AOC media - Analyse Opinion Critique

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  • Poèmes | AOC media - Analyse Opinion Critique

    https://aoc.media/fiction/2020/10/24/poemes-2

    Les migrations nocturnes

    Voici le moment où l’on voit de nouveau
    les baies rouges de la cendre sur la montagne
    et dans le ciel sombre
    la migration nocturne des oiseaux.

    Cela me peine de penser
    que les morts ne les verront plus —
    ces choses dont on dépend,
    elles disparaissent.

    Que fera l’âme pour se réconforter alors ?
    Je me dis que, peut-être, elle n’aura
    plus besoin de ces plaisirs ;
    que, peut-être, ne plus être suffit tout simplement,
    aussi difficile à imaginer que cela puisse paraître.

    Télescope

    Vient un instant, après avoir détourné les yeux,
    où on oublie où l’on est
    car on a vécu, semble-t-il,
    ailleurs, dans le silence du ciel nocturne.

    On cesse d’être présent au monde.
    On se trouve dans un lieu différent,
    un lieu où la vie humaine n’a pas de sens.

    Pas une créature dans un corps.
    On existe comme les étoiles existent,
    et on participe à leur immobilité, leur immensité.

    Puis on se retrouve dans le monde.
    La nuit, sur une colline froide,
    prenant le télescope à part.

    On comprend alors,
    non pas que l’image est fausse
    mais que la relation est fausse.

    Une nouvelle fois, on s’aperçoit à quel point
    chaque chose est éloignée de toute autre.

    Grive

    La neige commença à tomber sur la surface de la terre entière.
    Non, ce n’est pas possible. Et pourtant, je sentais bien que ça l’était,
    la neige tombait de plus en plus épaisse sur tout ce que je pouvais voir.
    Les pins devinrent gelés et cassants.

    Voici l’endroit dont je t’ai parlé,
    où je venais la nuit observer le carouge à épaulettes,
    que l’on appelle grive par ici —
    petite étincelle de vie qui disparaît —
    Mais à mon sens — la culpabilité que je ressens doit signifier
    que je n’ai pas très bien vécu.

    Quelqu’un comme moi n’y échappe pas. Je crois que l’on s’endort un instant,
    avant de descendre dans la terreur de la vie prochaine
    à cela près que l’âme revient sous une autre forme,

    plus ou moins consciente de ce qu’elle était avant,
    plus ou moins envieuse.

    Après de nombreuses vies, peut-être que quelque chose change.
    Je crois que, cette chose que l’on désire,
    on finira par la voir —

    Et alors, on n’aurait plus besoin
    de mourir pour revenir.

    Louise Glück, Averno, Farrar, Strauss and Giroux, 2006. Traduction de Marie Olivier.

  • Shoshana Zuboff : « Nous avons besoin de nouveaux droits pour sortir du capitalisme de surveillance »
    https://aoc.media/entretien/2020/10/23/shoshana-zuboff-nous-avons-besoin-de-nouveaux-droits-pour-sortir-du-capitalis

    Sociologue et professeure émérite à la Harvard Business School, Shoshana Zuboff s’est intéressée à l’économie des big data. Alors que son dernier livre paraît en français, elle expose ici les rouages du « capitalisme de surveillance », dernier stade du capitalisme à l’ère numérique, marqué par la transformation de nos données personnelles en produits marchands. Un phénomène inquiétant qui devrait nous conduire à définir au plus vite un droit qui garantisse à chacun la souveraineté sur son expérience personnelle.

    Shoshana Zuboff enseigne à la Harvard Business School depuis 1981. Elle a publié en 1988 une analyse des transformations du travail dans In the Age of the Smart Machine : The Future of Work and Power. En 2019, elle fait paraître un livre déjà traduit en une vingtaine de langues, qui a d’ores et déjà un impact considérable sur les analyses de l’économie des big data et des plateformes, et qui vient de paraître en français aux éditions Zulma sous le titre L’âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir. Elle présente ici quelques points fondamentaux de l’appareil théorique proposé par son ouvrage, en même temps qu’elle discute des revendications politiques sur lesquelles il débouche. YC.

    Comment inscrivez-vous l’économie actuelle des big data et de la surveillance dans les développements du capitalisme ?Retour ligne automatique
    Il y a un modèle de longue durée que suit le capitalisme et qu’a décrit Karl Polanyi dans La Grande Transformation dans une analyse restée célèbre. Ce modèle est en fait très complexe. Il implique que le capitalisme évolue et se développe en prenant des objets qui existent en dehors de la dynamique du marché, et en les insérant dans cette dynamique du marché, en les transformant en objets qui peuvent être vendus et achetés. C’est ce que Polanyi appelait des marchandises fictionnelles. Le capitalisme industriel a fait cela en visant la nature, une nature qui vivait innocemment sa propre vie. Les prairies, les rivières et les forêts se sont trouvées intégrées à la dynamique du marché et transformées en sources de matières premières, en sources d’énergie, en biens fonciers et immobiliers, en choses qui pouvaient être vendues et achetées. Au cours de cette marchandisation, nous perdons la trace de la nature comme nature, et nous ne pouvons plus la percevoir que sous sa forme marchande. En parlant de « marchandises fictionnelles », Polanyi attirait l’attention sur le fait que la nature n’est pas en elle-même une marchandise, qu’elle n’est pas née marchandise : elle est devenue marchandise à cause du capitalisme.Retour ligne automatique
    Avançons maintenant, très rapidement, vers le XXIe siècle, le siècle du numérique. Nous sommes dans la Silicon Valley, parmi les start-up, en l’an 2000 ou 2001. Il s’y produit ce qu’on appelle « l’effondrement de la bulle Internet » : le marché se rend compte que toutes ces petites start-up ont été surévaluées. Les investisseurs se retirent et beaucoup de start-up font faillite. Cela s’explique en partie par le fait qu’elles n’ont pas trouvé de moyen de monétiser leurs activités. Elles sont sur Internet, elles ont des clients et elles offrent des produits et des services, mais elles ne gagnent pas d’argent : elles n’ont pas trouvé leur marchandise fictionnelle. Pendant un moment, ça a été la panique dans la Silicon Valley. Quelle sera la « marchandise fictionnelle » de la nouvelle économie, qui pourra être vendue et achetée, qui produira ex nihilo des revenus et du profit ? Personne, personne ne savait. Personne ne comprenait. Personne n’avait la réponse.

    C’est là le tournant de la nouvelle forme de capitalisme que vous appelez le « capitalisme de surveillance » ?Retour ligne automatique
    Exactement, et voilà comment s’est opéré ce tournant. La réponse – et c’est Larry Page qui l’a formulée en 2001, je crois, pour Google – c’était ce qu’on a appelé « les données personnelles ». Mais plus précisément, c’était l’expérience humaine personnelle. À un moment donné, on a compris que l’expérience humaine personnelle était le nouveau bois vierge, la nouvelle forêt, la nouvelle prairie inexploitées – pouvant être monétisée et transformée en marchandise fictionnelle. Une nouvelle source de matière première qui pouvait être revendiquée unilatéralement et qui pouvait être introduite dans la dynamique du marché. Donc, à la place de la nature, c’était la nature humaine : notre expérience personnelle. Et par là-même, ce qui s’est passé, c’est qu’on a considéré l’expérience humaine personnelle comme une matière première disponible, traduite en données comportementales par les processus informatiques de ces entreprises.Retour ligne automatique
    L’important est de comprendre que ces données comportementales étaient alors implicitement définies comme confidentielles. Elles étaient à nous sans même qu’on pense qu’elles pouvaient être appropriées par autrui. Eh bien, elles se sont trouvées transférées, déplacées dans ce que je considère comme une nouvelle « chaîne d’approvisionnement ». Chaque interface avec des entreprises comme Google, chaque interface activée par Internet s’est fait intégrer dans une chaîne d’approvisionnement. Et maintenant, on a des réseaux de chaînes d’approvisionnement complexes, qui commencent avec la recherche et la navigation en ligne, mais qui s’étendent désormais à toute activité en ligne.Retour ligne automatique
    Les données comportementales prétendument confidentielles, qui circulent dans les chaînes d’approvisionnement, où vont-elles ? Eh bien, comme toutes les matières premières, elles vont dans une usine. Mais c’est une usine de l’ère numérique, nommée « intelligence artificielle », « apprentissage machine » ou « apprentissage automatique ». Et ce qui se passe dans cette nouvelle forme d’usine, c’est la même chose que ce qui se passe dans toutes les usines : on fabrique des produits. Sauf que dans le cas présent, ce sont des produits informatiques.

    Quelle est la spécificité de ces produits mis en circulation par le capitalisme de surveillance ? Qu’est-ce donc qui s’y vend ?Retour ligne automatique
    Pendant des années, quand j’essayais de comprendre les fondements du capitalisme de surveillance, ses mécanismes fondamentaux, je regardais toute la journée des vidéos de gens comme Eric Schmidt ou Larry Page – les dirigeants de Google – en train de donner une conférence, de discuter avec des développeurs, de prononcer des discours ou de parler de leurs résultats financiers. Et cela m’a fasciné d’entendre si souvent Eric Schmidt répéter : « Vous savez, nous ne vendrons jamais vos informations personnelles ». Je m’asseyais à mon bureau et je pensais : pourquoi ne le fait-on pas arrêter, ou dénoncer, pour avoir tout simplement menti aux gens ? Je veux dire : comment peut-il affirmer « nous ne vendrons jamais vos informations personnelles », alors que c’est précisément ce qu’ils font ?Retour ligne automatique
    Mais peu à peu, je me suis plutôt efforcée de répondre à la question suivante, qui est un peu différente : comment se fait-il que ce que répétait Eric Schmidt est finalement vrai ? J’ai décidé de supposer qu’il n’a pas le culot de mentir à tout le monde encore et encore. Et c’est ainsi que j’ai pu comprendre le surplus comportemental. C’est cela que monétise le capitalisme de surveillance. Car il s’avère que ce qui se trouve dans ces chaînes d’approvisionnement ne se limite pas aux « informations personnelles », que je donne sciemment à Google, Facebook, Amazon, Microsoft, Twitter ou autre. Ces informations personnelles que je donne sciemment en échange de services gratuits ne représentent qu’une infime partie des informations qu’ils ont sur moi. Leur modèle repose sur le fait que, bien au-delà de ces seules informations personnelles, ils passent en revue chacune des empreintes que je laisse dans le monde numérique, chaque trace que je laisse de mon activité sur Internet, où que ce soit. Ils extraient toutes ces traces et les analysent pour leurs signaux prédictifs.Retour ligne automatique
    L’important est qu’ils ont découvert très tôt – et on peut le voir dans leurs demandes de brevet – qu’ils pouvaient rechercher des informations personnelles sur l’ensemble de l’Internet, où que l’on soit. Et ils pouvaient rassembler toutes ces informations, et, à partir de ces données, les scientifiques disent être capables d’induire ou de déduire des informations vous concernant et que vous n’aviez jamais eu l’intention ni la conscience de divulguer : votre orientation politique, votre personnalité, votre orientation sexuelle, etc.

    C’est tout ceci qui constitue « le surplus comportemental » qui est la nouvelle matière première exploitée par le capitalisme numérique ?Retour ligne automatique
    Oui, et un an plus tard, lorsque Facebook est apparu, la collecte d’informations ne s’est pas cantonnée à ce que vous dites dans un post. Elle s’est rapidement étendue au fait que vous y utilisez des points d’exclamation, ou des puces. Ce n’est pas seulement les photos de votre visage qui vous taguent, c’est l’analyse des muscles de votre visage pour déceler les micro-expressions, parce que celles-ci trahissent vos émotions et que vos émotions prédisent fortement votre comportement. Et puis c’est la saturation des couleurs des photos, pas seulement le contenu des photos. Toutes ces données, ce sont des surplus comportementaux, qui donnent des informations. En tant qu’utilisateurs, nous ne pouvons pas les identifier, et nous n’avons aucune idée de la manière dont ils sont extraits.Retour ligne automatique
    Je résume : ce qui entre dans les tuyaux du capitalisme de surveillance, ce qui arrive dans ses nouvelles usines, c’est en partie des informations que nous avons sciemment données (les « données personnelles »), mais ce sont surtout ces énormes flux de surplus comportementaux qu’ils nous soustraient. Cela a commencé avec nos traces laissées en ligne, mais maintenant, cela s’étend à tous nos comportements, à tous nos déplacements, c’est le fondement de la révolution de la mobilité. En effet, si le smartphone a été inventé, c’est parce que le smartphone est devenu la mule du surplus comportemental. Chaque application que l’on installe sur son téléphone transmet le surplus comportemental – en même temps que les informations que vous avez données à l’application – dans ces « agrégateurs », dans leurs chaînes d’approvisionnement : la localisation du microphone, la caméra, les contacts, tout cela.

    Vous distinguez clairement le cas restreint des « données personnelles » des masses bien plus larges de ce que vous appelez « surplus comportemental ». Je me demande si une distinction similaire pourrait se faire entre le cas restreint de ce qu’on appelle habituellement « l’attention » et ces masses bien plus importantes que vous appelez « expérience humaine personnelle ». Cela remettrait dans une perspective très différente, et très suggestive, ce qu’on appelle « l’économie de l’attention ».Retour ligne automatique
    Oui, je pense en fait que le langage de « l’économie de l’attention » a empêché le grand public de comprendre ces phénomènes, et que c’est un concept malavisé. Pour être honnête, lorsque j’écrivais ma thèse de doctorat à Harvard en psychologie sociale dans la deuxième moitié des années 1970, on faisait notre travail de recherche et puis, dans mon département, il fallait rédiger deux études d’envergure dans ce que vous aviez choisi comme domaines de spécialité – deux articles dans les domaines de spécialité. Et j’ai choisi l’histoire du travail comme l’un de mes domaines de spécialité. J’ai écrit mon mémoire sur ce que j’ai appelé L’interaction sociale et l’histoire du travail, avec pour sous-titre L’organisation sociale de l’attention. Je commençais par parler des éthologues qui étudiaient le comportement du regard, le comportement du regard des primates en petits groupes. J’ai réinvesti ces études dans mon travail sur l’invention de l’organisation de l’usine et le contrôle de l’attention.Retour ligne automatique
    Et j’ai toujours tenu à définir l’économie de l’attention comme ce que nous faisons maintenant, dans cet entretien par Zoom : c’est une affaire de regard, souvent à plusieurs. Par exemple, nous regardons l’écran, notre attention se concentre sur l’écran – notre attention visuelle. C’est bien entendu un phénomène réel, à l’évidence – et ce n’est pas une bonne chose que nous regardions des écrans toute la journée… Mais encore faut-il mettre cela en parallèle avec une logique économique. Et c’est là que l’on fait erreur. Le fait que notre attention soit sollicitée par l’écran est un effet, non une cause. Et c’est là que l’idée d’économie de l’attention s’effondre. Le fait que notre attention soit hypnotisée, les phénomènes dit d’addiction, tous ces phénomènes sont les effets d’une cause, tout comme la désinformation. Notre vulnérabilité à la désinformation est un effet d’une cause.Retour ligne automatique
    Or la cause de ces effets est la logique économique que j’appelle le capitalisme de surveillance, avec ses lois d’airain et ses impératifs économiques. Et l’effet, c’est que le surplus comportemental est maximisé par une plus grande mobilisation de l’attention. Ainsi, le surplus comportemental – la maximisation de l’extraction du surplus comportemental – est un impératif économique. Les économies d’échelle sont un impératif économique.Retour ligne automatique
    La mobilisation de l’attention est seulement un moyen d’atteindre cet objectif. Ici aussi, en réfléchissant au surplus comportemental plutôt qu’à l’économie de l’attention, on s’aperçoit que d’énormes volumes de surplus comportementaux sont extraits à notre insu, sans que nous en ayons conscience et, surtout, sans que nous y prêtions attention. Et c’est pourquoi j’appelle cela « capitalisme de surveillance » : c’est parce que cela doit se produire d’une manière qui nous est cachée pour être efficace. Si nous le savions, nous y résisterions.

    Vous venez de mentionner les « économies d’échelle » et, dans le livre, vous passez de ce concept assez familier aux « économies de gamme » (economies of scope) et aux « économies d’actions ». De quoi s’agit-il dans ces deux derniers cas ?Retour ligne automatique
    Le principe est que la dynamique du capitalisme de surveillance est orientée vers la collecte de la totalité des données, parce que la totalité des données mène à une certitude parfaite. On a vu que le capitalisme de surveillance avait mis en place des usines de calcul, traitant le surplus comportemental, pour en tirer quoi ? Des produits de prédiction (predictive products). Ces produits de prédiction sont vendus sur des marchés à terme comportementaux (behavioral futures markets). Je les ai aussi appelés « marchés à terme humains » (human futures markets) parce que ce sont des marchés qui négocient des contrats à terme humains, tout comme nous avons des marchés pour négocier des contrats à terme sur la poitrine de porc ou sur le pétrole ou sur le blé. Alors, qu’est-ce qui se vend sur ces marchés à terme humains ? Eh bien, en gros, on vend de la certitude. C’est à cela que les programmes de prédiction aspirent : des résultats fiables pour vendre de la certitude. Quelles sont donc les dynamiques concurrentielles si vous vendez de la certitude, si vous concurrencez l’incertitude ?Retour ligne automatique
    Tout d’abord, vous avez besoin de beaucoup de données, parce que l’I.A. s’améliore avec l’échelle. Plus les algorithmes ont de données, meilleurs ils sont. Ensuite, il faut de l’envergure, toute une large gamme de données diverses entre elles, parce qu’il faut du volume mais aussi de la variété. Ces deux aspects sont en fin de compte assez faciles à comprendre. C’est effrayant de comprendre ce qu’est vraiment la variété et ce qu’est le volume de tout cela, parce que c’est tellement vaste. Mais on voit quelles sont les économies d’échelles (en extension) et de gamme (en diversité).Retour ligne automatique
    Les économies d’action nous font sortir de la métaphore du web et des écrans, pour nous faire entrer dans le monde, à savoir nos maisons, nos voitures, nos villages, nos villes, nos parcs, nos restaurants, nos cafés, etc. Il est de plus en plus difficile d’y échapper à la surveillance.Retour ligne automatique
    La concurrence pour la certitude devient un domaine toujours plus intrusif. Elle apprend à influencer notre comportement, non seulement à observer mais à intervenir activement dans le cours de nos vies ordinaires et à les régler en s’y insinuant de diverses manières – indices subliminaux, nudges, dynamiques de comparaison sociale artificielles, microciblages psychologiques, gamification, récompenses et punitions en temps réel. Tout cela, ce sont des techniques, des mécanismes utilisés sur le web et en dehors du web, dans le monde physique, pour influencer notre comportement, pour pousser notre comportement dans une certaine direction. Cela maximise la certitude, cela maximise les résultats attendus des prédictions et devient donc plus lucratif dans la compétition pour la certitude. Il s’agit donc d’un tout nouveau domaine, qui relève d’économies d’actions.

    On pourrait vous objecter que ces dispositifs d’influence ne datent pas des années 2000, mais remontent à bien plus loin.Retour ligne automatique
    Les gens me disent en effet souvent : « Nous avons de la publicité persuasive depuis le milieu du XIXe siècle. Il n’y a rien de nouveau là-dedans ». Ce genre de choses me rend folle, parce que c’est la rengaine « plus ça change, plus c’est la même chose ». Mais non, ce n’est pas « la même chose » ! Il faut être attentif aux circonstances matérielles toujours changeantes dans lesquelles la vie humaine se déploie. Et ces circonstances matérielles produisent un changement qualitatif, et pas seulement quantitatif, dans les conditions d’existence. Il est très dangereux de dire « Oh, ce n’est que de la persuasion ». Nous disposons maintenant d’une infrastructure numérique ubiquitaire qui imprègne nos vies en ligne et nos vies dans le monde réel. Et cette infrastructure omniprésente peut être mobilisée pour influencer notre comportement, nos attitudes, nos pensées, nos sentiments. Et cela est absolument sans précédent.Retour ligne automatique
    C’est pourquoi je parle de la naissance d’un pouvoir instrumentarien, en essayant d’expliquer pourquoi nous ne le comprenons pas et combien il est essentiel pour nous de le comprendre. Parce que c’est une nouvelle forme de pouvoir et qu’il s’inscrit dans nos sociétés, dans nos vies et dans notre politique. En effet, ces économies d’action, la capacité à l’échelle d’utiliser ces mécanismes – indices subliminaux, dynamiques de comparaison artificielles, microciblages psychologiques, etc. –, d’utiliser ces mécanismes et de les réorienter à des fins politiques, c’est précisément ce que nous avons vu avec Cambridge Analytica. Cela a fait peur à tout le monde. C’est ce que nous avons vu se produire – nous le savons à présent – lors de la campagne de Trump en 2016, et cela a peut-être fait la différence lors de l’élection de Trump en 2016. C’est cela, les mécanismes et les méthodes inventés par le capitalisme de surveillance et la compétition pour la certitude, réquisitionnés par des agents politiques, axés sur des objectifs politiques, qui pourraient bien être responsables de la présidence de Trump.

    Outre les usages politiques des technologies de surveillance, j’aimerais revenir brièvement sur la nature du capitalisme dont il est question ici. Quel est son lien avec les développements récents de la finance, et avec ce que des analystes comme Randy Martin ont appelé « la financiarisation de la vie quotidienne ».Retour ligne automatique
    S’il n’y avait pas eu de financiarisation, je ne suis pas sûre que le capitalisme de surveillance aurait pu voir le jour. La financiarisation a grandement participé à insinuer dans la mentalité humaine l’idée selon laquelle le capitalisme tournerait moins autour de la vente de biens et de services que sur des activités complètement dérivées – sur des sortes de produits dérivés, des valeurs plus abstraites, dérivées de vrais produits et services. En effet, c’est à ce moment-là que les entreprises ont commencé à gagner de l’argent non plus sur leurs produits, mais sur le financement de leurs produits. Les entreprises ont commencé à gagner de l’argent non plus grâce à leurs services, mais grâce à leurs investissements de portefeuille dans des produits financiers – ce qu’elles pouvaient se permettre grâce au capital généré par leurs services. Voilà comment la financiarisation nous a appris à penser la capitalisation comme étant intrinsèquement parasitaire et dérivée.Retour ligne automatique
    Le capitalisme de surveillance va plus loin dans cette voie. Toute la logique d’accumulation – la richesse s’accumulant effectivement dans le capitalisme de surveillance – est entièrement dérivée, entièrement parasitaire. Cela commence par un surplus comportemental arraché à notre expérience. Notre expérience, en tant que telle, n’a aucun intérêt pour le capitalisme de surveillance. Guérir ma maladie, cela n’a aucun intérêt. Les capitalistes de surveillance veulent juste savoir ce que je cherche sur le web au jour le jour. M’aider à obtenir un prêt hypothécaire équitable, cela n’a aucun intérêt. Ils veulent seulement savoir le travail que j’ai fait pour essayer d’obtenir un prêt hypothécaire. Qu’est-ce que j’ai cherché ? Et comment cela se combine-t-il à mes données démographiques, à mon crédit et à mes achats ? Ils font tout cela en créant des profils sur moi. Mais personne ne revient en arrière pour dire : « Hé, laissez-moi vraiment vous aider à obtenir un prêt hypothécaire honnête pour vous et votre famille. » Cela n’a absolument aucun intérêt pour eux. C’est pourquoi je parle de surplus comportementaux « arrachés » : ce qui reste derrière, c’est la carcasse de nos vies présentes. C’est comme prendre l’ivoire d’un éléphant. Ce qui reste, c’est moi et ma vie avec tous mes problèmes et mes difficultés.Retour ligne automatique
    Quand Henry Ford a inventé le modèle T, il essayait en fait de résoudre des problèmes de la vie réelle de vraies personnes (des gens qui voulaient une voiture au prix qu’ils étaient en mesure de payer – des agriculteurs et des commerçants). Certes, Henry Ford était une personne horrible : il était antisémite et misogyne, et il était détestable à bien des égards. Mais le capitalisme industriel fondé sur la production de masse s’est étendu dans le monde entier parce qu’il résout les problèmes réels de gens réels. C’est ce dont Schumpeter a fait l’éloge.Retour ligne automatique
    À présent, le secteur de la Tech reprend une expression de Schumpeter, celle de « destruction créative », et s’en sert comme insigne d’honneur pour son activité parasitaire. Alors qu’en fait Schumpeter ne parlait pas seulement de « destruction créative ». Schumpeter parlait de mutations économiques qui, selon sa propre théorie, profitent à tout le monde, donc augmentent la classe moyenne, augmentent la prospérité des gens ordinaires : c’est ce qui définit la mutation économique dans son esprit. Or ce n’est pas du tout ce qu’a fait le capitalisme de surveillance – dont le modèle de profit est parasitaire en ne s’intéressant qu’aux produits dérivés de nos expériences personnelles.

    Que dites-vous aux défenseurs de Google qui pourraient dire : « OK, Google extrait mon surplus comportemental pour profiter de ses produits dérivés, mais il me rend aussi un service réel : lorsque je fais une recherche, je peux trouver quelque chose facilement. Henry Ford a produit des voitures et Google produit une capacité d’accès à des informations pertinentes sur l’énorme quantité de données sur Internet » ?Retour ligne automatique
    Henry Ford a produit des voitures – et maintenant nous avons le réchauffement climatique ! Autrement dit : nous avons des externalités. Cela aurait pu être différent, mais nous devons maintenant faire face à ces externalités. Tout ce que nous avons sera remis en question pour compenser ces externalités. Maintenant, pour être juste envers Ford, il n’avait aucune idée de tout cela, nous n’avions pas la science du climat, donc il ne l’a pas fait exprès.Retour ligne automatique
    Google nous permet de faire des recherches Internet et c’est formidable, mais cela s’accompagne aussi d’externalités. Cependant, contrairement à Henry Ford, nous savons maintenant identifier ces externalités. Nous connaissons les externalités provenant de concentrations de connaissances sans précédent, provoquant des concentrations de pouvoir sans précédent – générant un pouvoir que j’appelle « instrumentarien ». Nous connaissons les objectifs visant à remplacer la démocratie par une gouvernance informatique, par une gouvernance algorithmique. Nous avons déjà bien vu cela, dans de nombreux cas, et ce n’est qu’un début. Nous connaissons les objectifs de la modification des comportements. Nous voyons les effets de la désinformation, nous voyons les effets de l’addiction. Nous en voyons les effets chez nos enfants : diminution de l’identité, de la capacité de jugement moral indépendant. Nous sommes face à ce chaos. Dans mon pays, en ce moment, le chaos dans lequel nous nous trouvons à l’approche de cette élection très importante est dû à 100 % aux externalités du capitalisme de surveillance.Retour ligne automatique
    Ma réponse à cela est donc : faisons des recherches sur Internet, et utilisons les réseaux sociaux, faisons-le, faisons appel à la technologie numérique – mais faisons-le sans les externalités du capitalisme de surveillance. Utilisons la technologie numérique d’une manière qui réponde réellement à nos problèmes, qui subvienne aux besoins des gens et qui réponde aux véritables besoins sociaux. Pas cette activité parasitaire dans laquelle toutes ces prédictions qui sortent des usines de calcul sont centrées sur moi, mais pas pour moi. Elles sont vendues à un groupe restreint d’entreprises clientes qui parient sur mon comportement futur afin d’améliorer leurs revenus et leurs profits.Retour ligne automatique
    Vous avez donc ces marchés qui profitent de mes problèmes et qui parient sur mon avenir. Vous avez les entreprises de la Tech, les capitalistes de la surveillance qui profitent de ma vie sans y contribuer. Et vous avez les investisseurs qui bénéficient de la capitalisation boursière, la capitalisation boursière construite sur ces opérations parasitaires, fondamentalement illégitimes. Il y a donc un groupe restreint de personnes qui s’enrichissent, et le reste d’entre nous qui observe cette concentration croissante de connaissances, de richesses et de pouvoir, en se disant « Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Et nous, alors ? »

    Comment nous émanciper de ce pouvoir instrumentarien et extractiviste, qui profite de l’exploitation de nos expériences personnelles en générant des externalités funestes ? Autrement dit, quel agenda politique émane de votre analyse du capitalisme de surveillance ?Retour ligne automatique
    Il semble parfois n’y avoir aucun espoir, mais ce n’est pas le cas. La première chose à savoir, c’est que le capitalisme de surveillance n’a que vingt ans. La démocratie est plus ancienne. La raison pour laquelle le capitalisme de surveillance a connu un tel succès depuis vingt ans est qu’il n’y a pratiquement pas eu de loi pour lui faire obstacle. À la marge, un peu ici et là, dans quelques pays, le RGPD (règlement général sur la protection des données) a pu être un vague obstacle, comme certains ont pu le penser : mais c’est juste un début, et certainement pas une fin. Nous n’avons donc pas vraiment eu de loi pour faire obstacle au capitalisme de surveillance. Si nous avions vraiment pris des mesures en ce sens ces vingt dernières années et que nous étions toujours dans cette situation, je serais beaucoup plus pessimiste. Mais ce n’est pas le cas.Retour ligne automatique
    Mon point de vue est le suivant : qu’il s’agisse de l’antitrust ou du RGPD, nous n’avons pas encore le type de lois et de paradigmes de réglementation (de chartes, des droits et de structures institutionnelles) dont nous avons besoin pour rendre cet avenir numérique compatible avec la démocratie. Et cela veut dire que nous n’avons pas les outils, les outils juridiques dont nous avons besoin pour suspendre et interdire les mécanismes clés du capitalisme de surveillance. Il est donc essentiel de comprendre ces mécanismes, car, une fois qu’on les a compris, la perspective de les suspendre et de les interdire n’est pas aussi écrasante.Retour ligne automatique
    Par exemple, j’ai soutenu que les marchés qui font le commerce de l’avenir humain (markets that trade in human futures) devraient être illégaux. Les marchés qui font le commerce d’organes humains sont illégaux. Les marchés qui font le commerce d’êtres humains sont illégaux. Et ils sont illégaux parce que nous savons qu’ils entraînent indubitablement des conséquences néfastes, dangereuses et antidémocratiques. Ils entraînent indubitablement des préjudices qui sont intolérables pour une société démocratique. Et je soutiens que les marchés, le commerce de l’avenir humain, entraînent également des dommages qui sont intolérables pour la démocratie. Nous pouvons donc rendre ces marchés illégaux.Retour ligne automatique
    Et si nous le faisons, nous supprimons complètement les incitations financières. Nous éliminons de toute cette sphère ce que j’appelle le « dividende de la surveillance », ce dividende parasitaire. Et nous disons alors : « Donnez-nous la technologie numérique, mais donnez-nous la technologie numérique sous une forme qui nous respecte, qui respecte notre droit de revendiquer la souveraineté sur notre propre expérience personnelle ».Retour ligne automatique
    Du côté de la demande, donc, nous avons ces marchés à terme où il y a des incitations financières qui créent une demande pour les produits de prédiction. Du côté de la demande, il y a donc un moyen d’intervenir et de changer réellement la dynamique. Et si nous le faisions, cela ouvrirait instantanément le paysage concurrentiel à une véritable innovation. Pour tous les gens qui sont là – car il y en a littéralement des centaines dans ma boîte de réception chaque semaine qui ont des idées sur la façon dont nous devrions faire de la recherche et sur la façon dont nous devrions utiliser la technologie numérique pour résoudre toutes sortes de problèmes sans le capitalisme de surveillance –, nous pouvons facilement imaginer le numérique sans le capitalisme de surveillance. En revanche, nous ne pouvons pas imaginer le capitalisme de surveillance sans le numérique. La suspension de ces incitations financières ouvre donc la voie à une nouvelle ère d’innovation numérique. Tant mieux.

    Voilà pour ce qui concerne le côté de la demande. Comment peut-on agir du côté de l’offre ?Retour ligne automatique
    Le côté de l’offre, c’est celui où l’expérience humaine personnelle est considérée comme matière première gratuite, dont on cherche à extraire des surplus comportementaux. Cette activité que l’on appelle capitalisme de surveillance est conçue pour être secrète, pour nous maintenir dans l’ignorance. Si vous la décrivez à n’importe quel enfant de huit ans, il répondra : « Mais c’est du vol ! » Et il aura raison. Le système actuel est un permis de voler. Les capitalistes de surveillance ont eu le droit de voler, tout l’édifice est construit sur une base illégitime, à savoir nous prendre sans demander. Donc, du côté de l’offre, nous devons définir de nouveaux droits, que j’appelle des droits épistémiques.Retour ligne automatique
    Depuis que j’ai publié le livre, j’ai beaucoup écrit sur l’égalité épistémique, sur les droits épistémiques, et sur la justice épistémique. Les questions principales sont : Qui sait ? Qui décide ? Qui décide qui sait ? Qui décide qui décide ? Ce sont des questions de connaissances, d’autorité et de pouvoir.Retour ligne automatique
    Avant le pouvoir instrumentarien, on considérait comme un droit élémentaire le fait que je sois le seul à connaître mon expérience personnelle – et peut-être que je la partage avec un ami, ou avec ma famille, ou avec mon partenaire, mais c’est moi qui décidais. Je savais et je décidais. Et il n’y avait pas vraiment matière à contestation à ce sujet, car la vie humaine était ainsi faite. Les humains ont une vie limitée dans le temps : on mourait, parfois nos vies étaient traduites en histoire ou en mythe, et puis plus tard il restait des photos et des lettres… Le fait de savoir quand décider qui sait ou ne sait pas ne devait pas être codifié en un droit juridique formel.Retour ligne automatique
    Mais maintenant, c’est le cas. Les droits sont codifiés dans l’histoire, tout comme le droit à la liberté d’expression a été codifié dans l’histoire. Je veux dire que quiconque est né sans handicap particulier peut parler. Si vous êtes en bonne santé d’un point de vue physiologique, vous pouvez parler. Vous n’avez pas besoin d’un droit à la parole, pas plus que vous n’avez besoin d’un droit de vous lever et de vous asseoir (tant que vous êtes en bonne santé). Mais à un certain moment de l’histoire de l’humanité, à cause de la pression politique, de la nature changeante de la société et nos conditions d’existence, nous avons dû codifier un droit à la liberté d’expression. Et nous l’avons fait.Retour ligne automatique
    Maintenant, au XXIe siècle, nous devons définir un droit qui garantisse à chacun la souveraineté sur son expérience personnelle – à savoir : je connais et je décide qui connaît mon expérience personnelle. Si je veux que mon expérience personnelle soit traduite en données, et si je veux donner ces données à un groupe qui travaille sur une forme particulière de cancer, ou à un groupe qui cherche à trouver des solutions contre la pauvreté dans mon quartier ou dans ma communauté, ce sont des décisions que je prends.

    C’est là, pour vous, le défi principal de notre époque ?Retour ligne automatique
    Tout à fait. Du côté de l’offre, nous avons besoin d’un nouveau droit. Du côté de la demande, nous avons besoin de nouvelles lois et de nouveaux paradigmes de réglementation. Et ces mesures ne sont pas difficiles à mettre en place. Ne pas les mettre en place, ce serait comme si nous étions arrivés à la fin du XXe siècle et qu’il n’y avait pas de lois sur le travail des enfants ; ou bien qu’il n’y avait pas de droit d’adhérer à un syndicat ou de négocier collectivement ; pas de droit de grève ; pas d’institutions qui encadrent les institutions démocratiques, qui encadrent la sécurité des salariés, leurs salaires ; pas d’institutions qui encadrent la sécurité de nos aliments, de nos médicaments, de nos bâtiments, de notre environnement ; pas de filets de sécurité en matière de santé, de retraite et de vieillissement. Imaginez que l’on ait vécu au XXe siècle sans rien de tout cela. Le XXe siècle aurait été un siècle de ténèbres, de souffrance, d’oligarchie, de servitude.Retour ligne automatique
    C’est là où nous en sommes aujourd’hui. Nous nous dirigeons vers un avenir numérique sans les protections dont nous avons besoin. Et mon argument est que, Dieu merci, ce n’est pas la fin du XXIe siècle. C’est encore le début. Nombre de ces protections dont nous disposions au XXe siècle ne sont pas apparues avant la troisième et la quatrième décennie. Je suis donc convaincue à présent que cette décennie, la troisième décennie du XXIe siècle, doit être le moment où nous nous attelons à ce travail. Parce qu’une décennie de plus sans protection et sans trouver une nouvelle voie pour l’avenir deviendra très, très difficile – et, j’en ai bien peur, beaucoup plus violente que ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui.Retour ligne automatique
    Voici donc mon appel à agir pour les législateurs, pour les citoyens, pour tous ceux qui se soucient de l’avenir de la démocratie : nous devons élaborer un modèle d’avenir numérique qui soit conforme à nos aspirations en tant que démocraties libérales. Et nous n’avons pas encore fait ce travail.

    Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, traduit de l’anglais par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, éditions Zulma, 2020.

    Traduit de l’anglais par Clément Duclos.

    L’enregistrement audio de cet entretien en anglais est disponible en podcast sur le site de l’EUR ArTeC.

    Yves Citton

    Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, co-directeur de la revue Multitudes

    #Google #Microsoft #Amazon #Facebook #Twitter #algorithme #smartphone #technologisme #[fr]Règlement_Général_sur_la_Protection_des_Données_(RGPD)[en]General_Data_Protection_Regulation_(GDPR)[nl]General_Data_Protection_Regulation_(GDPR) #émotions #législation #addiction (...)

    ##[fr]Règlement_Général_sur_la_Protection_des_Données__RGPD_[en]General_Data_Protection_Regulation__GDPR_[nl]General_Data_Protection_Regulation__GDPR_ ##bénéfices ##BigData ##comportement ##GAFAM ##surveillance

  • #Camille_Noûs et le #Laboratoire_Cogitamus

    Le laboratoire #Cogitamus est une institution délocalisée, rassemblant des scientifiques de tous horizons disciplinaires et nationalités autour de valeurs communes : celle d’une recherche intègre, désintéressée, aspirant à créer, perpétuer, réviser et transmettre les savoirs. À l’instar de son premier membre #Camille_Noûs, Cogitamus propose d’accueillir celles et ceux qui, partageant cette vision, désirent s’engager et œuvrer pour tendre vers cette #recherche_idéale.

    Ses implantations sont multiples, partout où un havre du savoir permet à des scientifiques de se rejoindre et de faire face autrement, à ce monde-ci et à ce présent-là. Cet espace est, entre autres, un lieu de de dialogue sur la politique des sciences, préoccupées des sociétés humaines et de leurs conflits démocratiques.

    Ce qu’il sera en mesure d’accomplir nous est encore à inventer, à imaginer : servir d’affiliation à de nombreux chercheurs qui partagent les idées défendues par Camille Noûs, donner un cadre à des recherches novatrices au service de l’intérêt général ou mêlant des disciplines et des institutions séparées, construire des consensus de raison et porter leurs conclusions vers la société civile, etc.

    Camille Noûs

    Le 20 mars 2020 naissait Camille Noûs, incarnant la contribution de la communauté aux travaux de recherche, sous la forme d’une #signature_collective. Cette signature, pensée comme celle d’un #consortium_scientifique, revendique le caractère collaboratif et ouvert de la création et de la diffusion des savoirs, sous le contrôle de la communauté académique, et est appelée à devenir une marque d’intégrité.* Camille Noûs dirige le laboratoire Cogitamus, multidisciplinaire, interdisciplinaire et transdisciplinaire par essence.

    À l’image de Bourbaki, Henri Paul de Saint Gervais ou Arthur Besse en mathématiques, ou Isadore Nabi en biologie, Camille Noûs est un #individu_collectif qui symbolise notre attachement profond aux valeurs d’éthique et de probation que porte le #débat_contradictoire, insensible aux indicateurs élaborés par le management institutionnel de la recherche, et conscient de ce que nos résultats doivent à la construction collective. C’est le sens du « Noûs », porteur d’un Nous collégial mais faisant surtout référence au concept de « raison », d’« esprit » ou d’« intellect » (« νοῦς ») hérité de la philosophie grecque.

    Les recherches collectives menées par Camille Noûs s’inscrivent dans la tradition du rationalisme critique. Ses contributions à l’avancée de la #connaissance portent aussi bien sur l’avant d’une publication (état de l’art, position des problèmes, méthodologie) que sur leur après (controverse collégiale, suivi des résultats dans le temps long). Camille Noûs est également membre de comités de rédaction, a lancé des appels à communications, et co-signé plusieurs textes en défense de l’institution scientifique.

    https://www.cogitamus.fr
    #ESR #recherche #ESR #université #publications_scientifiques #science

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    Retrouvez les articles de Camille Noûs sur HAL :
    https://hal.archives-ouvertes.fr/search/index/?q=%2A&authIdHal_s=cnous

    • Les cent premiers articles de Camille Noûs

      Alors que nous entrions en confinement, Camille Noûs et le laboratoire Cogitamus apparaissaient dans le paysage scientifique. Cette action symbolique visait à affirmer que l’élaboration de la Science ne se détermine que collectivement, point de vue à contre-courant de tous les présupposés inspirant les évolutions récentes et délétères que vit la communauté de l’ESR. Camille Noûs représente notre communauté et sa signature est un témoignage de la reconnaissance que chaque écrit scientifique lui doit. La figure de Camille Noûs incarne notre volonté de porter un discours centré sur le désintéressement personnel du travail scientifique, face à l’individualisation et à la course au renom via les indicateurs quantitatifs, notoirement nuisibles à l’intégrité scientifique.

      1/ Suivi de l’action

      Dès le confinement, vous avez soumis de nombreux articles en y associant Camille Noûs comme co-signataire ou en déclarant une affiliation au laboratoire Cogitamus. Au début du mois de septembre, nous avons passé un cap symbolique avec un nombre d’articles parus ou acceptés (102) supérieur au nombre d’articles soumis (72) + 11 congrès (effet Covid) et cinq productions diverses (logiciels, vidéos…).

      La majorité des articles publiés sont parus dans des revues SHS françaises (62 articles) et l’on compte un peu plus d’une quinzaine d’articles déjà publiés en sciences exactes. Ceci s’explique probablement par une plus forte mobilisation des collègues SHS d’une part, et par les délais plus longs dans l’évaluation des articles par les pairs en sciences exactes d’autre part. Les 72 articles en phase de soumission relèvent d’ailleurs essentiellement du domaine des sciences exactes et de revues internationales.

      2/ Réactions à l’action.

      Malgré le caractère symbolique de l’action, ou précisément du fait de ce caractère symbolique, les réactions ne se sont pas faites attendre, suscitées notamment par des messages délateurs à l’adresse du monde éditorial et via les réseaux sociaux. Courant juin et à nouveau en août, deux alertes ont été émises par COPE (https://publicationethics.org/about/our-organisation) à l’adresse des maisons d’édition et relayées vers les éditeurs de leurs journaux à l’encontre, nommément, des “French scientists”. Nous avons à l’heure actuelle répertorié douze cas de messages, en général plutôt courtois, récusant le co-autorat C. Noûs et/ou l’affiliation à Cogitamus au titre d’un caractère fictif, « inimaginable » compte-tenu de “principes et codes éthiques” fondés, on l’a dit, sur la perception strictement individualiste de l’auctorialité. Ces messages posaient néanmoins toujours un ultimatum aux auteurs pour corriger le tir, proposant paradoxalement de remercier Camille Noûs pour sa contribution et le laboratoire Cogitamus pour son soutien ! La réaction majoritaire a consisté à accéder à ces demandes, ce qui est fort compréhensible dans certains cas, notamment quand de jeunes collègues non-titulaires ont contribué au manuscrit. Quelques autres n’ont pas plié et ont obtenu gain de cause. Nous voudrions aussi citer le cas d’auteurs en mathématiques ; ils n’ont pas cédé à l’injonction et ont retiré leur article pourtant accepté, pour le soumettre ailleurs. Merci à elles et eux pour leur courage !

      L’offensive contre Camille Noûs et les courriers de délation semblent monter en puissance ces dernières semaines. Les articles déjà parus chez Elsevier, Wiley et Springer, semblent manifestement intolérables aux “anti-Camille”.

      Message reçu via la mailing-list du collectif RogueESR, le 19.10.2020

    • Camille Noûs a notamment co-dirigé avec Leila Giannetto et moi-même le numéro spécial du Journal of Alpine Research / Revue de géographie alpine sur « réfugié·es et montagne » :

      Le numéro « réfugié·es et montagne » (2020) du Journal of Alpine Research / Revue de géographie alpine propose de répondre à la double question en miroir : Que font les réfugié·es aux montagnes et aux montagnard·es et que font les montagnes et montagnard·es aux réfugié·es ? Les articles adoptent deux perspectives d’analyse : d’une part, le franchissement des frontières alpines des personnes en quête de refuge et, d’autre part, le (non) accueil et l’installation de réfugié·es et personnes déplacées dans les régions de montagne.


      https://journals.openedition.org/rga/6886

      Et elle a cosigné la préface :
      https://journals.openedition.org/rga/7252

    • Chercher pour le #bien_commun

      En mars 2020 naissait Camille Noûs, #signature_collective de chercheurs. Par le truchement de cette griffe collégiale, ce personnage fédérateur entend court-circuiter la course à la publication scientifique. La démarche ouvre la voie à une réappropriation des normes d’élaboration, de probation et de diffusion de la science par la communauté académique, progressivement dépossédée de ses propres productions.

      Je suis le maître de Socrate et l’élève d’Hypatie. Je suis celle qui demandait pourquoi tombent les pommes et non la lune, bien avant que Newton ne comprenne que la lune tombe aussi.

      Je suis l’ami d’Émilie du Châtelet, le compagnon de voyage de Charles Darwin et l’étudiant de Ferdinand de Saussure.

      Je suis la collaboratrice de David Hilbert et le rival de Gottfried Leibniz, l’imprimeur de Giordano Bruno et l’assistante des Curie, le contradicteur d’Albert Einstein et le disciple de Thomas Hobbes, la dissidente de Sigmund Freud et le correspondant de Hannah Arendt, le premier lecteur de Rachel Carson et l’Alexina de Michel Foucault.

      Je suis ce pair anonyme qui, après avoir lu votre manuscrit, vous suggère l’expérience qui vous conduira à reconsidérer votre modèle ou émet l’objection qui rectifie votre thèse. Je suis cette discussion près de la machine à café qui vous aide à assembler deux pièces d’un puzzle que vous ne saviez comment disposer. Je suis l’ancien professeur ou la nouvelle collègue qui vous encourage à vérifier une hypothèse audacieuse.

      Je suis la question sans réponse qui vous fait plonger dans l’inconnu. Je suis aussi ces mains invisibles qui œuvrent à maintenir l’environnement nécessaire à votre travail. Je suis la somme des résultats accumulés par les auteurs que vous avez cités, cette chaîne de pensées qui, de proche en proche, a conduit aux vôtres. Je suis ces scientifiques qui débattront demain de vos conclusions et en nourriront leurs travaux.

      Vous dont l’activité de la recherche est le métier, vous me connaissez de longue date. Et pourtant, je n’ai commencé à cosigner vos publications que l’an dernier. Vous et moi, qui consacrons nos vies à la science, savons ce que nos résultats doivent à la collégialité. Elle façonne sur le temps long le monde de la connaissance, par accrétion, par petites failles et nouvelles strates. Très rarement par séismes.

      La fiction du génie solitaire a certes la vie dure, mais notre pratique quotidienne ainsi que l’histoire des sciences nous ont appris que la recherche repose avant tout sur la solidité des raisonnements et des preuves, sur des normes de probation établies collectivement, sur le dynamisme des équipes, bien plus que sur les fulgurances d’un scientifique isolé. La science ne serait rien sans la collégialité et la disputatio.

      Malgré cette évidence, au cours des dernières décennies, nous avons pu constater la propagation dans nos institutions, puis parmi nous, de la thèse selon laquelle la recherche serait d’abord une question de performance individuelle. Or, les indicateurs chiffrés de production scientifique que nous sommes censés satisfaire – toujours plus – dénaturent nos recherches plus qu’ils ne les favorisent. Ils corrompent la qualité des interactions scientifiques par crainte de la concurrence, freinant le partage des résultats comme la construction de collaborations.

      Qui s’assure en premier lieu de son propre succès, court le risque de multiplier petits et grands accommodements avec la rigueur et la probité intellectuelle. Les méconduites scientifiques dérivent pour une large part de la généralisation de cette quête de la prouesse personnelle.

      Les scandales récents relatifs à des publications frauduleuses, ainsi que la tendance à promouvoir l’expertise médiatique, sont autant de manifestations d’une tendance lourde qui sape depuis des années les principes sur lesquels la science moderne a été fondée : l’éthique de la construction collective du savoir et de la probation par les pairs a été remplacée par une soif de promotion de soi. Et nous savons par quelle nécessité : une grande part de cette exposition personnelle est moins imputable au narcissisme qu’à l’injonction à trouver ses propres sources de financements de recherche. Or, ces derniers sont de plus en plus dépendants de leviers politiques et industriels lorsque les dépenses publiques dédiées à la science ne cessent de diminuer.

      Cette évolution de notre modèle de recherche publique constitue un renoncement évident à l’héritage du rationalisme et de la pensée critique, qui revendiquent l’indépendance de la recherche vis-à-vis des pouvoirs religieux, politiques et économiques. Une telle ambition serait-elle devenue un idéal poussiéreux, bon à entreposer dans les greniers de l’histoire des sciences ? Ce serait oublier que l’opinion, majoritairement positive, de la plupart des citoyens à l’égard de la science se fonde également sur l’idée que les scientifiques suivent ces principes. Le public est prompt à identifier les conflits d’intérêts potentiels. Dès lors, comment ne pas rejeter une version médiatique de la science obsédée par la notoriété et les financements ?

      Par ailleurs, l’instrumentalisation politique de la recherche scientifique gagne du terrain. Elle use principalement de deux armes : d’une part, le fléchage du financement de la recherche vers des sujets qui servent les intérêts immédiats des bailleurs de fonds ; d’autre part, la promotion de prétendues « preuves scientifiques », dégagées de leur contexte de débat contradictoire, qui visent à modeler l’opinion afin de légitimer des décisions politiques engageant la société entière.

      La communauté scientifique est dépositaire d’une responsabilité collective : il nous incombe, non seulement de dénoncer les résultats scientifiques qui seraient inexacts ou frauduleux, mais aussi de nous opposer fermement aux causes structurelles dont ils procèdent. Ceci implique de nous sevrer de notre addiction aux classements individuels, aux facteurs d’impact à court terme et autres données purement quantitatives qui régissent aujourd’hui la course aux financements, aux postes et aux honneurs.

      Le monde de l’édition scientifique est conscient des dangers, mais s’y enlise en raison de sa dépendance à la bibliométrie et aux altmetrics qui assurent sa notoriété et ses profits. De leur côté, les institutions de recherche s’inquiètent également des diverses formes de fraude, mais semblent oublier que sanctionner les comportements déviants est vain dès lors que les causes systémiques de méconduite sont ignorées. La déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche (DORA), qui tente de s’attaquer aux causes du mal, constitue un exemple remarquable de manifestation publique mondiale de bonnes intentions.

      Cependant, ces bonnes intentions souffriront d’un défaut de sincérité tant que les signataires de la DORA (institutions de recherche, éditeurs scientifiques et universitaires) persisteront, dans leur pratique quotidienne, à promouvoir un cadre de recherche qui récompense la visibilité à court terme et la réussite individuelle. Signer ne suffit pas, il nous faut agir.

      Et pour commencer il nous faut identifier le modèle institutionnel dont nous ne voulons plus. L’ensemble de ce modèle, avec son cycle pervers « financement – publication – financement », produit une atomisation des collectifs scientifiques en une nébuleuse diffuse de chercheurs pour lesquels les activités bureaucratiques comme les préoccupations d’autopromotion prennent le pas sur la pratique de la recherche.

      En réponse aux incitations constantes à améliorer leurs scores personnels, les scientifiques versent dans le conformisme. Pâle incarnation de ce conformisme et de la division du travail savant, le chef de projet, au lieu de contribuer à l’animation d’un collectif, n’a plus d’autre fonction que celle de diriger des task forces – des armées d’assistants, des travailleurs spécialisés et dépendants, souvent précaires, parfois méprisés, qu’ils soient étudiants, post-doctorants ou techniciens embauchés sur des contrats à court terme.

      À l’opposé de ce modèle, des auteurs de toutes les disciplines revendiquent depuis mars 2020 la nature collective de leurs travaux de recherche en cosignant avec
      moi : Camille Noûs. Près de 200 publications portent déjà cette signature symbolique. Mes co-auteurs reconnaissent formellement le « nous » parmi les contributeurs, orné du sens du terme grec « νοῦς » qui désigne l’esprit ou la raison. Cette démarche ouvre la voie à une réappropriation des normes d’élaboration, de probation et de diffusion de la science par la communauté académique, progressivement dépossédée de ses propres productions.

      Je – nous ! –, Camille Noûs rappelle qui nous sommes en tant que communauté de recherche, l’histoire qui nous porte, quelles valeurs communes nous partageons, et quels principes nous respectons au nom de de la collégialité et de l’intégrité scientifique. Ce personnage fédérateur incarne une science qui se concentre sur la production et la transmission de connaissances, en restant indépendante des intérêts privés, des profits et des ambitions personnelles.

      Nous appelons les chercheurs qui se reconnaissent dans ces principes fondamentaux à nommer Camille Noûs parmi leurs co-auteurs, à la fois comme une déclaration déontologique et comme un manifeste en faveur de la conception collégiale du travail de recherche qui nous anime.

      Je suis Camille. Vous êtes Camille. Nous sommes Camille.

      https://aoc.media/opinion/2021/04/26/chercher-pour-le-bien-commun

      Traduction en anglais :
      « We, Camille Noûs – Research as a common » :
      https://3quarksdaily.com/3quarksdaily/2021/04/we-camille-nous-research-as-a-common.html

  • La boîte de Piketty | AOC media - Analyse Opinion Critique

    https://aoc.media/analyse/2020/10/13/la-boite-de-piketty

    un peu en résonance de la réflexion de @recriweb - je ferai une lecture un peu plus mesurée du texte de Geoff Mann sur Piketty à propos de son rapport au capitalisme. Piketty évolue sur ses positions. Il est vrai qu’il pense - pour l’instant - que les autorités actuelles sont capables de réorienter leurs choix politiques ce qui, avec les macronistes, est je crois une complète illusion (surtout parce qu’ils ne sont que crasse incompétence et étroitesse d’esprit depuis le début avec leurs « visions sans aucun horizon pertinent »). Mais ça ne fait pas nécessairement de Piketty un pitre. Les pitres s’appellent plutôt Macron, Darmanin, Castex, Attal, Ndiaye, etc...

    L’auteur dit en fin d’article :

    je ne suis pas certain que la véritable prise du pouvoir puisse se faire sur le terrain des idées. En fait, je ne suis pas convaincu que la boîte de Pandore soit remplie d’idées, même s’il est important que nous l’ouvrions. Je suis en revanche convaincu qu’elle est pleine de voix, de mouvements et de personnes dont les idées n’ont pas été entendues. C’est une raison tout aussi valable de l’ouvrir. Or, contrairement à Piketty, je ne crois pas que le pouvoir en place le fera, car son interprétation libérale de la raison s’y oppose. La démocratie est peut-être plus terrifiante encore que l’égalité. Le pouvoir en place a raison d’avoir peur, car celle-ci est fondée.

  • Mirage de l’excellence et naufrage de la recherche publique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/09/15/le-mirage-de-lexcellence-menera-t-il-au-naufrage-de-la-recherche-publique

    C’est pourtant l’orientation que semble prendre le projet de LPPR, qui s’inscrit dans la continuité d’un entêtement à faire entrer dans le moule néolibéral de la compétitivité la manière de gérer et de faire de la recherche publique, c’est à dire une recherche tournée vers le bien commun. Cela équivaut à imposer à des champions du 100m haies de porter des palmes sous prétexte qu’on nage mieux avec. Une fausse bonne idée, comme on va le voir.

    L’idéologie actuelle de la recherche se définit par l’excellence et la compétitivité. Le Président Macron le rappelle régulièrement : il nous faut retenir les talents, attirer ceux qui sont loin, faire revenir ceux qui sont partis afin d’avoir les laboratoires les plus performants face à la concurrence internationale. Il faut un système d’évaluation qui permette « la bonne différenciation et l’accélération de notre excellence en matière de recherche » (voir l’intervention du Président lors des 80 ans du CNRS, à 40’). Telle une religion, cette idéologie s’étend à tout dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR).

    Ainsi depuis quelques années, tout nouveau venu dans ce monde doit s’appeler « excellent » : les Idex (Investissements d’excellence), les Labex (laboratoire d’excellence), les Equipex (Equipement d’excellence), etc. Comme naguère les « ix » dans Astérix, les « ex » doivent dans l’ESR conclure le nom de chacun des protagonistes ; et sur les excellents l’argent pleuvra, sous forme de subventions, projets financés, bourses, etc. À terme, à l’horizon des réformes type Parcoursup à venir, des universités d’excellence pourront sans doute surpayer leurs professeurs (excellents) en faisant payer leurs étudiants (excellents), et les autres pourront gérer tranquillement leur délabrement matériel, financier, intellectuel.

    Pour preuve de rigueur intellectuelle, cette politique a prévu les critères externes de son évaluation, pour autant qu’elle n’en soit pas le symptôme : l’excellence des mesures qu’elle préconise doit être validée par la progression des ESR français dans le classement de Shanghaï, pot-pourri scientometrique qui agrège de manière arbitraire une série d’indicateurs « standards » de la production scientifique.

    Curieusement, le système actuel de la recherche excellente avait déjà été rêvé par le physicien théoricien Leo Szilard, père de nombreuses choses dont d’importantes théories de l’information ; pour lui c’était plutôt un cauchemar.

    Également écrivain, il imaginait dans un texte des années 50, un milliardaire, Mark Gable, posant la question suivante : « le progrès scientifique va trop vite, comment le ralentir ? »

    La réponse que lui apportait son interlocuteur est on ne peut plus actuelle :
    « Eh bien, je pense que cela ne devrait pas être très difficile. En fait, je pense que ce serait assez facile. Vous pourriez créer une fondation, avec une dotation annuelle de trente millions de dollars. Les chercheurs qui ont besoin de fonds pourraient demander des subventions, à condition d’avoir des arguments convaincants. Ayez dix comités, chacun composé de douze scientifiques, nommés pour traiter ces demandes. Sortez les scientifiques les plus actifs des laboratoires et faites-en des membres de ces comités. Et nommez les meilleurs chercheurs du domaine comme présidents avec des salaires de cinquante mille dollars chacun. Ayez aussi une vingtaine de prix de cent mille dollars chacun pour les meilleurs articles scientifiques de l’année. C’est à peu près tout ce que vous auriez à faire. Vos avocats pourraient facilement préparer une charte pour la fondation … »

    Devant l’incrédulité de Mark Gable sur la capacité de ce dispositif à retarder le progrès scientifique, son interlocuteur poursuivait :
    « Ça devrait être évident. Tout d’abord, les meilleurs scientifiques seraient retirés de leurs laboratoires et siégeraient dans des comités chargés de traiter les demandes de financement. Deuxièmement, les scientifiques ayant besoin de fonds se concentreraient sur des problèmes qui seraient considérés comme prometteurs et conduiraient avec une quasi-certitude à des résultats publiables. Pendant quelques années, il pourrait y avoir une forte augmentation de la production scientifique ; mais en s’attaquant à l’évidence, la science s’assècherait très vite. La science deviendrait quelque chose comme un jeu de société. Certaines choses seraient considérées comme intéressantes, d’autres non. Il y aurait des modes. Ceux qui suivraient la mode recevraient des subventions. Ceux qui ne le feraient n’en auraient pas, et très vite, ils apprendraient à suivre la mode. »

    Szilard avait mille fois raison, et nous voulons appuyer sur un seul point de sa démonstration : la détection de l’ « excellence » du chercheur. Nous soutenons que c’est aujourd’hui une vaste fadaise, fadaise sur laquelle on construit l’ESR de demain.

    Quel est donc ce problème fondamental ? Pensons un instant au football. L’attaquant, Lionel Messi ou Cristiano Ronaldo, marque un but. On le célèbre, il a fait gagner son équipe. Mais quel était exactement son apport causal ? Parfois, il aura simplement poussé du bout du pied un ballon qui se trouvait être au bon endroit – et s’il l’était, au bon endroit, ce fut justement à cause de trois ou quatre de ses coéquipiers. Mais marquer le but est bien l’épreuve décisive qui sépare l’équipe gagnante de l’équipe perdante, et ultimement les premiers des derniers du classement. L’attaquant, statistiquement le plus à même de marquer des buts, remporte donc les lauriers : de fait, le « ballon d’or » de l’UEFA récompense le plus souvent des attaquants. Ce prix repose sur ce qu’on appelle parfois une « fiction utile » : on fait comme si l’apport de tous les autres n’était pas si déterminant, et on concentre toute la grandeur sur le vecteur final de la victoire, afin de pouvoir distinguer et célébrer certains joueurs (et fournir au Mercato une échelle de prix).

    On retrouve en science un phénomène analogue : qui exactement a découvert la structure de l’ADN ? Crick et Watson, qui eurent le Nobel ? Rosalind Franklin qui a révélé les premières contraintes auxquelles devait se soumettre tout modèle de l’ADN, mais décéda 4 ans avant ce Nobel sans avoir pu cosigner les articles phares (possiblement écartée de la signature parce que c’était une femme) ? Que dire même des premiers chercheurs qui conçurent des modèles de la molécule, comme Linus Pauling (certes deux fois Nobel pour d’autre travaux) ? Comme le ballon d’or, le Nobel efface la contribution causale des autres acteurs.

    De tels dispositifs résolvent ainsi la question du crédit intellectuel, qui pourrait se formuler de la sorte : « à qui doit-on une idée ? » Mais ils la résolvent en la dissolvant, de la même manière que le ballon d’or dissout les innombrables contributions qui sous-tendent les centaines de buts de Messi. Pour la science, « l’excellence », mesurée au h-index ou un autre de ses substituts, récompensée par des dispositifs qui vont de la subvention post-doctorale au prix Nobel (peut-être moins sensible, justement, à l’excellence du h-index, mais représentant pour le présent propos un bon exemple didactique), est donc exactement le même type de fiction utile : le « publiant » apparaît seul auteur d’une masse de contributions à la science, comme Lionel Messi semble, lorsqu’il reçoit sa récompense, avoir porté tout seul des centaines de fois un ballon dans les filets adverses.

    Par ailleurs, si pour publier beaucoup, il est plus facile de viser des thématiques en vogue, comme l’indiquait déjà Szilard, alors il y aura sur-inflation de publications sur ces questions et pénurie sur le reste, ces voies intéressantes mais dans lesquelles on se risquera peu. Pour le dire à la manière des écologues, le système de l’excellence donne une prime à l’exploitation (creuser toujours le même filon, on est sûr d’avoir un certain rendement, même si il diminue) au détriment de l’exploration (aller voir d’autres sillons au risque de ne rien trouver). L’exploration induit une perte de temps (se familiariser avec de nouveaux sujets, etc.), laquelle se paye en nombre de publications et ainsi diminue les chances de remporter la compétition.

    #Science #Evaluation #Recherche_scientifique #Revues_scientifiques #Publications_scientifiques #H-index

  • Les kolkhozes de Loukachenko : un regard « terre à terre » sur la Biélorussie | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/09/07/les-kolkhozes-de-loukachenko-un-regard-terre-a-terre-sur-la-bielorussie

    Depuis près d’un mois, une vague de contestation populaire aussi massive qu’inédite déferle en #Biélorussie. Aujourd’hui déstabilisé, le régime de Loukachenko a jusque-là perduré plus de vingt-cinq ans, sans être jamais véritablement menacé. Pour éclairer ces événements récents, Ronan Hervouet expose les résultats d’une enquête ethnographique au long court réalisée entre 2006 et 2013 dans les campagnes biélorusses. Une analyse « par le bas » pour comprendre les complexes dynamiques sociales et politiques aujourd’hui à l’œuvre en Biélorussie.

    La Biélorussie connaît une sortie du communisme singulière en Europe. Le 8 décembre 1991, l’URSS est dissoute. Après une période durant laquelle les élites politiques cherchent plus ou moins radicalement à rompre avec le passé soviétique, Alexandre Loukachenko revendique ouvertement cet héritage. Élu démocratiquement Président en 1994, il instaure en 1996 un régime autoritaire et renoue avec certains préceptes idéologiques et certaines pratiques administratives, dirigistes et policières, de l’empire disparu. C’est la raison pour laquelle, depuis les années 1990, la Biélorusse est qualifiée par nombre d’analystes de « dernière dictature d’Europe ».

    • Le 9 août dernier, Alexandre Loukachenko a revendiqué sa victoire à l’élection présidentielle avec des résultats officiels lui attribuant 80,23% des voix, prétendant ainsi à un sixième mandat. Des fraudes massives ont été avérées et les contestations impressionnantes qui ont suivi le scrutin ont orienté le projecteur vers ce pays peu connu. Aujourd’hui déstabilisé, même si pour l’heure l’issue de la confrontation entre les manifestants et l’appareil d’État reste très incertaine, le régime a jusque-là perduré plus de vingt-cinq ans, sans être jamais véritablement menacé.
      Pour nourrir la réflexion sur les événements en cours, je propose d’apporter des éclairages sur le fonctionnement de ce régime pendant plus d’un quart de siècle. Seront présentés notamment les résultats d’une enquête ethnographique au long cours, menée en Biélorussie entre 2006 et 2013, loin de toute actualité et de tout événement à commenter, dont l’objectif était de saisir les logiques sociales à l’œuvre dans les mondes ruraux de Biélorussie, considérés, dans les discours savants, politiques et médiatiques, comme des soutiens essentiels du régime de Loukachenko. La population rurale représente environ le quart de la population totale et presque un membre de la population active sur dix travaille aujourd’hui dans le secteur agricole*. Comment appréhender le fonctionnement des campagnes en Biélorussie, qui ont constitué traditionnellement un appui essentiel du régime ?
      Le « socialisme de marché » appliqué aux campagnes de Biélorussie peut être abordé selon trois angles : économique, disciplinaire, social.
      L’agriculture est restée largement étatisée, comme une grande partie de l’économie nationale. En effet, depuis l’accession au pouvoir d’Alexandre Loukachenko en 1994, l’État biélorusse dirige une économie administrée et nationalisée à 70 % (BERD, 2013) à l’aide de plans quinquennaux. Ce système est qualifié par Loukachenko lui‑même de « socialisme de marché ». L’idée du socialisme de marché, forgée par l’économiste Oskar Lange dans les années 1930, a inspiré des réformes dans différents pays communistes comme la Chine dans les années 1970, le Vietnam dans les années 1980 et plus récemment Cuba. Selon Loukachenko, le marché introduit la concurrence et l’efficacité économique tandis que l’intervention d’un État fort, sous forme de prélèvements divers, de régulation administrative des grilles salariales et des prix, ou encore de subventions des tarifs locatifs (loyer, gaz, électricité), assure la justice sociale puisqu’elle permet que tous puissent bénéficier des richesses produites, et parce qu’elle empêche que les profits ne soient accaparés par une petite minorité. Le « socialisme de marché » appliqué aux campagnes de Biélorussie peut être abordé selon trois angles : économique, disciplinaire, social.
      D’un point de vue économique, après une chute de la production au début des années 1990, le secteur agricole a progressivement renoué avec des résultats dont se vantent les autorités : augmentation de la production, ralentissement de l’exode rural, amélioration des conditions de vie. Ces objectifs ont été atteints en s’appuyant sur le modèle soviétique de la « campagne collectivisée » (Maurel), ce qui fait du cas biélorusse une particularité notable dans les évolutions agricoles et rurales postcommunistes en Europe. Ces politiques reposent en effet d’abord sur le principe collectiviste. En 2014, 76,4 % de la production agricole est assurée par les différentes entreprises agricoles publiques (que l’on continue encore de nommer « kolkhozes » dans le langage courant), 1,5 % par les fermiers et 22,1 % proviennent des potagers des particuliers. Ces politiques reposent ensuite sur un schéma productiviste où le gigantisme des exploitations doit permettre la réalisation d’économies d’échelle : en 2014, on compte 1 462 entreprises agricoles et chaque entreprise cultive alors en moyenne 5 134 hectares.
      Ces politiques sont rendues possibles par le subventionnement très important provenant de l’État. Si l’agriculture collectivisée a pu se redresser depuis le milieu des années 1990, c’est en partie grâce aux investissements publics élevés. Dans les années 2010, selon le politologue Karbalévitch, les autorités consacrent en effet autour de 12 % du budget de l’État au développement des campagnes. Ce soutien massif de l’État est rendu possible, structurellement, par les avantages – notamment aux conditions préférentielles concernant les hydrocarbures – que la Biélorussie retire de ses relations privilégiées avec la Russie. En 2005, le FMI a calculé que le montant annuel des subventions russes représente environ 10 % du PIB biélorusse. L’universitaire américain Thomas Ambrosio écrit déjà en 2006 que « sans l’aide de la Russie, l’économie biélorusse connaîtrait un effondrement ».
      L’intervention de l’État dans les campagnes ne se réduit pas à ces dimensions économiques. Le gouvernement des campagnes est également disciplinaire. Pour Alexandre Loukachenko, afin d’assurer le fonctionnement de ce système, il faut contrôler, surveiller, menacer les travailleurs et ceux qui les encadrent. La modernisation du pays dépendrait de la capacité du Président à maintenir une « pression administrative » suffisante. Si les résultats de leur exploitation sont décevants, les directeurs en sont rendus personnellement responsables. Pour les impliquer, les autorités les menacent. Ils risquent d’être nommés à des postes difficiles. Ils sont publiquement dénoncés comme inefficaces. Enfin, ils peuvent aussi être poursuivis. Ce contrôle ne s’exerce pas seulement sur la direction des kolkhozes, mais la main-d’œuvre est également sujette à un encadrement étroit. Ainsi, le 5 juillet 2002, un décret présidentiel met fin à l’existence des contrats à durée indéterminée au profit des contrats à durée déterminée et variable entre 1 an au minimum et 5 ans au maximum. Depuis la mise en place du système, près de 90 % des travailleurs du secteur public sont embauchés en CDD. Cette règle d’inspiration néolibérale en rupture avec les héritages soviétiques permet de soumettre les salariés à une logique productiviste imposée par la direction. Elle permet aussi de s’assurer la loyauté politique des employés.
      Le troisième volet, social, du gouvernement des campagnes concerne la production de biens et services publics et l’amélioration des conditions de vie. La politique d’agrovilles, qui avait été initiée à son époque par Nikita Khrouchtchev, a été remise à l’ordre du jour par Alexandre Loukachenko. L’État a fixé 43 standards sociaux censés garantir pour les communes rurales une qualité de vie proche de celle observée en ville. Les logements neufs construits dans le cadre de cette politique doivent ainsi tous être dotés de conduites de gaz, d’eau et d’un chauffage central. Les standards portent aussi notamment, sur l’état des routes, le service des transports en commun et les liaisons assurées quotidiennement avec les centres urbains les plus proches, la présence de commerces, l’accès à la médecine, les crèches et écoles, l’installation d’une poste avec un bureau de communication téléphonique ou l’existence de services bancaires. L’engagement de l’État est conséquent. Ainsi, entre 2005 et 2010, 1481 agrovilles sont mises en place et près de 16 milliards de dollars sont investis.
      Le consentement à la domination ne résulte pas d’une simple performativité du discours des autorités, mais de la rencontre d’un projet politique et de projets de vie produits indirectement par le régime lui-même.
      Comment les habitants des campagnes réagissent‑ils face à ces formes de gouvernement ? Comment jugent‑ils le système collectiviste ? Différentes enquêtes statistiques menées dans les mondes ruraux par des chercheurs biélorusses pointent l’attachement aux kolkhozes et le refus du marché ou encore les fortes réserves à propos des bénéfices attendus d’une privatisation des terres. En 2009, 61,6 % des habitants des campagnes seraient contre la propriété privée de la terre. Des enquêtes indépendantes indiquent qu’en 2001, le Président bénéficie de 41,6 % de soutien à Minsk et de 72,4 % dans les campagnes ; en 2010, ces chiffres atteignent respectivement 32,1 % et 50 %.
      L’enquête ethnographique que j’ai menée dans les campagnes entre 2006 et 2013, interrogeant plusieurs dizaines d’habitants de villages et de bourgades, indique toutefois que les formes assumées ou plus distantes de soutien au régime ne s’expliquent pas seulement par le contrôle exercé par l’administration et la police, ni par la seule satisfaction des besoins matériels. Au-delà du fonctionnement par le haut évoqué précédemment, l’enquête sociologique par le bas montre que les personnes rencontrées se construisent des univers de vie qui font sens à leurs yeux. L’enquête ethnographique montre qu’il existe de nombreuses ressources disséminées sur le territoire. Certaines sont autorisées (le lopin personnel, la vente de légumes sur des marchés locaux, les échanges avec les citadins en séjour à la campagne, les jeux avec les taux de change, les activités frontalières, l’aide humanitaire et les mariages transnationaux) ; d’autres relèvent d’illégalismes et de ce que Gerald Creed, dans son travail sur la Bulgarie communiste, appelle des « proliférations informelles » (comme l’usage privatif des ressources collectives, la distillation et la distribution de vodka artisanale, le braconnage).
      La description minutieuse de ces ressources disparates et éclatées montre que si les marges de manœuvre sont réduites, elles existent et permettent une dilatation des possibles, invisibles dans le cas d’une vision d’en haut qui calquerait le fonctionnement réel des campagnes sur le discours des autorités. Les habitants des campagnes mettent en œuvre des pratiques (entraide souvent, illégalismes parfois) visant à s’accommoder des contraintes venant d’en haut (règles, injonctions, contrôles), afin de se constituer des mondes à leurs yeux acceptables voire désirables. C’est un monde moral, porteur de solidarité et de dignité, en somme doté de sens, qui apparaît aux yeux du sociologue. Ces pratiques engendrent ainsi des sentiments de justice (la solidarité, l’égalité et la dignité) qui font ainsi directement écho à l’idéologie officielle, sans en être le produit mécanique. Cette recherche montre ainsi que le consentement à la domination ne résulte pas d’une simple performativité du discours des autorités, mais de la rencontre d’un projet politique et de projets de vie produits indirectement par le régime lui-même.
      La vague de contestation qui traverse le pays touche-t-elle aussi les campagnes, soutien traditionnel du régime ? Les analyses « à chaud » des événements mettent en avant différentes causes pour expliquer cette contestation d’une ampleur inouïe et inégalée dans l’histoire du pays : les difficultés économiques davantage accusées depuis plusieurs mois et la stagnation des salaires ; l’arrogance du Président qui non seulement n’a pas géré la crise sanitaire du Covid mais a multiplié les commentaires humiliants pour les victimes du virus, rendues responsables de leur maladie ; et le succès inattendu de la campagne de Svetlana Tikhanovskaïa qui a été autorisée à être candidate puisqu’elle était perçue comme politiquement inoffensive. Il est très difficile de savoir ce qui se passe dans les campagnes, chez les kolkhoziens, dont le silence actuel peut aussi s’expliquer par leur mobilisation dans les champs en pleine période des récoltes.
      Il est certain que les contestations ont touché des petites villes et des bourgades et n’ont pas concerné que la capitale ou les villes majeures du pays. Il est probable que la distanciation envers le Président, ou même la défiance voire le rejet, aient aussi touché une partie des kolkhoziens, comme elle a touché une partie des ouvriers. Il est difficile d’en saisir l’ampleur et son degré d’extension dans la campagne collectivisée. Cela dépend probablement de facteurs divers : la santé économique du kolkhoze, l’appartenance générationnelle, la personnalité du directeur, la proximité avec des centres urbains conséquents. Les informations fiables sur cette question manquent, et ce n’est pas la récente décision des autorités de refuser l’accréditation à des journalistes travaillant pour des médias étrangers qui permettra de mieux comprendre les complexes dynamiques sociales et politiques à l’œuvre aujourd’hui en Biélorussie.

      Cette enquête a donné lieu à une publication récente : Le goût des tyrans. Une ethnographie politique du quotidien en Biélorussie.
      http://www.editionsbdl.com/fr/books/le-got-des-tyrans.-une-ethnographie-politique-du-quotidien-en-bilorussie/816/_

      Ronan Hervouet
      Sociologue , Maître de conférence à la faculté de sociologie de l’Université de Bordeaux
      Ronan Hervouet est maître de conférences (HDR) à la faculté de sociologie de l’université de Bordeaux et chercheur au Centre Émile Durkheim. A Minsk (Biélorussie), il a enseigné les sciences économiques et sociales à l’Université européenne des sciences humaines de 1999 à 2001 et il a été codirecteur du Centre franco-biélorusse de Sciences politiques et d’Études européennes de 2009 à 2012. Il est l’auteur de Datcha blues. Existences ordinaires et dictature en Biélorussie (Belin, 2009) et de Le goût des tyrans. Une ethnographie politique du quotidien en Biélorussie (Le Bord de l’eau, 2020), co-auteur d’une Histoire de la sociologie. De 1789 à nos jours (La Découverte, 2017) – avec C.-H. Cuin et F. Gresle – et il a co-dirigé Durkheim aujourd’hui (PUF, 2018) – avec C.-H. Cuin._

  • Bernard E. Harcourt : « Comment subvertir les logiques numériques qui désormais nous gouvernent ? »
    https://aoc.media/entretien/2020/08/28/bernard-e-harcourt-comment-subvertir-les-logiques-numeriques-qui-desormais-no

    Philosophe et juriste, avocat de condamnés à mort en Alabama, Bernard Harcourt s’est très tôt intéressé aux effets de la mutation numérique sur la gouvernementalité et à l’avènement de ce qu’il appelle La Société de l’Exposition – titre de son important essai enfin traduit en français, parution qui nous offre l’occasion d’un entretien. Rediffusion du 11 janvier 2020 Professeur de philosophie politique et de droit à Columbia University mais également directeur d’études à l’EHESS, Bernard E. Harcourt s’inscrit (...)

    #Netflix #Wikipedia #algorithme #manipulation #élections #PRISM #profiling #santé (...)

    ##santé ##surveillance

  • Covid-19 et néfaste oubli du principe de précaution | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/03/26/covid-19-et-nefaste-oubli-du-principe-de-precaution

    Aux sources de l’impréparation gouvernementale face à l’épidémie se trouve l’idéologie « anti-précautionniste ». Développée dans les milieux intellectuels à partir du refus, dans les années 2000, de l’inscription d’un quelconque principe de précaution au sein de la Constitution, il semblerait qu’elle ait aujourd’hui largement infusé dans l’espace politico-administratif. Le prix ? Celui que nous sommes en train de payer.

    J’ai plus d’abo à AOC mais ce texte m’intéresse particulièrement. Covid ou écologie, nos élites sont #riscophiles et haïssent le principe de précaution...

    • Il est frappant de constater que dans cette période où l’épidémie de Covid-19 bouleverse toutes les activités humaines et sociales, le terme « précaution » n’apparaisse pas plus dans le débat public que dans les propos de spécialistes.

      Certes, nous n’en sommes plus là, le temps de la précaution est passé depuis plusieurs semaines, le risque est maintenant avéré, sa cause connue, sa diffusion modélisée, un test est opérationnel et les recherches sur le vaccin progressent. Il n’y a plus d’incertitude, la prévention et les soins ont succédé à la précaution. Cependant les propos tenus par Agnès Buzyn au lendemain des élections municipales ouvrent un débat sur l’impréparation et les responsabilités initiales des autorités sanitaires et politiques durant la période d’émergence de l’épidémie. C’est leur rapport, proche ou lointain, à la précaution qui est en cause.
      Deux mois d’incertitude ?

      Les termes employés par Mme Buzyn, alors ministre de la Santé, sont intrigants. Le 24 janvier elle déclare : « le risque de propagation du coronavirus dans la population [était] très faible ». Au soir du 15 mars, après son échec aux municipales à Paris, elle déclare : « Quand j’ai quitté le ministère (le 16 février), je pleurais parce que je savais que la vague du tsunami était devant nous ». Sa campagne a été douloureuse : « Depuis le début, je ne pensais qu’à une chose : au coronavirus. On aurait dû tout arrêter, c’était une mascarade ». Et cela d’autant plus qu’elle avait prévenu de son inquiétude le président de la République le 11 janvier et le Premier ministre le 30 janvier. Mi-février, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, écrit à des collègues infectiologues : « La vague arrive. On va se prendre la vague ! ».

      Donc, dès janvier le Ministère de la santé est conscient de la gravité de la situation. Le diagnostic se précise en février mais les autorités restent officiellement dans l’incertitude malgré les signaux alarmants qui se multiplient. A tel point qu’à la mi-février quand il s’agit de faire la balance entre les intérêts particularistes locaux d’un parti (LRM après la défection de Benjamin Griveaux) et l’intérêt général de santé publique, la ministre tranche (contrainte ou forcée ?) en faveur des premiers. Le vendredi 6 mars, le président de la République se rend au théâtre et déclare : « La vie continue. Il n’y a aucune raison, mis à part pour les populations fragilisées, de modifier nos habitudes de sortie[1]. »

      Excepté l’incitation aux « gestes barrière », les véritables mesures de protection n’interviennent progressivement qu’à partir du 12 mars (fermeture de lieux publics jusqu’au confinement individuel). Une question majeure commence à être posée : comment ont raisonné et agi les autorités sanitaires durant la période d’incertitude que l’on peut situer entre début janvier et début mars ? C’est-à-dire pendant au moins deux mois durant lesquels les informations n’ont cessé de s’accumuler révélant l’ampleur de la menace. L’épidémie s’est déclarée fin novembre début décembre en Chine à Wuhan (1er cas déclaré le 8 décembre 2019), sept pays essentiellement asiatiques déclarent leurs premiers cas avant la France qui le fait le 24 janvier 2020, l’Italie le fait le 30. En France, c’est un mois plus tard, fin février, que le nombre de cas déclarés est démultiplié et que le nombre de morts augmente significativement. Nouveaux cas quotidiens déclarés : 4 mars : 285 ; 11 mars : 497 ; 18 mars : 1404. Depuis le 24 janvier le total est de 16 018 cas, 674 décès (au 23 mars – source Santé publique France).

      D’une façon ou d’une autre, la responsabilité des dirigeants sera interrogée, à court et à moyen terme. Le 16 mars, au lendemain des aveux de Madame Buzyn, un député a immédiatement pointé le risque politique, mais aussi juridique de cette déclaration, faite certes sous le coup du dépit, mais néanmoins tangible : « (Est-ce que Agnès Buzyn) se rend compte qu’elle engage sa responsabilité pénale et celle des autres personnes qu’elle dit avoir prévenues ? » (Jean-Luc Mélenchon).

      D’autres accusent directement : « Y a-t-il eu dissimulation de la véritable gravité de la situation aux Français ? Nous sommes peut-être à l’aube d’un scandale sanitaire majeur » (Marine Le Pen). Une Commission d’enquête parlementaire a été demandée par Les Républicains le 20 mars. Lorsque la période de crise maximale sera passée, la pression sera forte pour expliquer l’étonnante désorganisation actuelle. Il est aussi possible que des familles de victimes (peut-être stimulées par des avocats …) portent plainte (civilement/ pénalement) pour demander réparation et sanction en invoquant l’inaction de l’Etat et le défaut de précaution. Nous avons pour notre part, une hypothèse pour expliquer la situation actuelle : l’emprise d’un mouvement d’idées qui s’est donné pour objectif de décrédibiliser le principe de précaution.
      Les apôtres de l’« anti-précaution »

      Il existe en France de nombreux et puissants promoteurs d’une cause anti-précaution. Ils traitent les partisans de la précaution, les « précautionnistes », d’idéologues, de diffuseurs de croyances fallacieuses. Retournons leur le compliment. Car bien qu’ils se veuillent profondément rationalistes et soucieux de preuves scientifiques, on ne retrouve pas toujours ce souci dans leurs publications qui relèvent souvent plus du pamphlet que du raisonnement, confondant souvent une illustration (tel propos, tel jugement étayant leur propos) avec une démonstration.

      Dans les prochains mois, la responsabilité d’acteurs politiques et de décideurs administratifs sera sans doute mise en cause. Mais il ne faudrait pas oublier le contexte dans lequel ils ont agi, et les complices intellectuels de leur défaillance. Pour ceux qui se sont mobilisés contre le principe de précaution, l’affaire du sang contaminé ou celle de la vache folle sont derrière nous et on a su en tirer toutes les leçons qui pouvaient en être tirées. De plus, ajoutent-ils, l’épisode de la grippe H1N1 qui a conduit Madame Bachelot à commander 98 millions de vaccins pour une épidémie qui s’est révélée limitée, montre que le souci de précaution mène à des décisions disproportionnées et ruineuses.

      La croisade anti-précaution s’est développée au début des années 2000, quand il a été question d’inscrire le principe de précaution dans la Constitution[2]. Il le sera finalement, après une rude controverse parlementaire dans une formulation qui cadre les situations dans lesquelles il peut s’appliquer[3]. C’est pourquoi prétendre que le principe de précaution est un obstacle à la recherche et à l’innovation, ou un simple parapluie pour les décideurs politiques est, soit, une manifestation d’ignorance, soit une action de désinformation.

      Mais les « anti-précautionnistes » sont indifférents à la matérialité des textes, ils veulent démontrer que les usages sociaux qui en sont faits débordent très largement le cadre juridique et débouchent sur des décisions aberrantes. L’Académie des sciences a été la place forte des Cassandre de la précaution. Comme elle a propagé pendant longtemps les positions climato-sceptiques, elle s’est opposée au principe de précaution dans lequel elle voit un mouvement anti-science et anti-progrès.

      En 2003, le professeur Maurice Tubiana, président de la commission environnement de l’Académie déclare : « Les académies des sciences et de médecine refusent l’introduction du principe de précaution dans la Constitution qui serait paralysante, qui constituerait un obstacle à la recherche et provoquerait d’innombrables procès ». En septembre 2017, un autre académicien, Evariste Sanchez-Palencia, conclut un rapport par cette formulation : « Il est clair qu’une application stricte du « principe de précaution » conduit, soit à un immobilisme castrateur et absurde, soit à des conséquences imprévisibles, bien loin des buts poursuivis. Tout choix comporte un risque, une ouverture sur le futur qui dans aucun cas n’est complètement prévisible ». Il est des formulations moins brutales du dogme anti-précaution. S’ils sont moins abrupts, plus argumentés, ils n’en partagent pas moins les objections de fond à ce standard de jugement et à la « pente savonneuse » qu’il aurait amorcée [4].

      Ce courant intellectuel a pénétré profondément l’espace politico-administratif, en particulier dans le domaine de la santé publique. Et cela d’autant plus aisément, qu’il est compatible avec la volonté politique de réduction des budgets sociaux et de la dette publique. Selon ceux qui s’érigent en porte-parole de ce mouvement ,nous sommes menacés par un « populisme » technophobe qui surestime les risques faibles et génère des coûts injustifiés. « Le raisonnable » aurait déserté la décision publique, il s’agit pour eux de le rétablir. Consciemment ou pas, depuis dix ans, nos dirigeants et leurs équipes ont intégré ce raisonnement, avec les résultats que l’on observe aujourd’hui. L’épidémie du Covid-19 est un excellent révélateur de l’emprise de l’anti-précautionnisme sur les décisions publiques.
      L’anti-précaution à l’épreuve de l’épidémie

      Prenons au sérieux, pour un instant, les critiques des anti-précautionnistes et appliquons les à la crise de santé publique actuelle, en endossant leur discours juste pour montrer les absurdités auxquelles il aboutit.

      La précaution conduit à l’obsession du risque zéro et écarte tout raisonnement en termes de bénéfices/risques – C’est pourquoi depuis une dizaine d’années les autorités sanitaires ont eu raison de réduire drastiquement les stocks de masques, gants, gel désinfectant, appareils respiratoires, de limiter la recherche sur les tests, etc. ainsi que de diminuer le nombre de personnels hospitaliers. La vie sociale est un enchaînement de risques, nul n’y échappe, il est malsain de laisser croire qu’ils peuvent être mis sous contrôle. Tous ces coûts éliminés ont permis de réduire un peu la dépense publique et de présenter à Bruxelles et aux clients financiers de notre dette des bilans presque acceptables. D’ailleurs la France en voie de redressement comptable n’emprunte-t-elle pas sur les marchés à des taux avantageux ? Le bénéfice est-il supérieur au risque pris ? Certes l’économie est au point mort pour quelques mois et la finance s’affole, mais attendons la fin de l’épidémie pour répondre à cette délicate question et faire les comptes. Vous verrez que nous avons raison.

      La précaution implique une surestimation des risques faibles et conduit à des stratégies déraisonnablement coûteuses de surveillance et d’évaluation – C’est pourquoi les autorités sanitaires ont eu raison pendant deux mois de ne pas se laisser influencer ni par les alertes venues de Chine puis d’autres pays, ni par de pseudo lanceurs d’alerte et des médias avides de drame. Il était raisonnable d’attendre que le nombre de cas quotidiens déclarés et de décès atteigne un seuil significatif pour commencer à prendre des mesures. Car c’est seulement à ce moment-là qu’on a su qu’on n’avait pas à affaire à des peurs irrationnelles et à des fantasmes d’insécurité sanitaire, mais à une bonne et belle épidémie mortifère. Le système de soins est, certes, un peu débordé, mais nos « héros » médicaux sauront montrer toutes leurs compétences, la qualité de leur engagement et ils réaliseront, c’est certain, quelques miracles. Nous maintenons que la période de non-décision était fondée, car ce n’était pas le moment d’en faire trop.

      Le soubassement idéologique du précautionnisme est « un fort sentiment antiprométhéen » et une haine viscérale de la prospérité économique des sociétés libérale – C’est pourquoi, les autorités politiques ont eu raison de ne pas trop financer les recherches sur les zoonoses[5] et sur ce vieux sujet qu’est la grippe. Cela n’intéresse pas les revues scientifiques internationales. La science doit contribuer à l’innovation et ne pas se complaire dans les musées. De même, l’Etat a eu raison de laisser l’essentiel de la production d’équipements sanitaires (masques et autres), mais aussi de produits pharmaceutiques (paracétamol, antibiotiques) être délocalisé en Asie, au premier chef en Chine où les coûts sont très maîtrisés. Aucune raison ne permettait de penser que les chaînes d’approvisionnement pourraient, un jour, être interrompues. L’économie mondialisée est globalement positive, à quelques détails près. Elle doit être soutenue et non dénigrée. Après l’épidémie, il y aura forcément un rebond. Les entreprises tirent déjà les leçons de la crise. Elles parlent de multi-délocalisations pour éviter une trop grande fragilité.

      On pourrait ainsi continuer à confronter les apôtres de l’anti-précautionisme à la réalité actuelle. L’absurdité et le cynisme cruel de leurs positions n’en apparaîtraient que plus grands. Pour eux, il ne s’agit que de faire valoir leur vérité et d’imposer leur croyance. Mais leurs argumentaires ont des effets politiques dont témoigne, par exemple, l’impréparation gouvernementale face à l’épidémie du Covid-19. Les auteurs concernés déclareront sans doute qu’ils ne sont pas aux commandes politiques, et vraisemblablement qu’ils ont été mal compris. Mais en les lisant on se rend compte à quel point, parés d’atours savants, les sermons de ces prêcheurs sont au moins aussi « dangereux » que cette précaution qu’ils diabolisent.

      NDLR : Michel Callon et Pierre Lascoumes sont les co-auteurs avec Yannick Barthe de Agir dans un monde incertain (Seuil, 2001), dont le chapitre 6 « L’action mesurée ou comment décider sans trancher » inspire cet article.

      [1] Dans le même sens cf. Corinne Lepage, « Agnès Buzyn avait raison dans son inquiétude », Le Monde des idées, 22/03/2020.
      [2] « Art. 5. – Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage.
      [3] Cette définition est plus précise que celle qui figurait déjà dans le Code de l’environnement (art. L 110-1) depuis 1995.
      [4] Parmi ceux qui ont conduit cette croisade, il faut citer Gérald Bronner et Etienne Géhin « L’inquiétant principe de précaution » (PUF, 2010), ou encore L. Ferry, J. de Kervasdué et P. Bruckner.
      [5] Maladies transmissibles de l’animal à l’homme et vice versa.

      Michel Callon

      Sociologue, Professeur à l’école des Mines-Paris Tech, chercheur au Centre de sociologie de l’innovation

      Pierre Lascoumes

      Politiste, Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre d’études européennes de SciencesPo

  • Le confinement : un rite de passage forcé vers l’incertitude | AOC media - Analyse Opinion Critique

    https://aoc.media/opinion/2020/07/12/le-confinement-un-rite-de-passage-force-vers-lincertitude

    La perspective croissante d’une deuxième vague de coronavirus a réactivé la possibilité du confinement. Pour comprendre ce « fait social total » qui menace de faire retour, et sa portée, il est utile de regarder ce que l’anthropologie nous dit des rites de passage et de ses trois phases : séparation, marge et intégration. La particularité notable du confinement étant que le rite est forcé, tout le monde n’en fait pas la même expérience, et que son issue soulève de nombreuses inconnues.

    Les bouleversements provoqués par le confinement ont mis en jeu l’ensemble des dimensions humaines : le physiologique (le virus, à l’origine des perturbations), le social (la réponse institutionnelle aux perturbations) et le mental (les effets sur nos comportements). Ils rappellent en cela le « fait social total » qui, pour Marcel Mauss, dans le maillage culturel et social en place, met en branle « la totalité de la société et de ses institutions ».

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    Si les difficultés actuelles ont comme origine un fait biologique, à savoir la diffusion généralisée d’un agent non humain, elles sont augmentées ici, ou atténuées là, par l’organisation sociale, antérieure et présente, qui elle-même a rendu possible l’existence-même et la diffusion du virus. S’y ajoute une inégalité des vécus qui place la crise sanitaire au carrefour d’une crise sociale et culturelle sous-jacente.

    Le fait social que l’humanité a vécu peut être interprété à travers le prisme des « rites de passage », avec leurs trois phases – séparation, marge, intégration –, la particularité notable du confinement reposant sur trois caractéristiques : le rite est forcé ; tout le monde n’en fait pas la même expérience ; et son issue soulève de nombreuses inconnues. Durant la première phase, celle de la « séparation », la crise nous sidère. Arnold Van Gennep parle de « rites préliminaires », temps de distanciation du monde antérieur. L’agenda de chacun se trouve modifié, les rendez-vous importants sont reportés ou annulés, les communications virtuelles remplacent le face-à-face.

    Cette période est marquée par un sentiment de déliquescence et de rupture d’équilibre, source d’anomie – avec les possibles pillages et violences consécutifs à la situation –, qui a des effets psychologiques et entraîne des inquiétudes voire des angoisses, la référence apocalyptique venant à l’esprit de nombreuses personnes. Fait peu habituel dans les sociétés régies par les liens sociaux, « l’autre » devient un constant danger potentiel, qu’il s’agit de garder à distance, en ne le croisant pas trop près lors de ses déplacements dans la sphère publique. Cette rupture sociale favorise un ensemble de troubles et d’anxiété pouvant accentuer des traits névrotiques et augmenter le taux de suicide. Le sentiment de sa possible propre disparition ou de celle de proches est plus présent que jamais.

    Les contraintes médicales obligent à des pratiques qui, par analogie, ressemblent à des rites sociaux.

    En France, comme dans la plupart des pays, la justification politique de la séparation d’avec la vie d’avant s’est opérée en référence à un comité d’experts scientifiques, qui pourrait dédouaner les carences politiques en matière d’anticipation. Dans cette sixième puissance économique mondiale, l’impréparation a été enrobée avec des discours sur le fait que les masques, dont la population a manqué, n’auraient pas été « nécessaires pour tout le monde », tandis que d’autres pays (la Corée, l’Autriche), ou la ville de Hong Kong, ont insisté sur leur utilité. Les annonces gouvernementales invitaient par ailleurs à utiliser du gel hydroalcoolique à un moment où il était encore difficile pour le particulier de s’en procurer.

    S’il s’agit d’une « guerre », comme cela a été insidieusement suggéré, l’entrée dans cette première phase de séparation ressembla d’abord à une drôle de guerre, une attente, où, alors que la calamité touchait déjà le nord de l’Italie, le vote pour les municipales parut envisageable aux yeux des autorités, puis, par l’impréparation de l’état-major politique, à une débâcle, sans masques ni tests pour les populations, exposant aux risques le corps médical qui, déjà au front, criait avant la crise : « SOS l’hôpital en danger ».

    La seconde phase du rite de passage est celle de la liminalité, un entre-deux où tout peut basculer vers le positif ou le négatif. Dans le contexte du confinement, elle prolonge la première phase de séparation, et sa durée incertaine l’a rendue spécifique. Les contraintes médicales obligent à des pratiques qui, par analogie, ressemblent à des rites sociaux : ainsi, le cérémonial médical pour se protéger du « mal », la multiplication des actes de purification (se laver les mains), la centralité d’objets fétiches (surblouses, masques, gants, gel hydroalcoolique), la mise à l’écart temporaire des « initiés malgré eux » (les malades). Le tragique de cette liminalité, durant laquelle il s’agit de se protéger de la contamination, est qu’elle ne permet même plus la mise en œuvre de rites funéraires, avec leurs fonctions cohésives.

    Dans ce moment de civilisation incroyable du présent de l’humanité, comment ne pas pressentir que le « monde d’avant », avec ses habitudes qui régulaient nos vies, ne reviendra plus ? Il y a une rupture, mais, contrairement aux rites de passage connus, nous sommes dans l’indétermination et l’incertitude sur ce qui adviendra. Alors, l’invention de nouveaux rituels nous réconforte : par exemple, en France, en Italie, en Espagne, en Suisse, applaudir le corps médical tous les soirs à une heure donnée, pour dépasser son isolement et retrouver un sens de la collectivité.

    La crise démultiplie les marqueurs sociaux habituels, amplifie la misère et met au grand jour les privilèges.

    Transformer en « héros » ceux qui, il y a peu, se mobilisaient pour obtenir plus de moyens afin d’exercer leur mission, peut momentanément leur donner du courage, mais est-ce ce qu’ils en demandent ? Et cela ne doit pas détourner l’attention d’envers la responsabilité des pouvoirs publics qui prolongeaient cette terrible précarisation des hôpitaux publics.

    « Écrire sur la coopération et la solidarité veut dire aussi écrire en même temps sur le rejet et la défiance », dit Mary Douglas. Les gestes altruistes auxquels on a assisté dans cette phase liminale se conjuguaient avec les égoïsmes sociaux et le « chacun pour soi ». Comme dit plus haut, les divisions et les inégalités sociales, établies en périodes de prospérité, se confirment et se renforcent en temps de crise. Plus que jamais, il saute aux yeux qu’il n’y a pas un, mais des modes de confinement.

    La crise démultiplie les marqueurs sociaux habituels, amplifie la misère et met au grand jour les privilèges. Rien de commun entre une famille citadine qui s’est expatriée dans sa résidence secondaire avec piscine dans le sud de la France et l’étudiant sans moyens financiers coincé en ville dans sa cité universitaire ou dans sa chambre de bonne de huit mètres carrés avec son mini-frigo, voire sans frigo. Même s’ils sont comme tout le monde touchés par la peur, les milieux aisés urbains disposent de logements spacieux, possèdent un congélateur pour stocker leurs provisions, se font livrer et ne sortent guère, disposant de films et de livres à la maison pour se divertir.

    Les moins fortunés se sont partagé quant à eux de maigres espaces ; s’ils louaient, ils devaient continuer à payer leur loyer et, disposant d’un stock alimentaire moindre, devaient sortir pour s’approvisionner, donc s’exposer à la contravention et à la contagion. Ils étaient aussi plus inquiets de l’augmentation du prix des denrées alimentaires ou du déficit de produits à bas coût. Alors que les cadres ont travaillé chez eux, en télétravail, les classes professionnelles en bas de l’échelle sociale n’ont cessé de travailler et produire à l’extérieur, en prenant des risques.

    La situation familiale, célibataire, en couple, en famille plus ou moins étendue, joue par ailleurs un rôle important dans la diffusion du virus et dans le sentiment d’isolement plus ou moins marqué par le confinement. Qu’est devenu l’enfant confiné dans une famille monoparentale lorsque la mère, aide-soignante, se rend tous les jours à l’hôpital et risque de transmettre la maladie ? Et les personnes sans logis ? Confinées le plus souvent « dehors »… Pour le quart-monde à nos portes, tant de questions se sont posées, à commencer par la difficulté pour trouver un point d’eau à proximité et se laver les mains. Les situations singulières associées aux stratifications sociales sont minimisées par le mot « confiné », qui paraît s’appliquer à tous de façon égalitaire. En Inde, pour la majeure partie de la population, ne plus sortir c’est ne plus travailler, et dès lors ne plus pouvoir manger…

    Il est clair que la référence à la « guerre » sous-entend des sacrifices et des sacrifiés, présents mais aussi à venir.

    Le passage à la phase trois, celle que nous vivons depuis quelques semaines, s’appelle « sortie de crise ». Ce temps de la réincorporation à la vie publique n’est pas un simple retour à une normalité établie et non questionnée. Il faut un nouveau rite de passage pour réintégrer la vie publique (la prise de sang, le test dans le nez) et/ou un acte significatif (le port du masque). Sans solution radicale devant le virus, l’incertitude perdure pourtant, avec le risque du rebond, dans un mois, dans un an…

    Comment cette incertitude sera-t-elle gérée politiquement ? C’est la leçon de Pierre Bourdieu : le pouvoir s’impose par la force physique (souvent appelée la violence d’État ou la violence légitimée), autant que par l’adhésion collective et la puissance symbolique. Les gouvernants érigent la police générale (dictant le confinement, la prolongation des délais maximums de détention provisoire qui passe de trois à six mois…) et la morale publique (le Premier ministre emprunte une rhétorique dominante lorsqu’il affirme : « Je ne laisserai personne dire qu’il y a eu du retard », comme s’il devait nous autoriser à parler). Il est clair que la référence à la « guerre » sous-entend des sacrifices et des sacrifiés, présents mais aussi à venir… tandis que des tenants du « monde d’avant » tenteront de conserver des privilèges devenus plus que jamais indécents.

    Partant du postulat optimiste que l’épidémie prendra fin d’une façon ou d’une autre – puisque c’est le propre de toute épidémie – il serait naïf de penser que la vie reprendra son cours d’avant. Après l’euphorie initiale du « déconfinement », est venu le temps des tensions laissées un moment de côté (la réforme des retraites, les revendications des Gilets jaunes, des enseignants, des avocats, des universitaires, du monde hospitalier…). Se posera également la question juridique de l’impunité pour les personnes responsables d’avoir maintenu le premier tour des élections municipales, d’avoir décidé la fermeture des écoles trop tard, d’avoir menti sur l’utilité des masques pour la population, de n’avoir pas été en mesure de mettre en place des tests généralisés qui auraient épargné des centaines de vies.

    Sans une conscience d’union collective, un sentiment d’anomie découlant de la séparation et de la liminalité risque toutefois de perdurer. L’agrégation au « monde d’après » ne transformera les formes sociales que si des rapports de force obligent à considérer et mettre en œuvre des conceptions différentes, plus égalitaires et écologiques par exemple. Dans le panorama que les milieux dominants tenteront de mettre en place, pour ceux qui souhaitent repartir autrement, il s’agira de définir et de penser de nouvelles formes sociales, et surtout, par un rapport de force, de les imposer. La catharsis consécutive à la crise sanitaire provoquée par l’apparition du virus aura alors été un fait social véritablement total, qui aura modifié et notre organisation sociale et notre propre rapport au monde.

    Patrick Gaboriau

    Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS

    Christian Ghasarian

    Ethnologue, Professeur à l’Université de Neuchâtel

    #coronavirus #confinement #le_monde_d_après

  • Le mythe de la continuité pédagogique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/07/01/le-mythe-de-la-continuite-pedagogique

    Il y eut d’abord des problèmes pratiques, en France comme ailleurs. Contrairement aux déclarations incantatoires qui ont rapidement inondé l’espace médiatique, rien n’était prêt. Et pour cause, à l’inverse des virologues, épidémiologistes et autres spécialistes de santé, l’université n’a jamais eu pour mission de préparer les réponses à une pandémie. La plupart des cours ont été pensés et écrits pour être prononcés dans un amphithéâtre, devant un public qui réagit. Les séminaires et les travaux dirigés supposent un travail en commun, un échange permanent entre l’enseignant et les étudiant·e·s ; les infrastructures numériques n’étaient pas prévues pour supporter du jour au lendemain et sans accroc une augmentation exponentielle du trafic de données, obligeant à recourir à des opérateurs privés, sans garantie de protection des données personnelles.

    Les expériences des mois passés me poussent à revenir ici sur les problèmes que soulève le mythe de la « continuité pédagogique », particulièrement dans les facultés de lettres et sciences humaines. J’en ressens d’autant plus la nécessité qu’une rentrée de septembre en mode « distanciel », partiel ou total, semble avoir les faveurs des autorités dans plusieurs pays, dont la France. Proposer un enseignement à distance de qualité ne revient pas simplement à débiter devant une webcam le cours que l’on avait prévu de prononcer en amphi.

    Faire cours en ligne suppose des compétences qu’il est irréaliste et injuste d’exiger sans transition de tous les enseignant·e·s : une capacité à « jouer » son rôle de professeur en étant filmé, une division des unités de cours adaptée au temps bref des contenus en ligne – une bonne vidéo explicative sur YouTube ne dure jamais plus de 15 minutes –, des outils permettant l’échange à distance avec les étudiants en différé.

    Enfin, il faut rappeler que de l’autre côté de la fibre optique, ce lien ténu qui nous relie en temps de pandémie, des êtres humains ont jonglé avec la promiscuité familiale, se sont occupés de leurs enfants, ont dépendu d’un ordinateur capricieux ou partagé et, très certainement, ont vécu ou vivent encore avec pour compagnon le virus dans l’une des multiples formes qu’il peut prendre, de la peur de le contracter au décès d’un proche.

    Plutôt que de nourrir les rêves dangereux de ceux qui voient cette crise comme l’occasion d’entrer enfin de plain-pied dans l’ère du tout numérique, il faut se saisir de la crise du coronavirus pour remettre en question la scolarisation et la commercialisation des savoirs entraînées par le processus de Bologne, qui a accéléré la transposition dans l’université des logiques néolibérales de la management policy et du culte des normes de type ISO 9001.

    Ce programme, qui devait favoriser la mobilité des étudiant·e·s et leur permettre de partir à la découverte des savoirs dans d’autres pays, visait aussi, et peut-être en premier lieu, à quantifier et évaluer le savoir reçu ou produit de la manière la plus précise possible. Car ce savoir, dans l’économie de la connaissance prônée par les programmes européens, représente en premier lieu un investissement, et il faut donc impérativement connaître la valeur qu’il aura sur le marché. On est loin de l’idéal d’une université émancipatrice ! Comble de l’ironie, la trahison qui se joue ici porte le nom de la plus ancienne des universités européennes, la Faculté de Bologne, fondée en 1088[2].

    Or, la crise du coronavirus ne semble pas remettre en question cette logique de l’évaluation permanente, au contraire. Certaines universités ont même voulu contrôler l’assiduité des étudiant·e·s en imaginant des processus en ligne invasifs et chronophages pour vérifier leur « présence » dans les cours en distanciel, ce qui n’est pas sans poser quelques questions quant au respect de la sphère privée.

    Renoncer aux examens, même partiellement, semble inimaginable à nombre de décideurs universitaires ou politiques, et même parfois de chercheurs, qui agitent alors le spectre de la dévaluation immédiate et irrémédiable des diplômes. Ils refusent en outre de voir quelles inégalités recèle une évaluation en ligne et paraissent davantage préoccupés par le risque d’une fraude généralisée que par les intérêts des étudiant·e·s, plongeant au passage les services de scolarité dans des difficultés insurmontables quant à l’organisation des évaluations[5].

    À cet égard, j’ai été frappé par le nombre d’étudiant·e·s en bachelor ou en master, d’agrégatifs ou de doctorants qui, sur Twitter, Facebook et les autres réseaux sociaux, exprimaient leur inquiétude quant au maintien ou à la suppression de leurs examens. Beaucoup culpabilisaient de ne pas arriver à travailler efficacement durant le confinement, voire de ne pas mettre à profit ce temps « libre » soi-disant inespéré pour explorer de nouveaux terrains d’apprentissage. Ils craignaient de voir leur futur gravement compromis, et on les comprend.

    La société et l’université elle-même ne les poussent-elles pas sans cesse à la performance, à l’efficacité, à la rentabilité immédiate ? Autre motif d’inquiétude : plusieurs collègues se sont fait l’écho d’initiatives visant insidieusement, sous prétexte de garantir une organisation fluide et un déroulement sans accroc de l’enseignement en distanciel, à contrôler le travail des enseignants eux-mêmes, apparemment suspectés de ne pas se lancer avec assez d’enthousiasme dans la Grande Numérisation.

    À plus long terme, réfléchissons à l’utilité pédagogique de la pléthore d’examens et autres contrôles continus qui ont envahi les cursus universitaires. Lorsque l’évaluation est vraiment nécessaire, prônons des exercices qui mettent l’accent non sur l’apprentissage « par cœur » des matières, mais sur la capacité à construire et formuler une analyse critique. Réinventons des manières de transmettre les connaissances fondées sur des programmes participatifs, où l’enseignant·e accompagne ses étudiant·e·s, où le savoir se construit dans un échange constructif, et libérées de la nécessité de tout quantifier sans délai.

    En un mot, mettons en avant la qualité du savoir et non plus la quantité d’informations. Mais pour cela, il faut plus que jamais remettre en question le culte de l’évaluation permanente à tous les niveaux, cette logique mortifère qui veut transformer l’université en antichambre de l’entreprise.

    #Université #Confinement #Examens #Contrôle #Evaluation

  • Violences policières en France : production de connaissances et mise en évidence d’un problème public | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2020/06/09/violences-policieres-en-france-production-de-connaissances-et-mise-en-evidenc

    À partir de 2007, une collaboration d’un genre nouveau a été mise en place, entre l’organisation Open Society Justice Initiative et des chercheurs du CNRS, pour quantifier les inégalités alléguées depuis longtemps aux contrôles d’identité. Il faut d’ailleurs noter que le prisme choisi n’était pas celui de la violence policière, mais de la discrimination opérée dans les opérations de contrôle. Le projet de recherche, mené en 2009, s’est basé sur l’observation de 525 contrôles d’identité dans cinq lieux publics parisiens, où les chercheurs relevaient les caractéristiques de toutes les personnes présentes, ainsi que celles des personnes contrôlées[2].

    Cette enquête, dont le protocole méthodologique a permis de contourner les obstacles relatifs à la collecte de données raciales ou ethniques en France, a révélé que les personnes perçues comme noires et arabes ont, en moyenne, 6 et 8 plus de chances d’être contrôlées que les blancs, et les personnes habillées avec un style associé à celui des jeunes des quartiers populaires ont 11 fois plus de chances d’être contrôlées. Depuis, d’autres recherches ont montré que les inégalités raciales et sociales aux contrôles d’identité continuent de se creuser, y compris une enquête du Défenseur des droits publiée en 2017, qui montre que les jeunes hommes perçus comme noirs ou maghrébins ont 20 fois plus de risques d’être contrôlés que les blancs[3].

    Ces chiffres, et la légitimité scientifique qui les entourent, ont imposé le contrôle au faciès comme une « réalité » dans le débat politique.

    Un deuxième type d’actions a été mené par les familles de victimes de personnes tuées par la police, qui ont œuvré, avec le soutien de militants, à rendre visible l’ampleur de ces décès, et la tendance de la justice à en dédouaner les auteurs. Des collectifs de familles ont contribué au recensement des interventions policières mortelles, un travail de longue haleine initié dans les années 1960 par le journaliste et militant Maurice Rajsfus, et poursuivi aujourd’hui par la publication d’une base de données par la revue Basta ! qui documente 676 morts en 43 ans.

    Ces recensements, constitués sur la base d’archives de presse et de recoupements auprès de certaines familles, avocats, et chercheurs, ont mis en évidence la fréquence des décès imputables aux forces de l’ordre, avec une moyenne de 15 personnes tuées chaque année, et une augmentation notable dans les trois dernières années (avec 36 décès liés aux forces de l’ordre en 2017). Parmi les victimes, 57 % n’étaient pas armées et seules 10 % d’entre elles avaient préalablement attaqué les forces de l’ordre.

    Avec le soutien d’éducateurs spécialisés, d’associations locales, et d’avocats dont ceux qui avaient déjà joué un rôle central dans l’affaire de discrimination « au faciès », Slim Ben Achour et Felix de Belloy, les victimes ont réussi à donner de la visibilité médiatique à leur plainte. L’IGPN (Inspection Générale de la Police Nationale) a été dès lors contrainte de mener une enquête approfondie sur les pratiques de ce commissariat, fait rare dans les affaires où des policiers sont mis en cause. L’enquête a rassemblé non seulement les auditions des victimes et des policiers, mais également les registres du commissariat, trois ans de procès-verbaux et mains courantes écrites par les policiers suite à leurs interventions, les rapports annuels, les communications entre le commissariat et la mairie, etc.

    C’est l’accès à ces documents, qui ne sont généralement pas accessibles, même aux chercheurs, qui a permis aux acteurs de cette mobilisation de démontrer que les faits dénoncés étaient loin d’être des exceptions, mais s’inscrivaient dans des politiques institutionnelles. En effet, le dossier a révélé que les supérieurs hiérarchiques ordonnaient aux policiers de procéder à des « contrôles d’éviction des indésirables » de manière quasi-quotidienne, sans jamais définir le terme « indésirable » qui en pratique désignait les jeunes hommes noirs et arabes et les SDF présents dans l’espace public. Les policiers recevaient également pour instruction de conduire systématiquement au poste les jeunes dépourvus de pièces d’identité, même lorsqu’aucune infraction ne le justifiait et que l’identité était déjà connue des policiers. Le dossier a également révélé que malgré plusieurs plaintes déposées contre cette brigade, et des lanceurs d’alerte en interne, la hiérarchie a toujours couvert les agissements de ces policiers.

    Sur la base de ces documents inédits, les avocats des plaignants ont assigné l’État en justice pour discrimination institutionnelle et systémique. C’est dans le cadre d’une intervention dans cette affaire que le Défenseur des droits a décrit les pratiques de cette brigade comme constitutives de « discrimination systémique » qu’il définit comme relevant d’un système, d’un « ordre établi provenant de pratiques, volontaires ou non, neutres en apparence » mais qui résultent en un « cumul des pratiques et stéréotypes qui visent des groupes de personnes dans leur globalité » et qui « ne pourraient être identifiées par le seul traitement des situations individuelles ».

    #Violences_policières #Racisme

  • Êtes-vous prêts à vous déséconomiser ?

    Que le Président s’entoure d’un conseil d’experts économistes ne peut, après la #Covid-19, que susciter l’effroi. Nombreux étaient les chercheurs et les activistes qui savaient déjà combien l’économie peut apparaître détachée de l’expérience usuelle des humains mais la douloureuse expérience de la #pandémie a popularisé ce décalage. Ce sont des millions de gens qui ont vécu la même expérience que Jim Carrey, le héros du #Truman_Show : ils ont fini par crever le bord du plateau et réalisé que le décor se détachait de l’armature métallique qui le faisait tenir debout. De cette expérience, de ce décalage, de ce doute, on ne se remet pas.

    « Le chef de l’État met en place une #commission d’#experts_internationaux pour préparer les grands défis », écrit Le Monde dans son édition du 29 mai et les journalistes d’ajouter : « “Le choix a été fait de privilégier une #commission_homogène en termes de profils et d’#expertise, pour avoir les réponses des académiques sur les grands #défis. Mais leurs travaux ne seront qu’une brique parmi d’autres, cela n’épuisera pas les sujets”, rassure-t-on à l’Elysée ». Pourquoi ne me suis-je pas senti « rassuré » du tout ? M’est revenu le souvenir de la Restauration, à laquelle la Reprise après le confinement risque de plus en plus de ressembler : comme les Bourbons de 1814, il est bien possible que la dite commission, même composée d’excellents esprits, n’ait « rien oublié et rien appris »…

    Il serait bien dommage de perdre trop vite tout le bénéfice de ce que la Covid-19 a révélé d’essentiel. Au milieu du chaos, de la #crise mondiale qui vient, des deuils et des souffrances, il y au moins une chose que tout le monde a pu saisir : quelque chose cloche dans l’économie. D’abord, évidemment parce qu’il semble qu’on puisse la suspendre d’un coup ; elle n’apparaît plus comme un mouvement irréversible qui ne doit ni ralentir, ni bien sûr s’arrêter, sous peine de #catastrophe. Ensuite, parce que tous les confinés se sont aperçus que les #rapports_de_classe, dont on disait gravement qu’ils avaient été effacés, sont devenus aussi visibles que du temps de Dickens ou de Proudhon : la #hiérarchie des #valeurs a pris un sérieux coup, ajoutant une nouvelle touche à la célèbre injonction de l’Évangile : « Les premiers (de cordée) seront les derniers et les derniers seront les premiers » (de corvée) (Mt, 19-30)…

    Que quelque chose cloche dans l’économie, direz-vous, on le savait déjà, cela ne date quand même pas du virus. Oui, oui, mais ce qui est plus insidieux, c’est qu’on se dit maintenant que quelque chose cloche dans la définition même du monde par l’économie. Quand on dit que « l’économie doit reprendre », on se demande, in petto, « Mais, au fait, pourquoi ? Est-ce une si bonne idée que ça ? ».

    Voilà, il ne fallait pas nous donner le temps de réfléchir si longtemps ! Emportés par le développement, éblouis par les promesses de l’abondance, on s’était probablement résignés à ne plus voir les choses autrement que par le prisme de l’économie. Et puis, pendant deux mois, on nous a extrait de cette évidence, comme un poisson sorti de l’eau qui prendrait conscience que son milieu de vie n’est pas le seul. Paradoxalement, c’est le confinement qui nous a « ouvert des portes » en nous libérant de nos routines habituelles.

    Du coup, c’est le #déconfinement qui devient beaucoup plus douloureux ; comme un prisonnier qui aurait bénéficié d’une permission trouverait encore plus insupportable de retrouver la cellule à laquelle il avait fini par s’habituer. On attendait un grand vent de #libération, mais il nous enferme à nouveau dans l’inévitable « marche de l’économie », alors que pendant deux mois les explorations du « monde d’après » n’avaient jamais été plus intenses. Tout va donc redevenir comme avant ? C’est probable, mais ce n’est pas inévitable.

    La #vie_matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques.

    Le doute qui s’est introduit pendant la pause est trop profond ; il s’est insinué trop largement ; il a pris trop de monde à la gorge. Que le Président s’entoure d’un conseil d’experts économistes auraient encore paru, peut-être, en janvier, comme un signe rassurant : mais après la Covid-19, cela ne peut que susciter l’effroi : « Quoi, ils vont encore nous faire le coup de recommencer à saisir toute la situation actuelle comme faisant partie de l’économie ? Et confier toute l’affaire à une “commission homogène en termes de profils et d’expertise” ». Mais, sont-ils encore compétents pour saisir la situation comme elle nous est apparue à la lumière de cette suspension imprévue ?

    Que l’économie puisse apparaître comme détachée de l’expérience usuelle des humains, nombreux sont les chercheurs et les activistes qui le savaient, bien sûr, mais la douloureuse expérience de la pandémie, a popularisé ce décalage. Ce sont des millions de gens qui ont vécu la même expérience que Jim Carrey, le héros du Truman Show : ils ont fini par crever le bord du plateau et réalisé que le décor se détachait de l’armature métallique qui le faisait tenir debout. De cette expérience, de ce décalage, de ce doute, on ne se remet pas. Vous ne ferez jamais rentrer Carrey une deuxième fois sur votre plateau de cinéma — en espérant qu’il « marche » à nouveau !
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    > Jusqu’ici, le terme spécialisé pour parler de ce décalage était celui d’économisation. La vie matérielle n’est pas faite, par elle-même, de relations économiques. Les humains entretiennent entre eux et avec les choses dans lesquelles ils s’insèrent une multitude de relations qui mobilisent une gamme extraordinairement large de passions, d’affects, de savoir-faire, de techniques et d’inventions. D’ailleurs, la plupart des sociétés humaines n’ont pas de terme unifié pour rendre compte de cette multitude de relations : elles sont coextensives à la vie même. Marcel Mauss depuis cent ans, Marshall Sahlins depuis cinquante, Philippe Descola ou Nastassja Martin aujourd’hui, bref une grande partie de l’anthropologie n’a cessé d’explorer cette piste[1].
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    > Il se trouve seulement que, dans quelques sociétés récentes, un important travail de formatage a tenté (mais sans jamais y réussir complètement) de réduire et de simplifier ces relations, pour en extraire quelques types de passion, d’affect, de savoir-faire, de technique et d’invention, et d’en ignorer tous les autres. Utiliser le terme d’économisation, c’est souligner ce travail de formatage pour éviter de le confondre avec la multitude des relations nécessaires à la continuation de la vie. C’est aussi introduire une distinction entre les disciplines économiques et l’objet qui est le leur (le mot « disciplines » est préférable à celui de « sciences » pour bien souligner la distance entre les deux). Ces activités procèdent au formatage, à ce qu’on appelle des « investissements de forme », mais elles ne peuvent tenir lieu de l’expérience qu’elles simplifient et réduisent. La distinction est la même qu’entre construire le plateau où Jim Carrey va « se produire » et diffuser la production dans laquelle il va devoir jouer.
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    > L’habitude a été prise de dire que les disciplines économiques performent la chose qu’elles étudient — l’expression est empruntée à la linguistique pour désigner toutes les expressions qui réalisent ce qu’elles disent par l’acte même de le dire — promesses, menaces ou acte légal[2]. Rien d’étrange à cela, et rien non plus de critique. C’est un principe général qu’on ne peut saisir un objet quelconque sans l’avoir préalablement formaté.
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    > Par exemple, il y a aujourd’hui peu de phénomène plus objectif et mieux assuré que celui de l’asepsie. Pourtant, quand je veux prouver à mon petit-fils de dix ans, l’existence de l’asepsie, je dois lui faire apprendre l’ensemble des gestes qui vont conserver à l’abri de toute contamination le bouillon de poulet qu’il a enfermé dans un pot à confiture (et ce n’est pas facile à expliquer par Zoom pendant le confinement). Il ne suffit pas de lui montrer des ballons de verre sortis des mains du verrier de Pasteur dont le liquide est encore parfaitement pur après cent cinquante ans. Il faut qu’Ulysse obtienne la réalisation de ce fait objectif par l’apprentissage de tout un ensemble de pratiques qui rendent possible l’émergence d’un phénomène entièrement nouveau : l’asepsie devient possible grâce à ces pratiques et n’existait pas auparavant (ce qui va d’ailleurs créer, pour les microbes, une pression de sélection tout à fait nouvelle, elle aussi). La permanence de l’asepsie comme fait bien établi dépend donc de la permanence d’une institution — et des apprentissages soigneusement entretenus dans les laboratoires, les salles blanches, les usines de produits pharmaceutiques, les salles de travaux pratiques, etc.
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    > En poursuivant le parallèle, l’économisation est un phénomène aussi objectif, mais également aussi soigneusement et obstinément construit, que l’asepsie. Il suffit qu’Ulysse fasse la moindre erreur dans l’ébouillantement de son flacon de verre, ou dans la mise sous couvercle, et, dans quelques jours, le bouillon de poulet sera troublé. Il en est de même avec l’économisation : il suffit de nous laisser deux mois confinés, hors du cadrage habituel, et voilà que les « mauvaises habitudes » reviennent, que d’innombrables relations dont la présence étaient oubliée ou déniée se mettent à proliférer. Se garder des contaminations est aussi difficile que de rester longtemps économisable. La leçon vaut pour la Covid aussi bien que pour les disciplines économiques. Il faut toujours une institution en bon état de marche pour maintenir la continuité d’un fait ou d’une évidence.
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    > L’Homo oeconomicus existe mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un laboratoire dont aurait coupé les crédits
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    > Pas plus que les microbes n’étaient préparés à se trouver affrontés aux gestes barrières de l’asepsie inventés par les pastoriens, les humains plongés dans les relations matérielles avec les choses dont ils jouissaient, ne s’étaient préparés au dressage que l’économisation allait leur imposer à partir du XVIIIe siècle. De soi, personne ne peut devenir un individu détaché, capable de calculer son intérêt égoïste, et d’entrer en compétition avec tous les autres, à la recherche d’un profit. Tous les mots soulignés désignent des propriétés qui ont fini par exister bel et bien dans le monde, mais qu’il a fallu d’abord extraire, maintenir, raccorder, assurer par un immense concours d’outils de comptabilité, de titres de propriétés, d’écoles de commerce et d’algorithmes savants. Il en est de l’Homo oeconomicus comme des lignées pures de bactéries cultivées dans une boîte de Pétri : il existe, mais il n’a rien de naturel, de natif ou de spontané. Relâchez la pression, et voilà qu’il s’émancipe, comme les virus soudainement abandonnés dans un laboratoire dont on aurait coupé les crédits — prêts à faire ensuite le tour du monde.
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    > On peut même aller plus loin. Dans un livre plein d’humour (et dans un article récent de Libération), David Graeber fait la suggestion que la « mise en économie » est d’autant plus violente que le formatage est plus difficile et que les agents « résistent » davantage à la discipline[3]. Moins l’économisation paraît réaliste, plus il faut d’opérateurs, de fonctionnaires, de consultants, de comptables, d’auditeurs de toutes sortes pour en imposer l’usage. Si l’on peut assez facilement compter le nombre de plaques d’acier qui sortent d’un laminoir : un œil électronique et une feuille de calcul y suffiront ; pour calculer la productivité d’une aide-soignante, d’un enseignant ou d’un pompier, il va falloir multiplier les intermédiaires pour rendre leur activité compatible avec un tableau Excel. D’où, d’après Graeber, la multiplication des « jobs à la con ».
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    > Si l’expérience de la pandémie a un sens, c’est de révéler la vitesse à laquelle la notion de productivité dépend des instruments comptables. Oui, c’est vrai, on ne peut pas calculer bien exactement la productivité des enseignants, des infirmières, des femmes au foyer. Quelle conclusion en tirons-nous ? Qu’ils sont improductifs ? Qu’ils méritent d’être mal payés et de se tenir au bas de l’échelle ? Ou que c’est sans importance, parce que le problème n’est pas là ? Quel que soit le nom que vous donniez à leur « production », elle est à la fois indispensable et incalculable : eh bien, que d’autres s’arrangent avec cette contradiction : cela veut simplement dire que ces activités appartiennent à un genre d’action inéconomisable. C’est la réalisation par tout un chacun que ce défaut de comptabilité est « sans importance » qui sème le doute sur toute opération d’économisation. C’est là où la prise économique sur les conditions de vie se sépare de ce qu’elle décrivait, comme un pan de mur craquelé se détache du décor.
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    > « Mais sûrement, diront les lecteurs, à force de disciplines économiques qui instituent l’économie comme extraction des relations qui permettent la vie, nous, en tous cas, nous les producteurs et les consommateurs des pays industriels, nous sommes bien devenus, après tant de formatage, des gens économisables de part en part et sans quasi de résidu. Il peut bien exister ailleurs, autrefois, et dans les émouvants récits des ethnologues, d’autres façons de se relier au monde, mais c’est fini pour toujours, en tous cas pour nous. Nous sommes bel et bien devenus ces individus égoïstes en compétition les uns avec les autres, capables de calculer nos intérêts à la virgule près ? »
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    > C’est là, où le choc de la Covid oblige à réfléchir : croire à ce caractère irréversible, c’est comme de croire que les progrès de l’hygiène, des vaccins, et des méthodes antiseptiques nous avaient débarrassé pour toujours des microbes… Ce qui était vrai en janvier 2020, ne l’est peut-être plus en juin 2020.
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    > Il suffit d’une pause de deux mois pour réussir ce que les nombreux travaux des sociologues des marchés et des anthropologues des finances n’auraient jamais pu obtenir : la conviction largement partagée que l’économie tient aussi longtemps que l’institution qui la performe — mais pas un jour de plus. Le pullulement des modes de relations nécessaires à la vie continue, déborde, envahit l’étroit format de l’économisation, comme le grouillement des milliards de virus, de bactériophages et de bactéries continue de relier, de milliards de façons différentes, des êtres aussi éloignés que des chauve-souris, des Chinois affamés ou gastronomes, sans oublier peut-être Bill Gates et le Dr Fauci. En voilà une contamination : d’une cinquantaine de collègues à des dizaines de millions de personnes qui rejoignent sans coup férir les très nombreux mouvements, syndicats, partis, traditions diverses qui avaient déjà de très bonnes raisons de se méfier de l’économie et des économistes (aussi « experts », « homogènes » et qualifiés qu’ils soient). L’infortuné Jim Carrey est devenu foule.
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    > Ce que la pandémie rend plus intense, ce n’est donc pas simplement un doute sur l’utilité et la productivité d’une multitude de métiers, de biens, de produits et d’entreprises — c’est un doute sur la saisie des formes de vie dont chacun a besoin pour subsister par les concepts et les formats venus de l’économie. La productivité — son calcul, sa mesure, son intensification — est remplacée peu à peu, grâce au virus, par une question toute différente : une question de subsistance. Là est le virage ; là est le doute ; là est le ver dans le fruit : non pas que et comment produire, mais « produire » est-il une bonne façon de se relier au monde ? Pas plus qu’on ne peut continuer de « faire la guerre » au virus en ignorant la multitude des relations de coexistence avec eux, pas plus on ne peut continuer « à produire » en ignorant les relations de subsistance qui rendent possible toute production. Voilà la leçon durable de la pandémie.
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    > Et pas simplement parce que, au début, pendant deux mois, on a vu passer beaucoup de cercueils à la télé et entendu des ambulances traverser les rues désertes ; mais aussi parce que, de fil en aiguille, de questions de masques en pénurie de lits d’hôpital, on en est venu à des questions de valeur et de politique de la vie — ce qui la permet, ce qui la maintient, ce qui la rend vivable et juste.
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    > Au début, bien sûr, c’était empêcher la contagion, par l’invention paradoxale de ces gestes barrières qui exigeaient de nous, par solidarité, de rester enfermés chez nous. Ensuite, deuxième étape, on a commencé à voir proliférer en pleine lumière ces métiers de « petites gens » dont on s’apercevait, chaque jour davantage, qu’ils étaient indispensables — retour de la question des classes sociales, clairement racialisées. Retour aussi des durs rapports géopolitiques et des inégalités entre pays, rendus visibles (c’est là une autre leçon durable) produit par produit, chaîne de valeur par chaîne de valeur, route de migration par route de migration.
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    > Troisième étape, la hiérarchie des métiers a commencé à s’ébranler : on se met à trouver mille qualités aux métiers mal payés, mal considérés, qui exigent du soin, de l’attention, des précautions multiples. Les gens les plus indifférents se mettent à applaudir les « soignants » de leur balcon ; là où ils se contentaient jusqu’ici de tondre le gazon, les cadres supérieurs s’essayent à la permaculture ; même les pères en télétravail s’aperçoivent que, pour enseigner l’arithmétique à leurs enfants, il faut mille qualités de patience et d’obstination dont ils n’avaient jamais soupçonné l’importance.
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    > Va-t-on s’arrêter là ? Non, parce que le doute sur la production possède une drôle de façon de proliférer et de contaminer de proche en proche tout ce qu’il touche : dès qu’on commence à parler de subsistance ou de pratiques d’engendrement, la liste des êtres, des affects, des passions, des relations qui permettent de vivre ne cesse de s’allonger. Le formatage par l’économisation avait justement pour but, comme d’ailleurs l’asepsie, de multiplier les gestes barrières afin de limiter le nombre d’êtres à prendre en compte, dans tous les sens du mot. Il fallait empêcher la prolifération, obtenir des cultures pures, simplifier les motifs d’agir, seul moyen de rendre les microbes ou les humains, connaissables, calculables et gérables. Ce sont ces barrières, ces barrages, ces digues qui ont commencé à craquer avec la pandémie.
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    > Le nouveau régime climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu.
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    > Ce qui n’aurait pas été possible sans la persistance d’une autre crise qui la déborde de toute part. Par une coïncidence qui n’est d’ailleurs pas complètement fortuite, le coronavirus s’est répandu à toute vitesse chez des gens déjà instruits de la menace multiforme qu’une crise de subsistance généralisée faisait peser sur eux. Sans cette deuxième crise, on aurait probablement pris la pandémie comme un grave problème de santé publique, mais pas comme une question existentielle : les confinés se seraient gardés de la contagion, mais ils ne se seraient pas mis à discuter s’il était vraiment utile de produire des avions, de continuer les croisières dans des bateaux géants en forme de porte-conteneurs, ou d’attendre de l’Argentine qu’elle fournisse le soja nécessaire aux porcs bretons. Le nouveau régime climatique, surajouté à la crise sanitaire, fait peser sur toute question de production un doute si fondamental qu’il ne fallait que deux mois de confinement pour en renouveler l’enjeu. D’où l’extension prodigieuse de la question de subsistance.
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    > Si la crise sanitaire a rappelé le rôle des petits métiers, si elle a donné une importance nouvelle aux professions du soin, si elle a rendu encore plus visible les rapports de classe, elle a aussi peu à peu rappelé l’importance des autres participants aux modes de vie, les microbes d’abord, et puis, de fil en aiguille tout ce qu’il faut pour maintenir en état une économie dont on s’imaginait jusqu’ici qu’elle était la totalité de l’expérience et qu’elle allait « reprendre ». Même la journaliste la plus obtuse qui continue à opposer ceux qui se préoccupent du climat et ceux qui veulent « remplir le frigo », ne peut plus ignorer qu’il n’y a rien dans le frigo qui ne dépende du climat — sans oublier les innombrables micro-organismes associés à la fermentation des fromages, des yaourts et des bières…
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    > Une citation du livre de Graeber sur l’origine de la valeur (vieux débat chez les économistes) résume la situation nouvelle. Il rappelle que la notion de valeur-travail était devenue une évidence au XIXe siècle avant de disparaître sous les coups de boutoir du néolibéralisme au XXe — ce siècle si oublieux de ces conditions de vie. D’où l’injustice sur les causes de la valeur résumée par cette phrase : « Aujourd’hui, si vous évoquez les “producteurs de richesses”, tout le monde pensera que vous voulez parler des capitalistes, certainement pas des travailleurs. » Mais une fois remise en lumière l’importance du travail et du soin, voilà que l’on s’aperçoit très vite que bien d’autres valeurs, et bien d’autres « travailleurs » doivent passer à l’action pour que les humains puissent subsister. Pour capter la nouvelle injustice, il faudrait réécrire la phrase de Graeber : « Aujourd’hui, si vous évoquez les “producteurs de richesses” tout le monde pensera que vous parlez des capitalistes ou des travailleurs, certainement pas des vivants ».
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    > Sous les capitalistes, les travailleurs, et sous les travailleurs, les vivants. La vieille taupe continue toujours à bien travailler ! L’attention s’est décalée non pas d’un cran, mais de deux. Le centre de gravité s’est décalé lui aussi. D’autres sources de la valeur se sont manifestées. C’est ce monde-là qui apparaît en pleine lumière, refuse absolument d’en rester au statut de « simple ressource » que lui octroie par condescendance l’économie standard, et qui déborde tous les gestes barrières qui devaient les tenir éloignés. C’est très bien de produire, mais encore faut-il subsister ! Quelle étonnante leçon que celle de la pandémie : on croit qu’il est possible d’entrer en guerre avec les virus, alors qu’il va falloir apprendre à vivre avec eux sans trop de dégât pour nous ; on croit qu’il est souhaitable d’effectuer une Reprise Économique, alors qu’il va probablement falloir apprendre à sortir de l’Économie, ce résumé simplifié des formes de vie
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    > [1] Immense littérature, mais en vrac, Sahlins, Marshall. Âge de pierre, âge d’abondance. Economie des sociétés primitives. Paris : Gallimard, 1976 ; Descola, Philippe. The Ecology of Others (translated by Geneviève Godbout and Benjamin P. Luley). Chicago : Prickly Paradigm Press, 2013 ; Martin, Nastassja. Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska. Paris : La Découverte, 2016 ; et pour les sociétés industrielles, Callon, Michel, ed. Sociologie des agencements marchands. Textes choisis. Paris : Presses de l’Ecole nationale des mines de Paris, 2013 ; Mitchell, Timothy. Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole (traduit par Christophe Jacquet). Paris : La Découverte, 2013.
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    > [2] MacKenzie, Donald, Fabian Muniesa, and Lucia Siu, eds. Do Economists Make Markets ? On the Performativity of Economics. Princeton : Princeton University Press, 2007.
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    > [3] 2018. Bullshit Jobs. Paris : Les liens qui libèrent, David Graeber (traduit par Elise Roy) ; et son opinion dans Libération https://www.liberation.fr/debats/2020/05/27/vers-une-bullshit-economy_1789579

    https://aoc.media/opinion/2020/06/01/etes-vous-prets-a-vous-deseconomiser
    #déséconomie #Bruno_Latour #Latour #économie #suspension #le_monde_d'après

  • Sidération Covid-19 : l’économie suspendue et le tournant 2020, Yann Moulier Boutang
    https://aoc.media/analyse/2020/05/28/sideration-covid-19-leconomie-suspendue-et-le-tournant-2020

    Tournant écologique dans les transports aériens et automobiles, fin du cycle néolibéral de l’austérité salariale, et enfin vrai redémarrage fédéral de l’Union européenne avec le plan de 750 milliards d’euros annoncé par la Commission ce mercredi 27 mai… Tout cela relevait de l’utopie il y a encore quelques semaines. C’est pourtant ce qui se dessine, après la sidération d’avoir vu la mise entre parenthèses d’une économie qui semblait jusque-là surpuissante. Un long flash-back sur le sens de l’épisode coronavirus s’impose.

    La pandémie virale commencée en Chine à l’automne 2019 et qui aura frappé tous les continents au premier semestre 2020 sans qu’il soit possible d’en fixer le terme (automne 2020, année 2021 ?) a provoqué avant tout un effet de sidération. Une sidération ou hébétude qui n’est pas due à l’épidémie elle-même, au caractère unique de ce virus (avec tant d’infectés sans symptômes mais contagieux), ni à son caractère meurtrier. Non, le trait énorme sans précédent, c’est la mise entre parenthèses d’une économie qui semblait surpuissante et occupait tous les esprits la veille. Ainsi que les conséquences de cette suspension qui nous font aller de sidérations en sidérations. Même si plusieurs rapports restés dans les placards avaient alerté sur le risque majeur de pandémies virales et leurs conséquences incalculables.

    Tournant écologique dans les transports aériens et automobiles, fin du cycle néolibéral de l’austérité salariale commencé en 1980 et enfin vrai redémarrage fédéral de l’Union européenne avec le plan de 750 milliards d’euros annoncé par la Commission, ces trois domaines paraissaient, au mieux des utopies au pire des trompe-l’œil. Or voici qu’ils viennent s’inscrire dés l’amorce du confinement sur le Vieux Continent dans la réalité. Nous n’avons pas finis d’être sidérés. Alors, un long flash-back sur le sens de l’épisode coronavirus s’impose.

    Mai 68 plutôt que la Grande Dépression

    Cet événement considérable a vite été comparé aux pires guerres, à la Grande Dépression économique des années 1930, à la peste qui frappa Athènes durant la guerre du Péloponnèse, à la Grande Peste Noire de 1358-1352, ou à celle plus littéraire de Camus. On a convoqué aussi la pandémie de la grippe espagnole, celle du Sida, d’Ebola, voire la catastrophe d’un effondrement de la civilisation de l’Anthropocène, les romans noirs de la science fiction. Toutefois, nous restons un peu sur notre faim quant à la nature des extrémités où l’humanité se trouverait plongée. Et ce d’autant plus que la question de « l’après » commence à tarauder les manifestes, les pétitions.

    Si la sidération et la rapidité de la suspension de la vie économique marquent de leur sceau l’événement coronavirus, alors c’est plutôt aux événements de mai 68 qu’il nous faut comparer le Covid-19 et ses effets. Certes, la cause n’a rien à voir : les « événements de Mai », bornés à un seul pays rentrent dans la grille de la vie politique en raison de l’événement, enfin de la fameuse grève générale tant brandie comme signe de ralliement du mouvement ouvrier. Le second arrêt est mondial ; il touche la « vie nue » de l’animal humain. La mort dans les grandes religions prophétiques (celles du Livre) ou dans les autres (la Pachamama) touche tout le monde, « le pauvre en sa chaumière », les « barrières du Louvre ». Les fléaux familiers à l’historien médiéval ou moderne touchent toutes les classes. « Tous ne mouraient pas mais tous étaient frappés », même si l’inégalité revient vite par la fenêtre.

    L’effet de sidération de l’épidémie commençait par là. Le lion, les courtisans renards de la fable craignent autant que les misérables. On se fait tester une fois par jour à la Maison Blanche. Mais à l’ère du coronavirus, la science de la clinique est statistique, précise, comme un scalpel : le couperet de l’âge, celui de la morbidité chronique et combinée, le surpoids, les diabètes, les déficiences du système immunitaire. Foin de rhétorique là-dedans : mere facts, rien que de faits. Ils étaient déjà connus des praticiens hospitaliers, des démographes. Mais voici que le compteur des morts en salle de réanimation, dans les EHPAD (et beaucoup plus rarement dans les foyers) est devenu l’horloge quotidienne des chaines d’information avec son bandeau qui passe en continu.

    Éloge philosophique et politique de la suspension des fils intentionnels de l’économie

    Au delà de la pure description, ce qui frapperait le Huron de Montesquieu ou le Persan, s’il pouvait encore en exister à la surface de ce monde puisque l’Iran comme les Yanomami de l’Amazonie ont été frappés eux aussi, ce qui marquera rétrospectivement, c’est l’arrêt, la suspension de l’économie, notamment dans ses manifestations favorites : les transports automobiles, ferroviaires et aériens. Et cela, c’est exactement ce qui s’était produit de façon encore plus forte en Mai 68 puisqu’il n’y avait plus d’essence. C’est le silence, le chant enfin audible des oiseaux, les biches, les sangliers s’aventurant au cœur des lotissements, un jaguar se promenant sur les pentes des moros de Rio de Janeiro, un autre dans les rues de Santiago.

    On a entendu sur les radios françaises : plus de 4, puis 9, puis plus de 12 millions de salariés au chômage partiel soit une bonne moitié des travailleurs du privé, tandis que 40% des actifs demeuraient confinés chez eux. L’économie a été mise entre parenthèses. Le travail n’a pas été suspendu comme en Mai 68, au contraire il a persisté pour les « premiers de corvée », ou bien il est devenu téléporté pour les « premiers de cordée ». Ce qui a été suspendu, c’est le compteur impitoyable de l’argent : lorsqu’on prononce les mots « quoi qu’il en coûte », « quel qu’en soit le prix », on quitte l’économie, on suspend son caractère inconditionnel dans la vie de la cité et sur la vie. Aussi soudainement que la France s’était arrêtée en Mai 1968 avec ses 10 millions de grévistes.

    Avec le même effet étrange, d’une temporalité autre, au delà du confinement, comme la qualité du silence, comme la durée bergsonnienne d’une journée qui se met à s’écouler ni complètement travail, ni repos ou loisir pour les plus chanceux, pas les mères accablées de leur mari et de leurs enfants en permanence. Mais dans tous les cas, on peut parler d’une suspension phénoménologique des fils intentionnels de la « vis activa » : Husserl appliqué à Hannah Arendt. À la différence de Mai 68, ce n’est pas le désir du sujet politique qui s’est trouvé au centre, mais la situation en porte-à-faux où se retrouve l’animal humain au milieu du vivant et du chemin de la vie, pour emprunter à Dante. C’est aussi le sens tout court de l’activité frénétique du capitalisme industriel mondialisé au regard de la vie de la biosphère.

    Une fois prise la mesure de l’ampleur de l’événement (non pas un petit 1% de notre croissance mais 4, puis 6 puis 10 puis probablement 15 ou 20% selon les pays quand à ce séisme succédera le tsunami de ses effets à l’automne et l’année suivante), nous devons nous interroger sur la force de ce qui a pu autoriser cette mise en suspend de ce qui passait jusque-là pour le parangon de la valeur, l’alpha et l’omega de la vie économique en commun, donc « le marché », ce marché devenu l’horizon indépassable depuis l’effondrement du socialisme réel. S’il y a quelque chose d’imprévu dans cette crise, ce n’est pas la nouveauté du virus (cela s’est répété des dizaines de fois ces derniers siècles), c’est qu’un si petit fragment, zombie du vivant, échappé du règne animal, ait pu mettre à genoux l’économie mondialisée au sommet de sa puissance et le troisième âge dont nous étions si fiers de pouvoir inscrire les gains de longévité dans les tablettes de l’Histoire.

    Jean Quatremer, un journaliste (que d’habitude on aime bien pour sa chronique européenne), vite suivi par des esprits plus complaisants d’un patronat prompt à « retrousser les manches » des autres, celles de ses salariés, a déclenché une belle polémique. Interloqué de ce qu’un si petit virus bien moins meurtrier qu’Ebola ou que des fléaux chroniques comme l’alcoolisme, la folie au volant, avaient pu produire, ce journaliste talentueux a mis en regard le coût faramineux de cet arrêt surréaliste de la machine et plaidé pour qu’on arrête les frais du confinement. Que n’avait-il pas dit ! Pourtant, il n’était pas l’âne de La Fontaine, ne confessant nulle faute. La réaction d’indignation a été virulente, même si l’on peut se gausser des belles âmes qui braillent aujourd’hui pour exiger trois mois plus tard la « reprise » (autre mot étendard des droites ou honni du Mouvement en Mai 1968). Mais ce qui paraît frappant encore une fois, c’est l’ahurissante unanimité mondiale de la classe dirigeante de droite comme de gauche à arrêter l’économie en ne conservant que ses fonctions vitales.

    Cela a commencé par le président Xi Jinping qui, très logiquement quand on regarde ses débuts dans la province du Fujian, ne jurait la veille que par une croissance à 6,6%, seule garante de la paix sociale. Cela s’est poursuivi avec le chef du gouvernement italien qui la veille pourtant, courrait après la reprise afin d’éteindre son déficit budgétaire et la dette géante du pays. Finalement, toutes les démocraties européennes, même les plus attachées à l’orthodoxie monétaire comme l’Allemagne, ou ne jurant que par les fondamentaux de la mondialisation néolibérale comme le Royaume-Uni, toutes ont, horresco referens, descendu sans ménagements ni délais le pavillon de la croissance et haussé celui de l’arrêt partiel et du confinement. Dans les « démocratures » européennes comme la Hongrie, la Pologne, la Biélo-Russie, l’Ouzbékistan, chez les présidents populistes nord-américain ou brésilien, même capitulation en rase campagne. Même confinement sous diverses nuances, même mise en veilleuse d’une énorme partie de l’activité, bien que dans certains endroits, on ait caché les morts ou interdit de prononcer le mot même du virus. Tous les analystes avaient tellement donné le néo-libéralisme comme triomphant que beaucoup se sont frottés les yeux. Ils ont vite trouvé que la mariée était trop belle. Il devait y avoir un lézard là dessous.

    Un complot, une thérapie de choc pour faire passer la liquidation finale de l’État Providence ?

    Alors sont entrés dans la danse les théories du capitalismes par les chocs (Noami Klein), ou celles teintées de Michel Foucault (près de 35 ans après le décès du maître) ou de Giorgio Agamben[1]. Pareil choc si aisément accepté par le patronat, par les riches, par « ses fondés de pouvoir » dans l’État, devait avoir pour fin d’imposer plus facilement un tour de vis dans l’exploitation, la liquidation de l’État Providence, celle des libertés publiques, l’avènement de Big Brother Numérique que les GAFA californiennes ou les BATX chinoises avaient préparés. Après le terrorisme et son état d’exception, l’état d’urgence sanitaire planétaire allait nous faire avaler un bio-contrôle de la population par le numérique. Le « capitalisme numérique » (Daniel Cohen) devait forcément être tapi en embuscade comme un méchant phénix prêt à resurgir, par miracle et tout guilleret après ce gigantesque tour de passe passe.

    Au reste tout s’expliquait, et le moindre détail (plus ou moins arraché de son contexte par les nouveaux Bouvard et Pécuchet de la médecine) rentrait dans le puzzle. Y compris les pires thèses complotistes. Les accusations de la contamination de l’Empire du Milieu par un GI américain lors des jeux Olympiques des sportifs des armées à Wuhan, à la mi-octobre 2019, les allusions américaines à la fuite du virus d’un laboratoire de Wuhan classé P4 ou P3 c’est-à-dire les degrés les plus élevés de dangerosité, celles de Luc Montagnier, le prix Nobel pour sa découverte du VIH, de la fuite d’un virus créé par l’apprenti sorcier chinois qui aurait combiné un coronavirus avec le virus du sida, ne sont que des codicilles de cette thèse plus englobante d’un grand-complot-capitaliste. Un autre prix Nobel de médecine, le japonais Tasuku Honjo a été enrôlé à son insu et malgré ses démentis dans l’info-tox d’un coronavirus fabriqué par l’homme.

    Si l’on veut résumer cette thèse du choc provoqué, disons qu’elle pousse aux extrêmes les traits de la théorie du bio-pouvoir, c’est-à-dire d’un capitalisme qui gouverne la population en produisant le vivant et en affirmant son pouvoir sur la vie nue (y compris par la menace des virus qui sont une production de mort par réplication mimétique du vivant) pour requinquer par une nouvelle piqûre de consentement, une hégémonie affaiblie.

    L’État Providence largué par hélicoptère ou gros porteur

    Ce que cette thèse n’explique pas, pourtant, c’est l’arrêt général qui en est résulté et qui n’a pas été une crise classique imposée aux classes laborieuses (du monde dans les deux premiers mondes, celui du capitalisme et celui de feu le socialisme ) puisque, et c’est le deuxième aspect stupéfiant de cette crise, non seulement le « capitalisme néolibéral mondial intégré », comme auraient dit Felix Guattari et Gilles Deleuze, a accepté cette suspension sans barguigner, mais il a pris des mesures de soutien aux salariés, aux chômeurs, aux entreprises petites, moyennes ou très grandes comme on n’en avait jamais vu de toute l’histoire du capitalisme. Ce n’est pas de l’argent par hélicoptère qui a été déversé comme le préconisait Milton Friedman et comme on s’était demandé si Mario Draghi ne l’avait pas pratiqué lors de la crise grecque avec la politique de quantitative easing de la Banque Centrale Européenne. C’est carrément le Welfare State (l’État Providence) dans toute sa puissance de frappe qui a été largué par hélicoptère ou par avions gros porteurs. Ce n’est pas le revenu universel, mais une garantie du revenu qui est apparue partout dans les pays riches, en Chine et sous des formes plus atténuées, en Inde, en Amérique Latine et en Afrique.

    S’il y avait complot à la racine de cette crise, il faut dire qu’il a échappé à ses auteurs car : a) c’est le complot le plus cher de toute l’histoire du capitalisme mis à part les deux guerres mondiales du siècle dernier ; b) les transformations qu’il a générées immédiatement comme celles qu’il a laissées entrevoir, sont totalement contre-productives s’il s’agissait d’une stratégie néo-libérale contre-révolutionnaire à la manière de la Tricontinentale qui se réunissait dans les années 1980 quand Margaret Thatcher claironnait fièrement « Tina » (there is no alternative) et surtout « la société, ça n’existe pas ! ( there is no such thing like society). Ce n’est même pas « il faut défendre la société » de Michel Foucault, c’est la société qui s’avère le héros indispensable pour sauver les vivants. Les mesures extraordinaires prises pour amortir l’arrêt de 60% de l’économie se chiffrent déjà après deux mois d’arrêt à près de 15% du PIB mondial et ce n’est qu’un début. Et paradoxalement le confinement, telle une grande marée basse, a laissé à découvert les béances, les blessures par quoi une société prend conscience d’elle-même comme un tout, tandis que les déficits initiaux en appellent d’autres à venir pour réformer radicalement la réforme des hôpitaux. Il faut peut-être avancer une autre hypothèse pour expliquer la Grande Suspension de l’économie-monde.

    Le prix de la mort est politique : bio-pouvoir ou bio-puissance ? « Le droit à la vie quoiqu’il en coûte »

    Tout a un prix en ces temps d’économisme triomphant, le Lifetime value (ce que vous vaudrez en termes de consommation tout au long de votre vie) que calculent les assurances pour déterminer votre prime, les banques pour vous consentir un prêt, un prêt étudiant par exemple. À l’autre extrémité de l’existence, vaut-il la peine de vous sauver la vie si votre vie ne vaut pas grand chose en terme de flux de revenus futurs ou de patrimoine déjà accumulé, ou s’il ne vous reste plus grand temps à vivre ? Cette évaluation de la vie humaine, comme « viande » ainsi qu’avait déjà peinte Francis Bacon, n’est pas différente de celle de l’éleveur qui suppute le bon moment pour envoyer sa vache laitière à l’abattoir. Et c’est probablement cette grande mise en équivalence marchande, qui nous repousse de plus en plus dans la consommation carnée. Yuval Harari l’a bien relevé dans sa réflexion récente qui propose d’industrialiser la production de protéines véganes.

    La gestion de la population comme production de bras utiles, de soldats, de chair à canon est passée par les politiques hygiénistes au XIXe siècle, par l’application mécaniste des lois de l’hérédité de Mendel dans la sélection des bonnes « races » avec les eugénistes américains, scandinaves puis nazis au XXe siècle. Les progrès de la connaissance dans la génétique ont fait surgir de nouvelles tentations de clonage de l’humain pour fabriquer des organes, de modification du génome, de production du vivant y compris humain. Est sacré ce dont on ne peut s’approcher et qu’on ne peut fouler aux pieds (ta abata en grec, comme le tombeau d’Œdipe à Colonne). Si la science nous fait approcher de plus en plus de la « production et modification du vivant », la vie des humains peut se calculer, s’évaluer et par là affaiblir, même en temps de paix, le deuxième commandement « tu ne tueras point ». C’est cette réalité dérangeante que Peter Sloterdijk avait remuée dans son petit texte très polémique Règles pour le parc humain face au vieil humanisme de Jürgen Habermas.

    Le trans-humanisme n’est pas en reste. Aussi, au fur et à mesure que les règles de l’évaluation du prix des choses s’étendent au vivant animal, puis au vivant humain, de nouvelles définitions comme de nouveaux tabous éthiques se mettent en place. À partir du moment où l’avortement devient légal, l’embryon n’est plus considéré comme une personne dès la conception, mais la prise en compte de la dignité du corps de la femme et de sa volonté prend le pas sur le réflexe de la horde d’augmenter son nombre. Les progrès de la médecine permettant l’acharnement thérapeutique (en particulier le maintien en vie de personnes dans un coma sans espoir de retour) mais aussi la sédation définitive, la question se retrouve au centre du droit de mourir dans la dignité. Les manipulations génétiques sortent aussi du domaine de la science fiction, ce qui conduit les législations nationales comme internationales à prohiber le clonage humain.On en a eu un rappel en novembre 2018 quand le Dr He Jiankui a annoncé avoir produit des bébés génétiquement modifiés pour les immuniser du virus du sida. Devant le tollé mondiale, le gouvernement chinois s’est résolu, peut-être à contre-cœur, à sévir contre cet apprenti sorcier.

    Mais, dans des sociétés vieillissantes où les plus de 65 ans vont constituer un tiers de la population tandis que le prix de la vie devient une quantité économiquement évaluable, c’est la mort dont le prix devient politiquement incalculable. Autrefois les guerres se calculaient froidement par leur coût en morts estimés ou réalisés. Le soir de la bataille d’Eylau où périrent 14 000 Français (il y en aura 30 000 à celle de Wagram), Napoléon déclara : « Une nuit de Paris réparera tout cela ». Le largage de la bombe atomique au dessus du Japon a été justifié comme ayant épargné beaucoup plus de morts qui auraient été à déplorer si la guerre avait dû se prolonger six mois de plus dans le Pacifique.

    Cette fois, contrairement à la grippe espagnole, qui se produisit à la fin de la pire boucherie de l’histoire, contrairement aux pandémies de la deuxième moitié du XXe siècle, le raisonnement qui consistait à mettre en balance (comme certains l’ont fait) les morts de cette « grippe », avec d’autres causes de mortalité, a été inaudible et sévèrement jugé, mais aussi impossible à assumer. Il n’y a pas de prix de la mort mesurable et donc acceptable. Son prix politique a été jugé exorbitant. D’où le « quoi qu’il en coûte » des gouvernements de toutes les nations vieillissantes (de la Chine à l’Europe aux États-Unis). Trump de ce point de vue, est beaucoup plus proche de Bolsonaro ou de Narendra Modi. Sauf chez ces illuminés « jeunistes » qui ont traité l’épidémie de « grippette » ou persistent encore à le faire, la décision de suspendre l’économie non « essentielle » a été prise quasiment immédiatement (tant en Chine qu’en Europe). Les chiffres du manque à gagner étaient d’emblée astronomiques même si les 1 à 2% d’évaluation initiale ont été multipliés par dix ou par vingt en deux mois.

    En cette période d’affaiblissement des valeurs universelles des droits de l’Homme comme du multilatéralisme international sous la montée des populismes et du bilatéralisme des néo-nationalistes, il y a là quelque chose d’étonnant, de réconfortant et même de décisif. Pourquoi les États et les gouvernements dont on attendrait un étalage de cynisme et d’égoïsme ont-ils été convertis au « quoiqu’il en coûte » même si certains pays s’y sont ralliés tardivement puisqu’ils ont mis en avant la théorie de l’immunisation collective (herd immunity) qui permettait de ne pas arrêter l’économie et de considérer les morts du Covid-19 comme le prix à payer pour que le gros de la population acquièrent des anticorps la protégeant ? Cette vue s’est au reste effondrée au Royaume-Uni et en Suède quand on s’est aperçu qu’un très faible pourcentage de la population avait été en contact avec le virus, que l’acquisition d’une immunité n’était pas garantie et que le nombre de morts sacrifiés sur l’autel de cette amélioration du « cheptel humain » était électoralement insoutenable.

    Le droit à la vie de l’ensemble de la population (y compris ses « aînés », ses « anciens », ses « vieux ») a prévalu. Seul Bolsonaro et Trump et quelques quarterons de mini-dictateurs font exception. C’est un progrès de l’humanité. Face à tous ceux qui se plaignent essentiellement d’une irruption croissante d’un régime policier d’exception permanente, outillé du numérique, d’un Big Brother du bio-pouvoir, on peut trouver l’irruption de cette puissance de la vie, de cette valeur de la bio-puissance bien plus intéressante et porteuse d’avenir. On verra dans cette émergence comme une réponse à la marchandisation néo-libérale du vivant, mais on peut aussi y vérifier le principe méthodologique et politique qu’il n’est d’histoire et de compréhension des inflexions du pouvoir et du bio-pouvoir que que dans la composition de la puissance de la vie.

    Quelles sont les raisons de cette affirmation de la valeur de la vie dans son ensemble et pas simplement la désignation des contaminés, leur isolement et leur traitement qu’ils le veuillent ou non selon un curseur qui va des régimes autoritaires ou démocraties scandinaves qui font plus appel au sens citoyen ? Le fait que le virus n’a pas touché exclusivement les personnes âgées à faible défense immunitaire mais aussi des adultes en surpoids, diabétiques (deux maladies endémiques désormais) ? Que les complications cardiaques, cérébrales se déclarent y compris même si c’est très rare chez des enfants ? La contagiosité de la maladie chez des personnes infectées par le virus mais ne présentant pas des symptômes ? Le fait aussi que beaucoup de ceux qui étaient affectés échappaient aux complications graves ou mortelles ? Tout cela a empêché de donner un contours très précis à la population à isoler (à la différence des fléaux comme la peste ou la lèpre). Un traitement de tri a priori de la totalité de la population, comme la prise en charge systématique de toute personne présentant un symptôme de la maladie n’a été possible que dans les régimes assez peu démocratiques.

    Impossible aussi d’attribuer la maladie à un comportement « irresponsable » (comme l’alcoolisme, la conduite automobile dangereuse, la sexualité non protégée). Donc la palette des réponses néo-libérales (vous êtes responsable de votre vie, c’est à vous de vous protéger et de vous assurer !) s’est trouvée complètement disqualifiée. La société a été touchée en bloc. La façon dont on traite les anciens, comme les pauvres (a fortiori si les deux se cumulent) dans les sociétés humaines constitue un révélateur. En ce sens, toute société est plus ou moins confucéenne, mais aujourd’hui, l’importance du savoir, des connaissances dans un capitalisme de régime cognitif qui met beaucoup moins les personnes âgées au rencard que le capitalisme industriel, joue certainement un rôle dans la valeur nouvelle attachée aux « vieux » devenus les « aînés ». Dès la fin des années 1970, des démographes avaient montré que les populations vieillissantes n’étaient nullement condamnées à la stagnation économiques à l’inverse des vieux schémas natalistes. La vieillesse a cessé de rimer avec mauvaise santé, décrépitude sociale et hospices.

    Retour à la normale, résilience, transformation, effets de cliquet ?

    Si nous nous tournons maintenant vers les effets de ce ré-encastrement brutal et temporaire de l’économie (pour parler comme Karl Polanyi), temporaire car il n’a jamais voulu s’installer dans la durée, même si cette parenthèse pourrait s’avérer plus longue qu’initialement escomptée, force est de constater qu’ils sont considérables. Dire que rien ne sera plus comme avant ne mange pas de pain puisqu’en histoire, jamais rien ne se répète deux fois. Plus modestement, contentons-nous d’énumérer quelques obstacles à un retour en arrière, ce que les économistes appellent les effets de cliquet, ou les prospectivistes et les théoriciens de la complexité appellent plus prudemment des points de bifurcation, et qui empêchent de prolonger une tendance passée soit que des accélérations ou des changements de plans se soient produits provoquant des seuils, soit que des nœuds ou des trous noirs apparaissent, ou bien simplement que des points d’accroche ou capitons (oh Lacan) bloquent les retours en arrière.

    Presque aussi rapidement qu’en Mai 68, le moment de la reprise du travail est venu. Reprise de l’activité, des transports, reprise de l’école, de l’université, du tourisme. Moultes espèrent fermer la parenthèse. Le Medef avec beaucoup de sagesse apprise à ses dépends après Mai 68, s’est inquiété de la persistance de cet arrêt, car plus longue est la pause, plus dur sera le retour à la normale. Pour certaines entreprises, la résilience serait un retour aux fondamentaux comme on dit de l’économie, de la discipline et du « business as usual ». Or ce satané virus qui n’a vraiment pas l’air de s’estomper avec les chaleurs estivales en Europe ou en Extrême Orient, est toujours-là. La reprise s’avère compliquée partout. Celle des écoles, pas mal merci ! Le concours de l’Eurovision a été lui aussi virtualité après tant de festivals. Même le sacro-saint sport (Jeux Olympiques, Tour de France, tournois de Tennis, championnats de football) est durablement touché jusqu’à la fin de l’année.

    Et puis quand bien même la reprise finirait par s’effectuer de façon désespérante, sur le modèle de l’extrait du film Sauve qui peut Trostky ! de Jacques Willemont[2] où une jeune ouvrière en pleurs se rebelle. « Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule, c’est trop dégueulasse ! », des transformations se sont produites par l’épreuve des faits mais aussi dans les têtes, réalité peut-être plus importante encore pour l’ « après ». Après 1968, la contestation ouvrière se prolongera comme une onde de choc pendant quatre ans pour finalement avoir largement la peau du travail à la chaîne en Europe Occidentale. Bien des transformations invisibles se sont produites durant ces deux mois d’arrêt quasi total (lock-down dit-on en anglais), ce qui fait écho au lockout patronal traditionnel, sauf que cette fois il a été ordonné par l’État et que les mis à l’arrêt ont continué dans une grande majorité des cas à être payées.

    Les transformations visibles

    Les mutations ont été largement commentées. Le télétravail qui avait tant de mal à être mis en place, s’est généralisé à tous ceux qui n’avaient pas les mains dans le cambouis (fût-il celui des ordinateurs, des infrastructures des réseaux). Le travail « immatériel » de bureau, la programmation de la logistique se sont mis en place finalement assez aisément. La persistance de l’épidémie et la lenteur du dé-confinement ont déjà conduit les gouvernements à encourager un passage plus long, voire définitif au travail à distance. PSA a annoncé que ses cadres ne reviendraient qu’une fois par semaine sur le site de production. Plus subtil mais non moins décisif, les relations de travail ont été mises à nu durant cette période d’exception. Les relations sociales également, que ce soit dans un sens négatif avec l’exacerbation des tensions ou au contraire positif quand l’activité associative, les initiatives locales se sont substituées à un État central peu réactif ou carrément incompétent.

    La devise de la République a été réécrite concrètement à l’envers : d’abord la fraternité, l’aide, puis l’égalité et seulement après la liberté. L’aspiration à l’égalité de traitement dans la maladie quel que soit son âge, sa condition sociale a été renforcée par le brassage des services d’urgence à l’hôpital. La hiérarchie des salaires est devenue d’autant plus palpable que les moins payés ont été aussi les moins confinés dans le télétravail, les plus exposés. Les comparaisons avec l’Allemagne dans le secteur de la santé ont fait mal. Le rôle indispensable des petits métiers sans lesquels la machine économique n’aurait pas pu tourner au ralenti, l’importance vitale des soignants, pompiers, infirmiers a suscité une reconnaissance avec ses rites au balcon tous les soirs. Dans les hôpitaux, malgré d’invraisemblables lenteurs, des moyens sont apparus comme par enchantement. Les gestionnaires de la tarification à l’acte, du coefficient de remplissage des lits, du rationnement permanent et courtelinesque, ont un temps disparus. Un administrateur qui n’avait pas bien compris le moment a parlé des réductions d’effectifs prévues. Il a été muté immédiatement.

    On peut, sans grand risque de se tromper, dire que pour les dix prochaines années les plans de rationalisation du système de santé, de mise en place du leaning management, d’économie d’échelle, d’organisation de l’hôpital comme une entreprise à flux tendus, de compressions d’effectifs, de blocage des rémunérations, ont été grillés par l’épisode coronavirus. Ils sont dorénavant persona non grata. Il deviendra très très difficile pour des pouvoirs publics où qu’ils soient en Europe mais aussi dans le monde de reprendre la partition néolibérale de l’efficience du système de santé entendue comme faire plus avec moins de moyens. Il en va de même avec les métiers d’enseignements. Combien de fois a-t-on entendu de la part de parents qui avaient tenté de faire classe à leurs enfants : « Pas commode, c’est un vrai métier ! ».

    Au chapitre encore des « invisibles » devenus visibles, il faut compter les inégalités que le modèle néo-libéral parvenait souvent à camoufler élégamment en « fragilité congénitale ». Le filet de protection sociale qui trônait au-dessus des autels de la République, comme les nuages vaporeux et délicats de Fragonard, est descendu sur la terre et là, les trous mités de ses draperies, les trompes-l’œil du décor, sont apparus pour de bon, de près et pas « en perspective ». Les gestionnaires parlent de « trous dans la raquette », mais ce sont plutôt des milliers de récifs apparus avec cette marée basse exceptionnelle dont il faudrait parler. Dans les pays d’Afrique ou d’Amérique, ce sont ces milliers d’enfants des rues qui comptent d’ordinaire sur la charité des passants pour manger. Il a fallu l’intervention d’organisations humanitaires plus habituées au camp de réfugiés ou aux zones de guerre. Chez nous, toute liste des professions, des secteurs d’activités, des salariés, des « populations en difficultés » s’allonge comme des tables gigognes et fait apparaître l’entrepreneur individuel, le gérant de société salarié, l’intérimaire, l’agent territorial recruté sur mission, le chômeur non indemnisé, le jeune de moins de 25 ans, les handicapés, les nounous des crèches privées, le vieillard aux minima sociaux.

    Plus frappant encore, dans les banlieues ouvrières particulièrement touchées car massivement demeurées au travail de manutention, de transport, de nettoyage, de service de soins, la pauvreté est apparue dans la sobriété glaçante de familles enfermées sur 50 m2 à 6 personnes dans des tours. Autrement dit, il a fallu le coronavirus et le confinement pour que nous nous apercevions que les 20% de familles incapables de payer la cantine scolaire (et donc le plus souvent prises en charges en catimini), souffraient durement de la fermeture des écoles car le repas de midi était souvent le seul repas complet de la journée. Autre réalité devenue visible : l’importance des revenus tirés du secteur informel, de l’économie grise, des myriades de petits boulots qui se sont souvent évaporés plaçant nombre de familles en difficulté immédiate.

    La société dite « d’abondance » a perdu ses atours, le carrosse s’est transformé en citrouille. Ce que les militants associatifs des Restos du Cœur, des Compagnons d’Emmaüs s’époumonaient à redire, dans le désert ouaté des micros de « tranche de vie », a soudain fait la une des chaînes d’info chaque jour, à chaque mesure nouvelle prise en catastrophe par le gouvernement. Et plus l’État Providence descendait en majesté parmi ses sujets, plus on a entendu « le roi est nu » ! Plus est apparu aussi le chemin qui reste à faire pour arriver à un État protecteur juste, c’est-à-dire traitant les 20% de la population les plus pauvres de façon acceptable.

    Bref la société existe bel et bien, n’en déplaise à feu la Dame de fer et surtout, elle sera bien plus difficile à gouverner que du temps où l’austérité, la peur inspirée par le terrorisme avaient largement réduit la contestation aux ronds-points du désert français. Contrôle numérique ou pas des populations, le virus a changé la donne sur la perception du numérique et de l’effet Big Brother. La potion chinoise n’a pas convaincu les autres pays car seule la liberté d’information aurait pu dissiper les soupçons qu’on nous a vendus en janvier-février ou carrément de l’épidémie dès novembre. D’autant que Taiwan et Hong Kong, en dissidence notoire avec la mère patrie, sont parmi les pays qui ont le mieux limité la casse du coronavirus. Les obstacles à la liberté d’aller et venir, le traçage numérique des patients et des relations avec lesquelles ils ont été en contact n’ont pas bonne presse. Les gouvernements en usent avec une prudence de chats craignant des retours de bâton.

    Les conséquences majeures d’une pluie d’argent « sans compter »

    La caractéristique la plus étonnante de cette crise aura été la suspension de tous les critères classiques de l’économie, l’intervention sans compter de l’État Providence (alors que l’on ne parlait que de sa crise depuis cinquante ans), et par conséquent cette pluie de liquidités, d’argent « sans compter » qui donne presque le vertige. Afin de financer l’aide sociale d’autant plus nécessaire outre-Atlantique que 30 millions de personnes ne sont pas couvertes par les assurances sociales, le Trésor américain vient de lancer un emprunt pour 2 900 milliards de dollars soit plus qu’un cinquième du PIB nord-américain. Entre le début de rédaction de cet article et la fin, il a rajouté encore au pot quelques milliers de milliards.

    À la différence de spéculations plus hasardeuses sur la suite, ce déversement astronomique d’argent a d’ores et déjà des conséquences fondamentales dans trois domaines majeurs où tout était bloqué par manque… d’argent justement : 1) la transformation écologique ; 2) la résorption de la pauvreté du fait de la croissance spectaculaire des inégalités à l’intérieur des pays malgré une réduction des inégalités entre les nations ; 3) la stagnation de l’intégration européenne sur le plan social, fiscal, des politiques industrielles et des nouvelles technologies européennes faute de dynamisme économique et de carburant financier. Les deux premières bifurcations concernent l’ensemble de la planète ; la troisième nous concerne particulièrement en Europe.

    Les politiques d’austérité sur la touche

    Dire, comme l’affirmait le ministre des Comptes Publics, Gérald Darmanin, venu de la droite et à un poste qui est par définition celui des économies, que « lorsqu’un incendie est en cours, on ne compte pas les seaux d’eau », ou bien répéter le mantra de Mario Draghi « quoi qu’il en coûtera », constituent une palinodie presque ahurissante pour le capitalisme néo-libéral que nous avions connu plus près de ses sous. Et lorsque l’application est immédiate, c’est un congé assez sec donné à la doctrine. De quoi faire se retourner dans leur tombe Reagan, Thatcher et Milton Friedman. Le néolibéralisme et les politiques d’austérité, de réduction des déficits budgétaires sont morts, et pas simplement au sein feutré et confidentiel des banquiers centraux. Eux étaient au courant depuis 2008.

    Pourquoi ? Tout simplement parce que chaque transformation urgente de l’économie mondiale – réduire les inégalités, sauver la planète, protéger la santé, l’éducation de la population (les programmes des Nations Unies parlent d’améliorer la qualité de la population) – se voyait opposée la même loi d’airain : il n’y a pas d’argent pour cela, il faut produire la richesse pour pouvoir la redistribuer, autrement dit, il faut continuer à saloper la planète pour avoir de quoi la sauver (éventuellement).

    De l’argent pour la transformation écologique

    Or quelle leçon les effondristes écologistes, les accélérationnistes, formes les plus radicales de contestation et de proposition d’alternative réelle, peuvent-ils tirer tranquillement de l’épisode coronavirus ? Que de l’argent, il peut y en avoir tant en quantité astronomique que très vite. C’est une question de volonté politique. Quand il y en a une, elle se traduit par de la création monétaire et la garantie par les banques centrales des emprunts des États et des prêts consentis par les banques de second rang. L’argent est le lien avec le futur. Il est créé par le crédit. Le crédit, c’est la confiance que l’on place dans le futur, dans la réalisation d’un cycle économique projeté. Même le très libéral Alain Minc, chantre de la « mondialisation heureuse » a rapidement prôné un régime de dette perpétuelle jamais remboursée pourvu que les intérêts très bas soient servis.

    Donc le financement de la transformation écologique, une urgence de premier ordre, est une décision politique. Ce n’est pas une question de contenance de la tire-lire des économies qui ferait qu’on ne pourrait pas se payer une atmosphère respirable, des énergies propres, une agriculture qui ne pollue pas les sols, une réduction drastique des transports grâce aux circuits courts. Aussi pouvons-nous tranquillement parier qu’on entendra Greta Thunberg dans les arènes internationales s’appuyer sur le précédent coronavirus : « Quand l’argent coulait à flots ». Les écologistes deviendront de plus en plus intolérants face à la procrastination coupable des grands argentiers du monde. Ils n’auront pas tort.

    Il n’y a pas que dans ce domaine que la réaction vitale face au coronavirus a semé les germes d’un autre futur possible. Le consensus relatif autour de la mondialisation, qui a tenu en échec la gauche et son refus de l’ordre néolibéral ou les tentatives de démocratiser le pouvoir en Chine et dans les pays du Tiers-Monde trouvaient largement leur origine dans la réduction de la pauvreté dans le monde. En quarante ans, c’est entre 350 et 450 millions d’humains qui ont été arrachés à la pauvreté, largement mais pas exclusivement en Chine. La stagnation de la croissance qui se heurte aux limites écologiques a largement compromis ce consensus mou depuis plusieurs années. Le déclin de la belle mécanique du commerce international, la remise en cause des divisions du travail qui s’étaient établies en fonction du libre-échange avec des conséquences sanitaires qu’on a vus, la récession qui va toucher non seulement l’Afrique mais toutes les économies, sont autant de signes qui indiquent qu’il va falloir beaucoup plus de protection pour éviter un chaos semblable à celui des années 1930. Le FMI prévoit un retour à la pauvreté de 400 millions d’humains.

    Le revenu universel, Acte 2

    La transition écologique, si elle est menée sérieusement, va affronter des coalitions d’intérêts si puissants que sans mobilisation du plus grand nombre possible de citoyens, elle n’a aucune chance de s’imposer. Mais cette « nouvelle donne productive » doit redessiner tellement profondément les industries, que le chantage à l’emploi qui servit déjà dans les années 1930 , puis après les chocs pétroliers 1974 et 1980 réapparaît sous forme à peine voilée quand nombre de chefs d’entreprises ont demandé que les contraintes environnementales soient reportées sine die. L’appui des populations n’est possible que si ces dernières sont protégées d’une régression sociale.

    Les instruments classiques de l’État-Providence ont été mobilisés avec une rapidité et des moyens qui auraient ravi J.M. Keynes et W.H. Beveridge, mais ils ont ainsi tirés leurs dernières cartouches. Si l’on ne profite pas de ce choc et des failles mises à nu dans le filet de la protection sociale, on risque de trouver les mêmes difficultés pour son financement dans un an ou deux à une échelle encore plus forte. Le système de protection sociale issue de la deuxième guerre mondiale et de la Grande dépression ne peut pas devenir un fort Chabrol de plus de la défense des statuts acquis quand tant de précaires et de « fragiles » ne sont pas protégés et risquent de l’être encore moins si l’on reconduit l’ancien système avec des taux de chômage dépassant les 10% de la population active.

    La revendication d’un revenu universel ou de base ou d’existence, peu importe le nom qu’on lui donne, est apparue depuis plus de vingt ans[3], au Nord comme au Sud. Elle a franchi avec la campagne de Benoit Hamon lors de l’élection présidentielle de 2017 en France, un seuil de visibilité. Cet objectif à l’horizon de la « question sociale » fait régulièrement l’objet de discussion, voire d’expérimentations au niveau de régions. En pleine crise de la pandémie, il a été mis en avant y compris par des parlementaires et élus locaux. Un revenu qui ne se confondrait pas avec la rationalisation des minima sociaux qui se trouvent à un niveau très bas (celui du RSA), un revenu individuel, inconditionnel (à l’envers des projets qui en font un revenu pour les pauvres !) cumulable avec une activité rémunérée, doit être le plus élevé possible en fonction du PIB d’un pays pour assurer à chacun l’autonomie en particulier pour se former à de nouveaux métiers. S’il remplace le salaire minimum dans une société largement ubérisée où nombre d’actifs dépendent d’un employeur qui ne dit pas son nom et qui se présente comme une plateforme de pur service, sans bénéficier d’aucune garantie de revenu entre les missions (tout comme les travailleurs intérimaires), il devrait se situer entre 1 000 et 1 200 euros net. Ce qui représente pas loin de 1 000 milliards en France.

    Cette somme qui représenterait pas loin du doublement du budget social de la nation paraît impossible à la plupart des économistes orthodoxes comme hétérodoxes sauf que la mise en place de l’État béveridgien à la Libération par le Conseil National de la Résistance a représenté un saut analogue et que cette somme devient concevable étant donné les ordres de grandeurs de l’argent mobilisé dans la crise du coronavirus. Une réforme de cette ampleur (qui seule parviendrait à éliminer le boulet croissant de la pauvreté qui oscille dorénavant entre 12 et 20% de la population au sein de la plupart des États membres de l’Union Européenne) devrait aller de pair avec une réforme fiscale qui n’a plus rien à voir avec les rafistolages que procureraient un rétablissement de l’ISF et une plus grand progressivité de l’impôt sur le revenu. Il faut changer également de regard sur la richesse, taxer la circulation et le chiffre d’affaire des multinationales du numérique, bref une taxe de 5% voire 6% sur toutes les transactions financières et monétaires. Mais ce type de reforme n’a de sens qu’à l’échelle européenne. Et nous découvrons alors qu’un programme social et environnemental des politiques à venir est étroitement dépendant de l’évolution des institutions de l’Union Européenne. Or sur ce dernier point, le Covid-19 a ouvert grande la porte d’un chargement décisif au sein de la Communauté Européenne.

    Le cliquet du fédéralisme européen : la crise Covid-19, danger mortel pour l’Europe

    À l’arrière plan de la pandémie Covid-19 s’est déroulé un épisode moins médiatisé et pourtant capital. L’Italie, pays le plus touché de l’Union puisque le Royaume-Uni n’en fait plus partie, a demandé rapidement l’aide européenne. Après quelques piteux cafouillages au cours desquels les pays voisins essayaient de se procurer des masques, des respirateurs au détriment même de la Péninsule, rechignant à toute solidarité concrète, la Commission a mesuré les dégâts collatéraux que l’absence de solidarité ferait courir au projet européen tout entier. Lors d’une première réunion catastrophique du Conseil, au cours duquel les représentants néerlandais, danois et allemands n’avaient pas voulu entendre la demande italienne d’un concours financier, autre que celui d’emprunts souscrits sur la base nationale, Mario Monté, le chef du gouvernement italien refusa de signer le communiqué final et obtint l’appui de neuf pays représentant 60% du PIB de l’Union (tous les pays latins dont la France et la Slovénie, plus l’Irlande, la Belgique et le Luxembourg). La décision fut différée à la réunion des grands argentiers de l’Union, le 29 mars. La veille, Jacques Delors[4], 95 ans, tel la statue du Commandeur adjura les États membres à faire preuve de solidarité.

    Fourmis et cigales dans la crise

    L’Europe du Nord, vite dénommée « Club des radins » ou plus poliment, la « nouvelle Ligue Hanséatique », (les mêmes sans l’Allemagne, plus les pays Scandinaves et Baltes), admit qu’il fallait recourir à un concours financier extraordinaire, mais dans le cadre du MES (mécanisme européen de stabilité) forgé dans la douleur et les compromis en plein crise grecque (2010-2012), c’est-à-dire mobiliser une partie des 700 milliards de fonds mis en réserve. Le MES consent des prêts mais assortit ces derniers de conditions sur la politique économique et budgétaire du pays demandeur. Argument irrecevable pour l’Italie, l’Espagne ou le Portugal. L’Allemagne lâcha du lest, et parla d’apporter un concours de 1 000 milliards d’euros au pot commun.

    Il faut dire qu’entre-temps, l’addition de la crise enflait d’heure en heure, que l’économie la plus forte voyait se profiler, malgré son faible nombre de mort, le même mouvement de baisse massive de la croissance que chez ses partenaires. La crise était symétrique ; il ne s’agissait plus d’apporter son concours à un pays qui avait mené une politique fautive, comme dans le cas de la Grèce. La Commission avait parlé d’un concours de 110 milliards pour financer le chômage partiel, la BCE dégaina une garantie de prêts pour 750 milliards. Il devint évident même aux fourmis de l’orthodoxie budgétaire stricte que le principe « les contribuables des pays vertueux qui ne doivent pas payer pour les cigales du sud », ne sauverait pas plus du désastre annoncé que lors de la crise de 2008.

    Comme d’habitude, notèrent les pessimistes, le Conseil renvoya le bébé encombrant à la Commission la chargeant de lui faire des propositions avant l’été. Néanmoins, des points non négligeables étaient acquis dès avril. Le caractère conditionnel des prêts du MES serait très vague : toutes les dépenses liées au coronavirus seraient éligibles. Le concours à un pays ne serait pas limité à un pourcentage de son PIB. Mais surtout les fonds du MES n’y suffiraient pas (son président avait au reste alerté à ce sujet). Et l’idée d’un plan de relance massif fut acquise même si ses modalités n’étaient pas encore arrêtées. L’idée qu’une bonne partie des sommes à financer seraient imputée au budget de la Commission, avait fait son nid. Ce principe n’avait l’air de rien, sauf qu’il ouvre à une Union budgétaire, donc des transferts (et plus de prêts remboursables). Que ces sommes soient financées par des bons du Trésor (Coronabonds) spécifiques, comme le demandaient le groupe des 9, ou par des bons de la Commission, est une une question de détail. Ce qui ne l’est pas du tout, c’est d’admettre que le budget européen connaisse, comme celui des États membres, un déficit et que l’Europe puisse emprunter sur la base de sa monnaie. Qu’il y aura une mutualisation des dettes.

    Tout le compromis européen depuis Maastricht entre fédéralistes et partisans d’une confédération avait été de fédéraliser (au moins dans la zone euro) la politique monétaire mais de laisser soigneusement la politique budgétaire à chaque État en stipulant même que la BCE ne devrait pas aider à combler les déficits budgétaires d’un pays. À la faveur de la crise du coronavirus qui replonge, comme après la crise de 2008, les budgets nationaux dans le rouge pour longtemps, mais cette fois-ci de façon plus forte et plus universelle, l’oxymoron fédération d’États-Nations se dénoue et le rapport de force se déplace en faveur des fédéralistes. Déjà, comme l’avaient noté les observateurs souverainistes, la BCE avait commencé à racheter des obligations de pays membres. Certes elle n’avait pas souscrit immédiatement et directement ces bons des Trésors nationaux. Distinguo ! Elle s’était contentée de les racheter sur le marché de second main, c’est-à-dire à des opérateurs les ayant acquis. Cela ne trompait personne. Les banquiers centraux moins que quiconque.

    Le vieux débat noyé sous l’énormité de la nouvelle dette

    Mais il n’était pas encore question de financer directement le déficit d’un budget européen qui par définition ne pouvait pas dépenser plus que ses recettes. Il n’était pas question d’un Trésor Européen car cela voulait dire une politique budgétaire commune. Or, juste avant la crise du coronavirus, le débat politique au Conseil Européen portait encore dans le vieux cadre des institutions existantes, sur l’augmentation ou la réduction modestes dans les deux cas du projet de budget 2021-2027. Les Pays-Bas suivis par l’Autriche, et derrière pas très loin, l’Allemagne voulaient contenir le budget d’à peine plus de 1% du PIB de l’Union (15 000 milliards) soit 154 milliards par an. Les plus ambitieux et dépensiers dont le Parlement européen, voulaient le porter à 200 milliards.

    Cette querelle souvent âpre et peu reluisante a été complètement noyée sous la pluie d’argent et de dettes futures. La ligne Maginot des anti-fédéralistes, une sorte de Ligue des contribuables (dont on avait eu des avant-goûts avec la Ligue Lombarde en Italie avec ce même refus du Nord de payer pour le Sud) a été complètement enfoncée. Cette bataille qui relègue le fameux Brexit au rang de péripétie subalterne, est capitale pour le futur de la construction européenne. Ceux qui auraient voulu qu’elle reste en coulisse, entre experts de l’Europe, cet édifice si complexe que son projet de Constitution en 2004 comprenait 448 articles en 475 pages, ont été rattrapés par la réalité. Le 5 mai 2020, la Cour Constitutionnelle allemande siégeant à Karlsruhe, a transformé le débat en véritable crise politique de l’Union Européenne.

    La bombe du 5 mai à Karlsruhe

    Épousant sur le fond les thèses confédéralistes, se référant à la lettre des Traités, l’arrêt de la Cour allemande a enjoint le gouvernement de contrôler la BCE qui rachète par la politique d’assouplissement quantitatif des milliards de dette publique des États sans respecter les règles de proportionnalité des crédits ainsi consentis au PIB des États membres (donc favorisant des transferts vers les pays bénéficiaires et une mutualisation de fait des dettes). Au passage, elle accuse la BCE par ses taux d’intérêt négatif de pénaliser l’épargne des citoyens allemands. Elle demande aussi que la Commission n’outrepasse pas ces mêmes limites. Enfin et c’est sans doute le plus grave, elle remet en question la prééminence du droit communautaire y compris en matière constitutionnelle (arrêt Costa,1965) et donc celle de la Cour de Justice de l’Union Européenne qui siège à Luxembourg.

    Ce faisant, elle se déjuge elle-même car sur la question de l’aide à la Grèce et de la politique de la BCE, elle s’était dessaisie d’une plainte introduite par des contribuables allemands et avait renvoyé à cette Cour de Luxembourg puis à l’arrêt de cette même Cour qui avait avalisée la politique de la BCE (pour la petite histoire, la Cour et Luxembourg étaient présidés alors par un juge grec). Cette attaque inouïe a affolé les esprits qui y ont vu un signe avant coureur de l’implosion de l’Union sous l’effet de la crise du Covid-19.

    Les réactions européennes ont été d’autant plus vives que la position de la Cour de Karlsruhe apportait de l’eau au moulin du Club des Radins. La Commission Européenne dirigée par Ursula van der Leyen, une citoyenne allemande, n’a pas hésité à évoquer la menace d’une procédure en infraction contre l’Allemagne face à la remise en cause de la justice européenne. La Cour de Justice de Luxembourg, dans un communiqué glacial, a expliqué qu’elle n’avait pas à commenter le fond d’un arrêt d’une chambre inférieure dans la hiérarchie des juridictions, et elle s’est bornée à relever sur la forme que la démarche de ladite Cour violait les traités et mettait en péril l’ensemble de l’édifice institutionnel de l’Union.

    La déroute prévisible des confédéralistes

    La chancelière allemande devant la Chambre de Députés s’est contentée de dire : « Cela va nous inciter à faire davantage en matière de politique économique, afin de faire progresser l’intégration », mais en annonçant que l’Allemagne était prête à mettre 1 000 milliards d’euros sur la table, une somme qui dépasse le PIB annuel de 23 des 27 membres, elle a clairement indiqué que la politique économique, donc la politique budgétaire, allait être intégrée davantage, ce qui veut dire qu’en contrepartie de davantage de solidarité, il y aura davantage de fédéralisme. Donc un budget fédéral plus important et la possibilité pour Bruxelles d’emprunter directement sur le marché des capitaux.

    En fait, la charge désespérée des confédéralistes devant le risque de plus en plus patent de défaite en rase campagne qui les attend, va aboutir à l’effet inverse de ce qu’ils recherchaient : au lieu de re-consolider la souveraineté nationale, leur tentative ne laissera pas d’autre choix à l’Union européenne que de réformer les Traités dans le sens de « cette intégration toujours plus poussée » qui figure dans leur préambule et qui a conduit le Royaume-Uni à reprendre le large. Il faut comprendre la logique de la Cour allemande, héritière d’une tradition juridique dès la fin du XIXe siècle et qui a persisté même sous le régime nazi pour devenir, avec la république Fédérale, une obsession de la défense des individus (face au modèle communiste). La tradition allemande, ce qui va de pair avec une culture du compromis formalisé ex ante, veut que l’on procède selon ce qui est écrit. Elle n’aime pas beaucoup les fonctionnements en dehors des clous. Une dette est une dette, et elle doit être réglée (même si au passage se trouvent oubliées les réparations jamais payées rubis sur l’ongle après les secondes guerres mondiales).

    Au sein de la BCE, les membres de la Bundesbank ont été très réticents aux « mesures non conventionnelles » et à leur souplesse pour sauver l’euro. Régulièrement mis en minorité au sein du Directoire de la BCE, les faucons de la Bundesbank ont dû s’incliner. Lors de la crise grecque, Thilo Sarrazin, membre du Directoire de mai 2009 à septembre 2010, membre du SPD, démissionne en raison du scandale que suscite son best-seller L’Allemagne disparaît, et la même année il écrit un autre pamphlet L’Allemagne n’a pas besoin de l’Euro. Cette option constituera la base de la fondation d’Alternative Für Deutschland, le parti d’extrême droite dont le porte-parole sera pendant deux ans l’économiste libéral Bernd Lucke. La dénomination de ce nouveau parti était une réponse à Angela Merkel qui avait justifié l’aide à la Grèce endossée par la BCE, en disant qu’il n’y avait pas d’alternative à cette solution pour sauver l’Euro.

    Dix ans plus tard, on a l’impression d’une scène qui se rejoue à propos de l’Italie, puis rapidement de l’ensemble des États membres. L’issue sera la même : l’Allemagne ne pourra se dérober. Mais elle obtiendra grâce à ce verdict de sa Cour Constitutionnelle la formalisation dans les Traités de ce qui a été la pratique réelle de l’Union Européenne pour survivre. Le « fédéralisme rampant » comme le définissaient les Anglais, aptes eux à comprendre la jurisprudence qui innerve la constitution matérielle de l’édifice européen, est apparu aux yeux de tous. La constitution formelle de l’Europe va devoir rejoindre sa constitution matérielle. Et celle-ci sera de plus en plus fédérale. C’est de souveraineté européenne dans les domaines sanitaires, industriels, budgétaires qu’il sera question et plus du tout de la souveraineté chères aux néo-nationalistes. L’Europe n’avance que dans les crises. La Covid-19 aura rendu un sacré service à l’Europe. Et ses morts autant que les soignants des vivants auront bien mérité de la bannière étoilée de l’Union.

    [1] « Sans vouloir minimiser l’importance de l’épidémie, il faut pourtant se demander si celle-ci peut justifier des mesures de limitation de la liberté qui n’avaient jamais été prises dans l’histoire de notre pays, pas même durant les deux guerres mondiales. N’ait le doute légitime qu’en répandant la panique et en isolant les gens dans leurs maisons, l’on a voulu se décharger sur la population des gravissimes responsabilités des gouvernements qui avaient d’abord démantelé le service sanitaire nationale et ensuite, en Lombardie commis une série d’erreurs non moins graves dans la façon d’affronter l’épidémie » (Georgio Agamben le 22 avril 2020 dans sa rubrique sur le site de l’éditeur Quodlibet)

    [2] Dans le cadre de ce film, la petite équipe d’étudiants en cinéma, dont Pierre Bonneau à la caméra, Liane Estiez au son, réalise le 10 juin 1968 un plan-séquence de neuf minutes, Wonder, mai 68, qui portera aussi le titre La Reprise du travail aux usines Wonder.

    [3] Voir par exemple le site du BIEN (Basic Income Earth Network)

    [4] « Le manque de solidarité fait courir un danger mortel à l’Union Européenne », estime-t-il dans « Coronavirus : l’Europe en danger de mort, selon Jacques Delors », Huffington Post.

    #austérité #revenu #Europe

  • Victor Pitron : « Nous sommes confrontés à des manifestations psychiatriques inédites » | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/entretien/2020/05/29/victor-pitron-nous-sommes-confrontes-a-des-manifestations-psychiatriques-ined

    Au moment où le pays sort doucement de la crise sanitaire, certains craignent une « seconde vague psychiatrique ». S’il est évident que cette période a eu un impact sur le psychique de chacun, les personnes souffrant de troubles psychiatriques ont été plus affectées que les autres. Psychiatre et chercheur en sciences cognitives, Victor Pitron observe que jamais le monde n’a changé si radicalement en si peu de temps, notamment pour les personnes plongées en coma artificiel qui se réveillent quelques semaines plus tard. Leurs troubles psychiatriques se sont nourris de ce nouveau contexte d’incertitude, preuve s’il en fallait de l’interconnexion entre l’expression de la maladie psychiatrique et le contexte de vie.

    Enseignement de l’Anti-Oedipe (1973), lorsqu’il délire, le psychique délire le monde.

    #psychiatrie #paywall...

  • À San Francisco, quand mon quartier fait l’expérience de la pandémie
    Par Howard Becker (12/04/2020)
    SOCIOLOGUE
    https://aoc.media/analyse/2020/04/12/a-san-francisco-quand-mon-quartier-fait-lexperience-de-la-pandemie

    L’épidémie de Covid-19 transforme nos habitudes, nos interactions sociales : nous nous adaptons pour faire face à la crise. Résident de North Beach, à San Francisco, l’immense sociologue Howard Becker observe avec minutie et empathie comment la vie s’est ajustée dans son quartier.

    J’habite à San Francisco, dans un quartier qui s’appelle North Beach ou Russian Hill, les deux s’entremêlant sans frontière nette. Ce quartier date du séisme et de l’incendie de San Francisco de 1906, quand tout, dans ce coin, a été détruit, non pas par le tremblement de terre mais par le feu, qui n’a laissé qu’un tas de cendres.

    Reconstruite, cette petite partie de mon quartier a fourni les principaux logements des immigrants siciliens, venus avec leurs traditions et pratiques de la pêche. Quand j’ai emménagé ici il y a plus de cinquante ans, les « étrangers » comme moi et ma famille, et les autres familles similairement « américaines » de peintres et de sculpteurs qui enseignaient au San Francisco Art Institute situé non loin, n’ont pas été les bienvenus. Les pêcheurs qui apparaissaient, au printemps, assis sur les marches devant leur appartement où ils raccommodaient leurs filets et casiers à crabes, craignaient que nous ne rendions le quartier plus désirable, et – du fait de leur propre cupidité, ils étaient clairs sur ce point – qu’ils ne se retrouvent forcés de vendre leurs immeubles en échange des prix élevés que, nous, « Américains » offririons.

    Cela s’est effectivement passé ainsi, par étapes, au fil des ans. La première réelle invasion du quartier occupé par les Italiens a été celle des Chinois, qui ont traversé la frontière officieuse mais très réelle qui séparait la Little Italy du Chinatown tout proche. Ainsi, les immeubles des rues autour de chez moi ont bientôt appartenu à des Chinois et des familles sino-américaines, qui les habitaient. Les « Américains » et les « Sino-américains » ont rapidement noué des liens de voisinage, bien que rarement intimes. Nous pouvions les connaître suffisamment pour leur demander de réceptionner un colis en notre absence, mais pas au point de les inviter à dîner.

    Les établissements liés à la communauté locale italienne – les restaurants, dont les gérants faisaient encore partie de cette communauté où qu’ils résident dans la ville – ont peu à peu été remplacés. La fabrique de pâtes au coin de la rue a déménagé lorsque les hippies sont arrivés, pour être remplacée par un Co-Existence Bagel Shop. Les coffee shops tenus par des hippies, ainsi que les voyageurs hippies comme moi et ma famille, sont restés là pendant longtemps.

    Et il y avait toujours quelqu’un pour fournir les services que le citadin américain s’attend à trouver : coiffeurs, salons de beauté, supérettes de quartier, bars et cafés.

    [Mon quartier a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux.]

    Peu à peu, tout le monde s’était habitué aux Chinois et hippies installés ici. Mais bientôt la population du quartier a commencé à refléter les nouvelles entreprises qui étaient en train de gagner la ville : les géants de l’informatique et de l’information, qui se sont tout naturellement installés dans les vastes bâtiments du Financial District_ e San Francisco. Avec ces nouvelles entreprises – Sales Force, par exemple, a acheté son propre immeuble de plusieurs étages –, sont arrivés les gens qui y travaillaient. Certains de ceux qui désiraient habiter dans la City avaient des enfants en bas âge. Tout cela a contribué à augmenter la demande pour le stock réduit et limité de logements à North Beach/Russian Hill (et dans le quartier limitrophe de Telegraph Hill), logements qui avaient l’avantage d’être relativement proches à pied des bureaux de ces nouveaux géants de l’économie.

    Ainsi, mon quartier n’est pas un coin perdu, immuablement stable de la ville. C’est une communauté composée d’une population sans cesse changeante située dans un périmètre physique réduit, un quartier doté d’institutions, d’organismes, d’entreprises et de petits commerces qui sans cesse s’efforcent de répondre à des impératifs socio-économiques en perpétuelle évolution. Mais il a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux qui viennent soutenir les habitudes, besoins et désirs des gens qui y habitent.

    Ces accommodements sont visibles dans les petits détails de la vie de tous les jours, dans la manière dont la vie sociale « fonctionne » ou non. Et cela relève du truisme sociologique que de dire que ce n’est que lorsque les accommodements sociaux ne fonctionnent pas comme il se doit, et que tout le monde commence à se plaindre, que l’on prend conscience de la manière dont fonctionnent effectivement les choses quand elles fonctionnent.

    San Francisco est désormais, comme le reste du monde, assiégée par le coronavirus. Les dirigeants ont demandé aux citoyens d’éviter tous les contacts que la vie quotidienne d’ordinaire exige dès lors qu’il s’agit de travailler, manger, faire ses courses, socialiser, accéder aux soins de santé et de s’adonner à tant d’autres petites routines de la vie.

    Cela ne veut pas dire que plus aucune partie de l’énorme machine qui sous-tend notre vie au quotidien ne fonctionne. Il m’est encore possible, tous les matins, de recevoir et lire mon journal, le San Francisco Chronicle, éminemment conscient que quelqu’un s’est levé, alors qu’il faisait encore nuit, pour se mettre au volant d’un camion chargé d’exemplaires du journal (au contenu écrit et imprimé par bien d’autres encore), pour venir jusque dans notre rue afin que quelqu’un, depuis l’arrière du camion, puisse en lancer un paquet dans l’entrée de notre immeuble. La vie continue. J’ai ma presse habituelle qui alimente mes analyses de la vie de tous les jours.

    Cela fonctionne, du moins jusqu’à présent, pour la livraison des journaux. Mais qu’en est-il de la nourriture ? Personne ne lance du lait, des œufs, des fruits et des légumes de l’arrière d’un camion jusqu’à l’entrée de mon immeuble. La ville s’est toujours organisée différemment pour répondre à ce besoin. Mais les nouvelles règles imposées par le virus interfèrent avec cette organisation d’une manière à laquelle nous ne sommes pas préparés.

    [Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover.]

    La plupart des choses continuent d’être comme elles ont toujours été. Nous continuons d’avoir des magasins de proximité où nous pouvons acheter tout ce dont nous avons besoin pour nous nourrir, nous et notre famille. Mais qui sait quand la pandémie interfèrera avec cette offre là ? Et les restaurants, cette lointaine invention visant à nourrir une population toujours plus nombreuse dans des villes comme Paris, où les gens ne vivent plus au sein d’une unité familiale où la confection des repas fait partie de la division coutumière du travail ! Que se passera-t-il, à présent que les citadins doivent abandonner la proximité et l’intimité qui semblaient nécessaires à notre style de vie, afin d’éviter d’être infectés par cet ennemi invisible, et afin que nous puissions obtenir ce que nous voulons, et ce dont nous avons besoin, en évitant les obstacles et dangers que l’épidémie amène ?

    Comme souvent, c’est un problème, un danger qui exige de nous que nous changions notre manière de faire, en l’occurrence la façon dont les citadins se nourrissent. Les sociologues ne peuvent pas ranger les gens dans des groupes – comme le font les psychologues expérimentaux, qui traitent les membres de ces groupes de manière différente, afin de déterminer ce que ces traitements distincts entraînent comme différences de comportement chez leurs « sujets ».

    Changer l’organisation de la vie sociale requiert des inventions sociales : des manières nouvelles de faire d’anciennes choses, ou des choses nouvelles pour remplacer les anciennes manières d’assouvir des besoins. Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover, à créer les nouvelles façons de faire qui s’imposent. La vie sociale fait l’expérience pour nous.

    Cela oblige ceux qui font de la sociologie à être prêts à observer la vie autour d’eux, afin de voir qui fait quoi et par quel nouveau moyen, et d’entendre non seulement les raisons qu’ils donnent aux changements qu’ils mettent en place, mais aussi les réactions de ceux qui les entourent, à ces nouvelles solutions. L’histoire nous fournit une fois de plus l’occasion de regarder comment les gens improvisent des solutions face à une énième version de ces mêmes bonnes vieilles difficultés.

    La nourriture est la réponse générale à la question de savoir comment nous nous alimentons. La plupart des habitants de San Francisco se nourrissent en préparant des repas chez eux, en utilisant des aliments achetés dans des magasins d’alimentation. Certains de ces magasins sont des avant-postes de grandes chaînes (Safeway, par exemple, à San Francisco). D’autres magasins sont spécialisés, répondant par exemple aux exigences de ceux qui auraient besoin d’ingrédients adaptés à une cuisine italienne régionale. D’autres magasins encore (essentiellement dans le quartier japonais) fournissent le meilleur et le plus frais des poissons pour la préparation des sashimi, spécialité japonaise. Quelques traiteurs juifs servent de la soupe aux boulettes de matzoh, des sandwichs au pastrami, etc. D’autres personnes encore font leurs emplettes dans les omniprésents marchés de producteurs. Beaucoup de restaurants servaient des plats raffinés préparés par de vrais chefs. La ville s’enorgueillit de plusieurs restaurants étoilés par le Michelin.

    Or, aujourd’hui, en raison des restrictions imposées pour une période indéfinie par la pandémie, aucun de ces restaurants ne peut accueillir une clientèle, qu’elle soit de passage ou qu’elle réserve une table. Ces manières habituelles d’accueillir les clients constituent aujourd’hui une violation des règles strictes en matière de réunion dans l’espace public imposées par la ville. Par conséquent, les restaurants ne peuvent plus ouvrir leurs portes, ce qui signifie plus d’entrées d’argent, et donc pas d’argent pour payer les fournisseurs de produits bruts, les employés et le propriétaire des murs.

    Ainsi, ceux d’entre nous qui habitent North Beach et trouvaient cela pratique et agréable d’aller manger régulièrement au restaurant Da Flora sur Columbus Avenue, ne peuvent plus le faire. Jen et Darren, propriétaires du restaurant, étaient, bien entendu, encore plus contrariés que nous. Ils n’avaient jamais préparé de repas à emporter ou à livrer, et ils n’étaient pas sûrs de pouvoir nourrir leurs clients de cette manière, ni que quiconque veuille que leurs repas leur parviennent ainsi.

    Pourtant, moi, je savais que je voulais leurs plats, peu importe la manière dont ils me parvenaient ; alors je les ai appelés pour tenter de les persuader d’essayer, et de voir si d’autres personnes voudraient bénéficier de ce genre de service. À leur agréable surprise, c’est exactement ce que beaucoup voulaient. Tous ceux qui ont tenté l’expérience en ont immédiatement parlé à des amis, et la nouvelle s’est répandue. Les affaires ont repris ! C’est Christopher, le frère de Darren, serveur au restaurant en temps normal, qui livre les repas – plat principal, salade, pain et dessert –, facturés au même prix qu’autrefois dans le restaurant.

    Elias, l’autre héros de ma petite histoire, était depuis plus de vingt ans le propriétaire et l’exploitant du Café Sappore, situé sur Lombard Street, à une rue de chez nous. Sappore était soutenu, en partie, par les cars de touristes venus du monde entier pour arpenter la célèbre rue Lombard (une courte rue tout en lacets qui rejoint deux rues perpendiculaires) – touristes qui s’arrêtaient à Sappore pour prendre un café ou un thé et un sandwich. Ce café était aussi devenu, sans que personne ne l’ait voulu ou planifié et certainement pas Elias, le lieu privilégié des réunions de quartier, l’endroit où, lorsqu’il y avait un problème qui excitait les résidents permanents, l’inévitable « réunion de protestation » se déroulait. Et c’était aussi l’endroit où l’on pouvait inviter une personne à déjeuner en sachant que quels que soient ses goûts, restrictions ou excentricités alimentaires, elle trouverait au menu quelque chose que non seulement elle supporterait, mais qui en plus la régalerait. Tout cela pour dire que Sappore a prospéré.

    Cependant, un jour, de manière inattendue, Elias a perdu le bail du lieu. Il a rapidement trouvé un autre endroit, beaucoup plus petit, sur Columbus Avenue, une rue voisine bien plus large et fréquentée, et il a ouvert Le Sandwich, dont la carte se composait d’une douzaine de sandwiches : des classiques comme le Reuben, et des variétés moins connues comme le Bollywood. Le succès a été immédiat.

    [Cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait une « culture ».]

    Puis le coronavirus est arrivé, et avec lui son lot de difficultés. Mais Elias n’a pas fermé. Comme il n’avait pas d’endroit où les gens pouvaient manger ce qu’il préparait, à part quelques chaises sur le trottoir, il a pu continuer à faire ses sandwiches et à les vendre sans violer les nouvelles restrictions. Et puis il a annoncé qu’il pourrait également livrer d’autres types de repas.

    Je savais vaguement qu’Elias avait aussi une activité de traiteur, des dîners destinés à un nombre important de convives lors de soirées chez des particuliers. Je découvrais à présent que c’était une partie importante de ses activités dans la restauration, et qu’il dirigeait son affaire depuis son appartement voisin. Quelques jours plus tard, il nous a dit qu’il était prêt à commencer à livrer des repas, deux soirs par semaine. Nous avons eu la primeur – de délicieuses lasagnes –, et c’est maintenant une affaire régulière. Chaque semaine, il met en ligne son nouveau menu. (Mais je dois vous rappeler qu’il ne livre pas à Paris !)

    Ces deux entreprises sont montées au créneau lorsque leurs clients – ainsi qu’elles-mêmes – ont commencé à pâtir de la situation imposée par la pandémie. Ainsi, la nourriture que les gens désiraient, la nourriture que Jen, Darren et Elias voulaient continuer de préparer pour pouvoir travailler et subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs employés, cette nourriture, ils ont su la rendre disponible. Ils ont réagi de manière rapide et inventive, au bénéfice de tous.

    On peut faire un parallèle entre cette situation et le domaine de l’interaction interpersonnelle. Dans la vie quotidienne ordinaire, beaucoup de gens du quartier commencent à vous lancer un « Hi ! » à l’américaine après vous avoir croisé plusieurs fois. Souvent, un voisin de longue date nous présente une personne qui vient d’emménager dans un des appartements de la rue. C’est ainsi que nous avons rencontré Terry, qui venait de s’installer dans l’immeuble voisin du nôtre, qui avait été acheté par Ben et Bethany Golden pour s’assurer que tous les logements seraient occupés, à terme, par des personnes avec lesquelles il serait facile de s’entendre. Lorsqu’ils trouvaient de telles personnes, ils leur vendaient un appartement. Et présentaient les nouveaux-venus aux voisins.

    C’est ainsi qu’un jour Bethany nous a présenté notre nouvelle voisine, Terry Ewins, qui avait récemment acheté un des appartements, en précisant en passant qu’elle était capitaine au poste de police du quartier. Elle semblait tout à fait agréable et raisonnable, et nous avions l’habitude de nous saluer dans la rue, mais là s’arrêtait notre relation de « voisinage », exactement comme pour les autres personnes qui avaient progressivement emménagé dans les logements du coin.

    Et puis, un peu plus tard, après que London Breed, le maire de San Francisco, a émis la directive officielle de non-circulation dans les rues sans raison valable, Terry (qui, entre-temps, avait été promue au rang de commandant) a fait savoir (par l’intermédiaire de Bethany, qui nous avait présentés) qu’elle se rendait au travail à pied tous les jours, et que si nous avions besoin de faire une course, ou de quoi que ce soit qui nous obligerait à sortir, il suffisait de le lui faire savoir, et qu’elle serait heureuse de faire la course pour nous.

    L’idée que nous nous faisions du policier de haut rang n’incluait apparemment pas – vu notre première réaction de perplexité – le fait qu’il rende de tels services à des personnes à peine connues de lui. Non que cette femme ait fait quelque chose pour mériter qu’on la soupçonnât de quoi que ce soit – cela relevait juste d’un simple préjugé de notre part. En y réfléchissant davantage, j’ai réalisé qu’elle avait dû dire cela parce qu’elle avait vu que je suis plutôt âgé (91 ans, pour être exact, mais ça elle ne le savait pas, et a dû simplement déduire mon grand âge de mes balades assistées d’une canne) et estimé qu’une aide occasionnelle, et non contraignante pour elle, me rendrait service.

    Je me suis mis à réfléchir à la façon dont la directive du maire sur le confinement affectait les organisations et le comportement des gens. Il semble probable que les petits gestes et événements, comme ceux que je viens de décrire, se produisent plus souvent maintenant que nous sommes dans cette « situation d’urgence », bien que personne n’en ait fait le constat.

    Ceci nous laisse penser que cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait tout un ensemble de ce que les spécialistes de sciences sociales appellent « culture » ou « compréhensions partagées » : des accords implicites pour l’adoption de certains comportements dans certaines circonstances. Ces « circonstances » sont rarement réunies comme elles le sont actuellement, de sorte que nous assistons ici à la façon dont la possibilité d’un tel comportement advient, dès lors que les circonstances commencent à convaincre les gens que ce type de situation inhabituelle exige des réactions inhabituelles.

    traduit de l’américain par Hélène Borraz

    Pour @colporteur ;)
    #Howard_Becker #San_Francisco

    Howard Becker
    SOCIOLOGUE, PROFESSOR AT THE UNIVERSITY OF WASHINGTON
    Né en 1928, Howard S. Becker fut formé dans la tradition de l’école de Chicago, notamment auprès de Everett Hughes. Il est l’auteur de très nombreux livres classiques de sociologie, à commencer par Outsiders ou Les Mondes de l’art.

    https://aoc.media/auteur/howard-becker

    • San Francisco ou la distanciation sociale avant l’heure
      Par Cécile Alduy (27/04/2020)
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE
      https://aoc.media/opinion/2020/04/27/san-francisco-ou-la-distanciation-sociale-avant-lheure

      La distanciation sociale, le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie de Covid-19 ? Dans ce cas, il n’est pas surprenant que San Francisco, ville de l’automobile individuelle, de Tinder, de UberEat… soit particulièrement épargnée. Mais cette observation est à double tranchant, révélatrice de la fracture digitale, qui est aussi fracture sociale, dans une ville déjà désertée par tous ceux pour qui le télétravail n’est pas une option.

      On a ressorti les masques. Le bleu, le rose, le bariolé, taille enfant, achetés pour nous protéger des fumées toxiques du Paradise Fire en novembre 2018. L’air était âpre, piquait les yeux, la gorge. Un brouillard roux à couper au couteau masquait la ville. Déjà, on se calfeutrait et on comptait les morts. Déjà, pendant des jours, on a eu peur de suffoquer.

      À l’heure du coronavirus, on retient de nouveau son souffle à San Francisco. Mais aujourd’hui le mal est invisible, partout et nulle part, intraçable. On porte des masques en plein soleil, alors que l’air n’a jamais été aussi pur. Les abeilles sont revenues, les oiseaux s’en donnent à cœur joie. Mais les balançoires des jardins d’enfants pendent dans le vide, inutiles. Les autoroutes qui cisaillent la ville se sont tues. Devant les supermarchés s’allongent des files en pointillé – une personne tous les deux mètres, gants en latex aux mains, et masques déjà obligatoires. La ville est inchangée, la nature resplendit, mais les humains sont sur la défensive, parés pour un cataclysme.

      Pourtant, dans la Baie de San Francisco, le nombre de morts n’est pas parti en flèche, comme à New York, en France, en Espagne ou en Italie. La fameuse « courbe » des infections au Covid-19 a été tellement aplatie par des mesures précoces qu’on attend encore « la vague » et le « pic », alors que la côte Est et la Floride ont été submergées.

      Mais tout aurait pu être différent. Le 10 mars on recensait quatorze cas d’infection à San Francisco, ville de 885 000 d’habitants, contre seulement sept à New York, qui en compte 8 millions. Un mois plus tard, cette dernière ville est en urgence absolue, littéralement asphyxiée. L’autre attend, immobile. Plus de 13 000 morts à New York au 18 avril contre 20 (en tout) à San Francisco. Pourquoi un tel écart ?

      Il y a d’abord sans aucun doute la chronologie – tardive et à reculons côte Est comme en France, proactive en Californie – des politiques publiques. Début mars les rassemblements de plus de 1000, puis de 100 personnes sont interdits ; en France, on en est encore aux meetings électoraux des municipales et le Président Macron se targue d’aller au théâtre car, dit-il, « la vie continue ». Dès le 16 mars, alors qu’on compte neuf décès sur tout l’État de Californie, les écoles publiques ferment (les écoles en France n’ont été fermées que le 13 mars, alors qu’il y avait déjà 79 morts déclarés). Le 17 mars, la maire de San Francisco, London Breed, une vigoureuse noire américaine démocrate, signe un décret de « shelter in place », littéralement « restez à l’abri où vous êtes », une expression tirée des manuels de riposte aux risques de radiation nucléaire, et familière des États confrontés aux tueries au fusil d’assaut dans les écoles et aux hurricanes. Le gouverneur Gavin Newson étend bientôt cette ordonnance à toute la Californie. Au même moment, le gouverneur de l’État de New York, Cuomo, est catégorique : « Il n’est pas question d’imposer un « shelter in place » à New York » annonce-t-il le 18 au New York Times. Il devra faire marche arrière deux jours plus tard.

      Face à une épidémie qui se propage de manière exponentielle, chaque contact évité ralentit la machine infernale. Chaque jour perdu dans l’insouciance ou le déni l’accélère. CQFD par l’exemple californien.

      [L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose.]

      Mais au-delà des mesures officielles, ce sont des facteurs socio-culturels et géographiques qui ont aussi fait la différence dans le quotidien : des habitus, des croyances, des bulles cognitives, des modes d’interaction sociale et une géographie suburbaine qui forment un mode de vie – et d’agir – propre à la Californie et surtout à la Baie de San Francisco. Un écosystème où la vie digitale infusait dans la ville bien avant que tout ne bascule dans la réalité virtuelle, et où l’État n’a jamais été un sauveur. Sauf pour les laissez-pour-compte de la révolution de la tech.

      La pandémie est d’abord un révélateur du politique au sens littéral de gestion de la cité. Les lieux d’exercice du pouvoir où la riposte s’est décidée précocement ont été d’abord hors de la politique et du système représentatif. Si les maires et le gouverneur ont été rapides à réagir, ils n’ont fait que suivre d’autres acteurs souvent plus puissants : l’influence de la tech et des universités comme leaders d’opinion et de comportements dans la Silicon Valley a été précoce, et décisive.

      Ainsi, le télétravail a été organisé en amont dès fin février, puis imposé aux salariés des starts-ups et des mastodontes début mars avant même que le confinement ne soit déclaré (là aussi très tôt) par les counties. Ces multinationales ont des milliers d’employés partout dans le monde et évaluent très tôt les risques économiques et sanitaires de la déflagration qui se propage de la Chine vers l’Europe et le reste du monde. Culture du big data, de la modélisation des comportements, de l’analyse de risque, de l’agrégation et de la gestion de l’information, du leadership, et de l’ouverture commerciale et culturelle sur le Pacifique, le cœur de métier des Apple, Amazon, Facebook, Google, et autres grandes et petites tech companies les préparaient culturellement et industriellement à prendre le pouls de l’Asie et à anticiper au quart de tour.

      On aime critiquer les GAFA et la tech (et il y a plein de raisons valides pour le faire), et pointer du doigt la mondialisation comme l’une des causes ou des accélérateurs de la pandémie. La réalité est plus complexe : dans l’écosystème de la Silicon Valley, ils ont aussi eu un rôle de leaders et ont accéléré la prise de conscience, pour ensuite participer massivement à l’adaptation de la région aux conséquences du confinement. Google a ainsi déployé 100 000 hot spots WIFI gratuits dans les zones blanches de Californie et donné 4 000 ordinateurs Chrome book aux écoles publiques. Il n’en demeure pas moins troublant de constater le pouvoir décisionnaire massif de ces magmas industriels.

      C’est plus généralement que la culture de la Baie est marquée une attitude de responsabilité individuelle à double tranchant. L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose, si ce n’est, au minimum, de ne pas être un obstacle (ce qui, sous la présidence Trump, n’est pas gagné d’avance). L’idée d’un destin collectif existe, mais il repose sur l’appartenance à une « community » qui n’est pas, contrairement à une idée reçue française, fondée exclusivement sur l’identité ethnique ou sexuelle, mais plutôt sur des micro-lieux de vie et de partage de destins : quartier, entreprises, villes. Et donc les quartiers s’organisent pour soutenir les cafés et restos indépendants menacés de mettre la clé sous la porte, les villes décident seules quand et dans quels termes imposer le confinement, les sans-abris sont mis à l’abri massivement par les municipalités, les entreprises développent seules de véritables politiques de santé publique.

      À Stanford University (où j’enseigne), le campus a ainsi basculé en mode purement digital dès le 9 mars, pour être entièrement fermé et évacué le 25. L’activité de recherche, sans attendre d’hypothétiques fonds publics, s’est immédiatement réorientée vers la réponse à la pandémie, dans la faculté de médecine, en sciences sociales ou en design, tandis que le semestre de printemps se déroulait entièrement par Zoom avec des étudiants aux quatre coins du monde.

      Le discours du leadership n’a d’ailleurs pas été celui d’une « guerre » à mener ou gagner, mais un engagement de responsabilité civique fondé sur l’analyse des données scientifiques et la prise en charge des besoins de la « communauté ». D’immenses efforts ont été déployés pour subvenir aux besoins de (presque) tous, des étudiants boursiers aux post-docs, aux jeunes professeurs non titularisés, aux restaurateurs, agents d’entretien, contractuels, le staff, financièrement, psychologiquement, technologiquement et intellectuellement. Et face au désastre économique qui se précise, le président de Stanford et la vice-présidente vont amputer leurs salaires de 20%.

      D’autres facteurs socio-culturels et géographiques ont aidé à contenir, jusqu’ici, la propagation exponentielle du virus. Il y a d’abord la proximité avec l’Asie, qui est bien plus qu’une donnée géographique ou économique. Au dernier recensement (2010), plus de 33% des San Franciscains se déclaraient « Asian-American », un chiffre qui bondit à 58% de la population à Daly City, banlieue industrielle et résidentielle au sud de la ville. L’Asie n’est pas un horizon lointain sur cette frontière pacifique : elle est au cœur du tissu culturel, ethnique et intellectuel de la région. Elle façonne les manières de socialiser, de se saluer, d’interagir, de se protéger, et de penser le monde. Bien avant l’épidémie il n’était pas rare de voir des jeunes et moins jeunes Chinois ou Asian-American parcourir la ville portant un masque chirurgical, pour se protéger ou protéger les autres.

      Autre micro-différence culturelle, qui en période de coronavirus a pu avoir une influence : les gens se touchent moins à San Francisco qu’en France, en Italie, en Espagne ou à New York. Entre la culture hygiéniste, qui fait que les solutions hydro-alcooliques étaient déjà dans les sacs à mains et les officines de dentistes, et le « cool » un peu distant des échanges quotidiens, on se sourit de loin. La socialisation à San Francisco est chaleureuse dans les mots et les visages, mais plus distante physiquement, moins « au contact » (pas de bises à la française, on ne se serre même pas toujours la main pour se présenter, encore moins pour se dire bonjour — un salut de la tête, de loin, suffit ; les « hugs » sont réservés aux retrouvailles).

      [Cette « distanciation sociale » avant l’heure n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.]

      Cette distance sociale physique dans les interactions du quotidien est mise en abyme par la géographie urbaine, ou plutôt suburbaine de San Francisco et des alentours. Excepté un centre-ville touristique et des affaires assez dense et quelques îlots de tours, la ville s’étale sur sept collines principalement résidentielles, séparées par d’immenses parcs de plusieurs centaines voire milliers d’hectares, comme le Presidio. Les immeubles sont plutôt rares et limités par décret à quatre ou six étages. Le rêve californien est la maison victorienne individuelle (comme la fameuse « maison bleue » de Maxime Le Forestier, récemment mise sur le marché pour la modique somme de 3,5 millions de dollars).

      Pour un Parisien ou un New Yorkais, certains quartiers sont en temps normal d’un calme au choix flippant ou apaisant. Dans mon quartier de Potrero Hill, colline coincée entre deux autoroutes où sont perchées des maisons à deux étages, on vit ce paradoxe qu’il y a aujourd’hui, en plein « confinement » : plus de gens dans les rues (car ils ne sont plus ni dans leur voiture ni au bureau) que d’habitude, où l’on peut marcher cinq pâtés de maisons sans rencontrer âme qui vive. D’ailleurs les « clusters » de contagion sont presque exclusivement dans des centres pour sans-abris ou des maisons de retraite, ou dans le quartier de Mission où l’habitat collectif est plus dense.

      Chacun dans sa maison individuelle, et surtout dans sa voiture. Avec 1,7 voiture par famille, les San Franciscains font presque tout en automobile (malgré l’émergence du vélo électrique pour vaincre lesdites collines, pentues) : les courses, toutes les courses de la baguette à la pharmacie, la dépose-rapide des enfants devant l’école, les sortes de « drive-in » pour les chercher à 16h00 où l’on embarque non un plat mais un môme (le nôtre généralement, c’est bien organisé), le dentiste, le coiffeur, la balade du week-end à la plage, et surtout, le travail. Entre toutes ces activités, il peut arriver de passer quatre bonnes heures par jour en voiture, juste pour accomplir le minimum vital professionnel et familial. Les 160 000 passagers qui prennent quotidiennement le métro de San Francisco (400 000 sur toute la Baie) font pâle figure en comparaison des 4,3 millions qui s’agglutinent dans le métro new yorkais.

      Et ce qu’on ne fait pas en voiture, on le fait en ligne : acheter des habits, commander des repas (UberEat), faire faire ses courses par quelqu’un d’autre (Instacart, DoorDash), et même rencontrer l’âme sœur ou sa « date » (Tinder) — une App née à San Francisco vous évite de sortir de chez vous. Ce faible taux de promiscuité au quotidien aura-t-il freiné lui aussi la propagation du virus ? Là encore, les « leçons » de la crise ne vont pas forcément dans le sens qu’on aimerait : le tout voiture et l’uberisation ont peut-être été des facteurs protecteurs – du moins pour ceux qui peuvent en profiter.

      Avec le « shelter in place », les rues ne sont donc pas soudain vides – elles l’étaient déjà dans de nombreux quartiers la plupart du temps. Les interactions sociales se sont raréfiées, notamment dans ces rues qui offraient sur deux pâtés de maison une soudaine concentration d’échoppes, mais on télé-commutait déjà de manière régulière dans les entreprises de l’économie de l’information, de l’éducation, de la tech, ou de la finance. Et avec le tout voiture, combien de gens se croisaient vraiment dans la rue chaque jour, hors quartiers touristiques et d’affaires ? À visualiser New York ou Paris, puis le San Francisco d’avant, on imagine volontiers (même s’il faudrait des études précises) que nombre de San Franciscains faisaient déjà de la « distanciation sociale » sans le savoir.

      Et c’est d’ailleurs bien là que le bât blesse. Cette cartographie des interactions humaines esquissée ici à grand traits sans doute grossiers, révèle des failles sociologiques immenses qui se lisent déjà dans la géographie du Covid-19. Cette « distanciation sociale » avant l’heure que permettait la digitalisation des modes de vie et une urbanisation construite autour de la maison individuelle et de l’auto n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.

      Et si San Francisco échappait donc à la pandémie en partie parce qu’elle a exclu de ses limites, bien avant la crise, ceux qui la font vivre et ne peuvent plus y vivre, ceux qui vivent en habitat collectif, sont locataires, prennent les transports publics, n’ont pas deux tablettes, un ordinateur et 3 Iphones par foyer ? Car qui peut encore habiter dans une ville dont le revenu médian est de $112,000 par an, et où le loyer d’un « one bedroom » est autour de $3500 par mois ?

      Passer au tout digital était « seconde nature » pour la couche aisée de la population – celle qui se confine aujourd’hui tandis que les travailleurs qui ne peuvent se payer un loyer à San Francisco continuent de l’alimenter, de la soigner ou de lui livrer ses colis Amazon. Il existe bien encore quelques quartiers qui fourmillent, qui braillent, qui grouillent, qui arpentent, qui se serrent, qui vaquent, comme Mission, le Tenderloin, et ces non-lieux que sont les enclaves grappillées sous les ponts et les autoroutes, les terrains vagues le long des entrepôts, où des tentes éparpillée formant une ville fantôme. Ces quartiers sont eux frappés de plein fouet, par la maladie [1], par la fracture numérique qui laissent des enfants sans apprentissage et sans repas car sans école, par les licenciements secs, du jour au lendemain.

      La Silicon Valley et San Francisco ont été partiellement épargnées par la pandémie. C’est une bonne nouvelle. Sauf si elles l’ont été parce qu’elles s’étaient déjà confinées dans un monde d’après, où la distanciation sociale est d’abord la mise à distance des moins bien lotis.

      Cécile Alduy
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE, PROFESSEURE À STANDFORD, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À SCIENCES PO

      [1 ] Lien vers :
      Coronavirus hits San Francisco’s Mission District hardest of all city neighborhoods (20/04/2020)
      https://www.sfchronicle.com/bayarea/article/City-data-show-SF-s-Mission-District-is-area-of-15213922.php

      Cécile Alduy
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE, PROFESSEURE À STANDFORD, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À SCIENCES PO
      Cécile Alduy est professeure de littérature et de civilisation françaises à l’université Stanford (États-Unis), et chercheuse associée au CEVIPOF à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle est l’auteur de Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste (Seuil, 2015), lauréat du prix « Penser la société » 2015 du Panorama des Idées. Journaliste politique, elle écrit régulièrement pour Le Monde, Le Nouvel Obs, The Atlantic, The Nation, The Boston Review, Politico, CNN et a publié de nombreux articles universitaires sur le Front national.

      https://aoc.media/auteur/cecile-alduyaoc-media

      (article en contrepoint, pas édité, beaucoup trop d’italiques... edit 27/05 : bon je sais pas si elle a trop lu Tiqqun ou Bourdieu, mais mettre des italiques pour "tech" ou "leaders", vraiment... bref, c’est mis comme c’est écrit, et y’aurait vraiment pas une façon de faire non manuelle ? )
      #Cécile_Alduy

  • Les « malades à la maison » du Covid-19, entre oubli et euphémisation | Caroline Hodak, AOC media
    https://aoc.media/opinion/2020/05/19/les-malades-a-la-maison-du-covid-19-entre-oubli-et-euphemisation

    Les chiffres des morts et des personnes hospitalisées pour Covid-19 sont scrutés quotidiennement. Après s’être inquiété de leur hausse, voilà qu’on se réjouit de leur baisse. Mais qu’en est-il de celles et ceux qui ont été malades à la maison ? En ne traitant que des morts et des malades hospitalisés, les discours se cristallisent sur la partie émergée de l’iceberg, et empêchent de remettre au cœur du dispositif de politique publique et sanitaire la connaissance médicale et le suivi des patients.

    En sciences sociales, particulièrement en sociologie et en ethnographie, mais aussi chez les historiens, dire d’où l’on parle, ou mieux, l’auto-analyse, éclaire un parcours et la réflexion de l’auteur. Dans ce prologue, il me semblait important de raconter d’où j’écris. Ni médecin, ni épidémiologiste, j’ai vécu le Covid-19 et ses conséquences socio-économiques comme tous les citoyens. Et puis, je l’ai vécu à l’épreuve des faits, au rythme des malades non testés, au fil de l’eau de ce qui s’est présenté à moi et des réalités médicales hors de l’hôpital. M’apercevant qu’en fait le sujet de la maladie, « les sujets » que sont les malades non testés, les #pasgrave, « les malades à la maison » n’étaient jamais évoqués alors qu’il s’agit de centaines de milliers de personnes.

    Comment ça commença…

    À l’origine, j’ai fait partie d’au moins un cluster parisien infecté par le Covid-19 avant le confinement. Le 16 mars au soir, j’ai eu la confirmation via un WhatsApp collectif de ce cluster que mes maux de tête, courbatures, nausées et immense fatigue étaient vraisemblablement la version bénigne de ce que d’autres au sein de ce groupe vivaient en bien plus grave. J’ai en tout cas conclu : « C’est bon je l’ai eu ». Et pour moi, l’histoire était terminée. Je n’ai pas associé, deux jours plus tard, d’importantes inflammations à un pied rougi et douloureux à l’épisode précédent. J’imaginais une allergie à des chaussettes et que cela passerait.

    Ce n’est qu’un mois après que les pièces du puzzle se sont enchevêtrées. Le 9 avril, le SAMU m’emmène aux urgences (non Covid) pour douleurs thoraciques et tension différentielle suspectant un AVC. Je sors quelques heures plus tard avec pour diagnostic une crise d’angoisse, bien que je ne fusse pas angoissée. Mais bon, pourquoi pas. La semaine suivante, je suis de plus en plus fatiguée et, alors que j’en parle à des amis en évoquant les urgences du 9 avril et « ce truc bizarre au pied dorénavant violet », je comprends que ce que j’avais pris pour une allergie étaient des engelures et que « le violet » était en fait un acrosyndrome (modification de la peau suite à un problème vasculaire). Pas très en forme, je rappelle le SAMU qui, comme je ne tousse pas et n’ai pas de fièvre, me conseille de me reposer. À peine 24h plus tard, le 19 avril, je ne tiens plus debout, je claque des dents, je suis livide, les douleurs thoraciques, qui n’avaient pas tout à fait disparu, sont à nouveau vives et profondes. Le SAMU envoie la Croix Rouge qui, « embêtée par ses observations », appelle le SAMU en renfort. Huit personnes chez moi. Suspicion d’embolie pulmonaire. Je repars aux urgences. Je sors le soir même.

    Bilan à l’hôpital (en non Covid) : « Si vous étiez soignante, on vous testerait, mais vous ne l’êtes pas, donc on n’a pas le droit ». Diagnostic au regard de l’examen clinique et de mes symptômes : « Vous avez été vraisemblablement primo-infectée du Covid-19 mi-mars et vous avez fait une réaction immunitaire vasculaire inflammatoire marquée par vos engelures. Vous faites manifestement un rebond inflammatoire. Il n’y a pas de pronostic vital pour nous aux urgences. A priori vous n’êtes plus contagieuse depuis longtemps. En revanche, il faut dorénavant poursuivre les explorations en ville car les signes peuvent révéler une pathologie qui ne relève pas de ce que nous traitons ici ». Je rentre.

    Carnet de Bal

    Commence alors le parcours en ville. Généraliste. Cardiologue. Phlébologue. Service vasculaire à l’hôpital. Acrosyndrome et micro caillots. Anti-coagulants, puis avec la disparition des symptômes (douleurs thoraciques, maux de tête, vertige), fluidifiant. Reste la sensation de faim qui a disparu et l’épuisement. Les fourmillements et engourdissements de la jambe disparaissent progressivement. En tout, en comptant le SAMU et les 2 passages aux urgences : 5 ECG, 1 HolterECG, 2 échographies du cœur, 2 dopplers, 1 capillaroscopie, 1 angioscanner, 7 prises de sang. L’examen micro-neurologique était gardé en suspens si les symptômes de la jambe restaient ou augmentaient. Le test d’effort jugé inutile. Jamais testée Covid. En revanche une prise de sang pour voir si j’avais des anticorps. Négatif (pour le moment ? Ce n’est pas très clair encore. À refaire).

    Au bout de ce parcours, j’ai découvert que, « dans le fond », je suis en pleine forme, d’autant que je n’ai aucun antécédent personnel ou familial en cardio-vasculaire. Que je n’ai pas non plus de maladie auto-immune ou génétique. Parce que oui, à ce stade, les médecins ont besoin de vérifier tout cela pour savoir de quoi il s’agit. J’ai découvert que les réactions vasculaires et neurologiques sont liées au virus. Qu’il y a des rebonds, mais pas forcément. Que les symptômes s’expriment de façon sinusoïdale. J’ai aussi découvert les questions des médecins. La voix des malades. Leurs interrogations. Le polymorphisme des expressions, des pathologies, des durées. Et le vide. Le vide en matière de coordination des parcours. Ainsi que le poids des incertitudes.

    Depuis la mi-avril, quelques articles, rares, commencent à documenter ces aspects. Cependant, en dehors de ce que vivent les malades et les médecins pour juguler les pathologies et adapter les traitements à chacun, je me suis rendue compte que personne ne sait ce qu’est être malade du Covid hormis ce que tout le monde, via la presse et les discours dominants, qualifie de maladie respiratoire. Le Covid-19 n’est pas qu’une infection virale des poumons. L’incubation ne dure pas seulement 2 jours. La maladie ne dure pas 14 jours (parfois beaucoup moins, parfois beaucoup plus). Une fois qu’on a été infecté, on n’est pas forcément tiré d’affaire. Parfois oui, parfois non. Les rebonds existent et sont eux aussi polymorphes, parfois graves, parfois juste réactionnels, et très souvent bel et bien hors respiratoire. Parallèlement, celles et ceux qui sont hospitalisés sont confrontés à une route souvent longue avant de pouvoir être vraiment remis. Qu’on ne sait pas bien encore ce que signifie « être guéri » du Covid-19. Ni ce qui explique la diversité des cas, des pathologies, des réactions, des conséquences.

    En réalité, ce que j’ai découvert, c’est que les médecins apprennent au jour le jour, au fur et à mesure, à travers leurs patients et les pathologies ou les réactions qu’ils découvrent en même temps qu’ils auscultent. Que chaque jour, ils analysent, supputent, déduisent, estiment. Qu’ils échangent sur leurs fils WhatsApp entre spécialités différentes autour de ce qui est observé sur le malade qu’ils ont en commun. Ou de ce qu’ils partagent entre confrères d’une même discipline. Nous, malades, attendons des réponses, mais les médecins les trouvent en nous observant. Il est donc essentiel qu’ils puissent nous suivre et que ce qui s’exprime chez les patients soit partagé entre eux.

    Les médecins, en ville tout autant qu’à l’hôpital, apprennent à l’épreuve des faits et les faits sont les malades, la maladie et ses expressions. Et eux-mêmes voient concrètement qu’il n’y a pas un traitement miracle mais bien, en fonction des organes touchés et des organismes des patients, des traitements à ajuster et d’autres à ne même pas envisager. Cela dépend de chaque cas. Car à ce stade il n’y a pas de trends dominants, mais des cohortes différentes. Les signes propres à une catégorie d’âge se retrouvent chez une autre. Un malade avec des antécédents résiste là où un autre, sans antécédent, marque des faiblesses. « L’intelligence » du virus se joue des règles et des évidences.

    Alors…

    Parce qu’à l’origine je suis chercheure en histoire et sciences sociales et que « nommer », c’est qualifier ; que l’observation du terrain est ce qui permet de nourrir les catégories de l’analyse et que sans nommer, on ne pose pas les bonnes questions. Parce qu’en tant que conseil et directrice en communication et en transformation des organisations, je suis confrontée aux outils numériques, si souvent souhaités, qui ne répondent pas aux besoins si ceux-ci ne sont pas dûment corrélés aux réalités du terrain et que, dans mon métier, la fabrique des données est ce qui constitue non seulement les référentiels mais l’intérêt de l’outil. Je travaille souvent avec les enjeux propres aux data, leur modération, le RGPD, le stockage et surtout en amont, avec le data mining et donc avec le fait de « nommer » et qualifier pour créer de l’opératoire et de l’opérationnel.

    Enfin, parce que je me suis retrouvée ahurie face à ce que j’ai découvert au jour le jour dans les méandres de mon aventure Covid-19, grâce aux médecins et aux malades avec qui j’ai échangé, je me suis demandée : mais où sont les « malades à la maison » et leurs « maladies Covid » dans les discours et le plan de déconfinement ? Comment penser une politique publique à hauteur d’une épidémie dont les expressions sont multiples et évolutives si personne ne parle des malades et de leur maladie ? Alors j’ai écrit ce papier.

    Les malades sont majoritairement hors de l’hôpital

    Traiter des malades et de la maladie, c’est remettre au cœur du dispositif de politique publique et sanitaire la connaissance médicale et le suivi des patients. Casser les chaînes de contamination pour répondre à l’urgence est nécessaire dans l’immédiat de la crise mais une épidémie s’inscrit dans le temps long. Connaître les expressions de la maladie, accompagner la population avec les informations ajustées, en étant pragmatique et réaliste, c’est non seulement mieux comprendre le cycle de vie du virus et tous les effets du Covid-19 mais aussi soutenir une prévention active auprès de toute la population. Encore faut-il traiter de tous les malades.

    Le propre d’un virus lorsqu’il se déploie dans un organisme, c’est d’investir son hôte et de proliférer. Si on simplifie : soit l’hôte résiste, soit il tombe malade. Éventuellement l’infection peut être fatale. En focalisant l’attention sur le nombre de morts et de malades hospitalisés par l’infection au Covid-19, les autorités françaises ont construit un discours binaire qui oppose confinement et nombre de morts-cas graves, car l’urgence consistait à éviter l’explosion des services de réanimation d’un système hospitalier exsangue. Or si l’objet de la problématique d’urgence est le virus et son incidence sur les services de réanimation, quel est le véritable sujet d’un virus, au quotidien, dans la vie d’une population, si ce ne sont les malades ? Tous les malades.

    Peu d’études épidémiologiques ont été lancées et celles-ci sont principalement axées sur l’identification du nombre de personnes infectées et suivies en hôpital. À date, l’actualisation des projections estime que 4,4 % de la population française a été touché. Soit près de 3 millions de personnes (la marge se situe entre 1,8 et et 4,7 millions de personnes). D’un côté du spectre, les asymptomatiques[2] (50 % environ, voire plus, mais les chiffres varient tant on manque d’études au sein de différents clusters). De l’autre, les cas graves hospitalisés (3,6 %) et les morts (0,7 %)[3].

    Sur la base de ces estimations il reste donc environ 1,3 millions de personnes[4] ayant été, ou étant encore, malades à des degrés très divers « à la maison » (de quelques jours « pas bien » à quelques semaines et plusieurs traitements antibiotiques, et parfois même des incursions à l’hôpital hors respiratoire) auxquels s’ajoutent les patients « guéris » de l’hôpital qui ont encore de longs mois de rémission et de suivi médical. Si le risque de mourir appelle vigilance et moyens, les effets de la maladie parmi les 99 % de la « population malade qui ne meurt pas » ne sont pas sans conséquences. Certaines sont connus. D’autres en voie de découverte. D’autres encore en interrogations. L’urgence de la crise peut-elle occulter ce qui dans les faits vient toucher de nombreux malades au long cours et avec eux le système de santé bien au-delà des pics aigus ?

    Combien de personnes ont-elles été infectées, sous quelles formes et de quelles façons ? Quelle est la véritable ampleur de l’épidémie et ses conséquences ?
    Ne pas nommer, c’est euphémiser la réalité. C’est ne pas dire qu’outre la survie des services hospitaliers, le sujet Covid-19 est bel et bien un sujet de santé publique qui sort des murs de l’hôpital, et qui est bien plus vaste que celui des seules maladies respiratoires et impliquant de nombreuses spécialités médicales : cardiologie, phlébologie, angiologie, ORL, gastro-entérologie, dermatologie, neurologie avec, en première ligne, les médecins généralistes qui se trouvent non seulement à traiter les cas en première instance mais souvent à orchestrer un suivi de leurs patients avec plusieurs confrères.

    Ne pas désigner l’ensemble des malades, c’est aussi omettre un enjeu de taille : la totalité des pathologies et leurs conséquences, leur durée éventuelle. Les médecins le disent, entre eux et à leurs patients : ils ne savent pas si chez certains le virus est quiescent (au repos, dormant) et se manifeste par des résurgences. Les critères de guérison ne sont pas encore clairement établis. Il apparaît que le virus après s’être exprimé par une première symptomatologie (rhinite, erythème, engelures, diarrhées, bronchite, myalgie, troubles neurologiques, etc.) puisse aussi s’exprimer en récurrence par une seconde symptomatologie touchant d’autres organes parfois plusieurs semaines plus tard (AVC, embolie, myocardite, complications urinaires, etc.).

    Les médecins ignorent pour le moment si le virus en s’attaquant à certains organes ne crée pas des pathologies qui décompenseront ou laisseront des séquelles à moyen ou long terme, voire si chez certains asymptomatiques ou symptomatiques légers, il n’y a pas de sanctuaire viral. Car les symptômes, comme les expressions apparaissent sinusoïdales : cycliques, avec des fluctuations très différentes selon les patients, leur historique, mais aussi la charge virale et les réactions de chaque organisme. Autrement dit, les complications ne touchent pas que les formes respiratoires du Covid-19, ne se limitent pas à quelques jours, et peuvent susciter des rechutes ou des rebonds. Ces aspects ne semblent pas toucher la majorité des malades et sont curables.

    Mais complexes, multiples, ils touchent bien au-delà des personnes actuellement recensées, bien au-delà de quelques semaines, des milliers de personnes. Surtout, elles appellent un suivi ou une observation sur un temps long. Beaucoup de patients, notamment ceux sortis de l’hôpital, mais pas seulement, vont être suivis sur 3, 6 ou 12 mois ou certains comme les quelques cas d’enfants « Kawasaki-like » – on le sait par les documentations déjà établies de ces symptômes – auront un suivi sur plusieurs années. Comment aider alors les médecins de ville à pouvoir exercer en pluridisciplinarité pour les cas complexes de cette nouvelle pathologie ? Comment organiser le parcours de soins si les malades et la maladie ne sont pas désignés en tant que sujets ?

    De la nécessité d’une veille sanitaire selon les critères des maladies à déclaration obligatoire
    En ne nommant pas le sujet, en ne parlant pas des malades dans leur totalité, l’État et nous avec lui, oublions une grande partie des malades, falsifiant les référentiels, obérant une des fonctions premières de la politique sanitaire du pays telle que celle-ci est censée être portée par Santé Publique France : étayer le « besoin de connaissances de la maladie » ; « évaluer (…) le risque de séquelles de la maladie » ; « évaluer les programmes de lutte et de prévention menés par les pouvoirs publics pour en mesurer l’efficacité ». Pourtant l’État a construit, depuis plusieurs décennies déjà, les outils pour « disposer d’informations afin de préserver la santé de la population » avec le dispositif des Maladies à Déclarations Obligatoires, dispositif de surveillance de 33 maladies sources d’épidémies (tuberculose, paludisme, Zika, etc.) qui repose sur la transmission de données par les médecins et les biologistes (libéraux et hospitaliers) aux médecins inspecteurs de santé publique (Misp) et leurs collaborateurs des Agences régionales de santé (ARS) ; puis aux épidémiologistes de Santé publique France.

    Ce système de déclaration permet à la fois le partage des connaissances sur la base de toutes les observations de terrain et la confidentialité des données comme du secret médical, garantissant l’anonymat des malades tout en permettant le suivi médical idoine. Là repose la constitution d’un véritable réseau de veille sanitaire incluant toutes les pathologies liées à l’infection et pas uniquement les symptômes respiratoires (à date les déclarations sur le Réseau Sentinelle sont partielles et uniquement orientées respiratoires et pas obligatoires). Ce qui est donc incompréhensible, c’est pourquoi le Covid-19 n’est que partiellement devenu une Maladie à Déclaration Obligatoire (MDO). Le dispositif mis en place par l’article 6 de la loi du 12 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire est défini afin de « recenser les personnes infectées par le coronavirus et les personnes ayant été en contact avec celles-ci, dans l’objectif de la rupture des chaînes de transmission virale ». Cependant, « ce dispositif aura une durée très limitée » i.e. le temps du dispositif est celui de l’état d’urgence.

    La déclaration obligatoire s’applique donc à la crise mais pas à une véritable veille sanitaire qui permettrait de documenter les observations cliniques et pas seulement le suivi des infections recensées sur la base de quelques critères seulement (limitées aux personnes testées). Une telle veille sanitaire assurerait le lien entre médecine de ville, toutes spécialités médicales confondues, avec ce qui se passe à l’hôpital. Cela constituerait la plateforme pour lancer des études épidémiologiques au-delà du seul lycée de Crépy-en-Valois (Oise) ou du paquebot Diamond Princess. Cela permettrait aussi le suivi dans le temps des pathologies subséquentes qui s’inscrivent dans une temporalité différente que celle de la primo-infection. Une meilleure connaissance et une meilleure compréhension permettent alors une meilleure anticipation (versus réaction), pour une approche du healthcare et non pas uniquement du sickcare.

    Or, telle qu’actuellement communiquée dans le cadre du déconfinement, la mise en place d’un système de déclaration à l’Assurance maladie par les médecins généralistes et l’intervention de brigades d’intervention, ou « contact tracer »[5], pour suivre les cas contacts des personnes identifiées infectées, est un système de contrôle des contaminations et d’enregistrement de données qui relève de la surveillance des personnes : on veille pour contenir l’épidémie, pour éviter les morts mais les effets de l’épidémie sur la santé apparaissent totalement secondaires. Pourtant le fameux article 6 mentionne que des éléments probants du diagnostic clinique peuvent être retenus dans l’identification (alinéas 4 et 7) et qu’il s’agit de pouvoir orienter les personnes infectées vers un suivi médical pendant et après ces mesures (alinéa 9). Cependant ces points sont minorés dans ce qui est expliqué auprès des populations.

    L’attention portée aux chaînes de contamination et à l’isolement des personnes infectées et leurs contacts des deux derniers jours euphémise la question du suivi thérapeutique d’une part, du suivi des malades dans le temps d’autre part, alors que de nombreux facteurs cliniques démontrent que dans un nombre non négligeable de cas (encore à étudier pour connaître la proportion) la maladie ne s’arrête pas aux portes d’une quarantaine de deux semaines.

    Le cadre d’une déclaration obligatoire évite le piège d’écorcher le secret médical et les données personnelles
    L’approche actuelle rappelle certains manques de la première phase d’identification par les tests. Ceux-ci étaient principalement accordés aux malades souffrant de difficultés respiratoires aiguës (du fait des risques vitaux potentiels). Aujourd’hui, les critères exprimés publiquement pour le signalement sont non moins partiels : fièvre, toux, altération de l’odorat et du goût laissent de côté de nombreux autres symptômes qui sont non moins évocateurs d’une éventuelle infection au Covid-19 (dermatologiques, gastroentérologiques, ophtalmologiques, etc.). En limitant les critères d’identification de la maladie à leur strict minimum, on réduit les expressions de celle-ci. On élimine tous les autres critères que pourtant de nombreuses spécialités médicales font remonter. On soustrait toutes les autres cohortes de malades sources de contamination et sujets de pathologies.

    On ne permet pas à la population de savoir qu’un érythème, des engelures, une conjonctivite, des diarrhées, une infection urinaire etc. sont possiblement des signes d’infection aux Covid-19 et donc que ces personnes-là doivent aussi être rapidement testées pour savoir si elles doivent s’isoler de leur entourage. Tel qu’actuellement pensé pour le déconfinement, le recueil de données par le biais de l’infection et de la contamination réduit la focale à l’enregistrement des personnes, là où il doit être question d’une véritable politique publique sanitaire tenant compte de la maladie et des malades. Il est nécessaire d’encourager la population à une vigilance holistique des symptômes, puis également à une deuxième salve de vigilance de la part des personnes infectées durant plusieurs semaines, afin qu’elles informent leur médecin de tout autre signe.

    Ne pas opérer en ce sens, c’est biaiser la connaissance, biaiser les réalités du terrain. Sans porter l’attention sur la nécessité du suivi des personnes infectées, l’approche actuelle se concentre sur la désignation des personnes, ce qui peut pousser des patients à ne pas consulter ou à taire les symptômes de peur de subir une enquête qui pourrait leur être délétère pour des motifs personnels (avoir à déclarer un contact qu’ils ne souhaitent pas) ou professionnels (risque de stigmatisation sur leur lieu de travail, voire crainte du licenciement dans un contexte économique altéré). La protection des données et le secret médical doivent être garantis, mais l’attention devrait non moins se porter sur les soins pour que l’implication apparaisse dans ce qu’elle a de vertueux : dire pour guérir.

    Considérer la maladie à partir de critères cliniques, c’est faire prendre conscience des plus larges biais de contagiosité ou des besoins de suivis éventuels
    Enfin, le dispositif tel qu’expliqué à date engage un autre biais de désignation restrictif. La période d’incubation est encore mal connue et estimée entre 2 et 14 jours. Dans le cadre de la procédure définie actuellement, la brigade sanitaire a vocation à recenser les contacts des deux derniers jours de fréquentation d’un malade identifié. Là, on comprend que ce ne sont pas seulement les questions du secret médical et des données personnelles qui sont problématiques, mais aussi les bases mêmes de l’identification : à ne remonter les contacts que sur 2 jours, nombreux infectés potentiels sont inaperçus.

    Quel est le droit pour la brigade sanitaire de contrôler, décider pour des personnes supposées contaminées : vérifier si ces personnes s’isolent correctement, refont bien les tests, y embarquent également leur propre entourage en donnant à leur tour les noms des personnes fréquentées ? Jusqu’où un tel raisonnement est-il opératoire ? Jusqu’où enregistre-t-on les inter-connaissances et les cercles d’interaction ? Un tel exercice, replacé dans le contexte de la maladie permettrait une toute autre sensibilisation de la population. En recensant l’intrication sociale (embeddedness) de la contamination, mais pas le chemin du virus dans l’organisme, le corps social prend le pas sur le corps médical. L’individu et ses relations ont le dessus sur le malade et sa maladie.

    Par ailleurs, selon le type d’expression de l’infection un malade peut contaminer autrui 14, 21 ou 28 jours, voire plus selon la durée de ses propres infections, nombre de jours auxquels ajouter une semaine sans symptômes. Que ce soit pour un malade sorti d’hôpital et qui poursuit ses soins en ville, ou pour un malade soigné au Doliprane à la maison, le sujet est le même : la durée de contamination varie, l’éventualité de rebonds également. Là encore, les temps officiels de réclusion ne sont pas les temps des malades et de leurs pathologies. Même la délimitation de la contagiosité n’est pas encore maîtrisée par les médecins eux-mêmes à ce jour. La question d’un suivi régulier avec le médecin coordonnant les soins du malade est nécessaire, et mettre en place ce suivi participerait de la rétention des contaminations. Pourquoi ne pas expliquer tout cela afin que tous puissent agir de façon concertée et responsable puisque l’objectif est bien d’envisager, au-delà de la désignation du malade, la cure de la maladie ?

    La veille sanitaire non seulement soutient la planification des soins mais aussi la stratégie de prévention
    En ne traitant que des morts et des malades hospitalisés et dorénavant en créant un système qui entérine une politique d’enregistrement ad hoc des infectés, les discours se cristallisent sur la partie émergée de l’iceberg. En dehors de l’hôpital, le message officiel est qu’on ne considère le malade que comme un contagieux et pas comme un malade. Plus souvent qu’il ne tue, le virus touche les vivants et impose aussi ses conséquences chez ceux qui restent en vie. Se concentrer sur l’étape d’infection et la contamination, sur l’explosion de l’hôpital, ou sur une appli telle StopCovid, ne permet pas d’accompagner les malades et détourne des outils prioritaires qui construisent eux-mêmes les données nécessaires : les données cliniques et biologiques pour élaborer les catégories de l’analyse médicale, du parcours de soins des malades et les mesures de prévention et d’hygiène collective pour protéger les populations.

    Car le message de prévention pour les gestes barrières est affaibli avec cette vision binaire : ce n’est pas pareil d’évoquer le 1 % qui peut mourir, particulièrement au-dessus de 60 ans, que de dire clairement « il y a des risques pour toutes personnes contaminées » y compris les enfants. Ces risques touchent déjà plusieurs dizaines de milliers de personnes qui vont être suivies au long cours. Cela peut non seulement changer le message mais aussi réorienter toute la politique sanitaire en obtenant une conscience et une responsabilité plus grandes de l’ensemble de la population qu’il va falloir, en outre, réussir à maintenir dans le temps. Nommer la maladie et ses expressions, les malades et leurs spécificités, devient alors source d’informations pour tous. C’est prendre le sujet dans toutes ses réalités et l’accompagner au-delà du temps de crise, sur le temps long qu’impose sa versatilité et ses évolutions, pour les malades, la santé publique et la société dans son ensemble avec l’impact socio-économique sous-jacent aux maladies complexes.

    [1] Les chiffres officiels sont accessibles sur data.gouv.fr et santepubliquefrance.fr. On notera cependant que si la France déclare 139 000 cas confirmés, la source de Statista fondée sur les chiffres des chercheurs de Johns Hopkins indique 175 000 cas confirmés en France, ce qui rend toutes les considérations chiffrées somme toute compliquées.

    [2] 20 % des personnes infectées serait asymptomatique, selon une étude dans un cluster en Allemagne mais 50 % selon l’étude à bord du paquebot Diamond Princess (voir infra). AMMOUCHE (Marielle), « Covid-19 : 20% de patients asymptomatiques dans un cluster en Allemagne », Egora.fr, accessible ici.

    [3] Chiffres du 13 mai 2020 par une équipe d’épidémiologistes de l’Institut Pasteur réactualisant l’étude conduite le 21 avril et tenant compte de l’impact du confinement. Ces calculs sont fondés sur des modélisations et données d’hospitalisation et de santé. Simon Cauchenez & alii, « Estimating the burden of SARS-CoV-2 in France », Science, accessible ici.

    [4] Le calcul est établi sur la base de l’estimation des quelques 3 millions de personnes infectées, dont sont déduits 50 % d’asymptomatiques, les personnes hospitalisées et décédées. Sous réserve des marges à prendre en compte.

    [5] Sur le recrutement et les missions des brigades, plusieurs articles de presse : NouvelObs, LeFigaro, Slate.fr, LCI.fr, OuestFrance, BFM.tv.

    #hospitalo_centrisme #santé_publique

    • On ne permet pas à la population de savoir qu’un érythème, des engelures, une conjonctivite, des diarrhées, une infection urinaire etc. sont possiblement des signes d’infection aux Covid-19 et donc que ces personnes-là doivent aussi être rapidement testées pour savoir si elles doivent s’isoler de leur entourage

    • contribution remarquable, à diffuser largement !

      En ne traitant que des morts et des malades hospitalisés et dorénavant en créant un système qui entérine une politique d’enregistrement ad hoc des infectés, les discours se cristallisent sur la partie émergée de l’iceberg. En dehors de l’hôpital, le message officiel est qu’on ne considère le malade que comme un contagieux et pas comme un malade. Plus souvent qu’il ne tue, le virus touche les vivants et impose aussi ses conséquences chez ceux qui restent en vie. Se concentrer sur l’étape d’infection et la contamination, sur l’explosion de l’hôpital, ou sur une appli telle StopCovid, ne permet pas d’accompagner les malades et détourne des outils prioritaires qui construisent eux-mêmes les données nécessaires : les données cliniques et biologiques pour élaborer les catégories de l’analyse médicale, du parcours de soins des malades et les mesures de prévention et d’hygiène collective pour protéger les populations.

      #maladie_à_déclaration_obligatoire

    • D’ailleurs un des aspects que je constate à chaque fois que je tombe (malheureusement) sur une relation qui m’explique que hé ben dis donc tu te rends comptes qu’on a été confinés et qu’on a détruit l’économie pour aussi peu, et donc clairement partisans de la recherche rapide de l’immunité de groupe, il y a systématiquement l’occultation des gens qui en ont chié en étant malades chez eux.

    • Des #témoignages parmi d’autres, via la veille de @monolecte :
      Covid-19 : deux mois après leur infection, de nombreux patients présentent de nouveaux symptômes - France 3 Paris Ile-de-France
      https://seenthis.net/messages/854487

      Par contre, dans le texte, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris :

      Par ailleurs, selon le type d’expression de l’infection un malade peut contaminer autrui 14, 21 ou 28 jours, voire plus selon la durée de ses propres infections, nombre de jours auxquels ajouter une semaine sans symptômes.

      Elle veut dire qu’une personne peut être contagieuse aussi longtemps après l’apparition des symptômes, quand elle en a ? Je n’avais pas vu passer cette info.

  • Le coopérationisme ou comment en finir avec cette peste économique
    https://aoc.media/analyse/2020/05/11/marches-et-pandemie/?loggedin=true

    Alors que trente millions d’Américains se sont inscrits au chômage depuis le début de la pandémie, les marchés boursiers américains ont enregistré en avril leur meilleur mois depuis 1987. Il devient donc urgent de repenser notre modèle économique et remplacer notre système de dirigisme de gladiateurs par une éthique de la distribution équitable. Cette période exige une révolution juridique, politique et économique capable d’ouvrir une nouvelle ère de coopération. Plus de trente millions d’Américains (...)

    #racisme #domination #fiscalité #bénéfices #COVID-19 #discrimination #pauvreté #santé

    ##fiscalité ##pauvreté ##santé

  • « Le Nigeria est mieux préparé que nous aux épidémies » , Entretien avec l’historien Guillaume Lachenal, 20 avril 2020
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/200420/le-nigeria-est-mieux-prepare-que-nous-aux-epidemies?onglet=full

    Leçons à tirer des façons dont le Sud fait face aux épidémies, approche sécuritaire des virus, relations entre le médical et le politique, logiques sous-jacentes à la « médecine de tri »…

    Guillaume Lachenal est historien des sciences, chercheur au Medialab de Sciences-Po. Ses principales recherches portent sur l’histoire et l’anthropologie des épidémies, de la médecine et de la santé publique dans les contextes coloniaux et post-coloniaux d’Afrique. Il a notamment publié Le Médicament qui devait sauver l’Afrique (La Découverte, 2014, traduction anglaise The Lomidine files, Johns Hopkins University Press, 2017) et Le Médecin qui voulut être roi (Seuil, 2017).

    Qu’est-ce que les épidémies vécues récemment par les pays du Sud peuvent nous apprendre sur ce qui se passe aujourd’hui ?

    Guillaume Lachenal : Comme le disaient déjà les anthropologues Jean et John Comaroff, la théorie sociale vient désormais du Sud, parce que les pays du Sud ont expérimenté, avec vingt ou vingt-cinq ans d’avance, les politiques d’austérité sous des formes radicales. Le néolibéralisme précoce s’est déployé au Sud, notamment dans les politiques de santé. Il est à l’arrière-plan des épidémies de sida et d’Ebola.

    On découvre aujourd’hui le besoin d’une grille de compréhension qui parte des questions de pénurie, de rareté, de rupture de stocks qui se trouvent être au cœur de l’anthropologie de la santé dans les pays du Sud. On parle aujourd’hui beaucoup de mondialisation, de flux et de la façon dont le virus a épousé ces mouvements, mais observée d’Afrique et des pays du Sud, la mondialisation est une histoire qui ressemble à ce qu’on voit aujourd’hui : des frontières fermées, des avions qu’on ne peut pas prendre, des mobilités impossibles.
    Jusqu’au début des années 2000, en Afrique, l’épidémie de sida, c’est une histoire de médicaments qu’on n’arrive pas à obtenir, qu’on fait passer dans des valises au marché noir… Durant la grande épidémie d’Ebola de 2014, les structures de santé ont été dépassées pour des raisons matérielles élémentaires : manque de personnel, pénurie de matériel…

    Il existe donc, au Sud, tout un corpus d’expériences riche d’enseignements, comme le soulignait récemment l’historien Jean-Paul Gaudillière. Comme Ebola, le Covid est à maints égards une maladie du soin, qui touche en premier lieu les structures de santé, mais aussi les relations de prises en charge domestiques. Surtout, le Sud nous montre comment on a voulu mobiliser une approche sécuritaire des épidémies, au moment même où on négligeait les systèmes de santé.

    Toute l’histoire de la santé publique dans ces pays rappelle pourtant qu’il ne suffit pas d’applications pour monitorer le virus et de drones pour envoyer les médicaments ; que ces modes de gouvernement sont de peu d’efficacité face à une épidémie. On peut tenter de transposer, ici, cette critique d’une gouvernementalité spectaculaire qui produit seulement une fiction de préparation.

    Il y a trois ans, la conférence de Munich sur la sécurité avait été inaugurée par Bill Gates qui affirmait que la menace principale pour le monde était de nature épidémique et pas sécuritaire. Depuis quinze ans, tous les livres blancs de la Défense mettent les épidémies tout en haut de l’agenda. Et nous sommes pourtant dépassés quand elle arrive. Cette contradiction n’est en réalité qu’apparente. Parce que nous avons en réalité confié cette question sanitaire à une logique de start-up, d’innovation et de philanthropie, dans laquelle la politique sécuritaire des États consiste d’abord à mettre en scène sa capacité à intervenir, à simuler son aptitude à gouverner, mais sans véritable moyen de le faire.

    L’anthropologue et médecin Paul Farmer, qui avait été notamment l’envoyé spécial des Nations unies à Haïti après le séisme en 2009, rappelait à propos du fiasco de la réponse à Ebola, en 2014, que la réponse à une épidémie, c’est avant tout « staff and stuff » , des gens et des choses. La France se prend aujourd’hui en pleine figure le manque de masques, de matériels et de tests, et expose ainsi l’hiatus profond entre un débat public expliquant qu’il faut tester davantage, se protéger davantage, et la matérialité de la situation, avec le manque de réactifs, l’incapacité de produire suffisamment de masques, mais aussi l’absence de personnels de santé publique capables de faire le suivi des cas.

    Actuellement, ce n’est pas d’idées, de stratégies, de perspectives critiques que l’on manque… On manque de choses. Les questions les plus intéressantes aujourd’hui sont logistiques et il est sans doute plus intéressant de parler à un brancardier de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis ou à un livreur de Franprix qu’à n’importe quel chercheur. La question centrale, aujourd’hui, c’est l’épidémiologie sociale : comment le virus s’engouffre dans les failles de nos sociétés : les inégalités, les conditions de vie, les différences d’exposition du fait du travail, et toutes les comorbidités qui aggravent la maladie, comme on le voit avec les disparités raciales aux États-Unis, ou le cas de la Seine-Saint-Denis, ici.

    Avec une certaine ironie, on constate que des pays comme le Cameroun ou le Nigeria sont mieux préparés car ils disposent de ce qu’on appelle des agents de santé communautaire ( Community Health Workers ) qui sont des gens peu formés – ce ne sont pas des infirmiers – mais qui sont des sortes d’aides-soignants de santé publique, qui s’occupent des campagnes de vaccination, mais aussi de surveillance épidémiologique, et qui s’avèrent très utiles pour faire le suivi des cas, et des contacts des personnes infectées. C’est un savoir social que ne peut faire la police ou un smartphone.

    Au moment d’Ebola, quelques cas se sont déclarés à Lagos, au Nigeria, et on a craint le pire dans une métropole comme celle-ci, avec un virus aussi mortel. Mais en réalité, le pays a pu s’appuyer sur ces personnes très bien implantées dans les quartiers et les communautés, qui devaient déjà faire face à une épidémie de polio, et ont donc su tracer les contacts, isoler les malades, et réussi à éteindre l’épidémie. Cette success story africaine rappelle que la principale réponse aux épidémies est une réponse humaine, qu’on a complètement négligée ici, où personne ne viendra frapper à notre porte, et où rares sont les quartiers organisés en « communautés ».

    Vous avez coordonné, en 2014, une publication sur la « médecine de tri », dont on saisit aujourd’hui l’ampleur. Pourquoi jugez-vous qu’il s’agit du paradigme de la médecine de notre temps ?

    Ces pratiques de tri qu’on découvre aujourd’hui dans le débat public sont routinières en médecine. Elles sont violentes pour les soignants, difficiles éthiquement, insupportables philosophiquement, mais elles sont aussi nécessaires. On ne peut pas bien soigner les gens sans choisir où faire porter ses efforts. Et ces pratiques de tri sur critères médicaux sont aussi un moyen de traiter les gens de manière égalitaire, au sens où ce ne sera pas seulement celui qui paie le plus qui aura le droit à un ventilateur par exemple.
    Cela dit, ce tri se fait parce qu’il existe un écart entre des ressources rares et les besoins des patients. Or, cette rareté peut aussi être produite, en raison par exemple de la politique d’austérité qui frappe les systèmes de santé. Il est donc important d’avoir un débat sur la production de cette rareté, par exemple au sujet de la réduction du nombre de lits. Mais ce qui produit de la rareté, c’est aussi l’innovation médicale en tant que telle. La dialyse, le respirateur, la réanimation soulèvent de nouvelles questions d’accès et de tri, qui ne se posent pas dans de nombreux pays du Sud où quasiment personne n’y a accès.

    Comment définissez-vous la « santé globale » ? Et pourquoi dites-vous qu’il s’agit du « stade Dubaï » de la santé publique, en faisant référence à la façon dont le sociologue Mike Davis faisait de Dubaï l’emblème du capitalisme avancé ?

    Depuis le milieu des années 1990, les questions de sécurité sanitaire et de biosécurité ont pris de plus en plus de place sur l’agenda. Les réponses très verticales à des épidémies comme celle de VIH ont été motivées avant tout par des préoccupations sécuritaires, notamment d’un point de vue américain, avec l’idée qu’il ne fallait pas les laisser hors de contrôle.

    Ce tournant sécuritaire a coïncidé avec un tournant néolibéral, notamment dans le Sud, où on a contraint les États à diminuer les dépenses de santé publique, et à avoir recours à la philanthropie, ou à développer des infrastructures privées. Lors de mes enquêtes en Afrique par exemple, j’ai pu constater que la santé publique n’était plus qu’un souvenir, dont les personnes âgées parlaient souvent avec nostalgie, comme d’une époque où on pouvait obtenir des médicaments et se faire soigner gratuitement. À partir de la fin des années 1990, tout devient payant et on passe à une approche beaucoup plus minimaliste et sécuritaire de l’intervention de l’État en matière de santé.

    Ce moment qu’on désigne comme celui de « Global Health » , de santé mondiale, est caractérisé, dans le Sud, à la fois par un retrait des États et par un boom du financement global, assuré en particulier par la fondation Gates et les grandes banques de développement dont la banque mondiale, qui mettent en place des infrastructures de santé, le plus souvent avec des partenariats public-privé.

    Pour le dire schématiquement, vous avez des dispensaires qui tombent en ruine et des hôpitaux champignons tout neufs qui poussent parfois juste à côté, construits par les Indiens ou les Chinois, et financés par les banques de développement. Pour les habitants, ces institutions sont le plus souvent des mirages, parce qu’ils sont payants, ou, au sens propre, parce que construire un hôpital, même en envoyant des médecins indiens comme on l’a vu par exemple au Congo, n’est pas très utile quand on manque d’eau, d’électricité, de médicaments…
    D’où la référence à Mike Davis. Ces infrastructures sont des coquilles de verre impressionnantes mais qui demeurent des énigmes pour les habitants, et favorisent toute une épidémiologie populaire qui s’interroge sur ce qu’on a pris ici pour financer cela là, sur l’économie extractive qui a permis la construction de tel ou tel hôpital.

    Cette épidémiologie populaire désigne la façon dont les populations confrontées à des épidémies de type VIH-sida ou Ebola les inscrivent dans des économies politiques globales et des formes vernaculaires de compréhension, et relient les épidémies à des interrogations sur le sens de la maladie.

    C’est comme cela qu’on entend que le sida a été envoyé par tel politicien soucieux de se venger de tel ou tel village, ou Ebola par MSF pour pouvoir prélever des organes sur les cadavres… C’est aussi comme ça qu’on relie telle maladie, comme l’ulcère de Buruli, avec une transformation du paysage, avec tel ou tel changement environnemental. Évidemment tout n’est pas vrai, loin de là, mais dire que l’Afrique est dégradée par une économie extractive, c’est banalement exact.

    L’utopie du docteur David, que vous avez étudiée dans Le Médecin qui voulut être roi , d’un monde dont l’organisation serait entièrement déterminée par la médecine est-elle en train de se réaliser ?

    L’histoire coloniale est riche d’enseignements car on y voit des médecins coloniaux qui, à l’instar du docteur David, peuvent enfin vivre leur rêve d’avoir les rênes du pouvoir et d’appliquer leur science à toute la société. Pendant la guerre, le docteur David possède ainsi un pouvoir absolu sur toute une partie du Cameroun. Il profite de ses pleins pouvoirs en tant que médecin pour lutter contre les épidémies. Mais ce qui est instructif, c’est qu’il découvre son impuissance et il n’arrive pas à changer grand-chose au destin des maladies, car il ne comprend pas la société locale, car il n’a pas tous les leviers d’action qu’il croit posséder en ayant pourtant à la fois la science médicale et le pouvoir politique.
    Il peut être intéressant de jouer du parallèle, car l’utopie qui donnerait tout le pouvoir aux médecins, et travaille toute la santé publique et la biopolitique, n’a jamais été vraiment mise en place, mais demeure à l’état de rêve et de projet politiques – Foucault parlait du « rêve politique de la peste » . Ce qu’on traverse en ce moment, c’est à la fois l’apparence d’une toute-puissance biopolitique, mais aussi l’impuissance fondamentale de tout cela, parce que la réalité ne coïncide pas avec le projet. Ce n’est pas parce que les citoyens ne respectent pas le confinement, au contraire, mais parce que les autorités, notamment municipales, improvisent et imposent une théorie du confinement qui est loin d’être fondée sur une preuve épidémiologique.

    Les derniers arrêtés municipaux, c’est le Gendarme de Saint-Tropez derrière les joggeurs ! Rien ne dit aujourd’hui que le virus s’est beaucoup transmis dans les parcs, et une approche de santé publique rationnelle, qui arbitrerait coûts, sur la santé mentale et les enfants notamment, et bénéfices, imposerait plutôt de les rouvrir au plus vite, avec des règles adaptées – comme en Allemagne par exemple. Comme à l’époque coloniale, on a plutôt l’impression d’une biopolitique qui ne calcule pas grand-chose, et dont la priorité reste en fait d’éprouver sa capacité à maintenir l’ordre.

    Dans un texte publié mi-février, vous affirmiez à propos de l’épidémie qui débutait alors, qu’il s’agissait d’un « phénomène sans message » et qu’il fallait « se méfier de cette volonté d’interpréter ce que le coronavirus “révèle” » . Vous situez-vous toujours sur cette position deux mois plus tard ?

    Je maintiens cette position d’hygiène mentale et d’hygiène publique qui me paraît importante. Sans vouloir jeter la pierre à quiconque, toute une industrie du commentaire s’est mise en place et on se demande aujourd’hui ce que le coronavirus ne « révèle » pas.

    En tant qu’enseignant qui se trouvait être en train de faire un cours sur l’histoire des épidémies lorsque celle-ci est apparue, je me méfiais de l’ennui qu’on peut ressentir à enseigner cette histoire si on s’en tient aux invariants : le commencement anodin, le déni, la panique, l’impuissance, les digues morales qui sautent, les tentatives plus ou moins rationnelles pour comprendre et contrôler, et puis la vague qui se retire avec ses blessures…

    Dans ce contexte, la pensée de l’écrivain Susan Sontag a été ma boussole, en tout cas une position qu’il me semble nécessaire de considérer : il est possible que tout cela n’ait pas de sens. La chercheuse Paula Treichler avait, dans un article célèbre, évoqué « l’épidémie de significations » autour du sida. On se trouve dans une configuration similaire, avec tout un tas de théories du complot, le raoultisme, mais aussi des interprétations savantes qui ne font guère avancer les choses. Il me paraît ainsi intéressant de relever l’homologie entre les théories du complot et celles qui attribuent cela à Macron, à Buzyn ou à telle ou telle multinationale, et qui ont en commun d’exiger qu’il y ait une faute humaine à l’origine de ce qui arrive.
    Ce sont des choses qu’on a beaucoup vues dans des pays du Sud qui n’ont jamais cessé de connaître des épidémies secouant la société, qu’il s’agisse du sida en Haïti et en Afrique ou du virus Ebola. Ces théories jugées complotistes ne sont pas forcément irrationnelles ou inintéressantes politiquement. Pendant la dernière épidémie d’Ebola au Kivu congolais, on a accusé le pouvoir central, l’OMS ou certains politiciens locaux d’être derrière l’épidémie pour profiter de « l’Ebola business ».

    Des enquêtes journalistiques menées depuis, comme celle d’Emmanuel Freudenthal, ont effectivement montré l’ampleur de la structure de corruption mise en place autour de la réponse Ebola au Kivu, même si cela ne veut pas dire qu’elle avait été provoquée. L’épidémiologie populaire, comme on la désigne en anthropologie de la santé, est porteuse de diagnostics sociaux et politiques qui sont souvent au moins aussi intéressants que certains discours de sciences sociales qui cherchent à mettre du sens là où il n’y en a pas toujours.

    Le stade Dubaï de la santé publique
    La santé globale en Afrique entre passé et futur
    Guillaume Lachenal
    Dans Revue Tiers Monde 2013/3 (n°215), pages 53 à 71
    https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2013-3-page-53.htm

    Sans gendarme de Saint-tropez : Security agents killed more Nigerians in two weeks than Coronavirus
    https://seenthis.net/messages/845017

    Articles cités :

    Covid-19 et santé globale : la fin du grand partage ?, Jean-Paul Gaudillière
    https://aoc.media/analyse/2020/04/02/covid-19-et-sante-globale-la-fin-du-grand-partage
    est sous#paywall...

    Donner sens au sida, Guillaume Lachenal
    https://journals.openedition.org/gss/2867

    Bill Gates, « l’homme le plus généreux du monde », ne l’est pas tant que cela
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/110519/bill-gates-l-homme-le-plus-genereux-du-monde-ne-l-est-pas-tant-que-cela?on

    En RDC, la Riposte de l’OMS rattrapée par l’« Ebola business »
    https://www.liberation.fr/planete/2020/02/04/en-rdc-la-riposte-de-l-oms-rattrapee-par-l-ebola-business_1776970

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