophe Granger, une étape pénible avant la stabilité. Elle est devenue la condition du métier. Les conséquences sont multiples. Pas de stabilité, de projection dans le temps, de capacité à s’installer quelque part et de construire une vie sereine. Ce « système organisé d’incertitude » a une conséquence terrible pour celles et ceux qui le subissent : « il les rive à un présent qui, faute de la moindre certitude valable, n’en finit pas de se vivre au présent »[8].

      Comment penser les luttes collectives quand la course personnelle pour obtenir un poste est si intense ? Comment s’investir dans un campus quand le contrat qui vous y attache est de très court-terme et qu’il faut tout le temps réfléchir à la prochaine candidature ? La concurrence pour les postes et les ressources épuise, désorganise et crame une énergie psychique considérable. Les destins séparés des statutaires et des précaires, même si ce mot ne doit pas faire croire à une réalité homogène tant les inégalités sont extrêmement diverses, complexifie la formation d’un front uni pour s’opposer et proposer autre chose.

      Plus largement, les possibilités de protester sont aussi entravées par la sophistication et l’amplification des dispositifs de surveillance[9] et par des violences policières, légales et illégales, qui tétanisent et effraient, notamment, mais pas seulement, les personnes qui manifestent ou s’organisent[10] et les journalistes qui en rendent compte. L’État de droit n’est pas une simple série de lois et de règles, aujourd’hui en danger. C’est aussi une atmosphère qui ne cesse de se dégrader.

      Pour conclure, un texte comme celui de Nathalie Heinich place le lecteur face à un dilemme : d’un côté, une tentation de ne pas répondre à un texte qui méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective ; de l’autre, la nécessité de combattre des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir. C’est la seconde solution, imparfaite comme la première, que nous avons choisie.

      S’il s’agit d’identifier ce qui menace l’université, les problèmes sont largement documentés : le manque de postes, de financements pérennes et de nouvelles universités pour accueillir l’augmentation massive du nombre d’étudiantes et d’étudiants alors que sur la même période, le nombre de professeurs des universités ou de maîtres de conférences n’a pas évolué. Et comme le souligne plusieurs universitaires, « ces trois dernières années, le budget des universités a crû de 1,3 % par an, ce qui est inférieur à l’effet cumulé de l’inflation et de l’accroissement mécanique de la masse salariale ». Nathalie Heinich aurait pu prêter sa notoriété à de telles causes.

      Réfléchir aux conditions sociales du travail scientifique serait plus utile que la mise en scène de ces faux ennemis. C’est ce que fait par exemple Nature, dans un éditorial publié une semaine avant le texte de Nathalie Heinich, où la revue écrit que « le racisme dans la science est endémique parce que le système qui produit et enseigne la connaissance scientifique a, pendant des siècles, donné une fausse image, marginalisé et maltraité les personnes de couleurs et des communautés sous représentées. Le système de la recherche a justifié le racisme – et, trop souvent, des scientifiques occupant des positions de pouvoir ont bénéficié de celui-ci. Ce système inclut l’organisation de la recherche : comment elle est financée, publiée et évaluée. »

      C’est ce qu’il serait aussi possible de faire face au dévoiement de la recherche à des fins économiques. Que ce soit pour le tabac, le bisphénol A ou les néonicotinoïdes, la recherche scientifique a pu être détournée par des intérêts privés. La tactique était, et reste, souvent simple et redoutable : dire que les données qui prouvent un problème ne suffisent pas et qu’il faut faire davantage de recherche. Le doute, en la matière, est déjà une victoire pour les industriels. Il n’est plus la conséquence de ce qui n’a pas été exploré mais de ce qui est volontairement obscurci[11]. Au service de ce doute devenu produit[12], les techniques sont aujourd’hui de plus en plus sophistiquées[13] et cet enfumage généralisé empêche de se repérer. Car si on ne distingue plus ce qui est vrai de ce qui est faux, comment être encore capable de critiquer quoi que ce soit ?

      Or, c’est bien ce qui se passe à propos du texte de Nathalie Heinich : une scientifique reconnue nous parle de quelque chose qu’elle juge très grave sans aucune preuve. Elle aurait pu choisir de lutter contre les dangers réels qui menacent aussi bien la recherche que l’université. Au lieu de cela, elle préfère s’abîmer dans la dénonciation de dangers fantasmés qui ne servent qu’une chose : populariser les idées d’extrême-droite.

      Arnaud Saint-Martin
      SOCIOLOGUE, CHERCHEUR AU CNRS, RATTACHÉ AU CENTRE EUROPÉEN DE SOCIOLOGIE ET DE SCIENCE POLITIQUE DE LA SORBONNE (CNRS, EHESS, PARIS 1)

      Antoine Hardy
      POLITISTE, DOCTORANT EN SCIENCES POLITIQUES AU CENTRE EMILE DURKHEIM, UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

      [1] Sur les trente-neuf notes de son texte, Nathalie Heinich renvoie également à plusieurs de ses textes.

      [2] Disponible sur le site du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en FranceLien hypertexte.

      [3] Sur le mot d’ordre de « l’excusisme » coupable de « complicité » avec le terrorisme, banalisé par Manuel Valls, les idéologues du Printemps Républicain et aujourd’hui Nathalie Heinich, voir Manuel Rebuschi, Ingrid Voléry (dir.), Comprendre, expliquer, est-ce excuser ? Plaidoyer pour les sciences humaines et sociales, Vulaines-sur-Seine, Editions du Croquant, 2019.

      [4] Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agone, 2002, p. 470-475.

      [5] Steven Epstein, Impure science : AIDS, activism, and the politics of knowledge, Berkeley, University of California Press, 1996.

      [6] David J. Hess, Undone Science : Social Movements, Mobilized Publics, and Industrial Transitions, The MIT Press, 2016.

      [7] Thibaut Rioufreyt et Camille Noûs, « À la recherche de la LPPR. Mener l’enquête face à la gouvernementalité de l’insaisissable », Revue française de pédagogie, No 207, 2020.

      [8] Christophe Granger, La destruction de l’université, Éditions La Fabrique, 2015.

      [9] Voir par exemple : Olivier Tesquet, A la trace, Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, Premier Parallèle, 2020

      [10] Par exemple, pour le journaliste David Dufresne, qui a recensé et identifié les films amateurs des violences lors des manifestations des Gilets-Jaunes, « ce n’est plus du maintien de l’ordre, c’est une répression massive, puisque la police française a blessé en quelques mois autant de manifestants qu’en vingt ans », https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/gilets-jaunes-la-police-a-blesse-en-quelques-mois-autant-de-manifestant

      [11] Robert N. Proctor et Londa Schiebinger, Agnotology : The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford, Stanford University Press, 2008.

      [12] C’est la formule devenue célèbre du memo interne de l’entreprise Brown & Williamson tobacco : « Doubt is our product since it is the best means of competing with the ‘body of fact’ that exists in the minds of the general public. It is also the means of establishing a controversy ».

      [13] Sur ces questions, voir la lecture des livres et articles de Stéphane Foucart, dont le travail d’investigation met à jour ces différents mécanismes. Pour une analyse passionnante de leurs évolutions les plus récentes, voir : Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Enquête sur la désinformation scientifique, Paris, La Découverte, 2020.

  • Le handicap, enjeu de justice sociale

    Par Pierre-Yves Baudot et Emmanuelle Fillion

    https://aoc.media/analyse/2021/05/20/le-handicap-enjeu-de-justice-sociale/?loggedin=true

    À la demande d’AirFrance, d’Airbus et de la SNCF, ce mercredi 19 mai des activistes handicapé·es ont été condamné·es par un tribunal de Toulouse à des peines de prison avec sursis, des amendes et à verser des dommages et intérêts pour « entrave à la circulation » pour avoir occupé en 2018 des gares et des aéroports ne respectant pas leurs obligations en matière d’accessibilité. Face à un tel verdict, il est plus que temps de faire du handicap un « problème public », un vecteur de mobilisation majeur, qui devrait ébranler les organisations partisanes jusqu’alors sourdes à endosser cette cause politique.

    Deux événements ont récemment sorti la question du handicap des couloirs du ministère des Affaires sociales et confirmé ce que les mobilisations des Gilets jaunes, en réunissant une proportion importante de personnes handicapées, avaient déjà montré : le handicap est un enjeu de justice sociale, à l’intersection notamment des enjeux de genre, de race et d’inégalités sociales.

    Se saisissant de l’opportunité offerte depuis le mois de janvier 2020, une pétition demandant le réexamen des conditions d’éligibilité à l’allocation adulte handicap (AAH) a été déposée sur le site du Sénat [1]. Cette pétition a dépassé le seuil requis des 100 000 signatures (108 627) pour être inscrite à l’ordre du jour des échanges sénatoriaux. Contre l’avis de Sophie Cluzel, secrétaire d’État aux personnes handicapées, le Sénat a adopté une proposition de loi dans ce sens et l’a renvoyée vers l’Assemblée nationale qui devra trancher le 17 juin prochain.

    C’est d’abord la question posée qui importe : ce minimum social doit-il être calculé en fonction des revenus du conjoint, rendant ainsi dépendante la personne handicapée de ce dernier, ou faut-il individualiser cette prestation, pour en faire une ressource propre ?

    Cette question est celle, plus large, de la déconjugalisation des prestations sociales. Ceci explique peut-être que cette pétition ait rencontré un tel succès, bien au-delà du monde du handicap, alors qu’elle porte sur une allocation qui n’a jamais concerné que celles et ceux qui franchissent les portes d’une Maison départementale des personnes handicapées pour demander la reconnaissance administrative de leur incapacité à travailler.

    Des féministes – handicapées ou non – se sont alliées à cette mobilisation, indignées d’une mesure entraînant une dépendance conjugale, économique, relationnelle et psychologique, spécialement à risque pour les femmes qui sont les victimes des violences conjugales, et plus encore pour les femmes handicapées qui subissent davantage de violences sexuelles que les autres femmes.

    C’est ensuite la forme qui éveille l’attention : exceptionnellement, cette avancée législative n’est pas due au travail de négociations prudentes et autorégulées que les grandes associations gestionnaires assurent depuis les années 1950 avec les autorités publiques, mais à la mobilisation, sur les réseaux sociaux, de tout un ensemble de petits collectifs composés de personnes dont beaucoup n’avait jamais eu jusqu’ici une quelconque audience dans l’espace confiné des arènes décisionnelles.

    Le deuxième événement s’est déroulé au tribunal judiciaire de Toulouse. Le 23 mars dernier, 16 activistes handicapé·es étaient jugé·es pour « entrave à la circulation », à la demande d’AirFrance, d’Airbus et de la SNCF, pour avoir occupé en 2018 des gares et des aéroports ne respectant pas leurs obligations en matière d’accessibilité. Elles risquaient des peines de prison et 18 000 euros d’amende. Mais du procès d’activistes handicapé·es en lutte pour réclamer l’application de la loi, ce procès est devenu aussi celui de l’inaccessibilité de la Justice et, plus largement, du retard français en matière d’accessibilité de l’espace public.

    Ces mobilisations récentes construisent le handicap comme cause politique.

    Les difficultés ont commencé dès l’arrivée au tribunal : occupé par les forces de l’ordre et barré de marches, l’accès était doublement impossible aux militant·es. L’audience ne s’est pas mieux déroulée : une accusée malvoyante n’avait pu prendre connaissance du dossier, faute de transcription des pièces en braille. Le tribunal n’a pu entendre l’une des accusées, faute d’avoir prévu un·e interprète. Et lorsque l’audience s’est enfin achevée, tard dans la soirée, il n’y avait plus de transports adaptés pour que les personnes puissent rentrer chez elles…

    Les militant·es ont fini par occuper le tribunal pour avoir le droit d’en partir. Renouant avec une tradition militante, ces activistes ont fait du procès une tribune pour défendre leur cause. Le jugement a été rendu mercredi 19 mai. 15 des 16 prévenu·es ont été condamné·es à des peines de prison avec sursis, tou·tes à verser des dommages et intérêts et condamné·es à des amendes. Un appel a été interjeté.

    Ces mobilisations récentes construisent le handicap comme cause politique. Elles assument une conflictualité accrue et renouvelée avec les élu·es et l’administration. Les mouvements handicapés contestataires sont longtemps restés très marginaux en France, à la différence des pays anglo-américains où ils se sont inscrits très tôt dans la dynamique des luttes pour les droits, aux côtés des mouvements féministes, pacifistes, des mouvements de lutte pour les civils rights des Noirs Américains et des autres minorités racisées.

    Il y a 44 ans, les activistes handicapé·es, soutenu·es par Brad Lomax et des militants du Black Panther Party, occupaient un immeuble fédéral à San Francisco pour obtenir la mise en œuvre des dispositions prévues par le Rehabilitation Act de 1973 [2]. Les mobilisations des personnes handicapées affirment à nouveau, dans la continuité des revendications des années 1970, que la mise en accessibilité de la société est une question de justice sociale.

    Elles ne demandent ni la charité accordée à une population « à part », ni des réponses techniques et ponctuelles. Elles demandent une transformation des normes, tout autant architecturales que sociales, barrant l’accès complet de toutes et tous à la société. L’inclusion ne revient donc pas à concéder une place, mais consiste à transformer les règles, les usages et les principes en vertu desquels les places sont distribuées.

    Ces nouvelles formes d’engagement bousculent le compromis ambigu établi autour de la loi du 11 février 2005 « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Cette loi avait été présentée comme une rupture majeure : en faisant entrer le handicap dans le champ des politiques de lutte contre les discriminations, elle a suscité d’importants espoirs.

    Des évolutions notables ont été perceptibles. Mais des promesses demeurent non tenues : la convergence des politiques et des allocations dépendance et handicap est annoncée depuis 2004, et l’a été, encore une fois, par le gouvernement actuel qui a, comme ses prédécesseurs, annoncé un report du calendrier.

    Des renoncements éloquents ont aussi marqué ces dernières années : la mise en place des Agendas d’accessibilité programmée en 2016 (Ad’Ap) qui viennent entériner l’échec de l’obligation de mise en accessibilité prévue par la loi de 2005 pour 2015. L’échec s’est ensuite fait recul : la loi Elan de 2018 revient sur le principe de mise aux normes d’accessibilité de 100 % des logements neufs, pour la placer à seulement 20 %.

    L’inclusion ne revient pas à concéder une place, mais consiste à transformer les règles, les usages et les principes en vertu desquels les places sont distribuées.

    Ces reculs et ces renoncements ont des conséquences concrètes pour les personnes handicapées. Plus de 15 ans après l’adoption de la loi de 2005, elles subissent toujours de plein fouet certaines injustices : un taux de pauvreté massif, dix années d’espérance de vie en moins en moyenne, un taux de chômage double, qui dure en moyenne plus longtemps, un quart à peine des enfants en situation de handicap accédant à un niveau CM2…

    Encore les données statistiques ne disent-elles pas tout des situations ordinaires, multiples et répétées de marginalisation et de discriminations dont les personnes handicapées sont l’objet : dans l’emploi, l’éducation, mais aussi l’accès aux soins, à la culture, la liberté de déplacement, la participation à la vie politique… Marginalisation accrue depuis un an par la crise sanitaire.

    L’accroissement des inégalités et les reculs politiques suscitent des revendications et des formes d’engagement plus offensives, prenant leurs distances avec les échanges pacifiés entre administration, ministères et associations gestionnaires qui président aux destinées des politiques du handicap depuis le milieu des années 1950. Ces revendications prennent appui sur les engagements internationaux de la France, exigeant le respect des conventions internationales, comme la Convention Internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH), signée en 2006 par l’ONU et ratifiée par la France en 2010.

    Dans ce contexte de mobilisations accrues, l’absence des partis de gauche est troublante. Certes, le « problème public » du handicap a été longtemps approprié par des associations et des acteurs de parents proches du catholicisme. Certes, le consensus entourant la loi du 11 février 2005 a pu freiner l’émergence de voix protestataires. Mais le renouveau des mouvements sociaux français autour de la question du handicap et le développement depuis 15 ans, en France, de recherches sur le handicap ont bousculé ce statu quo.

    Des questions ont émergé, comme celles des violences faites aux femmes handicapées, jusqu’à peu totalement ignorées de la statistique publique. Ces mouvements sociaux sont donc porteurs d’alternatives nouvelles. Celles-ci ne trouvent toutefois que peu ou pas d’écho politique dans les organisations politiques de gauche. La question avait pu être traitée au début des années 2000 et déboucher sur l’adoption de la loi de 2005 notamment parce qu’il existait, au sein de quelques organisations partisanes, des équipes thématiques pérennes portant ce sujet dans l’agenda du parti, puis parfois dans les ministères, quand elles parvenaient au pouvoir.

    À quelques rares exceptions près, la faiblesse de l’expertise sur le handicap dans les organisations politiques, leur difficulté – ou leur réticence – à le traiter d’un point de vue global et transversal ne peut manquer de surprendre. Non seulement parce que ce ne sont pas moins de 12 millions de Français qui sont concernés, mais aussi parce que le handicap est, en soi, un enjeu de justice et qu’il constitue à ce titre un point à partir duquel envisager des modalités nouvelles de protection sociale, d’organisation politique, de conditions de travail et d’égalité réelle.

    Alors que les élections présidentielles approchent, ces nouvelles mobilisations et revendications disent, qu’au-delà des appels parfois un peu incantatoires à l’inclusion et à la diversité, une autre politique (du handicap) est attendue.

    (NDLR : Pierre-Yves Baudot et Emmanuelle Fillion ont codirigé l’ouvrage Le handicap cause politique, récemment publié aux Presses Universitaires de France, dans la collection « La vie des idées ».)

    [1] Le Sénat permet de déposer une pétition ou de soutenir une pétition déjà publiée. Si plusieurs conditions sont réunies – dont le fait de réunir plus de 100000 signatures -, ces pétitions peuvent soutenir une demande d’inscription à l’ordre du jour d’un texte législatif ou de création d’une mission de contrôle sénatoriale.

    [2] L’excellent documentaire nommé aux Oscars, Crip Camp : a Disability Revolution, réalisé par Nicole Newnham et James LeBrecht (2020) relate cette histoire sur la base d’archives et d’interviews.

    Pierre-Yves Baudot

    Sociologue

    Emmanuelle Fillion

    Sociologue, Professeure de sociologie à l’EHESP et chercheuse au laboratoire ARENES

    #handicap #egalite #justice #droits_sociaux

  • L’éthique en partage – en hommage à Jacques Bouveresse | Pascal Engel / AOC media #philosophie
    https://aoc.media/critique/2021/05/12/lethique-en-partage-en-hommage-a-jacques-bouveresse

    Contre ces déclarations de guerre et cette surenchère permanente, Bouveresse proposa sa propre politique intellectuelle, celle du respect de la vérité, de la sobriété et de l’honnêteté. Là où ses contemporains ne lisaient pas au-delà de Nietzsche, de Marx et de Lacan, et n’entendaient pas outre-Rhin d’autres voix que celles qui venaient de Königsberg, de Iéna et de Fribourg en Brisgau, il alla chercher ses modèles du côté de Vienne et de Cambridge, chez Wittgenstein, et les penseurs du Cercle de Vienne, mais aussi chez les grands écrivains autrichiens, Kraus et Musil, qui furent ses maîtres tout autant que Frege, Russell, Carnap, Schlick et Gödel.

    En les lisant et en les commentant il accomplissait un double mouvement : d’un côté, il proposait, sur le modèle krausien, une critique, souvent sur le ton satirique, de la culture de son époque, de l’intrusion du journalisme et du sensationnalisme dans tous les secteurs de l’esprit, et de l’autre il entendait opérer une véritable réforme intellectuelle et morale, en retrouvant l’inspiration rationaliste qu’avait perdue la philosophie française en subissant les assauts des Anti-lumières existentialistes, post-structuralistes, puis post-foucaldiennes.

    Cette inspiration lui venait tout autant de la tradition française de la philosophie des sciences, celle de Herbrand, de Cavaillès, de Canguilhem, de Vuillemin et de Granger, que de la tradition de la philosophie analytique anglo-saxonne, qu’il défendit toujours, mais au sein de laquelle il se sentait bien moins à l’aise que dans ses racines autrichiennes. Il proclame dans l’un de ses essais qu’il se sent « so very unFrench », mais il aurait pu dire aussi qu’il se sentait « very unEnglish » et « so very unAmerican ».

    (…) De plus en plus également, il remontait aux sources de la philosophie autrichienne, chez Bolzano, Brentano, Mach et Boltzmann, mais jamais simplement avec un souci de faire une archéologie de la philosophie contemporaine, car ce qui l’intéressait, était comme Wittgenstein, « les vrais problèmes de philosophie » – ceux de la nature de la perception, des couleurs et des qualités secondes, de l’inférence logique, de l’espace, de la nature du possible et de l’a priori – mais sans jamais oublier leurs liens aux sciences et à leur histoire. C’est pourquoi on trouvera chez lui autant de travaux sur la logique chez Leibniz, l’optique et la théorie musicale de Helmholtz ou sur le réalisme de Poincaré que sur des questions de philosophie analytique du langage et de la connaissance.

    Bien qu’il ait toujours défendu et promu la philosophie analytique, surtout dans ses incarnations initiales chez Frege, Russell, Moore et Carnap, Bouveresse ne se sentait pas vraiment un philosophe analytique. D’abord parce qu’il ne pratiquait ni le style de la thèse, de l’argument en forme ni celui de l’analyse minutieuse des non-sens des philosophes au nom du langage ordinaire, et lui préférait le style de l’élucidation synoptique et de la critique.

    • Mais surtout, la philosophie de Bouveresse est une philosophie de la #raison : de ses pouvoirs critiques et de ses limites, de ses relations avec le sentiment et l’émotion, dont il cherchait sans cesse, à l’instar de Musil, comment les combiner et les équilibrer. Là aussi il n’aimait pas plus le rationalisme triomphant que l’empirisme dogmatique, et il cherchait à en donner des versions sobres. (…)

      Mais on retrouve, dans son livre sur La connaissance de l’écrivain (2008), la même dualité que dans sa philosophie de la connaissance : d’un côté, il entend réhabiliter l’idée que la littérature est, contrairement à tout ce que la pensée littéraire française n’a cessé d’affirmer de Mallarmé à Blanchot, affaire de connaissance et de vérité, mais, de l’autre, il entend montrer que cette connaissance est fondamentalement pratique et ancrée dans les formes éthiques de la vie humaine.

    • « Il ne peut être question en aucun cas pour moi d’accepter l’honneur supposé qui m’est fait. »

      26 juillet 2010

      https://agone.org/blog/il-ne-peut-etre-question-en-aucun-cas-pour-moi-daccepter-l-honneur-suppose-qu

      Lettre de Jacques Bouveresse à Mme Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur En réaction à l’attribution d’une Légion-d’honneur qu’il n’a jamais demandée, Jacques Bouveresse nous a transmis la lettre (en date du 17 juillet 2010) par laquelle il a refusé cet « #honneur ».

      Madame la ministre,

      Je viens d’apprendre avec étonnement par la rumeur publique et par la presse une nouvelle que m’a confirmée la lecture du Journal officiel du 14 juillet, à savoir que je figurais dans la liste des promus de la #Légion_d’honneur, sous la rubrique de votre ministère, avec le grade de chevalier.

      Or non seulement je n’ai jamais sollicité de quelque façon que ce soit une distinction de cette sorte, mais j’ai au contraire fait savoir clairement, la première fois que la question s’est posée, il y a bien des années, et à nouveau peu de temps après avoir été élu au #Collège_de_France, en 1995, que je ne souhaitais en aucun cas recevoir de distinctions de ce genre. Si j’avais été informé de vos intentions, j’aurais pu aisément vous préciser que je n’ai pas changé d’attitude sur ce point et que je souhaite plus que jamais que ma volonté soit respectée.

      Il ne peut, dans ces conditions, être question en aucun cas pour moi d’accepter la distinction qui m’est proposée et – vous me pardonnerez, je l’espère, de vous le dire avec franchise – certainement encore moins d’un gouvernement comme celui auquel vous appartenez, dont tout me sépare radicalement et dont la politique adoptée à l’égard de l’Éducation nationale et de la question des services publics en général me semble particulièrement inacceptable.

      J’ose espérer, par conséquent, que vous voudrez bien considérer cette lettre comme l’expression de mon refus ferme et définitif d’accepter l’honneur supposé qui m’est fait en l’occurrence et prendre les mesures nécessaires pour qu’il en soit tenu compte.

      En vous remerciant d’avance, je vous prie, Madame la ministre, d’agréer l’expression de mes sentiments les plus respectueux.

      Jacques Bouveresse

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      #décorations

      https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Bouveresse#Décorations

  • Kate Brown : « Nous n’avons tiré aucune leçon de Tchernobyl » | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/entretien/2021/04/09/kate-brown-nous-navons-tire-aucune-lecon-de-tchernobyl/?loggedin=true

    Le 26 avril 1986 survenait la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le 11 mars 2011 celle de Fukushima… C’est d’une certaine manière ce double anniversaire des 35 et 10 ans qui invite ces jours-ci à se poser la question : qu’a-t-on appris de ces événements ? Peu de choses, à en croire Kate Brown, professeure de « Sciences, Technologies, et Société » au MIT. Pour cette spécialiste de l’histoire environnementale, l’ampleur de ces catastrophes continue d’être sous-estimée, et notamment les effets des faibles doses d’irradiation. Avec Tchernobyl par la preuve, elle livre les résultats de dix années d’enquête.

    Dans sa version originale, le nouvel ouvrage de Kate Brown, Tchernobyl par la preuve : vivre avec le désastre et après (paru en mars aux éditions Actes Sud), s’intitule Manual for Survival : A Chernobyl Guide to the Future (W. W. Norton & Company, 2019), un manuel et un guide donc pour survivre dans un monde marqué par la catastrophe nucléaire. C’est l’apport essentiel de Kate Brown, professeure au MIT, connue pour son travail en histoire environnementale comparée, et pour ses études des réactions de différentes communautés humaines aux effets transformateurs de l’industrie et des technologies : montrer que nous subissons tous sur la planète l’effet des retombées radioactives de plus d’un demi-siècle de choix nucléaires. Après dix ans d’enquête sur le terrain, entre l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie, dans plus de 25 fonds d’archives, cette russophone a pu montrer que, contrairement à ce que le pouvoir soviétique mais aussi les instances internationales comme l’ONU ont cherché à faire croire, les conséquences de l’accident du 26 avril 1986 ne sont absolument pas circonscrites à la « zone d’exclusion » qui entoure l’ancienne centrale nucléaire. Or, le débat fait rage sur l’effet à long terme d’une exposition dite à des « faibles doses » de radioactivité. Cela touche en effet au sujet sensible de la dangerosité des choix politiques qui ont été faits en matière civile comme militaire, de l’énergie aux essais nucléaires, dont Kate Brown remet en cause la sacro-sainte distinction. RB
    De quoi Tchernobyl est-il le symptôme ? Pourquoi est-il si important d’y revenir, 35 ans après la catastrophe ?
    Le désastre de Tchernobyl est important car c’est un indicateur à l’échelle mondiale, en tant que pire accident nucléaire que l’humanité ait connu, au cours duquel X personnes sont mortes. Ce nombre X a été instrumentalisé, politisé jusqu’à devenir un argument à la fois des partisans et des détracteurs de l’énergie nucléaire. Si vous partez sur la base des 33 à 54 victimes et les 2 006 décès à long terme avancés par l’ONU [1], vous pouvez en conclure que, comme plus de gens meurent dans les mines de charbon ou en installant des panneaux solaires sur les toits, l’énergie nucléaire est tout ce qu’il y a de plus sûre, et que nous pouvons accepter les risques qui l’accompagnent. À l’inverse, lorsque d’autres avancent le chiffre de 93 000 à 200 000 morts – ce sont les projections de Greenpeace –, alors les risques sont inacceptables et l’énergie nucléaire devrait être abandonnée progressivement. Tchernobyl est donc une sorte de point d’appui, bien plus par exemple que Three Mile Island, la centrale située en Pennsylvanie (États-Unis) où un accident nucléaire est survenu en 1979. Cet événement plus petit et beaucoup plus limité dans son ampleur, qui n’a pas fait de victimes humaines directes, a pourtant conduit les États-Unis à cesser toute construction de centrales nucléaires. Même Fukushima, plus récent, ne tient pas ce rôle emblématique bien que les rejets nucléaires pourraient s’avérer aussi importants que ceux de Tchernobyl. Le bilan de cette catastrophe est toujours en cours, car les fuites de la centrale japonaise continuent à ce jour.
    Vous avez pu consulter des archives qui n’avaient jusque-là jamais été exploitées. À quel type de matériel avez-vous pu avoir accès et qu’avez-vous trouvé ?
    Pour vous répondre, il faut revenir un peu en arrière. Je me suis lancé dans ce projet alors que j’écrivais un livre intitulé Plutopia, qui traite de l’histoire comparée des deux premières villes du monde à produire du plutonium : la ville américaine de Hanford, dans l’État de Washington, et la ville soviétique de Mayak (ou Plant Mayak) en Sibérie [2]. En travaillant sur ce livre, je ne m’intéressais pas à la santé ou aux effets des radiations, mais à la sécurité nucléaire. Cependant, les agriculteurs vivant en aval de ces deux lieux ne cessaient de me parler de leurs problèmes de santé. Ceux-ci étaient minimisés par les scientifiques, qui se moquaient des agriculteurs, en les accusant d’être stupides et « radiophobes », d’exagérer en attribuant tous leurs problèmes de santé aux radiations.
    Après avoir terminé Plutopia, je me suis dit que cette histoire devait être racontée et que Tchernobyl pourrait être un bon point de départ pour enquêter de par l’ampleur de cet accident, avec un rejet de radiations de l’ordre de 50 à 200 millions de curies, et d’autre part parce que le site était public, dirigé par une puissance civile. J’espérais donc trouver plus d’informations que si cela avait été un site militaire. Je me suis d’abord rendu aux archives de Kiev, en Ukraine, et j’ai demandé les dossiers du ministère de la Santé sur Tchernobyl. L’archiviste m’a d’abord répondu que je ne trouverais rien car le sujet avait été occulté par l’Union soviétique. J’ai insisté et il se trouve que nous avons exhumé une énorme collection de documents étiquetés en ukrainien : « Les conséquences médicales de la catastrophe de Tchernobyl ». J’ai commencé à lire ces gros volumes reliés et j’ai rapidement réalisé qu’il s’agissait d’une véritable mine d’or. En fait, l’archiviste n’avait pas essayé de me mentir. C’est juste que personne n’avait jamais demandé ces documents auparavant… le personnel des archives ne savait donc même pas qu’ils existaient.
    Mais en supposant qu’ils n’existaient pas ou en supposant que l’on ne trouverait rien parce que c’était la période soviétique ?
    Peut-être que les gens ont cru les archivistes sur parole, peut-être que la question n’était pas intéressante à l’époque, parce que tout le monde était satisfait des rapports de l’ONU qui sont sortis dans les années 2000 et qui minimisaient les conséquences médicales de l’accident… Je ne sais pas pourquoi. Lorsque j’ai examiné ces rapports à Kiev, j’ai vu qu’ils étaient très étroitement axés non seulement sur les personnes qui recevaient des rayons gamma dans l’environnement ambiant, mais aussi sur les personnes qui mangeaient et buvaient cette radioactivité dans leurs aliments et leurs sources d’eau. C’est pourquoi je me suis dirigée vers les documents du ministère de l’Agriculture. Ce qui est pratique avec les gouvernements communistes, c’est que tout est centralisé : toutes les entreprises qui produisent de la nourriture sont enregistrées auprès du ministère de l’Agriculture, car elles appartiennent toutes à l’État. Là-bas, j’ai trouvé des tonnes de preuves qui montraient que les aliments radioactifs se retrouvaient tout au long de la chaîne alimentaire. J’ai tout de suite pensé que j’avais intérêt à ne pas me tromper si je voulais dévoiler cela, contre le récit communément admis. Après avoir travaillé sur les sources nationales, je suis donc descendue à l’échelle de l’oblast (communauté territoriale) de Kiev, dans lequel se situe le site de Tchernobyl et, de là, aux archives locales, celles des raïons (districts). Je suis ensuite partie en Biélorussie puis en Russie poursuivre mes recherches dans les archives fédérales soviétiques.
    Au final, j’ai travaillé dans vingt-sept départements des archives. Je l’ai fait parce que je savais que, lorsque je publierai un livre sur ce sujet dans des pays partisans du nucléaire, comme la France, de nombreuses personnes haut placées et très diplômées viendraient remettre en question mon travail. J’ai donc croisé les données provenant des hôpitaux locaux et j’ai suivi la trace des rapports au fur et à mesure qu’ils remontaient la chaîne de commandement. Je me suis rendu compte que les médecins locaux ne savaient pas qu’ils vivaient dans un territoire radioactif – et ils ne le sauraient pas avant 1989, à la publication des rapports dans le cadre de la glasnost, la politique de transparence initiée par Mikhaïl Gorbatchev. Jusque-là, les responsables leur avaient assuré qu’ils avaient contenu les radiations à l’intérieur de la zone de Tchernobyl – ils avaient mis une clôture autour de la zone et c’était tout. La vie continuait. Cependant, parce que les données de santé locales avaient été dûment enregistrées – toujours dans le cadre de la politique communiste –, ces médecins ont pu les consulter et en faire une sorte d’épidémiologie de tous les jours. C’est à ce moment-là qu’ils ont découvert des taux croissants de maladies dans cinq catégories principales concernant la fertilité des femmes et la néonatalité : plus d’enfants présentant des malformations congénitales ; plus de fausses couches ; une mortalité infantile très élevée durant les deux premières semaines de vie ; des problèmes du système immunitaire, des troubles de l’appareil digestif, de l’appareil respiratoire, du système endocrinien ou de la circulation sanguine.
    Il y avait donc une conscience locale de la gravité des conséquences sanitaires malgré les discours officiels ?
    Les responsables locaux, inquiets, commençaient à voir grimper la fréquence des maladies que je viens de citer, et ne sachant pas ce qui se passait, ils ont rédigé des rapports en 1988. Lorsque ceux-ci ont été transmis à l’échelon supérieur, le chef de l’oblast a eu des décisions difficiles à prendre, car les résidents de l’URSS étaient soumis à la propagande selon laquelle leur nation était de plus en plus heureuse et en meilleure santé chaque jour, chaque année. La communication de mauvaises nouvelles étant fortement déconseillée, les responsables de la santé publique ont décidé de « faire le ménage », c’est-à-dire d’enjoliver les résultats des dossiers avant de les remettre à l’échelon supérieur. Même chose au niveau gouvernemental : les fonctionnaires du ministère de la Santé de l’Ukraine ont fait en sorte que les dossiers soient modérés avant de les envoyer à Moscou. Certaines personnes ont toutefois commencé à s’inquiéter et à soulever des questions : il s’agissait de contrôleurs des radiations, d’inspecteurs de la santé publique au niveau local, de personnes chargées de surveiller l’eau potable et les réservoirs etc. La trace de ces controverses se retrouvent dans les archives, certaines personnes affirmant que tout allait bien, d’autres disant qu’elles commençaient à s’inquiéter. J’ai donné plus de poids à ces dernières parce qu’il était politiquement déconseillé de tirer l’alarme. Les preuves sont à nouveau dans les archives des raïons : ces personnes, ces lanceurs d’alerte, étaient réprimandées au travail, certaines étaient rétrogradées, d’autres licenciées après s’être plaintes, et d’autres encore étaient éliminées sur ordre de Moscou.
    Tout s’est précipité en 1989 lorsque les cartes de radiation ont été publiées. Les médecins ont soudain réalisé que, depuis trois ans, ils vivaient dans une terre tout aussi contaminée que celle située juste à côté de la centrale de Tchernobyl, et que, à cette lumière, leurs données de santé n’étaient absolument pas étonnantes. C’est là que le chaos s’est installé. Les ministères de la Santé de Biélorussie puis d’Ukraine ont déclaré officiellement l’existence d’une catastrophe de santé publique. Ils ont entrepris deux choses : premièrement, il a fallu déplacer deux cent mille personnes supplémentaires – c’est-à-dire en plus des cent vingt mille personnes déplacées juste après l’accident – des zones hautement contaminées qui l’étaient tout autant que celle de Tchernobyl. Deuxièmement, ils ont planifié une étude sanitaire à long terme similaire à celles réalisées à Hiroshima et à Nagasaki sur les survivants des bombardements, mais en tenant compte du fait que les habitants n’avaient pas seulement été exposés à une large et courte dose de rayons (comme dans le cas des bombes atomiques), mais aussi à des doses chroniques de radiation sur une longue période.
    Votre livre est très précis et honnête, ce qui vous amène à reconnaître qu’il est parfois difficile de relier ces maladies à la radioactivité lorsqu’il s’agit de faibles doses. C’est, comme le montre Naomi Oreske dans Les Marchands de doute, la difficulté lorsqu’on travaille sur un sujet où s’opposent deux régimes de preuves scientifiques [3]. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’une petite quantité de radioactivité est plus dangereuse qu’on ne le pense ?
    Parce que ceux qui prétendent le contraire négligent le fait que les expositions puissent être éloignées du point de contamination dans le temps et dans l’espace. Il faut tenir compte de la météo qu’il faisait à l’époque, de la nature et des lieux des cultures alimentaires et du déplacement de ces aliments d’un lieu à l’autre par les humains. Dans les endroits qu’ils savaient hautement radioactifs, les fonctionnaires payaient les agriculteurs pour qu’ils ne produisent pas de nourriture et qu’ils achètent des aliments « propres » dans les magasins. Mais ces fermiers ont pris l’argent, et sont allés vendre leur propre production sur les marchés un peu plus loin ! La nourriture contaminée était donc consommée par les acheteurs dans un autre lieu. Voilà les effets de la dislocation dans l’espace et la dislocation dans le temps : les gens mangent des aliments contaminés et mettent du temps à développer une maladie – il faut entre 12 et 25 ans pour qu’un cancer apparaisse – sans compter les effets aléatoires. Les malformations congénitales peuvent survenir ou non avec le même degré d’exposition, cela dépend de facteurs individuels. Mais je suis convaincue qu’il y a suffisamment de preuves dans ces archives pour qu’une véritable étude épidémiologique puisse être réalisée, au-delà de ma seule évaluation. L’analyse de ces documents serait très précieuse, car aujourd’hui nous n’avons toujours que peu d’informations sur les conséquences du nucléaire.
    Cinq années se sont écoulées après le bombardement de Hiroshima avant que les études de la Commission des victimes de la bombe atomique ne commencent. Jusqu’à la catastrophe de Tchernobyl, il n’existait donc pas de dossiers sur les suites d’un événement nucléaire aussi important durant les cinq années qui l’ont suivi. Mais ici, les Soviétiques ont constitué une base de données sur les aliments contaminés, sur l’effet des radiations sur le corps humain et sur les problèmes de santé à long terme. Toutes ces informations sont là pour être corrélées – et c’est ce que j’ai fait avec le concours de mes deux assistants de recherche. Nous avons constaté une augmentation de la fréquence des maladies. Prenons l’exemple des enfants : en 1986, 80 % des enfants d’un raïon étaient considérés comme sains, tandis que 10 à 20 % souffraient d’une ou de plusieurs maladies chroniques. En 1989, les chiffres s’inversent : 80 % ont une maladie chronique et seulement 10 à 20 % sont considérés comme sains. Les enfants, en effet, sont plus vulnérables aux radiations. Leur corps est en pleine croissance et leurs cellules se reproduisent rapidement.
    Diriez-vous que c’est une erreur de considérer Tchernobyl comme une catastrophe uniquement soviétique ? Vous montrez dans votre livre l’implication de l’ONU et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Comment ces organisations internationales et les puissances nucléaires ont-elles été impliquées dans les suites de la catastrophe ?
    En 1989, alors que les responsables soviétiques publiaient les premières cartes de radiation, les populations locales ont fait le rapprochement avec les problèmes de santé allant croissant. Elles sont descendues dans la rue et ont commencé à protester en Union soviétique. Le gouvernement soviétique a compris qu’il avait besoin d’aide et s’est tourné vers les agences de l’ONU pour obtenir la confirmation de leurs déclarations, selon lesquelles tout allait bien. Ils ont demandé à l’OMS de procéder à une évaluation indépendante avec des experts étrangers. Des mots magiques : les experts étrangers seraient objectifs. L’OMS a envoyé trois hommes, dont le Français Pierre Pellerin [4]. Ces trois physiciens, ayant tous des liens avec l’industrie nucléaire, ont voyagé sur les territoires de Tchernobyl pendant dix jours durant lesquels ils ont parlé à des citadins et des villageois et se sont entretenus avec des médecins biélorusses. Au terme de ces dix jours, ils ont publié une déclaration dans laquelle ils ont proclamé n’avoir constaté aucun problème local de santé. Ils ne voyaient aucune raison de s’inquiéter. Ils ont déclaré que le seuil de dose de rayonnement à vie que les Soviétiques avaient établi pouvait être facilement doublé ou triplé, et que les scientifiques biélorusses devaient être réprimandés pour leur incompétence.
    Mais personne ne les a crus. Même les responsables soviétiques étaient mécontents – comment ces hommes pouvaient-ils conclure quoi que ce soit après seulement dix jours de discussion avec les villageois ? L’URSS s’est alors tournée vers l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour demander la même chose : une évaluation indépendante avec des experts étrangers. L’AIEA a accepté sans hésiter, mais elle a prévenu qu’elle était un lobby atomique dont le travail consiste, en somme, à promouvoir les utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire dans le monde. Il a donc été décidé de créer une organisation factice appelée le Projet international sur Tchernobyl sous la direction d’Abel González, mais en réalité dirigée par l’AIEA. Ils ont également fait appel à du personnel d’autres programmes inter-agences, notamment des fonctionnaires de l’OMS, pour siéger au conseil d’administration. González et les scientifiques qu’il a nommés ont mis 18 mois avant de rendre leurs conclusions. Le programme a annoncé parfois avoir envoyé 100 scientifiques, parfois 200. Ce qui s’est réellement passé, c’est que toute la communauté scientifique était alors très curieuse de la situation à Tchernobyl, et des scientifiques étrangers de toutes disciplines étaient très enthousiastes à l’idée de partir en voyage d’étude là-bas. Chaque groupe partait deux semaines et revenait deux semaines plus tard, et puis d’autres personnes y allaient pour deux autres semaines. Les Soviétiques l’ont remarqué : à chaque fois, un groupe de personnes différent posait les mêmes questions que le précédent. Au bout de 18 mois, l’AIEA a déclaré que, bien qu’elle ait observé de nombreux problèmes de santé dans ces régions, elle ne pouvait pas affirmer que ceux-ci puissent être clairement reliés aux contaminants de Tchernobyl car, par rapport aux données de Hiroshima, les doses étaient trop faibles. L’agence en a déduit que les gens souffraient simplement de problèmes psychologiques dus au stress car ils s’inquiétaient constamment des radiations – alors qu’il n’y avait selon elle pas de raison le faire. En ce qui concerne le cancer de la thyroïde chez les enfants, les experts ont affirmé qu’il s’agissait de rumeurs, qui se sont avérées être de nature anecdotique.
    Comment comprendre de telles conclusions ?
    Ce qui s’était réellement passé en coulisses, c’est que quelques médecins ukrainiens avaient remis à Fred Mettler, le chef de la délégation, 20 biopsies d’enfants qui avaient eu un cancer de la thyroïde. Avant la catastrophe nucléaire, la proportion d’enfants atteints d’un cancer de la thyroïde était d’un sur un million. Tout d’un coup, une région comptant environ 200 000 enfants a vu 20 cas se développer – un pour 10 000, ce qui est le niveau d’une épidémie. Mettler a été témoin de cela mais il n’y a pas cru, c’était impossible compte tenu de ce qu’on savait. C’était trop, et trop tôt. Le groupe a emmené les échantillons au Nouveau-Mexique pour les analyser dans leur laboratoire. Même chose en Biélorussie : environ 30 enfants avaient un cancer de la thyroïde avant Tchernobyl ; en 1990, on décompte 100 cas à Minsk. C’était donc bien plus que des « rumeurs anecdotiques ». L’AIEA a refusé toute reconnaissance des effets de Tchernobyl sur la santé jusqu’en 1996, date à laquelle elle a été forcée d’admettre l’existence d’une épidémie. À cette époque, 4000 cas de cancer de la thyroïde pédiatriques avaient été découverts. Aujourd’hui, on en décompte environ 18 000. Ce cancer de l’enfant – dont la littérature médicale garantissait sa facilité de traitement – a été le seul effet sur la santé reconnu par les agences de l’ONU. Je ne sais pas si vous connaissez des enfants qui ont eu un cancer de la thyroïde. Ce n’est pas une belle chose à voir. Alors pourquoi l’ONU a-t-elle réagi ainsi ?
    Tout d’abord, l’AIEA, dont la mission est de promouvoir le nucléaire, craignait pour l’avenir de cette énergie. Tchernobyl était devenu un sujet qui effrayait le monde entier. Le ministère américain de l’énergie, qui gère les affaires nucléaires, a organisé une conférence de spécialistes en radioprotection à Washington, D.C., un an après Tchernobyl, en 1987. Au cours de celle-ci, un fonctionnaire du ministère a déclaré à ces scientifiques que la plus grande menace pour l’énergie nucléaire et son avenir n’était pas un autre accident comme Tchernobyl ou Three Mile Island, mais les poursuites judiciaires qui pourraient en découler. Ce qui se passait à l’époque, alors que la Guerre Froide touchait à sa fin, était que les archives étaient en train d’être déclassifiées et que des gens dans le monde entier apprenaient qu’ils avaient été exposés à des radiations lors de la production ou des essais d’armes nucléaires. Les États-Unis, la Russie, la France, le Royaume-Uni – les grandes puissances de l’ONU, qui sont également les grandes puissances nucléaires mondiales – se sont soudainement retrouvées confrontées à l’éventualité de devoir payer des milliards de dollars en dommages et intérêts pour avoir exposé des millions de personnes à leurs expérimentations atomiques. Ainsi, si l’on pouvait prétendre que Tchernobyl, le pire accident nucléaire de l’histoire de l’humanité, n’avait fait que 33 morts, c’était une façon de tuer dans l’œuf ces poursuites. C’est exactement ce qui s’est passé. Je pense que c’est pour cela que Tchernobyl est un scandale bien plus grand que qu’on ne le dit. Ce n’était pas seulement une opération d’occultation soviétique, mais bien une initiative internationale. Et c’est pourquoi c’est si important pour nous aujourd’hui de nous pencher encore sur cette catastrophe.
    Ce qui est en jeu, c’est donc autant l’événement, la catastrophe de Tchernobyl après la fusion du cœur du réacteur 4, que le récit qui en est fait ?
    Oui, un accident, c’est une narration, un récit qui a un début, un milieu et une fin. En voyageant dans la zone de Tchernobyl, j’ai découvert que les environs de la centrale présentaient déjà un taux élevé de radioactivité 10 ans avant même le début des travaux de construction. Mon hypothèse, c’est qu’elle provenait d’essais nucléaires – soit les Soviétiques ont testé de petites armes atomiques dans les marais, soit il s’agissait des retombées des activités nucléaires mondiales qui ont saturé l’environnement avant Tchernobyl. J’ai aussi constaté que les grands incendies de forêt de 2017 ont réactivé la radioactivité qui était jusqu’alors enfouie dans la litière de feuilles qui recouvre le sol, donnant ainsi naissance à un nouvel événement nucléaire. Ce que les Soviétiques ont essayé de faire, puis ce que les agences des Nations unies ont essayé de faire, c’était de clore définitivement le chapitre de Tchernobyl, et de faire comme si le vrai problème était de penser la prochaine catastrophe. Mais je pense qu’il est bien plus pertinent de considérer ces événements nucléaires comme des moment d’accélération sur une frise chronologique des expositions aux radiations, qui a commencé avec Trinity, le premier essai d’arme nucléaire par les États-Unis en juillet 1945, et qui se poursuit jusqu’à ce jour.
    Vous dites que la zone d’exclusion autour de Tchernobyl est le meilleur endroit pour étudier les limites de la résistance humaine à l’Anthropocène. Qu’entendez-vous par là ?
    J’ai choisi de nommer ce livre en anglais Manual for Survival : A Chernobyl Guide to the Future : c’est un manuel de survie pour deux raisons. Tout d’abord, en référence aux archives soviétiques dans lesquelles se trouvent toutes sortes de manuels d’instructions pour gérer une situation très nouvelle dans l’histoire de l’humanité, à savoir : comment vivre dans un environnement radioactif ? Il existe un manuel pour les conditionneurs de viande (comment traiter la viande radioactive), un manuel pour les travailleurs de la laine, un manuel pour les agriculteurs, pour les transformateurs de produits alimentaires etc. L’autre raison est que, lorsque je réfléchissais à notre avenir dans l’Anthropocène, je me suis demandé : comment pouvons-nous parvenir à penser la survie aujourd’hui ? Comment acquérir les compétences nécessaires pour survivre dans un monde hautement contaminé ? J’ai remarqué que cette région située entre la Biélorussie et l’Ukraine a été l’épicentre de la plupart des grands conflits du XXe siècle. La guerre des tranchées s’est déroulée ici même pendant la première guerre mondiale – on peut encore trouver des crânes et des médailles des soldats et des fils barbelés enfouis dans la terre. Des guerres civiles ont été menées dans ces territoires – la guerre civile russe et la guerre soviétique polonaise. C’est la région où l’Holocauste a commencé, avant que les Allemands n’aient développé les processus industriels employés à Auschwitz, où les nazis ont exterminé toute la population juive lors de la « Shoah par balles ». Le massacre de Babi Yar et le camp de concentration de Syrets ne sont pas très loin de l’emplacement de la centrale.
    Les Soviétiques ont ainsi décidé de faire de cette région meurtrie un symbole du progrès en implantant sur le site ce genre de programmes de développement d’après-guerre que nous connaissons si bien partout dans le monde. Ils ont asséché de grandes parties du marécage à des fins d’agriculture, où beaucoup de pesticides et d’engrais artificiels ont été utilisés. Une autre partie du marais asséché a été consacrée à la centrale de Tchernobyl – une technologie fantastique qui devait envoyer toutes sortes d’énergies électriques à des communautés qui n’en avaient pas encore ! Ce site a été un lieu de destruction et de guerre, mais aussi un lieu de désir et d’efforts, une sorte de refoulement de la destruction passée grâce aux progrès qui rendront le monde meilleur grâce à ces grands projets de développement modernistes.
    Et c’est là que nous en arrivons à cette question de l’Anthropocène, parce que se pose aujourd’hui la question de la place de la technologie nucléaire dans la lutte contre le réchauffement climatique. C’est une énergie produite sans émission de CO2 qui peut apparaitre comme une solution, ou en tout cas une partie de la solution. Que répondez-vous à ceux qui considèrent le nucléaire comme la technologie la plus sûre pour lutter contre le réchauffement climatique ?
    Le réchauffement climatique est un aspect très important de l’Anthropocène, mais ce n’est qu’un élément parmi d’autres. Nous devons examiner l’ensemble des moyens qui nous permettent de maintenir un environnement sain. L’énergie nucléaire pourrait être une technologie formidable si nous savions quoi faire des déchets et si nous décidions, en tant que société humaine, d’abandonner les territoires après les accidents – et de ne pas continuer de telle façon que certaines personnes soient exposées et sacrifiées, tandis que d’autres vivent de cette énergie. De plus, je reste perplexe quant à son efficacité économique. Les réacteurs nucléaires sont très chers, et cette énergie est beaucoup plus chère que celle fournie par les éoliennes ou les panneaux solaires. Par ailleurs, nous devons disposer de sources d’énergie propres et sans carbone tout de suite. Aujourd’hui, la mise en place d’une centrale nucléaire aux États-Unis se prévoit sur 20 ans – en réalité, cela prend beaucoup plus de temps. En comparaison, vous pouvez installer des panneaux solaires sur le toit d’un bâtiment en une seule journée. Enfin, il existe aujourd’hui environ 400 réacteurs dans le monde. Si nous devions privilégier uniquement l’énergie nucléaire, il nous faudrait passer à un total de plus ou moins 2000. C’est loin d’être le cas. C’est pourquoi, en termes de temps, d’argent et d’énergie produite, se concentrer sur l’énergie nucléaire serait à mon avis faire fausse route.
    Ce « manuel », cela signifie-t-il aussi que nous ne sommes pas prêts pour la prochaine catastrophe ? 10 ans après Fukushima, il semble que le même schéma de déni et de non-dit se répète…
    Oui, je pense que c’est ce que Fukushima nous montre : nous n’avons tiré aucune leçon de Tchernobyl. Avant Fukushima, les ingénieurs et les météorologues avaient averti que le prochain tsunami d’importance serait plus grand que le mur qui avait été construit devant la centrale de Fukushima. TEPCO, l’entreprise gestionnaire de la centrale, a balayé ces conseils du revers de la main, et après la catastrophe la multinationale a mis deux mois pour admettre que trois réacteurs avaient fondu, pas trois jours, deux mois ! Exactement comme les Soviétiques, ils ont multiplié par 20 la dose minimale d’exposition aux radiations acceptable pour les civils, étant dans l’incapacité d’appliquer les réglementations sanitaires après la catastrophe. Ils ont testé les aliments et déclaré qu’ils pouvaient être consommés. Lorsque des cas de cancers de la thyroïde sont apparus chez les enfants, le gouvernement japonais a annoncé qu’il allait cesser de tester et de surveiller la thyroïde des enfants. Le même schéma se reproduit. L’argument facile, longtemps mobilisé, qui renvoyait Tchernobyl aux spécificités de la situation soviétique, au socialisme, ou même à la paresse supposée des slaves, tout cela ne tenait pas vraiment debout mais s’est définitivement écroulé quand le Japon, une démocratie qui étaient censé être si compétente sur le plan technique, a subi et géré un accident nucléaire de cette façon.
    C’est pourquoi vous dites que l’énergie nucléaire a quelque chose de fondamentalement politique ?
    Mon livre se termine par le sujet des essais nucléaires, car je ne pense pas que l’énergie nucléaire civile puisse être dissociée de l’histoire de la fabrication des armes nucléaires. La seule raison pour laquelle les Américains se sont d’abord intéressés à la promotion de l’énergie nucléaire, c’est parce qu’ils étaient accusés par les Soviétiques, pendant la guerre froide, de détenir l’atome, d’être la seule puissance à avoir lancé des armes nucléaires sur un autre pays. Le programme « Des Atomes pour la paix » d’Eisenhower en 1953 était une façon de résoudre ce problème : il s’agissait de distribuer des isotopes radioactifs et des réacteurs nucléaires à l’étranger, pour pouvoir mieux les promouvoir aux États-Unis. Cela a ouvert, bien sûr, la voie à la prolifération nucléaire. C’est ainsi que d’autres pays ont obtenu eux-mêmes des armes atomiques. Le réacteur de Tchernobyl produisait de l’électricité, mais il avait aussi la capacité de fabriquer une charge de plutonium pour les bombes nucléaires. La distinction faite traditionnellement entre nucléaire militaire et nucléaire civil ne tient pas à mon avis. Si vous comparez la quantité relative de radiations libérées par Tchernobyl avec les rejets durables des essais nucléaires qui circulent dans l’hémisphère Nord, ces derniers sont d’un ordre de grandeur supérieur. Ainsi, il faut comparer les 45 millions de curies d’iode radioactif de Tchernobyl avec les 20 milliards de curies d’iode radioactif provenant uniquement de deux années d’essais soviéto-américains dans les années 1960. Ces événements sont tous très liés.
    La confiance dans la science est une question fondamentale aujourd’hui. Après ce que vous venez de dire, après avoir lu votre livre, pourquoi devrions-nous encore croire une science qui est si déterminée par la contingence et les circonstances politiques ? Ne craignez-vous pas de susciter plus de doutes que de confiance ?
    Naomi Oreskes, que nous avons déjà citée, a récemment publié un livre intitulé Why Trust Science ?. Elle y insiste sur le fait que la science est avant tout un processus, le produit de contestations permanentes : les scientifiques sont toujours en train de se battre entre eux, ils examinent le travail des autres, le remettent en question et, ce faisant, ils construisent étape par étape ce qui se rapproche le plus possible de la vérité à un moment donné. Ce processus nécessite une science indépendante, et non une science parrainée et contrôlée ou dictée par une industrie, une entreprise ou un État. Ce n’est absolument pas le cas de la science nucléaire, surtout lorsqu’il s’agit de radioprotection : la plupart des physiciens de santé employés dans le monde travaillent pour des industries nucléaires ou pour des gouvernements. En outre, les agences nucléaires financent elles-mêmes une grande partie de la science. Dans mon cas, mes recherches ne sont financées que par des sources ordinaires comme les Fondation Carnegie ou Guggenheim, qui soutiennent les chercheurs. Ce n’est pas le cas en général de mes détracteurs, qui sont généralement ce que j’appellerais des scientifiques de l’industrie. C’est fondamental lorsque nous traitons de ces sujets scientifiques controversés : suivre l’argent. Lorsque la recherche est vraiment indépendante, alors je pense que nous pouvons lui faire confiance.
    Raphaël Bourgois
    Journaliste, Rédacteur en Chef d’AOC

    #Tchernobyl #énergie_nucléaire #radioactivité #risques_industriels
    #anthropocène #science_et_politique #asservissement_technoscientiste

  • Une démocratie enrichie par la transition écologique ? | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/04/28/une-democratie-enrichie-par-la-transition-ecologique

    Par Éric Vidalenc, Irénée Regnauld, Sylvestre Huet, Émeline Baudet et Amy Dahan

    Les démocraties sont-elles moins bien armées que les régimes autoritaires, à l’instar de la Chine, pour faire face au défi climatique ? Face à cette question qui monte, il est important de redire que le chemin vers la neutralité climatique ne peut faire l’économie des libertés et du respect des droits humains. Mais aussi d’affirmer que le modèle démocratique, à condition de se réinventer, de se réorienter, de s’enrichir, permet bien de gouverner la transition écologique.

    Une fois ces prémisses et définitions abordés, on perçoit l’absurdité de tout jugement définitif sur l’inadaptation de « la démocratie » ou de la nécessaire restriction de « la liberté » dans la transition écologique. En revanche, on peut convenir que la démocratie, ici et maintenant (en France en 2021), souffre de différents maux qui nuisent à la transition écologique : mauvaise représentativité de certaines populations, qualité de délibération insuffisante, myopie et incapacité à penser le long terme… En outre, cette démocratie demeure inapte à contrer certains intérêts privés, économiques et financiers.

    Au-delà de la Chine, il est probablement vain de chercher un « modèle » de transition écologique réussi pour faire face à la question écologique. En effet, l’épreuve est sans précédent, extraordinaire à tous points de vue (échelle, vitesse) et le bouleversement climatique, sans retour possible à la normale, nous oblige à penser dans un monde fondamentalement différent. Aussi, il est plus utile d’analyser les limites des régimes démocratiques pour mieux traiter la question écologique et d’esquisser quelques pistes pour faire de la transition écologique une opportunité de renforcer la démocratie.

    L’Histoire nous enseigne que plusieurs des périodes représentant encore souvent dans l’imaginaire collectif un idéal démocratique (la Grèce antique, les Lumières) s’avèrent en réalité beaucoup plus ambiguës. Les contreparties à l’accès à ces expériences démocratiques étaient lourdes pour certains et leur accès était tout simplement impossible pour une grande partie des personnes vivant à ces époques (respectivement, esclaves et populations des colonies dépourvus de droits civiques).

    Aujourd’hui, l’accès à la démocratie s’est certes étendu (le nombre de démocratie a d’ailleurs augmenté) mais, au contact des questions climatiques, certaines populations en sont encore écartées (réfugiés climatiques, victimes du travail forcé). Et surtout la liberté des uns, notamment la liberté politique et matérielle, qu’elle soit positive et négative, repose encore et toujours sur un empiètement dans l’espace et le temps.

    Si le renouvellement institutionnel de la démocratie semble tarder, entravé par des lourdeurs administratives internes et par les résistances externes émanant d’intérêts opposés à toute transition écologique qui remettrait en cause des privilèges installés, c’est peut-être depuis ses marges et dans les pratiques qu’il faut chercher un salut.

    Ces trois dernières années en France ont été riches en enseignements et en initiatives qui, nées hors de l’État, ont poussé ce dernier à réagir et à prendre des positions plus fermes en matière d’écologie – ou du moins, à l’afficher.

    La plus frappante d’entre elles sur le plan médiatique a émergé durant l’automne 2018, lorsque les premiers groupes de Gilets jaunes ont fait entendre leur désespoir et leurs revendications pour une « transition juste ». Si c’est bien l’annonce d’une taxe sur les prix des carburants qui fut le déclencheur du mouvement des Gilets jaunes, les racines de cette révolte étaient bien plus profondes. Elles remontent au sentiment de déclassement social éprouvé par une France dite périurbaine, victime d’injonctions contradictoires, entre exigences de décarbonation rapide dans tous les secteurs et incitations à perpétuer un mode de vie valorisant la consommation et la productivité.

    Nos sociétés ne peuvent s’engager dans l’action vigoureuse et de longue haleine correspondant à la neutralité carbone d’ici le milieu du siècle que par une volonté populaire et politique majoritaire. Une volonté fondée en raison, et non pas une « ruse » de pouvoirs politiques « éclairés » l’imposant à une société rétive. Or, cette nécessité se heurte entre autres au problème classique du partage du savoir, dont celui du diagnostic scientifique synthétisé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

    L’expérience des trente dernières années montre que ce partage demeure très partiel, à tous les niveaux d’organisation de nos sociétés. Une situation qui se retrouve sur l’ensemble des sujets à forte composante scientifique et technologique, comme le montre la crise sanitaire en cours, riche en exemples de méconnaissances, manipulations, réticences devant des solutions proposées par les experts (gestes barrières, confinement, vaccins).

    Résoudre cette difficulté par un partage des connaissances généralisé et accessible à tous n’est pas à notre portée dans le temps de la crise climatique. Car il ne suffit pas de faire les choses, mais de les faire à temps, c’est-à-dire dans les trois décennies qui viennent – et surtout dans la décennie actuelle pour la première grande marche qui implique de diviser par deux nos émissions de gaz à effet de serre – donc, en général, notre consommation d’énergie fossile.

    #Climat #Démocratie #Choix_collectif

  • Théologie de la propriété | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/04/13/theologie-de-la-propriete

    Par Édouard Jourdain
    Politiste et philosophe

    La généalogie des rapports entre religion et propriété fait apparaître deux mouvements contradictoires. Le christianisme a fourni les soubassements théoriques nécessaires à l’épanouissement du droit à la propriété privée. Dans le même temps se trouve, à ses origines, l’idée d’une critique radicale, voire d’un retour à une certaine forme de communisme primitif. L’approche par le commun suggère aujourd’hui une réappropriation sociale de la propriété qui suppose de déterminer collectivement les limites de sa finalité.

    Dans la dernière encyclique du Pape François, Fratelli Tutti, on retrouve l’affirmation suivante : « La tradition chrétienne n’a jamais reconnu comme absolu ou intouchable le droit à la propriété privée, et elle a souligné la fonction sociale de toute forme de propriété privée. Le principe de l’usage commun des biens créés pour tous est le “premier principe de tout l’ordre éthico-social” ; c’est un droit naturel, originaire et prioritaire. (…) Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés. »

    Augustin avait déjà argumenté en faveur du chrétien propriétaire mais en le soumettant aux conditions suivantes : les biens terrestres sont des dons de Dieu, par conséquent les riches ne sont que des locataires de ces biens. Seul Dieu est le véritable propriétaire, possédant le dominium. D’autre part, les biens ne peuvent pas être aimés pour eux-mêmes. Ce sont avant tout des moyens qui doivent être mis au service du besoin des hommes. Les riches ont donc des obligations envers les pauvres qui peuvent avoir le droit de voler en cas d’extrême nécessité. Thomas d’Aquin développera plus particulièrement ce droit naturel des nécessiteux qui peuvent suspendre le droit de propriété privée de manière à ce qu’elle redevienne commune.

    Dans cette perspective, la propriété est désabsolutisée, sa socialisation relativisant toute prétention à l’étendue d’un empire au nom d’une volonté solipsiste. D’autre part, elle n’est pas délimitée par des frontières excluantes d’emblée au nom d’un ordre surnaturel, mais elle fait l’objet de limites déterminées politiquement en vertu de ce qui est conçu comme relevant du commun. À cet égard, et dans cette perspective, le développement des travaux sur les communs et le commun augure les possibilités d’une « révolution pour le XXIe siècle » comme le suggère le sous-titre de l’ouvrage Commun de Pierre Dardot et Christian Laval paraphrasant celui de Proudhon : Idée générale de la révolution au XIXe siècle.

    #Communs #Théologie_chrétienne

  • Dépasser les fractures de l’#identité

    La réduction du débat sur l’immigration à ses chiffres empêche trop souvent de voir que derrière le terme générique de « migrants » il y a des individus, des proches que la politique migratoire continue de renvoyer au statut d’« autre ». Cela témoigne du succès avec lequel l’extrême droite a réussi à imposer son discours à l’agenda politique. Or, enfermer la vision politique dans les limites des frontières nationales, c’est s’interdire de pouvoir répondre à de grands défis comme l’écologie. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2021 dont le thème est « Proches ».

    C’est un débat qui a fait couler beaucoup d’encre, diffusé en février sur France 2, et qui opposait Marine Le Pen au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Du débat, on a surtout retenu cette course à l’échalote dans laquelle le ministre reconnaît à son adversaire qu’elle est « républicaine », mais « trop molle », « branlante », sur les questions liées à l’islam, tandis que celle-ci déclare qu’elle « aurait pu écrire » le livre signé par le ministre sur le séparatisme islamiste.

    https://aoc.media/opinion/2021/03/31/depasser-les-fractures-de-lidentite

    (paywall)

  • Du judéo-bolchevisme à l’islamo-gauchisme : significations d’un écart | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2021/03/31/du-judeo-bolchevisme-a-lislamo-gauchisme-significations-dun-ecart

    Par Anoush Ganjipour -PHILOSOPHE

    La comparaison entre islamo-gauchisme et « judéo-bolchevisme », en tant qu’accusation infamante et raciste qui porterait sur toute tendance progressiste au siècle dernier, a fait couler beaucoup d’encre. Mais cette analogie n’a aucun sens. L’histoire de la présence des musulmans en France est trop neuve et de plus chargée d’un passé colonial qui les distingue fortement des juifs du XIXe siècle. Surtout, qu’on les attaque ou qu’on les défende, ils ne trouvent aucune place dans la réflexion que la société occidentale mène sur son évolution.

    Depuis que l’islamo-gauchisme est devenu le nouveau stigmate d’une partie de l’intelligentsia française, une comparaison fait régulièrement surface dans les débats. Universitaires, journalistes ou personnalités politiques qui se sentent pris à partie comparent leur accusation avec le procès antisémite intenté, il y a un siècle, par les forces réactionnaires qui dénonçaient comme « judéo-bolchevisme » le marxisme révolutionnaire ou simplement toute tendance progressiste au sein de l’Europe. La comparaison est inexacte. Mais son inexactitude flagrante et pourtant passée inaperçue en fait un parfait symptôme de la situation en Europe d’aujourd’hui et, particulièrement, en France.

    Si l’on se rapporte au contexte historique dans lequel s’inscrivait l’invention du terme judéo-bolchevisme, on s’aperçoit d’emblée que la phobie antisémite s’appuyait sur deux phénomènes liés à la présence des juifs dans l’Europe du XIXe et du XXe siècles. D’une part, l’antisémite voyait dans les populations juives, pauvres et « non-émancipées » cette tare récalcitrante de l’Orient, barbare et prémoderne, demeurant au cœur de l’Occident moderne. Assignés à leur place inférieure et supposés sans aucune attache organique à la société, ces juifs – les « séparatistes » d’antan – étaient considérés comme une vraie menace pour la modernité : une menace venant par le bas. Mais la supposée menace venait également d’une autre partie de cette diaspora, c’est-à-dire de ces juifs qui étaient allés « trop loin » dans l’assimilation.

    On avait exigé d’eux de s’émanciper pour devenir des citoyens comme les autres, dissoudre leur identité dans celle des masses informes ; et voilà que, parmi les juifs émancipés, il y en avait qui poussaient, dans leur pensée et dans leur action, l’idée de l’émancipation jusqu’à son bout subversif : au lieu de l’émancipation politique des juifs, ils en étaient arrivés, à l’exemple d’un Marx, à revendiquer l’émancipation de l’humanité. Cette menace ne venait donc pas d’une population pauvre, passive et incurablement prémoderne, mais cette fois par le haut ; elle émanait d’une posture éminemment subjective de ceux qui participaient pleinement de la vie intellectuelle en Europe et de l’auto-conscience critique de la modernité.

    Le réactionnaire antisémite discriminait ces juifs parmi d’autres esprits critiques et progressistes afin de ramener leur posture subjective à leur origine, et d’y identifier ensuite un projet concerté, un complot. Le communisme ou toute forme de marxisme militant étaient à ses yeux le paroxysme d’un tel complot, parce qu’il y voyait l’articulation des deux menaces juives par le haut et par le bas : l’association, d’une part, des idées ou leaderships de Marx, Rosa Luxemburg, Léon Trotski ou Béla Kuhn avec, d’autre part, l’engagement massif des ouvriers juifs dans les partis communistes européens ou dans la lutte syndicale.

    Selon la grille antisémite, le support de cette articulation était le judaïsme même. L’idéologie du marxisme révolutionnaire, répétait-il, n’était que la forme déguisée des préceptes développés dans le judaïsme – sa loi du talion, son messianisme etc. En criant au « judéo-bolchevisme », l’antisémite voulait ainsi dénoncer la présence « étrangère » des juifs et de leur tradition au sein de la « civilisation européenne ».

    Or, par sa dénonciation calomnieuse, l’antisémite ne faisait que témoigner de la contribution active de la diaspora juive et de sa tradition à la vie sociale, politique et intellectuelle en Europe.

    La situation actuelle de la minorité musulmane en France est toute autre : lorsqu’il désigne une catégorie sociale, le mot « musulman » renvoie à une masse d’immigrés ou leurs descendants qui peuplent les « banlieues abandonnées » de la République ou les « zones difficiles » de ses villes. En les considérant comme abandonnés ou séparatistes, la gauche et la droite qualifient certes de deux façons symétriquement opposées la présence de ces musulmans dans la société française. L’une les voit comme les remplaçants des anciens prolétaires, alors que l’autre ne leur accorde même pas cette place justement à cause de leur « séparatisme culturel » qui les empêcherait d’intégrer la société française et son système de classes ! Sur ce point au moins, le musulman « migrant » se retrouve assigné à la même place que le juif « errant ».

    Pourtant, cette différence de qualification entre la gauche et la droite cache leur conviction commune, comme quelque chose qui allait de soi pour l’une et pour l’autre : les deux camps sont tacitement d’accord que, si ce n’est pour désigner cette population d’immigrés assignée au rang inférieur de la société – avec sa religion, sa culture et ses coutumes – l’adjectif « musulman » n’introduit aucune intelligence dans le débat.

    Autrement dit, le « musulman » est le nom générique de cette masse qui fait l’objet du débat entre deux camps idéologiquement opposés. Un camp accuse l’autre d’« islamo-gauchisme » parce qu’il défend cette masse et ferme les yeux sur sa présence problématique dans la société française. Le « gauchiste », à son tour, dénonce son accusateur comme étant « islamophobe » à cause de son attitude discriminatoire vis-à-vis de la masse en question et de son intolérance à l’égard de son mode de vie.

    Dans ce débat, on le voit, l’homme et la femme musulmans ne sont présents qu’en tant qu’objet, restent membres sans noms propres d’une masse muette.

    Étant présents en France, ils agissent évidemment, de façon individuelle ou collective. Après tout, le débat tourne autour des modalités de leurs actions (pacifiques ou violentes) et du degré de leur visibilité dans la société française. Sujets de l’action, il n’est pourtant pas question qu’ils interviennent dans le débat en tant que sujets de la parole. Et ce pour une raison simple : le musulman comme tel n’a aucune part dans la fabrique du discours, y compris celui du soi-disant islamo-gauchisme ; il ne participe pas activement à la réflexion que la société française ou, plus généralement, européenne mène sur elle-même. En bref, si ce n’est comme pathologie ou problème, le musulman n’est pas supposé contribuer à l’évolution contemporaine du logos occidental.

    La crise est bien là, saute même aux yeux au niveau notoire du nombre, dans ce contraste entre l’absence de la participation active des musulmans et la courbe démographique qui continue sa trajectoire au grand dam des nostalgiques d’une « civilisation purement judéo-chrétienne ».

    Laissons de côté la suspicion d’un racisme primaire qui n’est pas à mon sens le fond du problème dans ce cas précis : les deux camps du débat – au moins dans leur majorité – ne s’opposent pas à la citoyenneté active des individus d’origine musulmane, à leur participation à la vie intellectuelle en France et, disons, à leur émancipation.

    Simplement, les deux partagent l’idée selon laquelle, sur le chemin qui mène à l’émancipation de l’individu musulman, l’adjectif « musulman » devrait devenir un signifiant vide. Son contenu réel, à savoir l’islam, est pour le gauchiste un aspect négligeable et pour son contempteur, quelque chose à combattre jusqu’à la suppression totale. À la limite, l’islam doit rester une « croyance » privée ou un mode de vie individuel portant la marque discrète d’une appartenance culturelle.

    Prenons deux exemples qui fournissent des modèles archétypiques des deux points de vue sur l’islam, les deux s’inscrivant d’ailleurs dans la même séquence historique qui s’ouvrait avec l’établissement d’un État islamique en Iran.

    Dans son article célèbre, Chris Harman était tout à fait explicite sur son intérêt pour l’islam : pour lui, l’islam n’était rien d’autre qu’un langage religieux qu’il fallait simplement décoder pour avoir une vraie cartographie de la lutte des classes et des rapports de forces travaillant le Moyen et le Proche-Orient. Comme ce langage religieux était partagé par toutes les forces opposées, des ouvriers saisonniers et de la petite bourgeoisie locale jusqu’aux propriétaires fonciers, Harman en déduisait que l’islam ne consistait qu’en une écorce idiomatique neutre et négligeable, non seulement pour l’analyse mais aussi dans le processus qui devait conduire les acteurs engagés dans la lutte vers leur émancipation.

    Dix ans avant lui, son compatriote, Bernard Lewis, grand orientaliste mais en même temps futur conseilleur du gouvernement Bush dans sa guerre en Irak, soutenait la thèse apparemment inverse. Pour lui, l’islam comme langage a un contenu propre, mais ce contenu est foncièrement politique et belliqueux, ce qui fait de l’islam une essence incompatible avec les valeurs de la civilisation occidentale !

    Malgré l’opposition symétrique des deux points de vue, et malgré les bonnes ou mauvaises intentions qu’on peut repérer derrière chacun, leur différence est finalement entre deux variantes descriptive et prescriptive de la même thèse : l’un suggère que pour l’émancipation de l’individu musulman, l’islam est insignifiant ; l’autre est convaincu que pour qu’il y ait une telle émancipation, l’islam doit devenir insignifiant.

    Avec les études post-coloniales, une approche plus complexe se met en place à l’intérieur du discours de la gauche. On connaît leur slogan : chaque subalterne, à partir de la place racisée, ethnicisée et genrée qui est la sienne, constitue une subjectivité singulière. Elles en déduisent que le vrai antipode de la réduction objectale des minorités, dont les musulmans immigrés, c’est de laisser chacune et chacun parler précisément comme un sujet singulier de la parole.

    Or, pour l’approche post-coloniale, parler de l’islam, c’est déjà objectiver par une catégorie généralisante qui n’existe pas. Les sujets musulmans peuvent parler, mais ni eux ni personne d’autre ne peut parler de l’islam, car, nous apprend cette approche, « il y a plusieurs islams ».

    Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, cette pluralisation ne s’arrête selon la logique post-coloniale qu’à l’échelle de l’individu même. Le seul islam dont l’individu peut parler consiste en contenu de son expérience vécue. On le voit : en dehors du cadre de cette expérience, l’islam devient de nouveau insignifiant aussi bien pour l’individu musulman qui parle que pour ses interlocuteurs. À l’échelle individuelle, chaque musulman se distingue par sa culture et sa religion personnelles et vécues comme une expérience ; à l’échelle collective, rien ne distingue les musulmans des autres subalternes minoritaires. À cette échelle, l’islam est seulement un idiome partagé et, au même titre que pour la gauche traditionnelle, insignifiant.

    Le cas du discours décolonial demande sans doute une étude à part, non pas tant par la complexité de l’approche qu’il propose, mais pour montrer qu’il n’aide nullement à sortir de cette crise ; pour analyser comment, lorsqu’il parle de l’islam, il ne fait souvent que projeter sur cette tradition les formes les plus grossières de l’ancien orientalisme mais à l’envers. En dehors de quelques clichés éthiques qu’on peut attribuer à n’importe quelle culture non-occidentale, l’islam ne renvoie à aucune tradition intellectuelle particulière, devient un signifiant flottant. Voulez-vous une impeccable illustration française d’un tel orientalisme à l’envers ? Je vous recommande Les Blancs, les Juifs et nous.

    Aucune de ces positions ou approches n’aide la minorité d’origine musulmane à sortir de l’impasse dans laquelle on l’a enfermée. On demande, d’une part, aux musulmans de réformer leur religion à l’aune de la modernité européenne et de s’émanciper pour devenir eux-mêmes sujets de cette réforme. D’autre part, dans l’émancipation qu’on leur propose, l’islam ne joue aucun rôle, il doit tout bonnement s’effacer pour devenir, selon une idée calquée sur la foi chrétienne, une « croyance » privée, éventuellement ornée de quelques exotismes moraux.

    C’est là que la comparaison avec l’émancipation des juifs peut être éclairante, précisément par le contraste des deux cas.

    Dans le cas juif, cette émancipation s’inscrivait dans la continuité d’un long processus historique de cohabitation, souvent sinistre mais avec continuité ; les juifs n’avaient pas d’appui politique ou référence nationale en dehors de leur diaspora, ce qui faisait de leur émancipation-intégration un choix forcé ; et le levier de cette émancipation fut l’école républicaine.

    Dans le cas des musulmans français d’aujourd’hui, il n’en est rien : le processus historique qui devrait fournir le substrat de leur émancipation est encore trop neuf et d’ailleurs chargé d’un passé colonial.

    À une époque qui est celle d’un capitalisme mondialisé, la conscience identitaire de tout individu français d’origine musulmane et, à plus fort raison, son émancipation subjective dépendent forcément de l’association de deux phénomènes contemporains, à savoir d’un côté les États-nations qui forment le monde musulman et, de l’autre côté, le bi-nationalisme comme nouvelle forme prégnante de l’appartenance nationale dans le monde occidental. Quant à l’école républicaine, cela fait manifestement bien longtemps qu’elle n’existe plus.

    À toutes ces différences entre les deux situations s’ajoutent la conscience historique qui nous sépare des siècles précédents, le progrès des sciences sociales – y compris l’apport du postcolonialisme –, la critique du projet d’émancipation dans sa version classique vu son échec ultime dans les camps nazis et, bien entendu, l’invention moderne du discours de l’islam politique.

    Ces différences historiques ou la spécificité du cas de la minorité musulmane nous empêchent-elles de concevoir d’autres modalités du sujet à la fois français et musulman, un autre modèle d’émancipation ? Sans doute pas ; mais le problème est ailleurs. C’est que, dans cette nouvelle situation, le discours même de la modernité génère une condition inégalitaire qui barre d’emblée le chemin à une telle subjectivité du côté musulman.

    Ce discours croit sa posture égalitaire lorsqu’il demande aux individus chrétiens, juifs et musulmans de désactiver leurs attributs religieux pour embrasser la raison moderne, et le système des valeurs qui vont avec elle, et pour s’émanciper. Seulement, il oublie son ancrage unilatéral dans un socle tout d’abord chrétien mais aussi juif. Or c’est ce socle qui fournit le langage commun rendant possible toute communication. Si les désactivations chrétienne et juive ont été possibles, c’est que la pensée moderne a d’ores et déjà engagé un dialogue critique avec ces deux traditions religieuses et, à travers un processus dialectique, les a conduites à la réforme ou aux formes de redynamisation interne telle que le mouvement de pensée juif des XVIIIe et XXe siècles, la Haskala.

    Sans un langage conceptuel commun, sans questionner la tradition islamique de façon appropriée et sans vouloir répondre à ses propres questions, la réforme islamique dont on rêve s’avère une simple négation ; la désactivation qu’on demande aux musulmans, comme condition de leur émancipation, ressemble plutôt à une aliénation.

    Voici un fait dont nous avons encore tant de mal à prendre la mesure exacte : qu’on le veuille ou non, l’islam s’insère désormais dans le paysage culturel européen.

    Pour lui faire une place, la seule ouverture qu’on envisage est de trouver des aménagements dans les horaires de la piscine ou proposer un menu halal à la cantine. Mais c’est là réduire ce fait (la présence de l’islam) à une ingénierie sociale. C’est oublier que, comme le christianisme et le judaïsme, l’islam est une tradition religieuse et, au-delà, intellectuelle. Les solutions pour intégrer les musulmans ou pour aider leur émancipation ne peuvent pas continuer à faire fi de l’islam précisément en tant que tradition.

    Pour sortir de cette impasse, me semble-t-il, l’intelligentsia française a clairement un rôle à jouer. Il revient au discours de la modernité et à son lieu de fabrique, à savoir l’université, de s’approprier la tradition islamique comme une partie de ses sources intellectuelles, ne serait-ce que pour engager cette tradition dans un dialogue critique ou même pour la « déconstruire ».

    Soyons clairs : tant que dans la société française – y compris pour ses couches les plus cultivées –, le mot « islam » ne renvoie qu’à une catégorie de faits divers sanguinaires ou aux actualités du Moyen Orient, tant qu’à l’université française la tradition islamique s’isole dans les départements d’islamologie, l’intégration ou l’émancipation des musulmans restent des slogans à l’usage électoral ou pour mieux discriminer une population assignée à sa place marginalisée.

    On accuse les musulmans d’être séparatistes : comment ne pas voir que leur séparatisme fait pendant à notre séparatisme intellectuel ?

  • Les semblants de la cancel culture | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/04/05/les-semblants-de-la-cancel-culture

    Jean-Louis Comolli

    Réalisateur et écrivain

    Il s’agit bien entendu de tout autre chose dans ce qui nous vient comme cancel culture : par exemple démolir les statues (tiens !) de tels grands hommes indignes, colonialistes, colons, racistes, bourreaux. L’un des nombreux cas donnés en exemple est celui de la statue du général Bugeaud. À démolir, comme fut la colonne de Napoléon, place Vendôme, au début de la Commune, sur la suggestion de Gustave Courbet. Mais pourquoi Bugeaud ?

    Un certain Zemmour, homme-paroles d’un gros propriétaire de médias, nous donne la réponse : « Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer les musulmans, et même certains juifs. Eh bien moi je suis aujourd’hui du côté du général Bugeaud. C’est ça être Français ! [2] ».

    Bien. Pour parfaire la conviction du Français en question, il ne faut tout de même pas oublier que Bugeaud est devenu célèbre auprès des troupiers et tout premiers colons en ordonnant à ses officiers d’enfermer les populations arabes qui résistaient à l’occupant dans des grottes envahies de fumées de broussailles et ensuite hermétiquement cimentées. Quand les murs tombaient, des centaines de cadavres, hommes, femmes, enfants, apparaissaient, entassés les uns sur les autres, comprimés les uns dans les autres pour avoir tenté de trouver un peu d’air à quelques pas de l’entrée condamnée de la grotte.

    À Zemmour, cela ne rappelle rien. C’est donc qu’il y a là une forme active et sournoise de cancel culture. Par exemple, ici, en France, qu’un homme de télévision oublie de dire qu’en clamant haut et fort son admiration pour Bugeaud, c’est qu’il reconnaît en lui un précurseur des gazages opérés un siècle plus tard par les tristement célèbres soldats à tête de mort au col de leurs uniformes noirs, les SS !

    Passons sur les paroles, passons sur la musique, témoignant l’une et les autres du degré de civilisation des troupes coloniales et des colons qui les escortent. Mais demandons-nous pourquoi, pour quelles bonnes ou mauvaises raisons, « le père Bugeaud » a joui d’une si formidable réputation qu’elle a donné naissance à cette chansonnette ? Car ce qui me semble oublié dans les justes réclamations de la cancel culture, c’est précisément d’interroger ce pourquoi la gloire allait aux tortionnaires.

    Ah ! ça ne va pas de soi ! N’ont droit au statut de héros que très rarement les tortionnaires. Même Bigeard-la-gégène en a été privé. Comment comprendre que Bugeaud ait pu devenir une icône chez les Pieds noirs ? Est-ce à dire que ses méthodes, ses façons de faire disparaître l’ennemi étaient approuvées de bon cœur par des dizaines de milliers de colons petits et gros, et par mes voisins, mes commensaux ?

    Car le combat n’est pas de convaincre les convaincus, mais les autres. C’est cela que l’on nomme encore « politique ». Dépasser la force brute. Je doute que la cancel culture soit dans ce souci de transformation politique et si c’est le cas, tant mieux ; je crains néanmoins qu’elle ne préfère au travail politique le bruit médiatique que font ses appels à condamner. Ceci nous confirmerait la mutation, déjà avérée, qui nous aura conduit d’un temps de la démonstration ou de la discussion – le combat comme débat – au temps de l’affrontement se suffisant à lui-même – tel que l’autre, l’adversaire, l’ennemi, sont niés.

    #Histoire #Cancel_culture #Colonialisme

  • https://aoc.media/entretien/2021/03/19/amitav-ghosh-la-crise-climatique-est-aussi-une-crise-de-la-culture-et-de-lima

    ❝Amitav Ghosh : « La crise climatique est aussi une crise de la culture et de l’imagination »
    Par Sylvain Bourmeau
    Journaliste
    Le changement climatique est une réalité massive, qui se traduit déjà par des épisodes météorologiques spectaculaires. Cette réalité est pourtant la grande absente de la littérature contemporaine. Pour l’expliquer, l’écrivain indien d’expression anglaise Amitav Ghosh pointe la responsabilité d’une tradition littéraire apparue au XIXe siècle et qui, pour paraître « réaliste », considère la nature comme ennuyeuse et s’avère incapable de représenter l’improbable.

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    #climat #changement #littérature #probabilité

  • Complot sans théorie, une expérience de pensée | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/04/01/complot-sans-theorie-une-experience-de-pensee

    Par Philipp Felsch HISTORIEN
    Le vocable de « conspirationnisme » en vogue aujourd’hui était déjà présent dans les années soixante où il servait particulièrement à désigner les travaux de la Théorie critique. Parler aujourd’hui de théories du complot pour qualifier le « corona-négationnisme » et autres pensées paranoïdes n’apporte en réalité pas grand chose à la compréhension du phénomène : ce foisonnement de croyances n’est perméable à aucun argument et ne repose sur aucune théorie.

    Au moins depuis que les images de Jake Angeli – le « QAnon shaman » – ont fait le tour du monde pour illustrer l’assaut du Capitole, les diagnosticiens contemporains s’accordent à dire que la crise politique – pas juste états-unienne – est liée à la contagion pandémique de théories du complot. Le culte qui veut que des fonctionnaires démocrates américains dirigent un réseau pédopornographique connaît outre-Rhin un regain d’intérêt dans le mouvement dit des Querdenker [1], des « anti-conformistes ».

    Croyance qui trouve facilement à s’hybrider à cette autre qui veut que la pandémie soit une machination de la Fondation Gates ou encore que les mesures politiques visent à instaurer une dictature mondiale. Comme si le virus ne s’attaquait pas qu’aux voies respiratoires et nerveuses mais aussi à la saine confiance dans le monde, une partie importante de la population connaît actuellement une perte de foi dans une réalité partagée, acceptée et officielle.

    On en voit les conséquences jusque dans nos cercles d’amis : des connaissances qu’on estimait pour leur intelligence et leur circonspection se révèlent soudain être des « corona-négationnistes ». Entre une « évolution des contaminations », qui les dépasse, et des mesures sanitaires, qu’elles perçoivent comme une menace, difficile de se résigner à l’inévitable. Mais alors pourquoi se jeter dans le terrier du lapin, croire en un complot, se référer à des faits douteux ? Nous connaissons les ressorts des « infox » et autres « pièges à clics » sur les réseaux sociaux. En parallèle, les premières études se sont penchées sur les indicateurs psychosociaux de la pensée paranoïde. Mais au-delà de tout cela, qu’est-ce qui lie l’essor des théories du complot à la situation actuelle ? Qu’est-ce que cela nous dit de l’état d’esprit de l’époque ?

    Tentons une petite expérience de pensée : prenons une de nos connaissances rongée par le doute et replaçons-la dans le contexte ouest-allemand de la fin des années 1960. Dans un premier temps, cette personne aurait certainement rejoint l’opposition extraparlementaire [2] qui mobilisait à son apogée des centaines de milliers de personnes. Au lieu de chercher des explications alternatives sur le Net, elle se serait armée – dans un second temps – du vocabulaire de la Théorie critique qui, avec ses diagnostics de « monde administré » et de « contexte d’aveuglement », se prêtait admirablement à l’articulation d’un malaise diffus affleurant dans le cours des événements.

    Il faut avoir en tête qu’à l’époque déjà, la formation d’une « grande coalition [3] » suscitait de grandes inquiétudes. Pour Rudi Dutschke, c’était là un signe indubitable que le capital, mis sur la défensive en raison de la chute du taux de profit, se voyait contraint d’exercer un pouvoir direct et « bureaucratique » en adoptant des lois sur l’état d’exception. En 1968, même le tempéré Adorno était d’avis que Ludwig Erhard, le prédécesseur de Kiesinger à la chancellerie, avait « vendu la mèche » en parlant de « société en ordre de bataille [4] ».

    Pour Karl Popper qui introduisit le terme – au singulier – dans le débat philosophique de la fin des années 1940, il s’agissait d’un cas patent de « théorie du complot ». Par là, il entendait toutes les tentatives visant à imputer des phénomènes sociaux ou politiques à « certains individus ou groupes de puissants » – qu’il s’agisse des « Sages de Sion », des « impérialistes » ou des « capitalistes » –, un procédé que Popper, en libéral patenté, jugeait particulièrement caractéristique de toutes les variétés de « marxisme vulgaire ».

    Mais c’est probablement dans l’œuvre d’Herbert Marcuse que l’aspect conspirationniste de la Théorie critique apparaît le plus clairement. Quiconque ouvre aujourd’hui L’Homme unidimensionnel – le best-seller de Marcuse de 1964 – constatera avec surprise tout un chapitre employé à discuter ou plutôt régler ses comptes avec Ludwig Wittgenstein, le poster boy de la pensée non dogmatique, post-métaphysique, celui-là même qui inspira l’ordinary language philosophy !

    Or, en se penchant sur le langage courant, dans l’intention de débusquer dans les problèmes métaphysiques les tournures langagières fautives, Wittgenstein avait commis l’impardonnable aux yeux de Marcuse : se limiter à analyser le langage du « contribuable moyen » revenait à faire cause commune avec l’ordre établi au lieu de percer à jour la « manipulation » dont le langage était continuellement l’objet. En d’autres termes : l’erreur de Wittgenstein, pour Marcuse, était de vouloir traiter un trouble, là où la pensée critique avait pour tâche de faire tomber les masques. Remonter le long de cette faille nous permettrait de reconstituer une polémique vieille de plusieurs décennies – et encore vivace aujourd’hui – entre la philosophie anglo-saxonne et la philosophie continentale.

    Il n’était pas question de déjouer les manigances des « Sages de Sion » ou des « capitalistes ». Le complot que Marcuse entendait dévoiler était celui de l’histoire elle-même.

    Mais à quel genre de conspiration avait-on affaire ? Quand bien même le livre de Marcuse parle de « politiciens », du « Pentagone », de « lavage de cerveau » et de « Mercedes allemandes », son analyse ne s’attarde pas sur un groupe de responsables en particulier. Contrairement aux insinuations de Popper, il n’était pas question de déjouer les manigances des « Sages de Sion » ou des « capitalistes ». Le complot que Marcuse entendait dévoiler était celui de l’histoire elle-même – une idée qui nous fait remonter à la métaphore de la « main invisible » d’Adam Smith et à la « ruse de la raison » de Hegel, autrement dit aux débuts de la philosophie de l’histoire moderne.

    Les événements politiques des années 1960 inspiraient, comme aujourd’hui, une profonde défiance chez nombre de contemporains : les anciennes élites cherchaient-elles à conserver leur mainmise ? Était-ce l’empire américain qui tirait les ficelles ? La RFA se transformait-elle en État fasciste ? Comme le montrait en 2012 Luc Boltanski dans Énigmes et complots, un ouvrage plus actuel que jamais, ces formes de malaise paraissent inévitables dans des sociétés complexes et dynamiques, et plus encore dans les phases de brusque changement historique ou d’intervention accrue de l’État.

    Face à cela, l’apport de la Théorie critique – et des écoles de pensée qui lui ont succédé – consistait à canaliser l’« herméneutique du soupçon » propre à la recherche d’indices dans le lit de la spéculation rationnelle. Ce qui ne veut pas dire que les soixante-huitards n’ont pas pointé des coupables en particulier. Mais avec des termes tels que « contexte d’aveuglement » ou « capitalisme tardif », l’on débattait des principes du mouvement de l’histoire et de la causalité sociale en dehors d’un quelconque groupe d’intérêt. Et quand Marcuse appelait à résister à la « règle des faits établis », loin de plaider pour les faits alternatifs, il appelait à transcender le statu quo par la pensée.

    À en juger par les postes et les financements, ce sont les héritiers de Wittgenstein qui sont sortis gagnants de la querelle avec la philosophie continentale. Et les mouvements politiques actuels ne se distinguent plus par leurs références à la philosophie de l’histoire. De même que le discours sur la politique identitaire, insistant sur l’expérience personnelle, fonctionne sans superstructure théorique, les partisans de Fridays for Future sont mus moins par la dialectique que par les pronostics des climatologues. Et même si les Querdenker peuvent rappeler à bien des égards les anciens mouvements de protestation, nous n’avons pas connaissance du moindre débat théorique dans leurs rangs.

    Parler de théories du complot est trompeur dans la mesure où il est en réalité question d’administration de preuves.

    Un nouveau style de pensée paranoïde se déverserait-il aujourd’hui dans l’espace idéologique laissé vacant ? Les théories du complot seraient-elles le revers de cette conception réaliste de la politique qui, plus orientée vers la faisabilité que vers les opinions, vers les institutions que vers les utopies, chercherait une issue en dehors des « grands récits » ? Mais parler de théories du complot est trompeur dans la mesure où il est en réalité question d’administration de preuves. Autrement dit, il y a une différence selon que vous accusiez la dialectique de la raison ou la Fondation Gates d’être à l’origine de tous les maux. Outre le fait qu’elles tendent à identifier des coupables, les théories du complot reposent dans presque tous les cas sur un ensemble limité de faits supposément indiscutables : les intérêts du lobby de la 5G, les crimes de Jeffrey Epstein, la disparition des bulletins de vote en Pennsylvanie…

    Quiconque a déjà eu ce genre de discussion sait que la question de savoir « ce qui est le cas » ne tarde jamais à dégénérer. Nos actuels annonciateurs d’apocalypse préfèrent traduire leur malaise dans la civilisation sur le plan factuel. Avec d’une part pour conséquence cette périlleuse politisation des faits à laquelle nous assistons depuis maintenant quelques années et, de l’autre, ce foisonnement de théories du complot reliant des points en lignes nébuleuses. Aussi dogmatique qu’elle ait pu être, la pensée spéculative présentait au moins l’avantage d’être perméable aux arguments. Or, si des faits il ne faut se taire, en débattre tient quasiment de l’impossible.

    Traduit de l’Allemand par Christophe Lucchese.

  • Mobilités des uns, confinements des autres | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2021/04/01/mobilites-des-uns-confinements-des-autres

    Par Fabien Truong - SOCIOLOGUE

    Le troisième confinement annoncé ce mercredi 31 mars par Emmanuel Macron a notamment pour effet de vider encore un peu plus le mot de son sens. Son omniprésence participe au brouillage des réalités sociales les plus triviales tant « le confinement » renvoie à des processus moins homogènes, moins nouveaux et moins figés que ce que son martèlement laisse croire. C’est notamment le cas avec deux grandes questions remises sous le feux des projecteurs par la pandémie : la question sociale et la question écologique.

    « Le confinement. » Il a fallu moins d’un an pour que ce mot, auparavant plutôt allégorique et peu employé dans le langage courant, s’impose dans notre quotidien, au point d’être discuté chaque jour, sur toutes les chaines d’information, en suivant le mode de raisonnement qu’elles affectionnent tant et qui réduit chaque évènement à un petit plébiscite : pour ou contre.

    Depuis, « le confinement » nous apparaît comme un outil de régulation des flux afin de soulager un hôpital en incapacité de faire face à ce que la pandémie lui impose. Les privations de liberté et l’obligation à l’immobilité relèvent du management du soin et c’est au politique de fixer le curseur quand la raison médicale plaiderait plutôt « pour » (le confinement qui sauve des vies) et la realpolitik « contre » (le confinement qui tue l’économie).

    Mais derrière l’évidence d’une situation qui s’étire, le mot se vide de son sens. Son omniprésence participe au brouillage des réalités sociales les plus triviales tant « le confinement » renvoie à des processus moins homogènes, moins nouveaux et moins figés que ce que son martèlement laisse croire. C’est notamment le cas avec deux grandes questions remis sous le feux des projecteurs par la pandémie et le confinement : la question sociale et la question écologique. 

    La question sociale au prisme du confinement : promiscuité et mobilités contraintes
    On voit bien que, derrière « le » confinement, se décline toute une gamme de situations sociales. La vraie question est sans doute plutôt celle de la promiscuité – un terme absent des débats quotidiens qui paraît pourtant plus pertinent que celui de « confinement ».

    D’un point de vue sanitaire, le confinement efficace est en effet un confinement sans promiscuité, un confinement où chacun dispose d’un espace à soi et où les contacts physiques sont minimisés et minimisables. On pourrait dire la même chose du point de vue de son acceptabilité mentale : il est plus facile de « faire avec » la privation de mouvements vers l’extérieur lorsque l’on dispose d’un espace-refuge où l’on peut se ressourcer individuellement et être en sécurité physique, matérielle et affective.

    Virginia Woolf l’avait déjà très bien écrit à propos de la condition féminine : c’est d’un « lieu à soi » dont les femmes ont besoin pour s’émanciper de la domination masculine. C’est aussi, comme le remarquait Simone de Beauvoir le piège des tâches ménagères – toujours à refaire car immédiatement consommées et tout le temps dans le champ de vision – qui tend à confiner les femmes à l’intérieur du foyer et à les empêcher d’investir une trajectoire extérieure aussi assurée que celles des hommes. Rappelons de ce point de vue qu’à l’échelle du globe, près de la moitié de l’humanité était déjà, pour une grande part, confinée dans « le monde d’avant ». Confinée au domicile familial, à sa cuisine et aux tâches domestiques. « Le confinement » a d’ailleurs généré un retour contraint de nombreux hommes dans le foyer conjugal qui est souvent venu violemment rompre des arrangements précaires et n’a pas nécessairement rééquilibré la répartition des tâches quotidiennes.

    On pourrait dire la même chose du monde ouvrier et des milieux populaires, aussi souvent condamnés à une forme de confinement social et territorial. La sociologie des milieux populaires a en effet bien montré à quel point les individus les moins bien dotés dans l’espace social ont toujours eu besoin de créer ce qui ressemble à des espaces de déconfinement pour contrebalancer les formes d’immobilité et d’assignation qui affectent leur cadre de vie : le café, le coin de rue, les apéros « chez l’un chez l’autre », le potager, l’atelier de bricolage etc. Autant d’espaces qui font soupape et permettent de constituer ce que le sociologue Olivier Schwartz nomme une « aire de réparation ».

    Tous les exemples de confinements dramatiques répertoriés dans la presse – étudiants coincés en résidences collectives dans des chambres exiguës, couples séparés contraints de cohabiter, appartements HLM qui ne fonctionnent que lorsque la famille s’y retrouve de façon alternative, prisons surpeuplées, camps de migrants ou centres de transit… – rappellent ce fait élémentaire : le confinement dans la promiscuité nourrit une forme sourde d’oppression… et c’est aussi une source évidente de contamination. Les chiffres de l’INSEE sont sans ambiguïté – la carte de la surmortalité du Covid-19 est une carte sociologique où la densité de population reste le facteur le plus déterminant ; ce que confirme l’Institut Pasteur en soulignant que si l’on se contamine principalement au foyer familial et au travail, c’est bien la concentration de population qui y déterminent la contagion.

     Le confinement efficace et supportable n’est d’ailleurs pas seulement celui de ceux qui ne subissent pas la promiscuité, c’est aussi le confinement de celles et ceux qui étaient mobiles et qui bénéficiaient, en temps normal de la mise à l’écart des autres. Comme aimait à le rappeler Pierre Bourdieu, « le réel est relationnel » : le capitaliste gagne de l’argent grâce au travail de ses ouvriers ; le bourgeois a de l’espace car les moins riches en manquent, l’homme règne sur le monde extérieur si la femme s’occupe de son intérieur, etc. De façon symétrique, en temps de confinement sanitaire, rester chez soi n’est possible qu’à condition de bénéficier de la mobilité contrainte d’autrui et de liens de subordination invisibles dont la géographe Anne-Laure Amilhat Szary rappelle à quel point ils structurent notre rapport à l’espace : commandes et livraisons à distance, acheminement de marchandises et de services etc.

    « Le confinement » est donc moins un opération de réduction de la mobilité qu’un redéploiement de celle-ci qui fait « exploser les inégalités » entre celles et ceux qui peuvent rester à domicile et celles et ceux qui sont contraints de se déplacer et de prendre soin des autres. « Le confinement » ne protège véritablement que ceux qui étaient auparavant « mobiles » et qui, même assignés à résidence, continuent à profiter de la mobilité contrainte des précaires exposés aux contaminations et à des effets de « syndémie » délétères, comme l’atteste l’enquête EPICOV menée par l’Inserm. Donnons un seul chiffre pour résumer ces effets d’accumulation : 21 % des agents de nettoyage vivent en logement surpeuplé.

    La pandémie crée un effet loupe et c’est souvent à la périphérie du monde social que l’on comprend sa logique interne, simplement parce que ses tensions y sont exacerbées. La périphérie est moins « séparée » de son centre qu’elle ne révèle ses contradictions profondes. La condition des migrants n’a peut-être jamais été aussi symptomatique : extrémité des mobilités contraintes, promiscuité dans des camps surpeuplés ; pandémie galopante. C’est aussi ce que l’on observe dans les quartiers dit « populaires » : forte densité de population, promiscuité des conditions de vie, concentration de mobilités contraintes (si une part de la population de ces quartiers, sans emploi, se sent assignée à résidence, le reste est tenu de faire de nombreux mouvements pendulaires pour subvenir à ses besoins), dégradation des situations.

    Or, dans ces quartiers où s’accumulent les difficultés matérielles, les solidarités « de la main à la main » et l’obligation d’affronter, individuellement et collectivement, nombre d’épreuves font tenir les habitant-e-s, mais c’est précisément cette densité morale et ces liens d’entraides que « le confinement » pénalise, voire criminalise. Dans ces quartiers, s’institue alors aussi une realpolitik économique pour faire face aux difficultés, surtout quand ce qui fonctionnait par le bas se voit démantelé. Prenons l’exemple de l’économie de la drogue, qui tend à plus intéresser les médias que les élans de solidarité, pour noter la rapide adaptation du marché à son nouvel écosystème. Dans « le monde d’avant », les clients étaient mobiles : c’était le centre qui venait à la périphérie pour s’approvisionner.

    Dans le « monde d’après », c’est désormais au vendeur de subir les coûts de l’illégalité du déplacement, dans une logique « ubérisée » où la drogue vient désormais au consommateur en scooter. Mais dans les deux cas, difficile de comprendre ce qui se joue sans considérer les relations entre centre et périphérie. D’une certaine manière, l’envoi de la police pour verbaliser des habitants présent dans l’espace public qui ont déjà souvent une relation délétère avec celle-ci est l’allégorie d’un vrai problème de focale : contrôler « l’extérieur » par la force pour mettre à distance un danger que l’on imagine « exogène », plutôt que de lutter contre la structure politique des inégalités et penser en relation.

    Car ce qui frappe au fond dans le traitement de la question sociale en ces temps de confinement, c’est la tendance à déconnecter les problèmes, à faire comme si la pandémie « tombait du ciel », qu’il fallait se protéger en se retirant du monde et que les inégalités sociales étaient des « conséquences de la crise », alors qu’elles la précèdent et sont au moins autant des causes d’aggravation de la contamination et des vulnérabilités. Il en va de même avec la question écologique.

    La question écologique au prisme du « confinement » : exploitation animale et distanciation environnementale
    Pour l’OMS, il fait ainsi aujourd’hui peu de doute que le virus du Covid-19 soit d’origine animale. Les bêtes en question ne sont pas encore identifiées avec certitude mais voici le scénario le plus probable : un premier animal – la chauve-souris – aurait contaminé un second animal qui aurait contaminé l’homme. On a longtemps pensé que le vison, élevé en cage pour sa fourrure, serait le « chainon manquant » entre l’homme et la chauve-souris, même si aujourd’hui rien n’est moins sûr. C’est en tout cas dans la combinaison entre une destruction par l’homme de l’habitat sauvage de nombreux animaux (qui se voient dès lors contraint de « migrer » et de cohabiter avec l’homme) et une concentration anormalement élevée d’autres animaux (alors en capacité de transmettre des maladies infectieuses ou parasitaires à l’homme – les désormais célèbres zoonoses) qu’il faudrait chercher l’origine de nos problèmes. Encore une fois, on retrouve le même cocktail : mobilités contraintes et promiscuité.

    Aux sources des virus serait donc l’exploitation animale et un confinement organisé pour des besoins industriels, en tout cas une situation qui s’y apparente si l’on en croit la définition du Larousse (« situation d’une population animale trop nombreuse dans un espace trop restreint et qui, de ce fait, manque d’oxygène, de nourriture ou d’espace »). Ce confinement de centaines de milliers d’animaux, privés de liberté et regroupés en masse, a survécu à la crise du Covid-19. Il vise à exploiter des vies animales et à rationaliser leur mort en série pour maximiser le profit. Ce confinement-là est l’antithèse de celui que nous vente l’expertise médicale : c’est un confinement qui tue, fait tourner l’économie et tient de la realpolitik.

    Comme l’a récemment montré Lucile Leclair, l’élevage industriel est au cœur de la fabrique des pandémies : la concentration d’animaux stressés et affaiblis d’une seule et même espèce équivaut à implanter des clusters en puissance ; la spécialisation de sites mono-tâches qui obligent à déplacer, au cours de leur vie aseptisée, ces animaux sont ensuite autant de sources de propagation potentielle… Quand aux conditions d’abattages, elles ne signent pas la fin des modes de transmission mais tendent plutôt à les perpétuer, tout en instituant une frontière étanche et déréalisante entres les hommes et « leurs » bêtes. Le cocktail pandémique se construit sur toute la chaîne de production : surpopulation, promiscuité, mobilité contrainte, surmortalité concentrée. Il s’agit bien là d’un confinement permanent : ces animaux, qu’ils soient élevés, transportés ou abattus, sont soit sédentaires et enfermés, soit transportés de force et en cages.

    Au 1er avril 2021, en France, on comptait 95 798 morts du Covid-19. Dans la même période, les élevages de canards du sud-ouest ont été touchés par une terrible grippe aviaire : au 25 janvier 2021, on comptait plus de 2 millions de morts. Au Danemark, c’est près de 15 millions de visons qui on été abattus parce que plusieurs employés d’abattage semblaient avoir été contaminés – et ce par un virus qui semblait avoir déjà muté. On parle moins de ces morts, provoquées pour juguler une contamination incontrôlable et nous en protéger.

    Ce modèle de prédation est absurde mais subsiste parce qu’il est rendu économiquement soutenable. Notons que ces millions de cadavres continuent à être rentables : parce que les éleveurs ont été indemnisés et parce que le prix de ce qui devient plus rare tend à monter. Ne pas se pencher sur notre rapport instrumental aux animaux dans le contexte actuel, c’est envisager « le confinement » avec une courte vue. Nous confinons des animaux en masse pour les consommer et ce, depuis longtemps. Ce confinement est un outil de management des flux : il ne gère pas la vie, mais organise la circulation globale de produits transformés, dérivés de la mort.

    À l’heure de la « distanciation sociale », transparaît ici un rapport à la faune et la flore qui ressemble à une véritable distanciation environnementale. L’appauvrissement de notre langage en est un signe évident, comme le souligne l’historien Romain Bertrand en enquêtant sur « l’art perdu de la description de la nature ». Aujourd’hui la compréhension de notre place et de nos interactions avec une environnement donné (ce que l’on appelle la biodiversité d’un écosystème) compte moins qu’un rapport de prédation où la nature est mise à distance pour être exploitée en tant que matière première ou pour les plaisirs sensoriels et affectifs qu’elle peut procurer.

    Dans un tel modèle, la nature et les animaux nous sont toujours plus extérieurs : on construit des « barrières » et on travaille à toujours plus de « distanciation » – ce qui, en retour, ne fait que produire des réactions et des rétroactions qui lie toujours plus notre activité à celle de la planète. Il n’y a qu’à se rappeler les premières réactions quant à la possible source chinoise de la pandémie : plutôt que de questionner notre distanciation environnementale, c’est le « toujours plus de barrières » qui a semblé l’emporter : le problème du marché de Wuhan, c’est le manque d’hygiène et de protocoles sanitaires disent les gouvernements occidentaux ; le problème vient plutôt de l’importation d’espèces intoxiquées comme le vison en provenance d’autres pays, dit le gouvernement chinois.

    Et aujourd’hui, comme l’indique Frédéric Keck, dans un monde interconnecté, la nouvelle peur autour de la chaîne du froid révèle la croyance en une dangerosité sanitaire toujours imaginée comme « extérieure » à la société, dans une « cryopolitique » qui en dit long sur les apories de cette distanciation environnementale.

    Et pourtant, les enquêtes anthropologiques qui documentent la variété de nos rapports sociaux aux chauves-souris – des animaux objectivement porteurs de nombreux virus – montrent que la meilleure façon de s’en protéger est sans doute de vivre à leur côté plutôt que de les pourchasser dans une façon d’habiter le monde fondée sur l’échange et l’interrelation. L’ironie est sans doute à la hauteur de l’orgueil : avec la pandémie de Covid 19, les peuples les plus médicalisés sont maintenant vulnérables.

    Faire « comme si » ?
    Car les facteurs endogènes de la « crise » et la nocivité de prédation humaine sont de plus en plus perceptibles. Avec la pandémie, s’est imposé un paradigme de la distance (« le confinement », « il faut se protéger en s’isolant », « nous sommes en guerre », etc.) et du management de la vie et des risques. Ce paradigme considère qu’elle nous est extérieure et que, d’une certaine manière, il est inutile de penser les problèmes que nous devons affronter de l’intérieur et en relation. Ce paradigme accorde sa préférence au temps court (de l’élection, des plateaux télévisions, des réseaux sociaux, des ressources humaines) par rapport au temps long.

    C’est très clair en ce qui concerne la question sociale et la question écologique. Pourtant toutes les personnes qui souffrent des injustices qu’elles charrient, tout comme les enquêtes qui en expliquent la fabrique, parlent de problèmes de fond et nomment des choses concrètes : promiscuité, mobilités contraintes, exploitation animale, distanciation environnementale – entre autres. Dans la continuité du mouvement des gilets jaunes, « le confinement » a replacé la question sociale et la question écologique au centre de l’attention. Et de la même façon, ce paradigme de la distance se révèle hors-sujet.

    Le pouvoir politique semble persister à ignorer la réalité de ces intrications et à « faire comme si ». Ce grand refus est au cœur de la démonétisation de la parole publique qui n’est plus là pour rendre raison de ce qui arrive mais pour emporter l’adhésion temporaire. Les mots, piégés dans le court terme, perdent alors leur sens. C’est contre ces glissements et ces raccourcis qu’œuvrent les sciences sociales, en substituant à ce paradigme de la distance et du management de la vie le geste critique de l’enquête. Elles parient sur le temps long pour expliquer, mais elles ont aujourd’hui mauvaise presse dans les discours officiels et sur les plateaux télévisés : il ne s’agit pas là d’un hasard.