Opinion Archives | AOC media

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  • https://aoc.media/opinion/2023/02/01/et-surtout-une-bonne-sante

    Trois ans après le Covid-19, le Roi est nu. Dans ses vœux aux professionnels de santé, le président Macron a annoncé une énième réforme de santé, censée être « disruptive ». On peine à y croire. Pourtant des solutions existent, parmi lesquelles de faire du service territorial de santé, un commun.

    [...]

    Oui, le soin c’est l’école de la modestie, tout médecin ou infirmière vous le dira. La T2A envisageait l’hôpital comme une industrie automobile qui produit une gamme de séjour. Sauf qu’entre soigner, surtout des maladies chroniques, et produire une voiture, il y a une petite différence : le soin est une coproduction : la réussite d’une relation thérapeutique dépend autant de la qualité du médecin que de la singularité, de l’idiosyncrasie et des aléas du patient. On aurait presque honte à rappeler une telle évidence. Mais il est certain que chez McKinsey, ce type de subtilité ne passe pas la rampe du Powerpoint.

    Finalement, l’effondrement de notre hôpital est le symptôme de l’inanité de la « pensée » McKinsey. Piloter l’offre de soins avec des recettes tout terrain, des power-points, des consultants avec des chaussures à bout pointu, ça ne fonctionne pas. La santé n’est pas et ne sera jamais une industrie. Certes, on peut rationaliser jusqu’à un certain point la « production de soins », mais l’exercice trouve vite ses limites. L’humain est source d’incertitudes, d’aléas, de complexité. Le grand sociologue Anselm Strauss et son équipe avait démontré cela dès les années 1950, dans un livre fameux La trame de la négociation. Tout est négocié dans le système de santé : entre le patient et son médecin, entre le médecin et son équipe, entre le patient et sa famille, entre l’équipe et la direction, etc. Vous pouvez rationaliser, au sens industriel, des bouts de trajectoire, mais la rationalisation complète de cette dernière est une chimère d’ingénieur.

    https://justpaste.it/2r16l

  • Emmanuel Macron rhabillé pour l’hiver ... Il a quand même de la chance, ce con : les températures de ces dernières semaines flirtent avec un écart de +7°C à +10°C par rapport aux moyennes climatiques.

    Quand Macron joue avec la planète Terre - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2023/01/05/quand-macron-joue-avec-la-planete-terre

    « Qui aurait pu prédire la crise climatique ? », s’est demandé le Président de la République lors de ses vœux pour 2023. La petite phrase, une de plus, a fait bondir. Il y a de quoi. Elle révèle l’inconséquence d’un chef de l’État qui privilégie les petits jeux de la « com’ » à la résolution d’une rupture sans précédent pour nos sociétés. Emmanuel Macron « fait mumuse » ; il a pourtant les moyens de laisser, de son passage sur Terre, une trace digne de mémoire.

    https://justpaste.it/bzbrf

  • Le métavers, de l’économie de l’attention à l’économie du corps-zombie - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2021/12/13/le-metavers-de-leconomie-de-lattention-a-leconomie-du-corps-zombie

    Le « métavers » est le nom donnée à un monde fictif reposant sur des espaces virtuels persistants et partagés, accessibles via des technologies de restitution de la sensorialité. À l’image de la conquête spatiale américaine, l’ambition du métavers marque un changement de paradigme dans la manière dont l’homme conçoit son environnement immédiat. La possibilité du métavers re-modélise notre rapport à la réalité. « Rapport » à la réalité et non construction d’une autre réalité, car à bien des égards, la réalité alternative que nous offre le métavers est bien plutôt diminuée qu’augmentée.

    Le métavers comme nouveau régime de contrôle de la sensorialité

    Adossée à l’internet des objets et aux objets connectés, ce projet s’appuie sur un imaginaire transhumaniste typique de la Silicon Valley, passée maître dans l’art de la transposition des références issues de la science-fiction à un marketing agressif composé de trailers cinématographiques et de discours prophétiques inspirés par la doctrine du « moonshot ». « L’impossible » rendu accessible par la sacro-sainte digitalisation totale de nos activités sociales, biologiques, affectives…

    Face à un tel délire scientiste et publicitaire, il serait facile de passer du registre techno-critique à la technophobie pure et simple, tant les discours des avatars contemporains du « bluff technologique »[1], de Musk à Zuckerberg paraissent aussi niais que toxiques pour l’esprit public.

    Nous préférons pourtant au terme de techno-critique, celui de « techno-réflexivité » associé au travail du philosophe Bernard Stiegler et de l’anthropologue et préhistorien André Leroi-Gourhan, qui montrent que la nature humaine est intrinsèquement technique. Bernard Stiegler affirmait ainsi que la transformation de la pulsion organique, animale, en désir, c’est-à-dire en besoin socialisé, passe par l’outil[2]. C’est la médiation du silex qui transforme la main humaine en véritable relais physique et intellectuel du corps et de l’esprit tout entier dans la matière, support de projections – rationnelles aussi bien qu’imaginaires – dans le monde.

    Alors que le corps lui-même – et la main en particulier – semble porteur d’une intelligence projective, d’un horizon de sens et de possibilités propres à l’être humain et se modifiant au fur-et-à-mesure de l’histoire des sciences et des techniques, le métavers et la civilisation de l’écran imposent une tendance lourde à la culture technique de la « décorporation », ou de la « régression ».

    Régression du corps, du psychisme et de l’économie politique à des modes de recherche de satisfaction neurologique et psychologique primaires. Selon l’historien des sciences et psychanalyste Darian Leader dans Mains. Ce que nous faisons d’elles et pourquoi[3], les technologies numériques, les technologies de l’écran mobilisent des modes de satisfaction anciens quasi-hallucinatoires, issus du fonctionnement de la prime enfance. Selon lui, l’enfant serre et ouvre les mains pour extérioriser le surcroît d’énergie nerveuse liée à la satisfaction de la tétée, ou bouge ses doigts de main et de pieds dans les moments de tension liés au sevrage pour restituer via des sensations suscitant dans son esprit les images mémorisées de la présence du sein et de la mère.

    Pour Shoshana Zuboff, l’incitation constante à ce qu’elle nomme « la restitution forcée » de toute l’intimité et toute la sensorialité est le trait saillant de l’économie numérique. Le métavers apparaît ainsi sous les traits d’une idéologie d’avant-garde du « capitalisme de surveillance », dont nous avons vu que les soubassements psychologiques et neurologiques sont ceux des technologies de reproduction d’états psychiques primitifs de satisfaction semi-hallucinée du nouveau-né dans les états de plaisir ou de manque extrême où ses sens sont saturés de sollicitations[4].

    Le métavers n’est donc pas une nouveauté radicale, mais serait une simple actualisation marketing d’une des caractéristiques de la civilisation des appareils d’enregistrement du corps, qui vise, en tant qu’elle est radicalement consumériste, à réguler le corps social en lui proposant le régime de la surdose sensorielle et de l’addiction (aux écrans, aux sons, aux vêtements, aux opiacés en particulier chez les jeunes américains sur-diagnostiqués).

    #Métavers #corps #Réalité_virtuelle

  • Une économie des communs négatifs
    par Alexandre Monnin- AOC media
    https://aoc.media/opinion/2022/11/28/une-economie-des-communs-negatifs

    L’écologie ne peut se penser comme un retour à la nature (ou à une époque antérieure, post industrielle, post-civilisationnelle, etc.) sous peine de porter avec elle un arrière-plan malthusien ou exterminisme.

    Son défi est désormais d’être une écologie des milieux impurs dans lesquels une part grandissante de l’humanité évolue qui cherche à négocier un passage étroit entre deux écueils : l’abandon brutal et immédiat des infrastructures, technologies et modèles – ce que j’appelle des communs négatifs – dont cette part croissante de l’humanité dépend un peu plus chaque jour, ce qui ne saurait se faire à très court terme, et le maintien de ces mêmes réalités à moyen terme.
    [...]
    La tentation est grande en effet, au-delà même des cosmologies, de puiser dans les savoirs du Sud générés en réponses à des situations de crises, situations dès lors valorisées au-titre d’une anticipation d’événements dramatiques à venir au Nord (hausse du niveau de l’eau, des températures, tropicalisation du climat, etc.).

    Les peuples autochtones ou les habitants d’Haïti seraient ainsi les éclaireurs des peuples du Nord, prenant les risques dont ces derniers entendent se préserver en observant la capacité d’adaptation des premiers.
    [...]
    Ceux qui pointent la responsabilité des pays du Nord ont tendance à rejeter le mot « Anthropocène » et à lui en substituer d’autres : Capitalocène, Anglocène, Androcène, etc. Il en existe mille et une variantes. On peut accepter cette responsabilité historique sans céder à l’ensemble des arguments des promoteur-ices de la notion de Capitalocène. Un point nous semble pourtant décisif : loin d’être une avant-garde, il faut penser le Nord Global comme le porteur et le témoin des futurs obsolètes, qui n’ont d’ailleurs, comme le souligne l’écrivain Amitav Ghosh[6], jamais eu vocation à advenir à l’échelle du Globe. L’échange écologique inégal, ainsi nommé par l’anthropologue Alf Hornborg[7], a vocation à le rester.

    Nul artifice ne permettra une généralisation à la population entière du mode de vie californien sans doute l’un des plus marketé à l’échelle du globe en dépit de sa nocivité fondamentale – pour prendre un exemple hélas aussi archétypal que caricatural. Si ces futurs sont obsolètes, il s’agit alors d’hériter à la fois de leurs matérialisations passées et des projets qui adviennent encore chaque jour en leur nom, les « ruines ruineuses » du présent et de l’avenir, à démonétiser symboliquement de toute urgence. Hériter du passé comme de l’avenir, dans un même geste.
    [...]
    Partant du principe qu’aucune transition ne pourra s’accomplir simplement en verdissant l’existant et que tout ne pourra être maintenu en garantissant les conditions d’habitabilité sur Terre, la redirection écologique pose la nécessité de procéder à des arbitrages démocratiques. Qui ne seront pas les mêmes partout et pour tout le monde car nous héritons collectivement des infrastructures de ce que le philosophe Olúfẹmi O. Táíwò[8] appelle the Global Racial Empire, qui opère une distribution des richesses, des biens de première nécessité ou des opportunités, tout à fait inégale.
    [...]
    comment faire changer la trajectoire de modèles (économiques, distributifs, juridiques, managériaux, etc.), d’infrastructures, de technologies non seulement vectrices d’inégalités mais qui détruisent l’habitabilité du monde ? Pour ce faire, il s’agit de les reconnaître pour ce qu’ils sont, de véritables communs négatifs ouvrant sur une nécessaire réappropriation collective à de multiples échelles. Surtout, il convient d’éviter un écueil majeur : les populations attachées, volontairement ou involontairement à ces réalités sont de plus en plus nombreuses, au Nord mais aussi dans le Sud Global, en dépit de l’immense hétérogénéité des situations, ne peuvent s’en extraire et s’en départir du jour en lendemain. En même temps, le business as usual est exclu à moyen terme. Tout l’enjeu consiste donc à emprunter une ligne deux crêtes entre ces deux écueils, qui sont aussi deux positions implicitement exterministes.
    C’est ici que doit s’affirmer le devoir historique des nations et peuples du Nord. Car il s’agit bien de prolonger le fil ouvert par les révolutions industriels et le régime métabolique minier[9] qui a consisté à tirer du sol de nouvelles sources d’énergie qui sont devenues à leur tour la matrice de nouvelles technologies, de nouvelles infrastructures et d’une nouvelle civilisation marquée par des modalités de subsistance impossible à congédier ou à prolonger.

    Des modalités de subsistance qui n’appellent pas nécessairement à passer uniformément sous les fourches caudines des limites planétaires mais à négocier précisément ce à quoi il faut renoncer et qu’il faut tâcher de maintenir pour que la recherche de capacités nouvelles de subsistance ne soit pas un eugénisme masqué des corps sains, enfin libérés des entraves de la Technosphère et rendu à une Nature accueillante.
    [...]
    Face à la dégradation de l’habitabilité, il s’agit d’opérer les nécessaires fermetures pour libérer des espaces où des milieux désormais impurs, comportant des poches de technicités mises par exemple à profits pour perpétuer des soins aux corps le nécessitant, pourront subsister.
    [...]
    Tirer le fil, donc, pour se positionner en arrière-garde d’un monde à venir, composant avec de multiples milieux interlopes.

    Ce rôle d’arrière-garde est généralement échu aux populations indigènes ou aux Nations en passe d’être engloutis par les flots ou sacrifiées pour le maintien du statu quo extractiviste. Têtes de ponts des changements induits par l’Anthropocène, privées d’avenir, et en même temps, avant-garde résiliente, malgré elles, au service des nations du Nord avides de mettre à profit les leçons ainsi glanées. Le statut d’arrière-garde doit être assumé. Prises dans un passé, un héritage, auquel elles se confrontent, les nations du Nord ont vocation à permettre à d’autres pays de représenter l’avant-garde de demain et de négocier avec cette modernité impossible selon leurs propres termes, en s’inspirant à leur guise des savoirs et des arts de la fermeture qu’il est impératif d’expérimenter aux Nord.

    Pour ne pas demander à d’autres d’être nos poissons-pilotes, pour ne pas attendre mais susciter ces bascules, à la fois politique et techniques, pour qu’un premier exemple, coupé de l’attente d’un retour sur investissement ou d’un avantage concurrentiel, ouvre la brèche nécessaire.
    [...]
    Au Nord, désormais, la vie bonne est celle qui prendra en charge les communs négatifs, qui travaillera à les démanteler proprement, avec soin. Premier exercice concret et constructif de réparation[10]. Manière d’assumer une responsabilité historique.

    #décroissance #post-croissance #anthropocène #effondrement

  • Frites surgelées et COP 27 - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2022/11/15/frites-surgelees-et-cop-27
    Par Jean-François Collin – Haut fonctionnaire

    Alors que les nations du monde entier tentent d’afficher leur lutte pour sauver le climat et la planète à la COP27 du Caire, l’OMC révèle le véritable du capitalisme mondialisé en donnant raison à l’Union Européenne qui avait attaqué la Colombie au nom de la défense de ses frites surgelées…

    En lisant mon journal habituel, je suis tombé sur un petit article m’apprenant que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) venait de donner tort à la Colombie dans une conflit qui l’oppose à l’Union européenne. Le différend porte sur le commerce des frites surgelées. Le sujet peut sembler anecdotique mais en réalité le commerce des frites surgelées résume parfaitement ce qu’est capitalisme mondialisé et dévoile l’hypocrisie du rituel des COP « pour sauver le climat et la planète ».

    Un rappel d’abord, même si l’histoire de la pomme de terre est bien connue.

    Nous ne mangerions pas de pommes de terre en Europe si les populations andines d’Amérique du Sud ne les avaient cultivées depuis plus de 8 000 ans. Les conquistadors espagnols arrivés beaucoup plus tard ont rapporté des pommes de terre en Espagne au début du XVIe siècle, mais le développement de sa culture et de sa consommation en Europe fut lent. En France, par exemple, jusqu’au XVIIIème siècle, la pomme de terre était considérée comme une plante toxique dont l’usage devait être réservé aux animaux.

    Il fallut que Parmentier, prisonnier des Prussiens pendant la guerre de Sept Ans, consomme les pommes de terre servies par ses geôliers, en apprécie les qualités et revienne en France convaincu de son intérêt pour alimenter la population encore fréquemment victime de disette, voire de famine, et mène une grande campagne de promotion de la pomme de terre jusqu’à la table du roi, pour que sa culture se développe jusqu’à faire de ce tubercule un élément majeur de notre alimentation.

    Pour remercier ceux qui nous ont apporté ce bienfait, voilà que l’Union européenne attaque la Colombie devant l’OMC pour la contraindre à acheter des pommes de terre dont nous ignorerions l’existence si les précolombiens ne les avaient cultivées bien avant nous.

    Comment en sommes-nous arrivés là ?

    La pomme de terre, une industrie européenne tournée vers l’exportation
    L’agrobusiness a transformé la culture de la pomme de terre en une industrie vouée à l’exportation.

    La Belgique, pays emblématique de cette culture, a obtenu que la frite soit inscrite à l’inventaire du patrimoine mondial de l’humanité. Pourtant, ce qu’elle produit aujourd’hui n’a pas grand-chose à voir avec la frite traditionnelle vendue autrefois dans ses cornets, avec ou sans mayonnaise, qu’elle a remplacé, pour l’essentiel, par un affreux produit surgelé.

    Les surfaces consacrées à la culture de la pomme de terre ont progressé de 50 % depuis le début des années 2000 pour atteindre 100 000 hectares, soit 11 % des terres cultivées du pays. La Belgique produit 5 millions de tonnes de pommes de terre aujourd’hui contre 500 000 tonnes en 1990. Mais comme cela ne suffit pas aux industries de transformation, les importations de pommes de terre (en provenance de France notamment) ont été multipliées par trois en 20 ans, passant de 0,9 millions de tonnes en 2000 à 2,6 millions en 2018.

    Ces pommes de terre ne sont pas achetées par les ménages belges pour qu’ils préparent leurs frites à la maison. 90 % des pommes de terre belges sont transformées, par de grands groupes internationaux, en frites surgelées, croquettes et autres produits transformés issus des pommes de terre pour être exportés aux quatre coins de la planète. C’est ainsi que la Belgique est devenue le premier exportateur mondial de produits surgelés à base de pommes de terre. Cinq millions de tonnes de pommes de terre sont transformées par l’industrie pour produire 2,3 millions de tonnes de frites, 700 000 tonnes de purée, des chips, des croquettes, etc. Entre 40 et 50 % des pommes de terre sont perdues dans le processus de transformation industrielle, une partie de ces pertes étant récupérée pour l’alimentation animale.

    Le groupe belge Clarebout Potatoes est devenu le premier producteur européen et le quatrième producteur mondial de produits surgelés à base de pommes de terre avec une production an­nuelle estimée à environ 800 000 tonnes de produits transformés et un chiffre d’affaire de 1,3 milliards d’euros en 2019.

    Clarebout va d’ailleurs installer prochainement une usine de production de frites surgelées dans le port autonome de Dunkerque, qui en produira 1 400 tonnes par jour (7 jours sur 7, soit une production annuelle de plus de 500 000 tonnes) qu’il sera facile de charger sur un bateau pour l’exporter… en Amérique du Sud par exemple.

    D’autres groupes internationaux sont présents en Belgique et en France, comme le canadien McCain, un géant du secteur, le néerlandais Farm Frites, ou encore Nestlé.

    La France a connu une évolution similaire. Elle produit 5 à 6 millions de tonnes de pommes de terre sur 150 000 hectares. 43 % de la production sont exportés, 21 % sont utilisés dans les usines de transformation pour la production de produits surgelés (à leur tour souvent exportés), 19 % sont incorporés dans l’alimentation du bétail. Le marché national de consommation de pommes de terre fraiches n’absorbe que 17% de la production.

    La pomme de terre est devenue la matière première d’une industrie de transformation qui a accompagné la généralisation de la distribution des produits alimentaires par les grandes surfaces, notamment sous forme de produits surgelés.

    L’exportation de produits surgelés est l’objectif principal de cette industrie.

    Culture de la pomme de terre et disparition des paysans
    Au XXème siècle, les pommes de terre étaient produites sur l’ensemble du territoire français par de petites exploitations agricoles et dans les jardins familiaux. Elles constituaient un élément important de l’alimentation de la population, encore très largement rurale. Chaque français en mangeait en moyenne 95 kilos de pommes de terre par an en 1960 ; il n’en mange plus que 52 kilos en 2022. En conséquence de quoi les surfaces consacrées à cette production ont fortement diminué, jusqu’au début des années 2000 où elles ont recommencé à croître.

    Les rendements à l’hectare ont beaucoup augmenté et la production s’est concentrée dans 3 régions : les Hauts-de France (65 % de la production nationale), le Centre-Val de Loire (environ 10 %) et le Grand Est (11 %).

    Dans ce secteur comme dans tous les autres secteurs de l’agriculture, nous assistons à une véritable délocalisation de la production qui est désormais plus liée aux réseaux de transport, à la localisation des industries de transformation, qu’au climat ou à la qualité des sols.

    On constate les mêmes phénomènes chez les autres grands producteurs européens, Belgique, Allemagne et Pays-Bas. En Belgique, la moitié de la production est réalisée par 5 % des producteurs de pommes de terre.

    En France, comme en Belgique ou en Allemagne, les producteurs de pommes de terre ne sont plus majoritairement des petits agriculteurs indépendants, vivant de leur travail en approvisionnant les marchés locaux, en faisant vivre les circuits courts et tout ce qui est vanté comme devant être le cœur de la transition écologique souhaitée par la population et les gouvernements.

    C’est tout le contraire, et les agriculteurs sont devenus des « travailleurs à façon » placés dans une situation de dépendance économique vis à vis des industries de transformation. Ils sont liés par des contrats qui leur imposent les volumes, la qualité et les conditions de production. Ils doivent fournir chaque année un volume donné de pommes de terre. S’ils ne sont pas capables d’honorer cet engagement, les sanctions sont variables : pénalités ou bien facturation par le transformateur des pommes de terre qu’il a dû acheter ailleurs. Les trois quarts des pommes de terre, en Belgique comme en France, sont produites par des « agriculteurs » sous contrat avec les groupes de transformation.

    Le développement de cette industrie a donc accéléré la disparition des agriculteurs en Europe, avant de faire la même chose dans les pays de destination des exportations européennes, en Amérique du Sud notamment.

    Pour conquérir ces marchés, les industriels font payer cher leurs produits sur le marché européen et pratiquent le dumping sur les marchés d’Amérique du Sud. Le Brésil et la Colombie ont adopté des mesures antidumping en 2017 et 2018 après avoir constaté que les prix de vente des produits européens sur leur marché étaient inférieurs de 18 à 41 % à ceux qui étaient pratiqués pour les mêmes produits vendus par les Belges ou les Allemands au Royaume-Uni.

    Ce dumping a eu des conséquences dramatiques pour les agriculteurs en Colombie ou au Pérou. Depuis l’entrée en vigueur des accords de libre-échange entre ces pays et l’Union européenne en 2013, les exportations ont grimpé en flèche. Celles de frites congelées ont augmenté de 915 % en Colombie, à tel point que les petits producteurs colombiens se sont mis en grève et ont exigé l’arrêt des importations de pommes de terre européennes.

    Des conséquences terribles pour l’eau, les sols et le climat
    La pomme de terre ne se développe que si elle trouve suffisamment d’eau dans le sol. Ce besoin d’eau augmente considérablement pour atteindre les rendements très élevés exigés par les industries de transformation, compris entre 40 et 50 tonnes à l’hectare, de surcroît avec des pommes de terre d’un calibre suffisamment gros pour se prêter aux besoins de l’industrie.

    C’est pourquoi l’irrigation des champs plantés en pommes de terre s’est beaucoup développée dans la région des Hauts de France, qui n’est pourtant pas réputée comme l’une des plus sèches du pays. Les problèmes, déjà très importants, de qualité de l’eau dans cette région, provoqués par une urbanisation et une industrialisation anciennes, s’en trouvent aggravés.

    Comment peut-on justifier le développement de telles pratiques agricoles alors que le changement climatique pose des problèmes de disponibilité de la ressource en eau de plus en plus importants y compris en France ?

    De plus, la culture de la pomme de terre intensive fait un usage immodéré des produits phytosanitaires pour lutter contre le mildiou et les autres maladies. Jusqu’à 20 pulvérisations de produits phytosanitaires par récolte sont nécessaires. En moyenne, 17,6 kilos de substances actives sont épandus par hectare en Belgique, contre 6,4 pour la betterave et 2,8 pour le froment.

    Les engins agricoles utilisés pour cette culture industrielle sont énormes, ils pèsent des dizaines de tonnes et contribuent à renforcer le tassement des sols qui fait obstacle à l’infiltration des eaux de pluie. À terme c’est tout simplement la capacité de production des sols qui sera affectée.

    Enfin, produire en Europe des pommes de terre que l’on transforme en frites surgelées auxquelles il faudra faire traverser l’océan Atlantique dans des bateaux réfrigérés représente une consommation d’énergie contribuant au changement climatique parfaitement aberrante et à laquelle il faudrait mettre fin sans délai.

    Les discours alarmistes sur la situation alimentaire d’une partie de la planète méritent d’être mis au regard de telles aberrations. En effet, la vente de pommes de terre européennes en Amérique du Sud n’a pas pour but d’assurer l’alimentation de populations sous-alimentées. Au contraire, elle ruine la possibilité des pays importateurs de produire leur propre alimentation grâce à une agriculture paysanne beaucoup moins polluante et plus conforme à l’orientation qu’il faudrait donner à l’organisation de notre société pour l’adapter aux changements climatiques en cours.

    L’Union européenne doit choisir entre les frites surgelées et le climat
    En même temps que les pays européens et la Commission européenne font de grands discours à Charm El-Cheikh à l’occasion de la COP 27 et protestent de leur engagement dans la lutte contre le changement climatique, ils mènent un combat acharné au sein de l’OMC en faveur de ce commerce aberrant des produits transformés surgelés issus de la transformation de la pomme de terre. Ce combat a payé puisqu’ils ont obtenu la condamnation de la Colombie par l’organisme de règlement des différends de l’OMC. Si la Colombie respecte cette décision scandaleuse, elle devra donc supprimer les droits de douane qu’elle avait instaurés, qui n’ont même pas suffi à protéger son marché intérieur. Quelques grands groupes internationaux continueront à faire de plantureux profits grâce à ce commerce qui représente l’exact opposé de ce que nos sociétés prétendent vouloir faire pour éviter la catastrophe annoncée.

    D’un côté, l’Union européenne fait des discours sans conséquences dans des conférences internationales, de l’autre elle défend des mesures bien concrètes pour développer le commerce international dans ce qu’il a de pire, au prix de la pollution des sols, de l’eau et de l’air, au bénéfice d’une activité économique inutile et destructrice.

    La COP 27 est focalisée sur les compensations financières qu’il faudrait accorder aux pays en développement au titre de la responsabilité passée des pays développés dans le changement climatique. Des promesses seront faites, comme elles ont déjà été faites dans le passé, et seront certainement tenues de la même façon.

    Mais le vrai sujet n’est-il pas de préparer l’avenir avant de réparer le passé ? Les pays développés devraient d’abord cesser de ruiner l’économie des pays moins riches, en faisant disparaître leur agriculture paysanne victime d’exportations à bas prix de produits transformés très consommateurs d’énergies fossiles. Faisons cela sans attendre, il sera toujours temps de parler des compensations financières.

    Nul besoin de mesures complexes, de contrôle international bureaucratique des tonnes de carbones émises ou économisées par les États signataires de la convention de l’ONU sur le climat. Il suffit de déclarer un moratoire sur le commerce international de tous les produits transformés surgelés issus de la pomme de terre.

    Pour atteindre cet objectif, pourquoi ne pas lancer une campagne mondiale de boycott des frites surgelées, dont la production n’est pas moins coupable que l’activité des groupes pétroliers du changement climatique ?

    Pourquoi ne pas suspendre l’activité de l’OMC jusqu’à ce que ses règles de fonctionnement aient été mises en cohérence avec les exigences de la lutte contre le changement climatique ? Cela permettrait aux États qui le souhaitent de relocaliser une partie de la production dont ils ont besoin et de remettre un peu de bon sens dans les échanges commerciaux internationaux.

    Puisque la mode est à la sobriété et aux petits gestes, épluchons nos pommes de terre fraiches pour les manger, ce sera bien meilleur dans nos assiettes et pour l’environnement que d’accepter de consommer ces horribles produits surgelés, d’ailleurs très indigestes.

    Quant à l’Union européenne, qu’elle abandonne immédiatement ses actions contre la Colombie qui a déclaré son intention de faire appel de la décision prise par l’OMC ! Si la Commission de l’UE ne le fait pas, elle confirmera la vacuité de ses discours sur le climat. Quelle belle surprise ce serait si elle profitait de la COP pour annoncer cette sage décision !

  • Le monde que nous vendent les banques d’images est terrifiant | Slate.fr
    https://www.slate.fr/societe/backstage/banques-images-formatage-stock-photos-illustration-uniformite-monde-realite-te

    Dans cet univers, on peut tomber par exemple sur une grand-mère enseignant à un groupe d’enfants blonds les secrets du « jeu du couteau entre les doigts » ou encore, comme le note l’article d’AOC, une femme bizarre qui jette des spaghettis dans une forêt, un internaute qui passe la main à travers l’écran de l’ordinateur et tape à l’envers pendant qu’un chat surpris regarde au loin…

    Vous pouvez croiser un Adolf Hitler épluchant des pommes de terre vêtu d’une nappe de pique-nique, un vieillard se servant de rouleaux de papier toilette comme de jumelles, un homme endormi sur un gâteau en guise d’oreiller, une femme à moitié nue les yeux bandés tenant une grenade avec une pieuvre dessus, un homme torse nu couvert de tatouages portant des ailes de papillon, un centaure perplexe confronté à sa mauvaise moitié... Sans oublier l’image devenue virale : « Women Laughing Alone with Salad ». Femmes riant seules avec une salade.

  • « Au feu les pompiers ! » ou la société du spectacle écologique, Laurent Fonbaustier, juriste
    https://aoc.media/opinion/2022/09/01/au-feu-les-pompiers-ou-la-societe-du-spectacle-ecologique

    « Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs » : c’est par ces mots qu’il y a juste vingt ans le président Jacques Chirac ouvrait son discours au Sommet mondial pour le développement durable de Johannesburg. Des mots qui résonnent beaucoup plus fort aujourd’hui, au sortir d’un été caniculaire marqué par nombre de mégafeux. Une relecture minutieuse du message de 2002 fait sauter à la face comme une impuissance globale d’ordres juridiques et politiques qui ne parviennent visiblement pas à éteindre l’incendie en cours d’emballement.

    « Au feu, les pompiers
    V’là la maison qui brûle
    Au feu, les pompiers
    V’là la maison brûlée.

    C’est pas moi, qui l’ai brûlée
    C’est la cantinière
    C’est pas moi, qui l’ai brûlée
    C’est le cantinier… »

    Comptine… pour adultes (extrait)

     
    « Le soleil, ni la mort, ne se peuvent regarder fixement »

    La Rochefoucault , Maximes, 1665

     

    Comment pouvons-nous encore dormir tandis que nos lits brûlent ? C’est visiblement la chanson Beds are burning, du groupe de rock australien Midnight Oil[1], qui inspira Jean-Paul Deléage, à qui l’on doit la très marquante phrase sur laquelle s’ouvrit, il y a précisément vingt ans aujourd’hui, le discours prononcé par le président Jacques Chirac lors du Sommet mondial pour le développement durable de Johannesburg[2]. Réélu de fraîche date, le président français semblait avoir alors été convaincu de l’urgence et de la gravité de la situation écologique. Ses discours de campagne, teintés de vert, l’avaient conduit à mettre en place la « Commission Coppens ». Elle accouchera d’une Charte de l’environnement qui rejoindra, après bien des atermoiements, le bloc de constitutionnalité français le 1er mars 2005.

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    La lecture (ou l’écoute) du discours, vingt ans après, est édifiante. Il n’est pas seulement question d’écologie (et plus restrictivement encore de climat) dans une acception étroite, comme pourrait le laisser entendre une interprétation trop rapide de son titre. Le texte évoque de manière inclusive les « ressources naturelles », la diversité dans ses dimensions biologique et culturelle. La responsabilité collective de l’humanité, pays riches en tête, est mise en exergue, en lien étroit avec la nécessité d’éradiquer la pauvreté. Bien conscient, du fait de sa position institutionnelle notamment, des limites du droit international, Jacques Chirac se prend à rêver d’une Alliance mondiale pour le développement durable, dont le but serait d’être engagé simultanément sur cinq grands chantiers : le changement climatique, l’éradication de la pauvreté, la diversité au sens large, les modes de production et de consommation, ainsi qu’une « gouvernance mondiale pour humaniser et maîtriser la mondialisation ».

    Or, 20 ans après, au risque de s’abandonner à quelques généralisations hâtives et sans assommer les lectrices et lecteurs par des données chiffrées, que peut-on constater en ce qui concerne le climat, la biodiversité et les ressources naturelles ? Pour ce qui est du réchauffement climatique, les données sont biaisées car nous subissons encore aujourd’hui les conséquences d’émissions qui datent en partie d’avant 2002 et parce qu’une...

    #paywall #écologie #responsabilité #canicule #megafeux #climat #biodiversité #pauvreté #mondilisation #capitalisme

  • La santé publique a-t-elle besoin de telles sciences sociales ? -Daniel Benamouzig, François Bourdillon, Mélanie Heard, Florence Jusot et Frédéric Sawicki, AOC
    https://aoc.media/opinion/2022/06/27/la-sante-publique-a-t-elle-besoin-de-telles-sciences-sociales

    Avec Santé publique année zéro, pamphlet contre la gestion de l’épidémie de Covid-19, Barbara Stiegler et François Alla enchaînent les diagnostics douteux, dangereux pour le débat public. Considérée en ruine par les deux auteurs, la santé publique a pourtant assumé, pendant la période épidémique, les fonctions qui sont les siennes avec les moyens dont elle dispose, en visant la protection de la population, la solidarité avec les plus vulnérables et la préservation des équilibres de notre société, y compris démocratiques.

    L’épidémie a révélé l’importance autant que les carences de la santé publique, traditionnel parent pauvre d’un système de santé français à dominante curative et hospitalière. Dans ce contexte, on pourrait s’attendre à ce qu’elle trouve des promoteurs. Elle doit parfois se contenter de diagnostics douteux, sur lesquels il importe de s’arrêter tant ils véhiculent de poncifs mal fondés, dangereux pour la santé autant que pour le débat public.

    Dans Santé publique année zéro, Barbara Stiegler et François Alla, respectivement professeurs de philosophie et de santé publique, proposent un violent pamphlet contre la gestion de l’épidémie de Covid-19. Prétendant se démarquer d’une vision dominante, qu’ils jugent trop biologique et épidémiologique, ils souhaitent appréhender la santé publique d’un point de vue social et politique, en indiquant mobiliser les sciences sociales en renfort d’une argumentation souvent simpliste et lacunaire, voire malhonnête.

    L’épure est résumée d’emblée : « Au nom de la santé publique, le gouvernement a continuellement remis en cause les libertés individuelles et collectives en inventant sans cesse de nouvelles restrictions (…) Et il l’a fait en suspendant la démocratie, choisissant de remettre le destin de toute une population entre les mains d’un seul homme et de son Conseil de défense ». Vus des sciences sociales et de la santé, trois points sautent aux yeux, qui deviennent faux à force d’être simplifiés. Le premier se rapporte à la présentation des faits, d’un extraordinaire parti pris. Politique, le second a trait à la démocratie. Le troisième, de nature plus sociologique, renvoie aux inégalités sociales.

    Commençons par les faits. Pour les auteurs, aucun doute : « les mesures autoritaires de restriction n’ont pas seulement abîmé nos libertés, notre modèle démocratique et le contrat social qui sous-tend notre République. Elles ont aussi transformé le champ de la santé publique, justement, en un champ de ruine ». Et de citer, les mesures d’enfermement délétère, la fragilisation des plus pauvres et éloignés du numérique, les ruptures de soins, l’épuisement des soignants contraints à se réorganiser, la dégradation de la santé mentale, les privations d’enseignement, le recul en santé infantile, le basculement dans la pauvreté, la mise en place du Pass sanitaire. Partial, ce récit est outrancier. Il traduit une méconnaissance profonde de la sécurité sanitaire et des processus de décision dans ce domaine.

    À la lecture d’un tel diagnostic, il convient de remettre les décisions de politiques publiques de santé dans leur contexte : celui d’une urgence à agir face à une maladie infectieuse virale à transmission aérienne extrêmement contagieuse à la létalité importante. Face à une pandémie d’une telle gravité, qui plus est associée à de nombreuses incertitudes et à l’absence, au début de l’épidémie, d’outil de dépistage et de traitement, il y a peu d’alternatives au confinement. Rappelons que les décisions ont été prises sur la base du principe d’évaluation fondée sur les données de surveillance et celle du principe de précaution qui amène le décideur politique à prendre des décisions rapides et provisoires pour faire face à un dommage estimé : ici une forte mortalité.

    Les défenseurs des libertés auraient-il accepté une augmentation significative de la mortalité pour pouvoir circuler plus librement pendant les deux mois de confinement, alors même que la protection de la population fait partie du préambule de la constitution de 1946 et qu’il est du ressort de l’État d’agir ? Rappelons-le, le confinement a permis de casser la courbe épidémique et probablement d’éviter de très nombreux décès.

    Non, la santé publique n’est pas en ruine. Prise en défaut d’anticipation par la brutalité de l’épidémie, elle a pâti du manque d’indépendance stratégique de la France en matière d’approvisionnements, notamment en masques. Elle a aussi eu du mal à trouver des relais locaux de santé publique en associant les citoyens. Mais elle a aussi assumé les fonctions qui sont les siennes avec les moyens dont elle dispose. La surveillance a été assurée jour après jour, semaine après semaine ; des données ont été produites et rendues accessibles en open data pour aider à la décision et au débat public. La recherche, avec les travaux de modélisation et les enquêtes, a permis de disposer de projections et de données d’études longitudinales pour décrire les comportements des Français et apprécier leur niveau de santé mentale.

    Quant à l’organisation de la vaccination, elle a été menée en ville, en établissements, en centres de vaccination et a permis de vacciner en un an 52 millions de personnes (142 millions de doses) à mars 2022. Et, reconnaissons-le, le pass sanitaire a été un formidable booster de la vaccination, permettant que la France soit un des pays les mieux vaccinés d’Europe. Non les mesures de santé publique ne sont pas toujours orthogonales avec la question des libertés individuelles quand il s’agit de vivre ensemble, de porter attention à l’autre et d’être attentif au fonctionnement du système de santé. La santé publique en période épidémique a aussi ses valeurs, celle de protéger la population, de veiller à la solidarité avec les plus vulnérables et celle d’une minimisation de la violence et de la préservation des équilibres de notre société, y compris démocratiques.

    En la matière, le texte fait deux constats, qui débouchent sur le diagnostic sans nuance d’un totalitarisme sanitaire. Parfois justes, les prémisses sont incomplètes et aboutissent à des conclusions fausses. Le premier constat est celui d’une personnalisation excessive de la décision au sommet de l’État, il est vrai complaisamment mise en scène par l’Élysée. Dont acte, même si cette représentation ne va pas sans simplifications, en assimilant tous les acteurs associés aux décisions à un pouvoir solitaire. Le second constat identifie un « effondrement » de la démocratie sanitaire, privée d’associations de patients, peu visibles au début de l’épidémie. Ces constats conduisent à la conclusion d’un exercice non démocratique du pouvoir sanitaire, privé de toute instance intermédiaire entre un autocrate « épidémiologiste » et « les agrégats d’une population passivement soumise aux autorités sanitaires » par les vertus dormitives de manipulations cognitives, associées à un « nouveau libéralisme » peu respectueux de l’intelligence des citoyens : « C’est en réalité toute notre histoire politique qui se joue dans cet effondrement » assènent les auteurs.

    Loin d’être une dystopie, cette épure passe pour une analyse. Sous la plume des auteurs, les décisions publiques sont prises hors de tout contexte institutionnel, a fortiori démocratique, dans « ce monde vidé de tous les aspects sociaux ». Pour personnel que soit le pouvoir sous la Cinquième république, il n’a jamais suspendu – que l’on sache – les institutions au point de les faire disparaître, comme le laissent accroire les auteurs. Pendant l’épidémie, les pouvoirs ont continué de s’exercer, même en situation d’urgence. Évoqué en mars 2020, l’article 16 de la constitution, permettant la mise en place d’un régime d’exception pour faire face à une crise institutionnelle particulièrement grave, n’a pas prévalu.

    En deux ans, pas moins de douze textes de lois sur la gestion de l’épidémie ont été présentés au Parlement, qui a continué d’exercer ses pouvoirs de contrôle, notamment à travers des commissions d’enquête. Le pouvoir judiciaire a été saisi de milliers de plaintes, déposées devant diverses juridictions. Certaines ont visé des membres du gouvernement, d’autres des responsables administratifs. Le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont eu à se prononcer à des cadences inédites. Quant à la population, présumée soumise, elle s’est souvent manifestée – de manière généralement pacifique – en exprimant ses griefs au su de tous, dans les médias comme dans la rue, et – n’en déplaise aux auteurs – en adhérant en général très majoritairement aux mesures prises.

    En un mot, la « dictature sanitaire » s’est exercée dans un cadre démocratique. S’en abstraire revient à faire l’impasse sur ce que l’on prétend analyser. Il faut avoir une conception bien pauvre du politique pour voir dans l’éclipse de la démocratie sanitaire et des associations de patients un effondrement de la démocratie tout court, qui en a vu d’autres. Emportés par le simplisme, les auteurs passent sous silence les institutions et s’étonnent de ne plus contempler qu’un autocrate devant une population de moutons.

    Enfin, nos auteurs s’insurgent contre les inégalités sociales, révélées au grand jour par l’épidémie. Qui ne partagerait leur réprobation ? Certainement pas les spécialistes en sciences sociales, familiers de la triste stratification sociale des états de santé, inégalement répartis selon le degré d’exposition aux risques, l’accès aux informations, à la prévention ou aux services de santé. Doit-on pour autant souscrire à l’argument selon lequel les inégalités sociales n’ont pas été prises en compte, et qu’un intérêt pour les inégalités aurait dû conduire à s’intéresser davantage aux groupes à risques, comme l’écrivent les auteurs ?

    Disons-le nettement : l’argument est fallacieux. Les groupes à risques ont largement été pris en compte, qu’ils aient été caractérisés en termes de pathologies, d’âges ou de situations sociales, notamment d’exclusion. Les barrières financières à l’accès aux tests ou aux vaccins ont été systématiquement levées, par une gratuité que nous envient de nombreux pays. Dès le début de l’épidémie, des milliers de SDF ont été mis à l’abri. Malgré l’absence d’acteurs de terrain en santé publique dans notre pays, des dizaines de milliers de dispositifs d’« aller-vers » les populations les plus précaires, les plus âgées ou les plus malades ont été déployés. Bien-sûr, il aurait fallu faire davantage. Mais ce que veulent dire les auteurs, sous couvert d’une dénonciation des inégalités, c’est qu’il aurait fallu agir sur les seuls groupes à risque, en évitant toute mesure générale de contrôle appliquée à l’ensemble de la population. Pour eux, l’échec de la stratégie indifférenciée mise en œuvre se mesure au fait que l’épidémie a eu des conséquences plus importantes sur ceux qui avaient le moins ou cumulaient davantage de risques, en épargnant davantage les mieux lotis. Mais le lien entre les deux assertions n’a rien d’évident, bien au contraire.

    Le contrôle de la circulation du virus a précisément permis d’épargner les populations les plus à risques, qui auraient sans doute été encore plus durement touchées si l’on avait appliqué de simples mesures sélectives à leur seule intention, en laissant circuler le virus en population générale. N’en déplaisent à nos spécialistes, le comportement social d’un virus respiratoire ne ressemble pas à celui d’un virus transmis par voie sexuelle ou sanguine, comme le Sida, qui leur sert de référence. Lorsqu’il circule, un virus respiratoire touche avant tout les plus vulnérables, même davantage protégés, parce que ces derniers respirent et sont souvent plus exposés que le reste de la population du fait de leurs conditions de logement, de travail et de transport.

    Du point de vue des inégalités, pour ne rien dire de la mortalité, une stratégie sélective, orientée vers les seuls groupes à risques, aurait eu des effets plus redoutablement inégaux que le contrôle général de la circulation du virus, qu’ont privilégié la plupart des autorités sanitaires dans le monde. En l’absence de données, rien ne permet d’affirmer qu’une stratégie sélective, ciblant les groupes à risques, aurait réduit ou seulement limité les inégalités. Tout ce que l’on sait des inégalités laisse penser le contraire.

    Par ailleurs, toute intervention en santé publique a pour effet attendu d’accroitre les inégalités dans la population qu’elle vise, car ses membres s’en saisissent de manière différenciée, selon leurs ressources et leurs capacités. Les mieux informés, les plus dotés, les moins vulnérables s’en saisissent plus aisément. Les mesures de lutte contre une épidémie ne font hélas pas exception. Prétendre que l’existence d’inégalités après le déploiement d’une politique de santé publique signe son échec revient à renoncer à toute action, même efficace, au motif qu’elle a des effets inégaux. L’argument conduirait à arrêter sans délai toute lutte contre le tabagisme, toute forme de prévention ou de dépistage, qui ne touchent jamais toutes les populations de la même manière, et profitent toujours davantage aux plus aisés qu’aux plus modestes, qui en bénéficient cependant aussi, et d’autant plus qu’ils sont mieux impliqués.

    Mais l’absence d’action n’est-elle pas au fond l’option que privilégient nos experts, au nom d’une liberté sans contrainte qui cherche à se faire passer pour une défense de la démocratie ? Rejoignant les apôtres de la déclaration de Great Barington, qui préconisait la libre circulation du virus en début d’épidémie, nos auteurs se seraient accommodés d’un laisser-faire assorti de mesures sélectives (et discriminatoires contre les groupes à risques, c’est-à-dire, concrètement, contre les personnes les plus âgées, les plus malades et les plus pauvres, voire les moins blanches).

    En santé publique, l’argument de la liberté à tout prix est bien connu : il est souvent mobilisé par les lobbys hostiles à la santé publique, prompts à dénoncer comme nos auteurs l’intervention de l’État en faveur de la santé, d’habitude pour défendre des intérêts organisés. Dans ce registre, la liberté (des uns) a toujours plus de valeur que la santé (des autres). Ce vieil argument, libéral et cynique, n’était pas attendu de défenseurs autoproclamés de la santé publique ni de contempteurs du « nouveau libéralisme ». En plus d’une violence textuelle assumée, ces derniers ne semblent avoir rien d’autre à proposer qu’une antienne libertarienne, d’ordinaire distillée par les pires ennemis de la santé publique et par les apôtres les plus radicaux du libéralisme. Pour être reconstruite, la santé publique aura besoin de défenseurs plus réalistes et mieux avisés. Elle mérite mieux que des pamphlets simplistes et coléreux, et qu’on laisse, de grâce, les sciences sociales à l’écart de tels exercices de style.

    #covid-19 #santé_publique

  • Reprendre possession de l’#hôpital - Albert Ogien, Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2022/06/19/reprendre-possession-de-lhopital

    Le directeur général de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris, Martin Hirsch, a remis ce vendredi sa démission au gouvernement, signifiant ainsi son désaccord avec la politique de santé, et notamment le manque de volonté en matière de lutte contre la « bureaucratisation ». Mais pour transformer sérieusement le fonctionnement de l’hôpital et le rendre à sa mission de service public, il faudra que les professionnels et les patients se décident à reprendre possession du système d’information qui l’organise en sous main.

    La situation de délabrement du système hospitalier français est admise de toutes parts et les professionnels qui la vivent au quotidien ne cessent de battre le pavé pour réclamer les dispositions d’urgence requises pour la corriger. Pour expliquer ce désastre, un argument est couramment avancé : ce serait la faute à la « bureaucratisation » du fonctionnement des établissements de soin. C’est d’ailleurs parce que le gouvernement lui a refusé les moyens de s’attaquer à ce mal que le directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch, vient de remettre sa démission. Toute la question est tout de même de savoir ce à quoi renvoie cette accusation.

    Depuis le début des années 1980, et en dépit des alternances politiques, les pouvoirs publics mènent en France une entreprise tenace : maîtriser le financement public du système de santé. Cette entreprise a souvent été présentée comme la substitution d’une vision purement comptable de l’activité de soins à une démarche qui respecte les exigences médicales de la prise en charge des pathologies. Une maxime a résumé le sens de cette entreprise : si la santé n’a pas de prix, elle a un coût. Cette maxime ne signale pas seulement une focalisation sur la dimension financière de la politique de santé. Elle reflète surtout un changement majeur dans la manière d’administrer l’Etat qui consiste à justifier la décision politique en s’adossant à l’objectivité supposée de données de quantification au nom desquelles on fixe des objectifs chiffrés dont la réalisation est mesurée à l’aide d’indicateurs...

    #paywall

  • https://aoc.media/opinion/2022/05/12/contre-le-pouvoir-dachat

    Contre « le pouvoir d’achat » - JustPaste.it
    https://justpaste.it/80juj

    Au cours de la dernière élection présidentielle, les instituts de sondage, les journalistes, les politiques et les syndicats semblent s’être accordés sur un point crucial : le pouvoir d’achat serait la préoccupation majeure des Français. De manière pour le moins surprenante, les disputes statistiques et les discussions expertes sur l’inflation, la TVA, l’évolution des prix et le seuil de pauvreté ont laissé de côté les conséquences délétères de cette mise en agenda.

    À un moment où le dérèglement climatique nous imposerait un nouveau rapport au monde, fait de sobriété énergétique, de décroissance matérielle et de réconciliation avec le vivant, « l’augmentation du pouvoir d’achat » est un sinistre anachronisme. En effet, la notion de pouvoir d’achat réduit l’action à la consommation et le pouvoir d’« agir à plusieurs » qui anime en principe la vie démocratique à un pouvoir individuel.

    Cette double réduction, de l’action à l’achat, du citoyen au consommateur, individualise et dépolitise les souffrances et les revendications qui auraient pu prendre une tout autre voie, bien plus collective et émancipatrice : celle de la justice sociale.

  • Quand l’industrie rachète la terre
    Par Lucile Leclair

    https://aoc.media/opinion/2022/05/11/quand-lindustrie-rachete-la-terre

    Les #terres_agricoles recouvrent la moitié du territoire français. Ressources convoitées depuis toujours, elles font l’objet de luttes entre agriculteurs, mais pas seulement : elles sont aujourd’hui menacées par des #industries désireuses de maîtriser les matières agricoles. Avançant à bas bruit, elles posent une nouvelle question pour la campagne : assiste-t-on à un #accaparement qu’on croyait réservé aux pays de l’hémisphère Sud ?

    Depuis le début de la guerre opposant deux gros producteurs de céréales, les cours de l’huile, colza, blé ou maïs ont atteint des taux record. Des droits exceptionnels pourraient être accordés aux agriculteurs français, pour leur permettre d’utiliser les terres obligatoirement au repos. « La Commission va proposer d’adopter une suspension (des règles), afin qu’on puisse utiliser ces #terres pour la production protéinique, car il y a évidemment un manque de nourriture pour les #élevages » a indiqué à l’AFP le commissaire européen à l’agriculture Janusz Wojciechowski.
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    Il faut se représenter la terre comme le réservoir alimentaire du pays. Lorsque les incertitudes politiques se multiplient, le #foncier_agricole apparaît sous une lumière un peu plus crue. La terre, essentielle et stratégique, est gouvernée d’un peu plus près. Mais à qui revient-elle ? Depuis une dizaine d’années, la terre attire les grandes entreprises. Après avoir avalé la transformation des produits agricoles et la #distribution, elles investissent la production agricole elle-même. Enseignes de la grande distribution, leaders de l’#agroalimentaire, du secteur pharmaceutique ou du secteur cosmétique : ils sont de plus en plus nombreux à convoiter le patrimoine agricole.

    Au sud d’Orléans, Fleury Michon possède un élevage où naissent six-mille porcelets par an. À la ferme, des ouvriers font les travaux agricoles. À des centaines de kilomètres, les dirigeants de Fleury Michon surveillent sur leurs écrans les cours des matières premières. Ayant fondé sa croissance à l’origine dans le secteur commercial, cette entreprise fait à présent du contrôle de l’activité agricole un élément clé de sa stratégie.

    Posséder la terre présente trois atouts majeurs. D’abord, l’industriel assure lui-même son approvisionnement sans passer par les producteurs. Ensuite, ce contrôle direct des matières premières apporte plus de flexibilité pour répondre aux attentes changeantes du consommateur. Enfin, l’exploitation directe lui permet de se passer d’intermédiaires coûteux : agriculteurs, coopératives, négociants, etc.

    Mais le modèle de l’#agriculture de firme signifie la disparition du savoir-faire et de l’authenticité du métier agricole. Le paysan se transforme en exécutant au service d’un groupe industriel. En quoi est-ce un problème ? Le sol est un organe vivant, seul un agriculteur connaît sa terre. Une fois gérée à distance, la connaissance de la terre se perd.

    Ainsi, l’agriculture de firme contraint à une standardisation du vivant. Car organiser une ferme en fonction de schémas tout faits oblige à conformer le vivant. L’industrie a besoin de produits tous identiques, sa chaîne de production est conçue pour des poulets ou des cochons d’une taille adéquate, pour du riz ou des pommes de terre d’une variété donnée et d’un calibre unique. Le contraire d’une agriculture de proximité approvisionnant des marchés locaux.

    Déjà, les agriculteurs n’étaient plus entièrement maîtres de leurs décisions. Les industriels étaient souvent accusés de faire la pluie et le beau temps en matière de prix. Mais un autre glissement s’opère, un saut de plus dans l’histoire de l’#industrialisation de l’agriculture. À l’image d’autres secteurs de l’économie – la production de voitures ou l’industrie numérique avec les GAFAM –, il en découle une concentration des sociétés sans précédent. On avait déjà vu le remplacement de la supérette de quartier par une grande chaîne. Les petites et moyennes entreprises (PME) disparaissent, au profit des plus grandes. Ce mouvement gagne à présent l’agriculture.

    Mais pourquoi la terre voit-elle arriver des investisseurs auxquels elle avait échappé jusque-là ? Le monde rural, tout bucolique qu’il semble être, n’est pas simple. Un agriculteur sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. À force de travailler soixante heures par semaine pour quelques centaines d’euros, avec des montagnes de crédit dont on ne voit pas le bout, l’amertume des agriculteurs grandit. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les fortunes de l’industrie soient bienvenues là où l’argent manque.

    Les autorités de leur côté, ont de moins en moins de moyens pour faire garde-fou. Pour le comprendre, il faut se pencher sur les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer). Il en existe une par département. Placées sous tutelle du ministère de l’Agriculture et du ministère de l’Économie et des Finances, les Safer sont des sociétés anonymes sans but lucratif. Leur création en 1960 devait permettre à la puissance publique d’intervenir sur le marché des terres pour exercer une mission d’intérêt général, celle de redistribuer le foncier agricole en faveur des agriculteurs.

    Chaque Safer locale se voit obligatoirement informée lorsqu’une transaction est en vue, notamment quand un agriculteur vend ses terres au moment de partir à la retraite. Le code rural leur confère un pouvoir important avec un droit de préemption, qui leur permet d’acquérir le bien avant tout autre acheteur afin de fixer un nouveau prix et de faire un appel à candidature.

    Mais, en pratique, les exemples d’écarts abondent. Pourquoi les Safer acceptent-elles de vendre des terres à Fleury Michon ? Contacté au sujet de ce type d’opérations, Emmanuel Hyest, le président de la Fédération nationale des Safer, ne souhaite pas s’exprimer. Comment comprendre le dévoiement d’un organe d’État ? Déjà en 2014, la Cour des comptes critiquait une gestion « peu transparente » et recommandait un « meilleur encadrement ». Un écrit fut publié, il s’intitulait : « Les dérives d’un outil de politique d’aménagement agricole et rural ». Dans ce rapport, les magistrats reprochaient aux Safer de perdre de vue leur mission initiale : elles n’installent plus suffisamment de jeunes agriculteurs.

    La baisse drastique des moyens accordés aux Safer y est-elle pour quelque chose ? À leur création, elles étaient financées à 80% par des fonds publics. Mais ces subventions de l’État n’ont cessé de fondre et, depuis 2017, l’État ne finance plus du tout les Safer, sauf en Outre-mer. Le peu d’argent public qui reste – 2 % du budget en moyenne – provient essentiellement des régions. Aujourd’hui, 90 % du budget des Safer viennent des commissions qu’elles touchent sur les ventes. Et les 8 % restants sont issus d’études et de conseils, principalement à destination des collectivités territoriales.

    Quand le prix de la terre atteint de tels sommets, les jeunes agriculteurs ne peuvent pas suivre.

    Ainsi, la plupart de leurs recettes est désormais apportée par les transactions qu’elles réalisent pour vivre. Aujourd’hui sous-équipées, elles peinent à remplir leur mission. Pour maintenir leurs finances en bonne santé, elles ont intérêt à enchaîner les transactions et peuvent parfois mettre de côté leur objectif premier.

    En théorie, il est prévu que les Safer facilitent l’installation des jeunes agriculteurs. Mais lorsqu’un gros industriel se présente, elles ont du mal à dire non. À côté de Grasse, Chanel achète l’hectare à un million d’euros pour cultiver les fleurs qui entrent dans la composition de ses parfums. En proposant de tels prix, la société Chanel était sûre d’emporter le marché. À moins que la Safer locale ne s’y oppose : le code rural lui attribue la faculté d’utiliser son droit de préemption « avec révision de prix ».

    Si le tarif est surévalué, elle peut exiger une baisse. La Safer diffère alors la transaction, le temps de proposer au vendeur de nouvelles conditions conformes au prix local de la terre, fixé chaque année dans un document officiel, « Le Prix des terres ». Mais Chanel ne semble pas soumis aux mêmes lois que tous. La Safer locale autorise la vente. À ce sujet Emmanuel Hyest, le président national des Safer, ne souhaite pas non plus s’exprimer.

    Les perturbations pour le marché foncier sont pourtant réelles. La terre agricole voit s’affronter des prétendants à armes inégales. Quand le prix de la terre atteint de tels sommets, les jeunes agriculteurs ne peuvent pas suivre. Florian Duchemin se dit écœuré par cette « bagarre de l’hectare ». Après avoir recherché pendant quatre ans une parcelle pour s’installer en maraîchage dans la Drôme, il a dû trouver un travail dans l’informatique : « Vu le prix, bientôt il sera plus facile d’acquérir un trois-pièces à Paris qu’un hectare de terre arable. » « La concurrence est déloyale », conclut ce trentenaire en pointant des acheteurs qui viennent du monde industriel.

    Leur arrivée remonte au début des années 2010. Cette évolution survient au mauvais moment : un agriculteur sur quatre a plus de 60 ans. Dans les trois années à venir, 160 000 exploitations devront trouver un successeur. Qui seront les prochains paysans ?

    À l’origine de la création des Safer, le ministre du général de Gaulle puis de François Mitterrand, Edgard Pisani, avait imaginé cet outil comme des « offices fonciers » pour extraire les terres agricoles des logiques de marché : « J’ai longtemps cru que le problème foncier était de nature juridique, technique, économique et qu’une bonne dose d’ingéniosité suffirait à le résoudre. J’ai lentement découvert qu’il était le problème politique le plus significatif qui soit[1]. » Les Safer ne remplissent plus guère leur mission.

    En témoigne une autre transaction emblématique. En avril 2016, le groupe pékinois Reward, spécialisé dans l’agroalimentaire, faisait la « une » des médias. Ses achats mettaient au jour les failles du système français de protection des ressources agricoles. La société du milliardaire Hu Keqin venait d’acquérir 1 700 hectares de terre céréalière dans l’Indre et l’Allier – soit plus de vingt fois la surface moyenne d’une exploitation. À quoi étaient destinées les farines françaises ? À alimenter la chaîne chinoise de boulangeries Chez Blandine.

    Si l’affaire a choqué l’opinion publique, elle n’est pourtant que la partie émergée de l’iceberg. Et les industries acquéreuses de terre agricole sont aussi celles qui nous sont familières. Sur le marché des terres en France, on ne compte que peu d’acheteurs étrangers (2%). La médiatisation des acheteurs chinois masque les vrais enjeux. Il semble facile de regarder ailleurs, quand les entreprises nationales ou régionales jouent les premiers rôles.

    L’opération de la firme Reward a au moins amené une prise de conscience : les Safer manquent aussi de moyens juridiques, il faut les moderniser. Au milieu des années 2010, le monde agricole réclame une grande loi foncière pour adapter l’arbitre du marché foncier aux dernières évolutions. Un combat qui portera finalement ses fruits : le 14 décembre 2021, le Parlement français a adopté une loi « portant mesures d’urgence pour assurer la régulation de l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires ». Le texte prévoit la mise en place de nouveaux contrôles par les Safer, sous l’autorité du préfet qui devra donner son accord lorsqu’une entreprise (ou un groupe industriel) cherche à acquérir du foncier.

    Mais cette loi autorise de nombreuses « dérogations » qui la rendent en partie inefficace. Les Safer devront notamment apprécier également le « développement du territoire » au regard « des emplois créés et des performances économiques, sociales et environnementales ». Présentée comme une « étape », cette loi ne peut remplacer la grande loi foncière que les organisations agricoles appellent de leurs vœux.

    Sans réelle opposition pour les freiner, les firmes avancent dans l’espace rural.

    Première organisation de la profession, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) indique poursuivre la « réflexion en interne » pour protéger plus durablement les agriculteurs. « Il faut un changement de politique publique pour répartir autrement la terre », affirme la Confédération paysanne. Tandis que le Mouvement de défense des exploitants familiaux (Modef) demande, lui, qu’une loi « encadre les prix des terres agricoles de sorte qu’ils soient en corrélation avec le revenu agricole qui peut être dégagé sur ces terres ».

    La mission d’information parlementaire créée en décembre 2018 avait évoqué la création d’un outil centralisé de régulation du foncier agricole confié à une autorité administrative indépendante. La Commission européenne a d’ores et déjà autorisé des mesures de régulations fortes comme le droit de préemption en faveur des agriculteurs, un plafonnement de la taille des propriétés foncières, voire des mesures contre la spéculation. Il manque encore une volonté plus largement partagée, afin que la terre demeure un « espace politique », comme le définissait le sociologue et philosophe Henri Lefebvre. Autrement dit, un espace façonné́ par les décisions de tous et non de quelques-uns.

    Sans réelle opposition pour les freiner, les firmes avancent dans l’espace rural. Leurs fermes passent souvent inaperçues. À qui appartient la terre ? Il n’y a aucune marque dans le paysage. Toute une cohorte d’entreprises prend du pouvoir à la campagne : elles achètent ou louent les terres, les cultivent et organisent les récoltes à l’insu du plus grand nombre. À l’heure où l’agriculture paysanne a la cote, cette mutation discrète est en cours.

    Il faut contribuer à révéler cette dynamique qui échappe à l’appareil statistique. Sur les 26,7 millions d’hectares que compte la France, les grandes entreprises en possèdent-elles 100 000 ou 1 million ? Personne ne peut le dire aujourd’hui. Il est temps que les décideurs politiques s’emparent du sujet pour que l’on puisse mesurer sa valeur statistique exacte.

    Au fil des mois d’enquête, je me suis souvent confrontée à la difficulté d’accéder à l’information. Lorsque les portes sont fermées, il semble d’autant plus urgent de s’immiscer dans les rouages des transactions foncières. Car les nouveaux propriétaires fonciers font l’agriculture de demain. Qui sont-ils ? Dans quel intérêt investissent-ils ? À qui doivent-ils rendre des comptes ? Nous avons le droit de connaître les ressorts de ce que nous achetons.

    Quand une terre est cultivée par un groupe industriel, où est l’intérêt de la population ? La question devrait pouvoir être posée dans l’instance de la Safer. Problème, les commissions où se déroulent les ventes de terre se déroulent à huis-clos. Ainsi, les instances en charge des affaires foncières ne sont pas ouvertes au public.

    Les Safer ont tous les attributs d’un parlement pour partager le foncier – sauf la transparence. « Nous ne connaissons pas la teneur des échanges, nous n’avons aucun renseignement sur les débats, mais seulement sur la décision prise », explique Thomas, agriculteur en Loire-Atlantique. Pour lui, la démocratie pratiquée à la Safer ne devrait pas se passer à huis clos. « Pourquoi ne peut-on pas s’inscrire pour assister à un comité technique comme on peut le faire dans un conseil municipal ? »

    Dans les années à venir, les hectares qui se vendront vont-ils conforter l’agriculture de firme ou un autre modèle agricole ? C’est le rôle de nos Safer d’en décider. L’arbitrage des autorités sur un acte aussi primordial pour la vie, celui de manger, doit être davantage compris et mis en lumière.

    NDLR : Lucile Leclair a publié en novembre dernier Hold-up sur la terre aux éditions du Seuil.

  • Politique agricole : au delà de l’accumulation fordiste pour un programme rouge et vert

    L’agriculture française va mal. La politique agricole, qu’instituent l’État français et les autorités européennes, la détruit. Le monde agricole est le lieu d’une double dynamique, qui s’accentue depuis la fin des années 1990 : l’accumulation du capital économique par une élite, qui alimente l’expropriation de la majeure partie des agriculteurs

    « (…)

    Production standardisée, sujétion des agriculteurs aux négociants, allocation des aides publiques en fonction du capital économique : l’accumulation est débridée ; en conséquence de quoi l’expropriation bat son plein. Mais ce n’est pas tout : l’accumulation fordiste détruit aussi les écosystèmes. L’historiographie environnementale des Trente glorieuses est sur ce point désormais établie.

    Dans le cas de l’agriculture, le schéma économique qui vise à relever ses niveaux de profit en augmentant les volumes produits conduit à l’intensification des moyens de production par une consommation accrue d’« intrants » (engrais, pesticides, aliments, produits vétérinaires). Des indicateurs solides attestent que l’accumulation qui frappe le monde agricole s’accompagne d’un accroissement de l’intensification.

    Ainsi, concernant les grandes cultures, la France se distingue toujours par sa grande consommation de pesticides (la France comptant parmi les principaux pays consommateurs en Europe et dans le monde), dont les effets délétères sur l’état des sols, rivières, nappes phréatiques, sur la qualité de l’air et sur la biodiversité ne sont plus à démontrer. Ainsi, concernant la production laitière, la concentration depuis le début des années 2000 est allée de pair avec une augmentation de la part du maïs-ensilage dans les assolements.

    Nous y voilà : l’accumulation fordiste, qu’orchestrent État français et Union européenne, détruit agriculture et environnement naturel. Belle politique agricole que celle qui organise l’expropriation des agriculteurs au profit d’une poignée d’élites et qui compromet la conservation des vies naturelles et humaines ! On le comprend maintenant plus clairement : offrir un avenir à l’agriculture française, c’est changer de politique agricole. »

    Par Matthieu Ansaloni et Andy Smith Politistes.

    Lire l’article :

    https://aoc.media/opinion/2021/05/26/politique- agricole-au-dela-de-laccumulation-fordiste-pour-un-programme-rouge-et-vert/

  • Les nouveaux habits de l’empereur extractiviste - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2022/04/13/les-nouveaux-habits-de-lempereur-extractiviste

    Ces dernières années, le thème d’un « renouveau minier » sur le territoire national s’est invité dans le débat stratégique. Si la pandémie ou la guerre ont relancé l’engouement pour la relocalisation productive, s’esquisse également l’horizon d’une extraction plus « souveraine » des matières premières nécessaires à une économie prétendument « dématérialisée ». Qu’ont à nous dire à ce propos les carrières de marbre à Carrare ?

    On raconte que quelques jours avant le « massacre de Bettogli » de 1911 – un éboulement ayant tué 10 ouvriers des carrières de marbre de Carrare (Italie) – certains travailleurs (cavatori) avaient averti leurs patrons : quelque chose clochait, « la montagne chantait[1] ».

    Dans ces contrées transalpines, le capitalisme n’en était qu’à ses débuts à cette époque, mais le démon guidant son ascension impérieuse et vorace se manifestait déjà clairement dans cet événement tragique. Sous le capitalisme la « nature » ne chante pas, ne communique pas. Elle se prête silencieusement à une gestion et à une domination par les humains (« les hommes », aurait-on dit), vouée à une productivité marchande : ce qui est vrai en général doit l’être encore plus fatalement lorsqu’il s’agit du secteur « non vivant » de celle-ci, en particulier le royaume minéral. En réalité, quelqu’un avait su écouter la montagne, prêter attention à son chant, mais les patrons des cave n’ont su écouter que la mélodie de leur argent, en laissant les travailleurs crever sous la montagne qui s’effondrait… Alors la conscience du potentiel de délitement d’une pierre comme le marbre blanc a atteint même le quartier parisien de la Défense.

    https://justpaste.it/397bq

    https://www.openstreetmap.org/relation/9262202#map=10/44.0131/10.0291

  • La guerre nucléaire qui vient - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2022/02/27/la-guerre-nucleaire-qui-vient-2

    Lors de la conférence de presse qui a suivi sa rencontre avec Emmanuel Macron le 7 février à Moscou, Vladimir Poutine a fait allusion au risque d’escalade nucléaire, ce que la presse française n’a pas vraiment bien traduit, évoquant une menace plutôt qu’une mise en garde. Cela n’a pas échappé au philosophe Jean-Pierre Dupuy, dont nous avions publié, il y a tout juste trois ans, cet article important qu’il nous a semblé essentiel de reprendre aujourd’hui.

    Le (presque) non-dit de la crise actuelle est que nul ne peut écarter le risque d’escalade jusqu’à l’extrême, c’est-à-dire une guerre nucléaire. Poutine y a fait allusion pour la première fois lors de la conférence de presse qui a suivi sa rencontre à Moscou avec Macron. La presse française, négligence ou post-vérité, a très mal traduit ce qu’il a dit alors, qui ressemblait moins à une menace qu’à une mise en garde. En voici une traduction littérale : « Bien sûr, les potentiels de l’organisation conjointe de l’OTAN et de la Russie ne sont pas comparables. Nous le comprenons, mais nous rappelons également que la Russie est l’une des principales puissances nucléaires, et en termes de modernité de certains composants, elle est même en avance sur beaucoup d’autres. Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre volonté. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux lorsque vous allez mettre en œuvre l’article cinq du traité de Rome. » [Avec une belle confusion, distraction ou voulue, entre le traité de Rome et celui de Washington qui régit l’OTAN.]

    Il y a exactement trois ans, le mardi 26 février 2019, AOC publiait mon premier article pour ses colonnes sous le titre « La guerre nucléaire qui vient ». J’y réagissais à un double événement très important pour la stabilité de l’Europe : la dénonciation par Trump le 1er février 2019, et le lendemain par Poutine, du traité dit INF (pour « Intermediate-Range Nuclear Forces », soit forces nucléaires de portée intermédiaire) datant de 1987, par lequel les États-Unis et l’Union soviétique s’engageaient à éliminer tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 km. Beaucoup d’experts considèrent que ce traité, signé par Gorbatchev et Reagan, a contribué à assurer la paix en Europe pendant toute cette période (donc, de 1987 à 2019).

    5 500 km : Poutine peut atteindre de Moscou le nord de l’Écosse et le Portugal. La dénonciation du traité INF n’a pas fait grand bruit il y a trois ans. Aujourd’hui, nous pressentons ce qu’il comporte de menaces terrifiantes.

    Jean-Pierre Dupuy, le 26 février 2022

    #Guerre #Nucléaire

  • Des gauches sans possibles ? Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre
    https://aoc.media/opinion/2022/02/23/des-gauches-sans-possibles

    Si les gauches ne portent pas d’avenir lisible et désirable, comment pourraient-elles résister à la droite conservatrice ? Face à la désolation des partisans de l’émancipation, il nous faut déplacer le regard vers les potentialités et puissances de ceux qui contestent les pouvoirs en place. Dès lors, pensées critiques, projection utopique et partis de changements peuvent s’engager dans une voie de réconciliation, au bénéfice du plus grand nombre.

    La campagne pour l’élection présidentielle française illustre une fois de plus l’état de fragmentation et de décomposition des organisations politiques rattachées aux gauches. Elle témoigne aussi de la puissance inquiétante acquise par les thématiques portées par l’extrême-droite.

    Pour rendre compte de ce nouveau rapport de forces entre partis et entre cultures politiques, les facteurs matériels et organisationnels occupent une place prépondérante. La crise des organes d’expression des forces de gauche, l’éloignement social, politique et éthique de ses représentants vis-à-vis des groupes qu’ils représentaient, le financement et la démultiplication des titres de journaux, de revues et des chaînes promouvant les idées de droite et d’extrême droite, les transformations de l’actionnariat des médias, en sont, parmi d’autres, des causes essentielles.

    Crises de la critique

    Les facteurs intellectuels de cette transformation de l’échiquier politique dont nous sommes souvent les spectateurs atterrés ne sont pas pour autant négligeables. Parmi eux, il y a la distance voire la défiance, y compris à gauche, entre les professionnels de la politique et les idées des mouvements sociaux et intellectuels.

    De la contestation néo-conservatrice des savoirs critiques, en vogue actuellement en France, au mépris des universités au plus haut niveau de l’État, en passant par l’usage intermittent ou instrumental des sciences pendant la pandémie actuelle et pendant les campagnes électorales : plusieurs épisodes récents viennent rappeler la dévalorisation, dans le monde de la politique et parmi les formations d’extrême-droite, de droite mais aussi de gauche, des idées rigoureusement contrôlées ou discutées, de celles et ceux qui les font vivre. Peut-on prétendre améliorer ou réparer le monde si l’on n’est pas vraiment attentif aux idées nouvelles et à leurs conditions matérielles et socio-économiques d’élaboration ?

    Dans les universités et les laboratoires, c’est aussi la fragmentation qui domine, attisée sans doute par une tentation de repli face à l’hostilité croissante des pouvoirs, des médias et des politiciens. Du côté des sciences humaines et sociales, en particulier, les dernières décennies ont été marquées par une démultiplication des critiques de la réalité existante et des dénonciations des relations et des systèmes de pouvoir. Il y aurait lieu de s’en réjouir : l’état des choses est de plus en plus questionné et ausculté en vue de le rendre plus juste et plus vivable.

    Mais malgré la croissance continue des diplômés, et donc d’un public potentiel des discours universitaires, les effets politiquement bénéfiques de cette hypertrophie de la critique paraissent faibles. Les divisons partisanes ou programmatiques de la gauche reflètent aussi l’éclatement de la critique sociale. Plus grave : les condamnations de l’existant peuvent proliférer, elles restent trop souvent jugées hors sol et, en définitive, inoffensives. Rien ne semble enrayer le mouvement de déliaison entre pensées critiques et partis de changement en faveur du plus grand nombre. C’est même l’impression contraire qui domine : le hiatus entre champ politique et champ intellectuel est devenu tel que, plus les gauches se divisent et s’affaiblissent, plus les critiques de l’ordre social se spécifient et se complexifient à l’instar de ce que donne à voir la configuration nord-américaine.

    De cette situation vient sans doute le procès, devenu commun depuis quelques années, d’absence de véritable projet transformateur de la gauche. Certes, ce sentiment est d’abord la contrepartie directe de l’hégémonie des idées de droite extrême dans l’espace public. Car une diversité foisonnante de mesures, de réformes, d’alternatives concrètes et même – en période électorale – de programmes politiques coexistent en réalité dans le camp de l’autonomie, de l’égalité et de l’entraide. Mais derrière ce foisonnement de plus en plus large il manque tout de même un horizon clair, un dessein d’ensemble. Si les gauches ne portent pas d’avenir lisible et désirable, comment pourraient-elles résister aux droites conservatrice ou modernisatrice et à une extrême-droite n’ayant pour seule aspiration que de revenir à un passé fantasmé et défiguré ?

    La boussole des possibles

    Au cœur de cette dissociation entre critiques et politiques, entre programmes de mesures et tendances sociales de fond – véritable foyer de la crise des gauches depuis plusieurs décennies – il y a une ambivalence fondamentale sur ce qu’il faut tenir comme possible et sur la manière adéquate de s’y relier et d’en faire un principe d’action. Pour secondaire ou abstrait qu’il puisse paraître, ce problème est en réalité central d’un point de vue politique. Avant de le souligner, dissipons d’emblée un malentendu : évoquer les possibles, et leur meilleure appréciation, comme boussoles nécessaires pour transformer la réalité, ce n’est pas réduire le combat d’idées à une simple adaptation ou résignation à l’ordre existant.

    Pour beaucoup, le possible n’est d’ailleurs, au contraire, que le souhaitable, ce qui appelle à être réalisé, un idéal attendant sa propre mise en œuvre. Donnez-nous un « monde d’après », quelques fidèles plus ou moins nombreux pour y croire et s’en faire les prosélytes zélés, et vous obtiendrez, moyennant sans doute des oppositions farouches et des luttes féroces, un nouveau monde.

    Dit autrement : « Quand on veut, on peut » ; de la volonté suit la possibilité. Lorsqu’il n’est pas complice avec l’idéologie dominante du « tout est possible », ce volontarisme sans mode d’emploi, qui anime le désir de réforme plus ou moins radicale, est l’exact contraire de la stratégie. Voilà pourquoi, dans sa conception de la division du travail politique entre militants et intellectuels, le philosophe communiste italien Gramsci entendait corriger cet « optimisme de la volonté » partisane par le « pessimisme de l’intelligence » issu, selon lui, de la théorie marxiste. Ainsi concevait-il la rationalité pratique propre à son camp : comme une équation à la fois savante et intime entre la connaissance approfondie des contraintes de la réalité institutionnelle et sociale et les aspirations intraitables à modifier le monde capitaliste, entre une conscience des limites du possible dans une conjoncture donnée et un appel à leur franchissement indéfini.

    Près d’un demi-siècle après la mort du révolutionnaire italien, Raymond Williams, un autre marxiste, envisageait, quant à lui, un nouage différent du savoir et du vouloir pour les socialismes et les gauches. « Être vraiment radical, écrivait-il à l’adresse, d’abord, des intellectuels engagés, c’est rendre l’espoir possible plutôt que le désespoir convaincant ». Dans le champ de la critique et des sciences sociales, la formule – qui est loin d’avoir eu le même succès que celle de Gramsci – invite à de nouvelles expériences de pensée. Et d’abord celle-ci : plutôt que de partir des limites du possible, regardons les possibilités effectives ou latentes du présent.

    Après deux siècles d’enquêtes, les mécanismes de domination qui structurent l’ordre social sont en effet bien connus. Certes, leur inventaire ne peut jamais être achevé : il s’enrichit à chaque génération de nouveaux points de vue ; il demande à être actualisé à la lumière de l’histoire immédiate. Mais, pour les partisans de l’émancipation, les motifs de désespoir ne manquent pas. La défaite actuelle des gauches n’en est, au fond, qu’un composant supplémentaire. Face à cette impasse, une autre réflexion gagnerait à être renforcée : des raisons d’être des pouvoirs, déplaçons le regard vers les potentialités et puissances de ceux qui les contestent. De l’explication de l’existant, allons vers l’enquête sur les possibles.

    Aucun irénisme dans ce changement d’angle de vue : pas question de remplacer un verre d’eau à moitié vide par le même verre qu’on aura décrété à moitié plein. Pas question non plus de nourrir un nouveau catalogue sans fin de luttes « inspirantes » et de souhaits irréductibles – à quoi beaucoup de programmes politiques finissent par ressembler en période de compétition électorale. L’analyse des espérances d’une époque serait de peu de valeur théorique et pratique si elle n’allait de pair avec celle des obstacles qu’elles rencontrent.

    L’essentiel tient à ce qu’en imaginant l’avenir et en pensant l’action, le savant et le politique ne soient plus condamnés aux possibilités abstraites ni aux devenirs probables. Les utopies et les prévisions ont en effet été les techniques politiques privilégiées pour relier le présent à l’avenir et le savoir à l’agir. Les programmes (de cette élection comme des autres) en témoignent : vœux pieux et statistiques dialoguent et s’y succèdent toujours et encore.

    Or l’utopie tend à détacher l’avenir désirable du présent vécu ; et la prévision, à prolonger le passé pour prédire le futur. La première absolutise la distance du possible et du réel tandis que la seconde la dénie. Du jeu d’aller-retour et de miroir entre ces rapports à l’avenir dérive au passage le partage figé, et réducteur, entre révolutionnaires (« utopistes ») et réformateurs (« réalistes »). Entre ces deux manières usées de nouer la connaissance théorique et la politique transformatrice, il faudrait ménager une autre voie. Cette voie, c’est la recherche non pas de « possibles » préexistants en attente de leur réalisation mais de possibles à explorer et inventer, d’abord par une interprétation de ce que le présent rend ou non faisable : la recherche de possibilités réelles.

    Cartographie nouvelle

    Pour entamer cette quête, commençons par reconnaître que la définition du possible fait l’objet d’une lutte sans merci, que ce conflit est même l’un des ressorts fondamentaux de la politique moderne et des relations de pouvoir. La pandémie récente a livré de ce combat un concentré sans équivalent puisque nous y avons appris chaque jour à comparer et à opposer des prévisions épidémiologiques et économiques, à soupeser des anticipations du « monde d’après », à essayer de nous projeter souvent sans grands succès.

    Bourdieu l’avait bien vu dans ses Méditations pascaliennes, livre tardif dans son parcours, écrit pour cette raison en forme de bilan : au sein des « luttes à propos du sens du monde social », écrivait-il, celles qui portent sur « son orientation, […] son devenir, […] son avenir » représentent « l’un des enjeux majeurs […] : la croyance que tel ou tel avenir, désiré ou redouté, est possible, probable ou inévitable peut, dans certaines conjonctures, mobiliser autour d’elle tout un groupe et contribuer ainsi à favoriser ou à empêcher l’avènement de cet avenir ». C’est dans cette brèche que pourrait opérer un travail de cartographie de possibles « plus ou moins improbables », suggérait-il, apte à ouvrir l’avenir et à inciter à l’action.

    Apparaissaient aussi, en passant, les limites de la critique qu’il avait déployée jusqu’alors et du pari, qui avait été le sien, d’une politique de la prise de conscience des déterminations sociales et d’une mobilisation qui reposerait avant tout sur la diffusion d’une connaissance critique des dominations. La tâche inaugurale et irréductible d’un nouveau savoir ayant pour terrain le possible consiste alors à dessiner, avec le plus de précisions, le théâtre de la guerre symbolique pour la définition des possibles légitimes, tout l’arsenal des instruments de préemption et de canalisation des possibles – avec aujourd’hui, parmi eux, les algorithmes – opérées constamment par les puissances publiques et privées.

    L’enquête sur les possibles ne peut s’arrêter au dessin de ces lignes de front. Elle doit aussi s’attacher à reconstruire l’ensemble de forces immanentes représentées par les formes théoriques et pratiques de l’espérance. Les questions à traiter sont nombreuses. Qui espère et qui est résigné ? Autrement dit : sachant qu’il est établi que la « capacité à espérer » n’est jamais distribuée de manière égale dans la société et qu’elle tend à diminuer ou à osciller avec les ressources et les discriminations subies, à quelles conditions sociales peut-on accéder à un possible distinct du probable de la destinée comme de la rêverie sans lendemain ? Et l’enquête, de se poursuivre à partir de là.

    Quels sont dès lors les effets concrets et visibles des convictions utopiques ? Où sont les institutions et expérimentations alternatives et contre-hégémoniques et quels sont, dans la multitude des secteurs d’activité sociale (santé, écologie, culture, école, production, alimentation, énergie, etc.), leurs visées, leurs contenus, leurs manières de fonctionner et de dysfonctionner ? À quelles conditions peuvent-elles s’améliorer, survivre et se multiplier ? Comment la puissance publique pourrait-elle, pour peu qu’elle le souhaite, favoriser leur développement et leur viabilité ? Et comment l’hypothèse de la catastrophe écologique transforme-t-elle toutes les pratiques de projection et d’espérance ? Au fil d’une recherche qui serait guidée par ces interrogations, c’est toute une carte des possibles, avec les dynamiques qui les soutiennent et les divers obstacles qu’elles rencontrent, qui est susceptible d’apparaître.

    Arrimer l’imagination politique à une effectivité déjà existante : l’examen historique montre par ailleurs que ce projet intellectuel n’a rien d’extravagant ni d’abstrait. Il aura même traversé avec insistance les gauches historiques et la pensée socialiste, une certaine philosophie marxiste ou postmarxiste (qui irait de Ernst Bloch et les théoriciens de l’École de Francfort à Cornelius Castoriadis) et l’essor des sciences sociales (de Gabriel Tarde à Luc Boltanski, sans oublier Marx et Weber, à l’origine de ces questionnements). Pour aborder l’avenir, les socialistes du XIXe siècle n’avaient en effet pas séparé la science, l’utopie et l’émancipation.

    Le XXe siècle et, avec lui, une grande partie de la tradition communiste comme les nouvelles disciplines des sciences de l’homme et de la société ont au contraire dissocié ces pratiques au point même d’opposer sans nuances les faits et les conjectures, la science de l’histoire et la projection utopique, toujours au détriment du second terme. Voilà pourquoi le fantasme encore vif de l’ingénierie sociale a tant contribué aux atrocités inoubliables des cent dernières années. La cartographie des espoirs et des possibilités pratiques que nous voudrions développer ne saurait se confondre avec leur planification.

    En termes de savoir comme de politique, l’enjeu d’une science sociale du possible n’est pourtant pas spéculatif avant tout, mais bel et bien stratégique. Il s’agit de dépasser l’injonction écrasante à la Realpolitik sans sombrer dans l’idéalisme ou l’utopisme abstrait.

    Quelques mois d’une campagne électorale n’y suffiront assurément pas. Formuler et promouvoir une telle perspective de recherches peut même paraître à mille lieues des problèmes de l’élection présidentielle. L’adoption éventuelle d’un meilleur sens du possible n’en est pas moins d’autant plus urgente à un moment où la réalité de l’anthropocène modifie en profondeur les temporalités et les marges de l’agir politique.

    L’utopisme renouvelé et réflexif dont ont besoin les gauches, et que peuvent alimenter les théories et les sciences sociales, n’a pas vocation à se substituer à l’engagement et à la mobilisation. Mais sans son concours, toutes les bonnes volontés pourraient bien se heurter à la décomposition en cours, et les conceptions hors sol du possible nourrir à nouveau un sentiment amer d’impuissance puis de désolation.

     

    NDLR : Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre viennent de publier aux Éditions La Découverte La perspective du possible. Comment penser ce qui nous arrive, et ce que nous pouvons faire.

    #gauche #gauches

  • Biens publics ou biens communs mondiaux ? - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2022/02/08/biens-publics-ou-biens-communs-mondiaux

    La manière dont la pandémie de Covid-19 a jusqu’ici été gérée au niveau mondial témoigne plus que jamais de la grande tragi-comédie des biens publics mondiaux : proclamer haut et fort que tel ou tel bien est un bien public mondial consiste en réalité dans le respect du marché et dans ses interstices, à inclure autant qu’il est possible des dispositifs qui permettraient de pallier certaines de ses défaillances.

    En regard, la notion des biens communs mondiaux offre une voie nouvelle, encore en gestation, pour que s’organise de façon solidaire et équitable la lutte contre la pandémie en cours et celles à venir. Il ne s’agit plus de fabriquer des dispositifs permettant seulement de pallier certaines défaillances du marché, mais de créer les conditions de mise hors marché du bien.

    Ce texte a pour ambition de commencer à rendre explicite la différence profonde entre les notions de biens publics et de biens communs mondiaux et les enjeux qui s’y nouent. Si la première est une notion stabilisée qui trouve ses origines dans le courant de l’économie néoclassique essentialisant la nature des biens et postulant la suprématie des règles de marché, la notion de bien commun quant à elle, en cours d’élaboration, vise à renverser entièrement cette logique pour ouvrir sur une autre manière de penser et conduire la lutte contre les pandémies.

    #Communs

    • Biens publics ou biens communs mondiaux ?

      Par Benjamin Coriat, Fabienne Orsi, Jean-François Alesandrini, Pascale Boulet et Sauman Singh-Phulgenda
      Économiste , Économiste, Consultant, Juriste, Économiste

      Au moment où se multiplient les appels à ériger les vaccins, masques ou médicaments essentiels en biens publics ou biens communs mondiaux, il est urgent de mettre un terme à la confusion entre ces deux notions, qui empêche de saisir les enjeux politiques et intellectuels sous-jacents. La première s’inscrit dans la science économique mainstream et la seconde pense à l’inverse les conditions d’une mise hors marché et d’un autre mode de gouvernance.l

      Avec la pandémie de Covid-19, la notion de « biens publics mondiaux » a retrouvé de l’aura, celle-là même qui avait été propulsée sur le devant de la scène au moment d’une autre pandémie, celle du VIH/sida. À ses côtés cependant est apparue la notion de « biens communs mondiaux ».

      On ne compte plus les appels à constituer des biens publics mondiaux ou des biens communs mondiaux par des acteurs variés, aux horizons de pensée parfois diamétralement opposés : Président de la République française, femmes et hommes politiques de droite et de gauche, militant.e.s pour l’accès universel aux vaccins contre le Covid-19, organisations internationales, panels d’experts… Dans les discours ou dans les textes des uns et des autres ces notions apparaissent souvent comme synonymes, on les emploie l’une pour l’autre, on les amalgame. Tout se passe en réalité comme si ces notions étaient des mots, dont le sens exact importait peu, leur contenu tout autant. Leur signification, sans profondeur réelle, serait simplement là pour indiquer une direction dont on ne saisirait que très peu la finalité concrète.
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      Or pensons-nous, il est urgent de mettre un terme à cette confusion qui n’est pas seulement d’ordre sémantique. Elle empêche de saisir les enjeux conceptuels et politiques majeurs qui se jouent et avec eux la compréhension à la fois de l’impasse dans laquelle nous sommes arrivés.

      La manière dont la pandémie de Covid-19 a jusqu’ici été gérée au niveau mondial témoigne plus que jamais de la grande tragi-comédie des biens publics mondiaux : proclamer haut et fort que tel ou tel bien est un bien public mondial consiste en réalité dans le respect du marché et dans ses interstices, à inclure autant qu’il est possible des dispositifs qui permettraient de pallier certaines de ses défaillances.

      En regard, la notion des biens communs mondiaux offre une voie nouvelle, encore en gestation, pour que s’organise de façon solidaire et équitable la lutte contre la pandémie en cours et celles à venir. Il ne s’agit plus de fabriquer des dispositifs permettant seulement de pallier certaines défaillances du marché, mais de créer les conditions de mise hors marché du bien.

      Ce texte a pour ambition de commencer à rendre explicite la différence profonde entre les notions de biens publics et de biens communs mondiaux et les enjeux qui s’y nouent. Si la première est une notion stabilisée qui trouve ses origines dans le courant de l’économie néoclassique essentialisant la nature des biens et postulant la suprématie des règles de marché, la notion de bien commun quant à elle, en cours d’élaboration, vise à renverser entièrement cette logique pour ouvrir sur une autre manière de penser et conduire la lutte contre les pandémies.
      La lutte contre le Covid-19 ou le visage de Janus des biens publics mondiaux mise à nue

      La notion de bien public mondial a été forgée par extension de celle de « bien public » élaborée par la théorie économique néoclassique[1]. Selon cette théorie, les biens publics sont ceux qui combinent par nature la double propriété d’être « non-rivaux » et « non excluables ». On peut en donner pour illustrations emblématiques le phare installé à l’entrée d’un port et son signal ou la connaissance scientifique.

      Il s’agit alors de situations considérées comme exceptionnelles, caractérisées par des « échecs de marché » car l’incitation à produire ces biens de manière privative est nulle alors que leur utilité pour la société est certaine. En effet, dans ces situations (de non-rivalité et de non-excluabilité), chacun attendra que le voisin se « lance » dans la production du bien pour en bénéficier gratuitement. Le bien est sujet à des comportements opportunistes désignés comme des comportements dits de « cavalier libre » (free rider). Il en résulte que ce bien ne verra le jour que s’il est produit sur des fonds publics et une réglementation publique est au minimum requise et indispensable pour rendre possible la production et l’accès à ce type de bien.

      C’est à partir de ce concept, de facture entièrement « néoclassique », qu’a été élaborée et proposée la notion de bien public mondial (BPM). Elle partage en effet les mêmes fondements avec ceci en propre qu’elle a une dimension « globale » et « transgénérationnelle ». La notion de BPM apparaît au début des années 1980. Elle est alors liée à l’extension de la mondialisation à la montée d’enjeux transnationaux : biodiversité, santé, changement climatique nécessitant une coopération transnationale. Kindleberger en propose une première définition en les caractérisant comme : « l’ensemble des biens accessibles à tous les États qui n’ont pas forcément un intérêt individuel à les produire[2] ».

      Cette notion sera ensuite développée par Kaul, Grunberg et Stern qui vont lui donner son statut canonique[3]. L’ouvrage publié par ces auteurs va alors susciter un large débat tant sur le plan académique que dans les grandes instances internationales, débat qui va tourner autour de la question de savoir comment, à l’échelle globale, fabriquer des « biens publics », sachant que le marché est incapable de le faire et qu’il n’existe pas d’instance supranationale capable de le faire non plus.

      Pour autant, malgré la création de nouvelles formes d’organisations supranationales dans les années 2000 (par exemple dans le domaine de la santé le Fonds Mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme), les BPM n’ont jamais été autre chose que des « injonctions » ou des « proclamations » sans que celles-ci s’accompagnent de changements institutionnels dans les modes de production et d’administration dominants de ces biens.

      Les BPM ont surtout servi de socle à l’élaboration d’un nouveau « grand récit » en matière d’aide au développement, venant masquer l’allégeance aux règles de marché et à une gouvernance mondiale défaillante. On peut déclarer que la santé est un BPM tout en laissant le monde comme il est, c’est à dire ravagé par des maladies endémiques et les épidémies.

      Proclamer haut et fort que tel ou tel bien est un BPM consiste en réalité dans le respect du marché et dans ses interstices, à inclure autant qu’il est possible des dispositifs qui permettraient de pallier certaines de ses défaillances.

      La manière dont la pandémie de Covid-19 a jusqu’ici été gérée au niveau mondial témoigne plus que jamais de la grande tragi-comédie des BPM : les produits de santé indispensables à la lutte contre le virus partout dans le monde – masques, tests de dépistage, oxygène, médicaments essentiels et vaccins – ont été massivement soutenus par de l’argent public. Qu’il s’agisse de leur fabrication, de leur mise en marché accélérée, de leurs achats… Tout a été, la plupart du temps, garantis par des contrats publics.

      Dans nombre de cas, la responsabilité des risques sanitaires des produits de santé des firmes pharmaceutiques a même été transférée vers les États. Tout cela pour ensuite offrir ces biens à la toute-puissance du marché et au pouvoir de monopole des firmes. S’est ainsi créé un niveau de profits pour les compagnies pharmaceutiques qui bat des records historiques cependant que l’échelle des inégalités d’accès aux produits de santé entre les pays riches et les pays pauvres atteint des sommets.

      Le coup de projecteur éclaire en grand le visage de Janus des BPM : une logique éperdument marchande d’un côté, celle de la charité de l’autre. Engagés dans une course folle au nationalisme sanitaire, ignorant les appels répétés de l’OMS à la solidarité entre nations, les États les plus riches ont regardé de loin se fabriquer des mécanismes internationaux tels que le dispositif ACT-A (« dispositif pour accélérer l’accès aux outils de lutte contre le Covid-19 ») et surtout la « facilité » d’accès aux vaccins COVAX souvent du fait d’organisations ou de fondations privées telles que la Gates ou le Wellcome Trust[4] avec, dans les faits, un pouvoir de contrôle très faible de l’OMS sur ces dispositifs.

      Ces mêmes États se glorifient chaque jour des donations de doses de vaccins aux pays les plus pauvres, sans qu’à aucun moment aucune règle ou accord ne vienne contraindre les logiques de marché. Les acteurs prépondérants en ces matières s’accommodant fort bien d’un modèle basé sur la charité qui ne vient en rien contrevenir à leurs très lucratives activités. Le refus des pays riches de soutenir la proposition de l’Inde et de l’Afrique du sud (dite du waiver) devant l’OMC de suspendre, le temps de la pandémie, les différents droits de propriété intellectuelle sur les produits de santé indispensables à la lutte contre le Covid-19 est sans nul doute la plus belle et la plus visible expression de la duplicité à laquelle conduit le discours sur les BPM.
      Les biens communs ou l’inversion radicale des fondements des biens publics mondiaux

      C’est à un renversement radical de logique et de démarche auquel nous invitons les lecteurs désireux de cheminer sur la voie des biens communs pour esquisser des pistes de réflexion pour gouverner véritablement contre les pandémies. Il s’agit de partir de la praxis, saisir des faits et des initiatives qui comportent en eux les germes d’un autre horizon et d’inscrire leur analyse dans un cadre conceptuel radicalement différent de celui des BMP.

      Ce n’est pas le lieu pour rendre compte de l’ensemble des différents concepts ainsi que l’histoire qui est au fondement de notre démarche et qui permettrait pourtant d’en mesurer pleinement le sens et les implications. Indiquons toutefois nos deux sources principales d’inspiration que sont les travaux de l’économiste et politiste Elinor Ostrom sur les Commons ainsi que ceux initiés en Italie par le juriste Stefano Rodotà à propos des Beni Comuni[5].

      Certes, aucun des deux auteurs n’a travaillé sur les pandémies. Néanmoins les éléments conceptuels qu’ils nous offrent ainsi que les pistes qu’ils ont ouvertes chacun de façon complémentaire sont une source d’inspiration féconde. Les réflexions conduites par ces auteurs permettent tout d’abord de rompre avec l’approche par les biens publics, en en renversant entièrement les fondements. Il ne s’agit plus de définir un bien à partir de sa nature intrinsèque mais par un processus instituant, c’est à dire par décisions et élaborations de règles partagées par la communauté concernant la production et l’usage d’une ressource donnée.

      Dit autrement, les biens communs ne deviennent et ne sont reconnus tels que si un régime de propriété et un ensemble de dispositions d’institutionnelles bâtis autour d’eux, permettent d’assurer à la fois leur production et leur accès au plus grand nombre. Dès lors un vaccin par exemple n’est par nature ni public, ni privé.

      En pratique cependant, les vaccins contre le Covid-19 sont actuellement des biens privés car propriété exclusive des détenteurs de droits de propriété intellectuelle et soumis aux règles du marché qui ont été construites, définies et donc instituées par la communauté internationale. Il en est ainsi des normes en matière de propriété intellectuelle qui se sont imposées à l’ensemble des membres de l’OMC lors de son institution en 1994.

      En conséquence, toujours pour prendre l’exemple du vaccin, il ne pourra devenir commun que lorsque qu’il sera institué comme tel sur la base de règles formulées par la communauté auquel il est destiné, c’est-à-dire qu’il sera soustrait au marché par décision politique, qu’il sera produit pour cela selon des modalités qui ne sont pas celles du marché capitalistique fondé sur la propriété privée exclusive et qu’il sera distribué selon un mode de gouvernance qui assurera son accès au plus grand nombre de façon égale.

      Il ne s’agit donc plus ici de fabriquer des dispositifs permettant seulement de pallier certaines défaillances du marché. Non, il s’agit de créer les conditions de mise hors marché du bien, cela à partir d’un ou de plusieurs processus instituant et ce à plusieurs niveaux qui vont de la fabrication du bien jusqu’au mode de gouvernance internationale permettant sa distribution. On comprend dans ces conditions comment peuvent se lire les débats et controverses suscités par la proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud de lever temporairement la propriété intellectuelle, soutenue désormais par plus de 100 États de pays à bas et moyens revenus. Si cette décision était prise, elle marquerait une rupture avec le modèle des BPM et ouvrirait une voie déterminante pour aller vers la fabrique de biens communs.

      Alors que l’OMC ne cesse de tergiverser, d’ores et déjà des initiatives pour lutter contre la pandémie se sont déployées, et n’ont jusque-là suscité que très peu d’attention de la communauté internationale. Elles partagent les mêmes objectifs de découvrir et produire autrement des traitements efficaces et de les rendre disponibles sans entraves au plus grand nombre.

      Sans pouvoir présenter de façon détaillée ces initiatives, citons le Consortium ANTICOV, une plateforme collaborative de recherche clinique promue par DNDi (Drugs for Neglected Diseases initiative) et ses alliés. Elle regroupe treize pays africains et un réseau international d’institutions de recherche associées dès avril 2020 pour lancer une étude clinique en Afrique pour des nouveaux traitements destinés à être proposés à des prix abordables pour les populations atteintes par des formes légères ou modérées de Covid.

      Dans le même esprit, a pris son essor le projet Covid Moonshot initié par un collectif de scientifiques né sur Twitter et travaillant en toute transparence pour lancer un essai préclinique en open source d’un traitement antiviral contre le Covid-19. Ces traitements qui seront libres de tout droit de propriété intellectuelle ou mis à disposition dans une démarche non exclusive selon les cas, sont conçus en priorité pour les patients du sud et devront obéir à des conditions de stockage et d’administration simplifiées.

      Plus récemment encore, le 28 décembre 2021, le Texas Children’s Hospital et le Baylor College of Medicine ont annoncé la mise au point d’un nouveau vaccin ainsi que l’obtention d’une autorisation d’utilisation d’urgence des autorités sanitaires indiennes afin que sa production puisse être engagée à grande échelle par des fabricants indiens, et par la suite en Indonésie, au Bangladesh et au Botswana. Le vaccin est libre de brevet, adapté aux contraintes logistiques des pays à bas et moyens revenus et l’accord prévoit une collaboration étroite avec un transfert de technologie et de savoir-faire.

      Enfin, concluons sur le modèle du vaccin Oxford/AstraZeneca proposé à prix dit « cost+ » (prix coutant + une faible marge de profit) et basé sur un réseau de licences d’exploitation conclues avec des producteurs installés sur tous les continents permettant tout à la fois d’assurer une diffusion internationale en vaccins produits localement à bas prix, et de préserver les droits du concepteur. Même si ce modèle présente certaines limites sur lesquelles nous ne pouvons revenir ici, il revêt une forme typique de « commun ».

      Certes ces initiatives sont encore émergentes, fragiles car évoluant dans un contexte qui privilégie les logiques de profits plutôt que la santé publique. Elles ont cependant l’immense mérite de montrer qu’une voie qui conduit à faire des produits de santé de véritables biens communs est ouverte.

      Il est plus que temps de sortir de la confusion dans laquelle les mots nous ont enfermés. Penser les biens communs : c’est penser les formes de leur institutionnalisation. La lutte contre la pandémie en fournit déjà et en fournira toujours plus fortement l’opportunité. Saisissons-là !

      NDLR : Cet article est le fruit d’une recherche en cours menée par les auteurs, coordonnée par Benjamin Coriat. Il fait écho par ailleurs à un épisode du podcast Public Pride, « Vaccin, bien public ou bien commun ? », dans lequel intervient Fabienne Orsi.

      Benjamin Coriat

      Économiste , Professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord

      Fabienne Orsi

      Économiste, Chercheuse à l’IRD et au LPED, Aix-Marseille Université

      Jean-François Alesandrini

      Consultant, Ex-directeur des affaires publiques de DNDi

      Pascale Boulet

      Juriste, Responsable de la propriété intellectuelle de DNDi

      Sauman Singh-Phulgenda

      Économiste, DNDi

      Notes :

      [1] Elle trouve son origine dans une « typologie des biens » qui a notamment été formulée par Paul A. Samuelson, « The pure theory of public expenditure », Review of Economics and Statistics, 1954, v. 36, p. 387-389.

      [2] Charles Kindleberger, « International public goods without international government », American Economic Review 1986, vol. 76 n°1, pp. 1-13

      [3] Inge Kaul, Isabelle Grunberg, Marc Stern, Les biens publics mondiaux et la cooperation internationale au XXIe siècle, Economica, 2002 (traduit de : Global Public goods : International Cooperation in the 21st century, New York : PNUD, Oxford University Press, 1999).

      [4] Dès le départ l’ambition et les objectifs d’ACT-A et de COVAX ont été fixés par un petit groupe d’organisations internationales et de fondations privées qui n’ont pas permis que soit mis en place un dialogue véritable entre les pays à bas et moyens revenus et les pays à haut revenu. La plupart des pays pauvres n’ont ainsi pas eu voix au chapitre pour déterminer qui produit quoi, où et selon quels tarifs et conditions d’accès. Ce processus de prise de décision « à huis clos » dans des cercles restreints est ainsi marqué par une absence de transparence pour nombre de pays à faible pouvoir de négociation ou d’influence. Notons également que ni la Chine ni la Russie n’ont été invités à la table.

      [5] Les références sont nombreuses, voici quelques repères : Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, 2010 (traduit de : Govering the commons, Cambridge University Press, 1999, par Lauren Baechler) ; Stefano Rodotà, « Souveraineté et propriété au XXIe siècle », Tracés, hors-série n°16, 2016, p. 211-232 ; Benjamin Coriat, La pandémie, l’Anthropocène et le Bien Commun, Les Liens qui Libèrent, 2020 ; Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld, Dictionnaire des biens communs, PUF, 2021 pour la deuxième édition.

  • Les primaires sont-elles compatibles avec la culture sociale et écologique ? - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2022/02/01/les-primaires-sont-elles-compatibles-avec-la-culture-sociale-et-ecologique

    Tout ce texte est fort intéressant, et j’en partage une large partie. C’est en tout cas une voie intéressante pour repenser la relation mouvements/citoyens/partis et redonner aux partis un véritable rôle politique, mais aussi idéologique (culturel) et de sélection des porteurs de voix. Sans pour autant en faire l’alpha et l’oméga de la politique.
    J’apprécie aussi l’idée que le fonctionnement interne des groupes, associations, partis et alliances, le respect mutuel qui s’y exerce, sont en fait des préfigurations du monde que l’on souhaite, et ce faisant sont le seul moyen de re-investir les gens dans l’activité politique.

    Alors que la primaire populaire vient de se conclure par le choix d’une candidate de plus, il convient d’interroger la cohérence de cette démarche avec les valeurs sociales et écologiques, ouvertement plébiscitées par les porteurs de cette initiative. En continuant de se focaliser sur la sélection d’une personnalité et d’affaiblir in fine les partis, ce format apparaît comme une impasse. Pourquoi ne pas, plutôt, renouer avec la gauche plurielle en s’inspirant des shadow cabinets britanniques ?

    #Politique #Primaires #Refondation

  • Facebook : par-delà le like et la colère - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/12/05/facebook-par-dela-le-like-et-la-colere

    Les révélations récentes de la lanceuse d’alerte Frances Haugen, ancienne employée de Facebook au sein du département d’« intégrité civique », montrent que la circulation sur le réseau social de contenus extrêmement clivants et polarisés résulte de choix consciemment effectués par l’entreprise pour maximiser sa rentabilité économique plutôt que d’une logique algorithmique aveugle. D’où l’importance de créer les conditions d’une supervision démocratique et d’une recherche publique indépendante qui puisse étudier sans entrave les mécanismes de circulation des données au sein de la plateforme.

    #Facebook #Olivier_Ertzscheid

  • #Liberté_académique et #justice_sociale

    On assiste en #Amérique_du_Nord à une recomposition du paysage académique, qui met l’exercice des #libertés_universitaires aux prises avec des questions de justice sociale, liées, mais pas seulement, au militantisme « #woke », souvent mal compris. Publication du premier volet d’un entretien au long cours avec #Isabelle_Arseneau et #Arnaud_Bernadet, professeurs à l’Université McGill de Montréal.

    Alors que se multiplient en France les prises de position sur les #libertés_académiques – voir par exemple cette « défense et illustration » -, un débat à la fois vif et très nourri se développe au #Canada depuis plus d’un an, après que des universitaires ont dû faire face à des plaintes pour #racisme, parfois à des suspensions de leur contrat, en raison de l’utilisation pédagogique qu’ils avaient faite des mots « #nègre » ou « #sauvages ». Significativement, un sondage récent auprès des professeurs d’université du Québec indique qu’une majorité d’entre eux pratiquent diverses formes d’#autocensure. C’est dans ce contexte qu’Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet, professeurs au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill de Montréal, ont été conduits à intervenir activement dans le débat, au sein de leur #université, mais aussi par des prises de position publiques dans la presse et surtout par la rédaction d’un mémoire, solidement argumenté et très remarqué, qui a été soumis et présenté devant la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire.

    Initiée en février 2021 par le premier ministre du Québec, François Legault, cette commission a auditionné de nombreux acteurs, dont les contributions sont souvent de grande qualité. On peut télécharger ici le mémoire des deux universitaires et suivre leur audition grâce à ce lien (début à 5 :15 :00). La lecture du présent entretien peut éclairer et compléter aussi bien le mémoire que l’audition. En raison de sa longueur, je publie cet entretien en deux parties. La première partie est consacrée aux exemples concrets de remise en cause de la liberté de citer certains mots en contexte universitaire et traite des conséquences de ces pratiques sur les libertés académiques. Cette première partie intègre aussi une analyse critique de la tribune parue ce jour dans Le Devoir, co-signée par Blanquer et le ministre de l’Education du Québec, lesquels s’attaquent ensemble et de front à la cancel culture. La seconde partie, à paraître le vendredi 29 octobre, portera plus précisément sur le mouvement « woke », ses origines et ses implications politiques, mais aussi sur les rapports entre science et société. Je tiens à remercier chaleureusement Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet d’avoir accepté de répondre à mes questions et d’avoir pris le temps de construire des réponses précises et argumentées, dont la valeur tient tout autant à la prise critique de ces deux universitaires qu’aux disciplines qui sont les leurs et qui informent leur réflexion. Ils coordonnent actuellement un volume collectif interdisciplinaire, Libertés universitaires : un an de débat au Québec (2020-2021), à paraître prochainement.

    Entretien, première partie

    1. Pourriez-vous exposer le plus factuellement possible ce qui s’est passé au mois de septembre 2020 à l’université d’Ottawa et à l’université McGill de Montréal ?

    Isabelle Arseneau. À l’automne 2020 éclatait à l’Université d’Ottawa une affaire qui a passionné le Québec et a connu d’importantes suites politiques : à l’occasion d’une séance d’enseignement virtuel sur la représentation des identités en art, une chargée de cours, #Verushka_Lieutenant-Duval, expliquait à ses étudiants comment l’injure « #nigger » a été réutilisée par les communautés afro-américaines comme marqueur subversif dans les années 1960. Parce qu’elle a mentionné le mot lui-même en classe, l’enseignante est devenue aussitôt la cible de #plaintes pour racisme et, au terme d’une cabale dans les #réseaux_sociaux, elle a été suspendue temporairement par son administration. Au même moment, des incidents à peu près analogues se produisaient au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill, où nous sommes tous les deux professeurs. Dans un cours d’introduction à la littérature québécoise, une chargée de cours a mis à l’étude Forestiers et voyageurs de #Joseph-Charles_Taché, un recueil de contes folkloriques paru en 1863 et qui relate les aventures d’un « Père Michel » qui arpente le pays et documente ses « mœurs et légendes ». Des étudiants interrompent la séance d’enseignement virtuel et reprochent à l’enseignante de leur avoir fait lire sans avertissement préalable une œuvre contenant les mots « Nègres » et « Sauvages ». Quelques jours plus tard, des plaintes pour racisme sont déposées contre elle. Le dossier est alors immédiatement pris en charge par la Faculté des Arts, qui lui suggère de s’excuser auprès de sa classe et d’adapter son enseignement aux étudiants que pourrait offenser la lecture des six autres classiques de la littérature québécoise prévus au syllabus (dont L’Hiver de force de Réjean Ducharme et Les Fous de Bassan d’Anne Hébert). Parmi les mesures d’accommodement, on lui conseille de fournir des « avertissements de contenu » (« #trigger_warnings ») pour chacune des œuvres à l’étude ; de se garder de prononcer à voix haute les mots jugés sensibles et de leur préférer des expressions ou des lettres de remplacement (« n », « s », « mot en n » « mot en s »). Trois mois plus tard, nous apprendrons grâce au travail d’enquête de la journaliste Isabelle Hachey (1) que les plaignants ont pu obtenir, après la date limite d’abandon, un remboursement de leurs frais de scolarité et les trois crédits associés à ce cours qu’ils n’ont cependant jamais suivi et pour lequel ils n’ont validé qu’une partie du travail.

    Lorsque j’ai imaginé notre doctorante en train de caviarder ses notes de cours et ses présentations Powerpoint, ça a fait tilt. Un an plus tôt, je travaillais à la Public Library de New York sur un manuscrit du XIIIe siècle dont la première image avait été grattée par un lecteur ou un possesseur offensé par le couple enlacé qu’elle donnait jusque-là à voir. La superposition de ces gestes de censure posés à plusieurs siècles d’intervalle témoignait d’un recul de la liberté universitaire que j’associais alors plus spontanément aux campus américains, sans pour autant nous imaginer à l’abri de cette vague venue du sud (2). Devant de tels dérapages, mon collègue Arnaud Bernadet et moi avons communiqué avec tous les étages de la hiérarchie mcgilloise. Las de nous heurter à des fins de non-recevoir, nous avons cosigné une série de trois lettres dans lesquelles nous avons dénoncé la gestion clientéliste de notre université (3). Malgré nos sorties répétées dans les médias traditionnels, McGill est demeurée silencieuse et elle l’est encore à ce jour.

    2. Pour être concret, qu’est-ce qui fait que l’emploi du mot « nègre » ou « sauvages » dans un cours est légitime ?

    Isabelle Arseneau. Vous évoquez l’emploi d’un mot dans un cadre pédagogique et il me semble que toute la question est là, dans le terme « emploi ». À première vue, le contexte de l’énonciation didactique ne se distingue pas des autres interactions sociales et ne justifie pas qu’on puisse déroger aux tabous linguistiques. Or il se joue dans la salle de classe autre chose que dans la conversation ordinaire : lorsque nous enseignons, nous n’employons pas les mots tabous, nous les citons, un peu comme s’il y avait entre nous et les textes lus ou la matière enseignée des guillemets. C’est de cette distinction capitale qu’ont voulu rendre compte les sciences du langage en opposant le signe en usage et le signe en mention. Citer le titre Nègres blancs d’Amérique ou le terme « Sauvages » dans Forestiers et Voyageurs ne revient pas à utiliser ces mêmes termes. De la même façon, il y a une différence entre traiter quelqu’un de « nègre » dans un bus et relever les occurrences du terme dans une archive, une traite commerciale de l’Ancien Régime ou un texte littéraire, même contemporain. Dans le premier cas, il s’agit d’un mot en usage, qui relève, à n’en pas douter, d’un discours violemment haineux et raciste ; dans l’autre, on n’emploie pas mais on mentionne des emplois, ce qui est différent. Bien plus, le mot indexe ici des représentations socialement et historiquement situées, que le professeur a la tâche de restituer (pour peu qu’on lui fournisse les conditions pour le faire). Si cette distinction entre l’usage et la mention s’applique à n’importe quel contexte d’énonciation, il va de soi qu’elle est très fréquente et pleinement justifiée — « légitime », oui — en contexte pédagogique. Il ne s’agit donc bien évidemment pas de remettre en circulation — en usage — des mots chargés de haine mais de pouvoir continuer à mentionner tous les mots, même les plus délicats, dans le contexte d’un exercice bien balisé, l’enseignement, dont on semble oublier qu’il suppose d’emblée un certain registre de langue.

    3. Ce qui étonne à partir de ces exemples – et il y en a d’autres du même type -, c’est que l’administration et la direction des universités soutiennent les demandes des étudiants, condamnent les enseignants et vont selon vous jusqu’à enfreindre des règles élémentaires de déontologie et d’éthique. Comment l’expliquez-vous ? L’institution universitaire a-t-elle renoncé à défendre ses personnels ?

    Arnaud Bernadet. Il faut naturellement conserver à l’esprit ici ce qui sépare les universités nord-américaines des institutions françaises. On soulignera deux différences majeures. D’une part, elles sont acquises depuis longtemps au principe d’autonomie. Elles se gèrent elles-mêmes, tout en restant imputables devant l’État, notamment au plan financier. Soulignons par ailleurs qu’au Canada les questions éducatives relèvent avant tout des compétences des provinces et non du pouvoir fédéral. D’autre part, ces universités obéissent à un modèle entrepreneurial. Encore convient-il là encore d’introduire des nuances assez fortes, notamment en ce qui concerne le réseau québécois, très hétérogène. Pour simplifier à l’extrême, les universités francophones sont plus proches du modèle européen, tandis que les universités anglophones, répliques immédiates de leurs voisines états-uniennes, semblent davantage inféodées aux pratiques néo-libérales.

    Quoi qu’il en soit, la situation décrite n’a rien d’inédit. Ce qui s’est passé à l’Université d’Ottawa ou à l’Université McGill s’observe depuis une dizaine d’années aux États-Unis. La question a été très bien documentée, au tournant de l’année 2014 sous la forme d’articles puis de livres, par deux sociologues, Bradley Campbell et Jason Manning (The Rise of Victimhood Culture) et deux psychologues, Jonathan Haidt et Greg Lukianoff (The Coddling of the American Mind). Au reste, on ne compte plus sur les campus, et parmi les plus progressistes, ceux de l’Ouest (Oregon, État de Washington, Californie) ou de la Nouvelle-Angleterre en particulier, les demandes de censure, les techniques de deplatforming ou de “désinvitation”, les calomnies sur les médias sociaux, les démissions du personnel - des phénomènes qu’on observe également dans d’autres milieux (culture, médias, politique). En mai dernier, Rima Azar, professeure en psychologie de la santé, a été suspendue par l’Université Mount Allison du Nouveau-Brunswick, pour avoir qualifié sur son blog Black Lives Matter d’organisation radicale…

    Il y a sans doute plusieurs raisons à l’attitude des administrateurs. En tout premier lieu : un modèle néo-libéral très avancé de l’enseignement et de la recherche, et ce qui lui est corrélé, une philosophie managériale orientée vers un consumérisme éducatif. Une autre explication serait la manière dont ces mêmes universités réagissent à la mouvance appelée “woke”. Le terme est sujet à de nombreux malentendus. Il fait désormais partie de l’arsenal polémique au même titre que “réac” ou “facho”. Intégré en 2017 dans l’Oxford English Dictionary, il a été à la même date récupéré et instrumentalisé par les droites conservatrices ou identitaires. Mais pas seulement : il a pu être ciblé par les gauches traditionnelles (marxistes, libertaires, sociales-démocrates) qui perçoivent dans l’émergence de ce nouveau courant un risque de déclassement. Pour ce qui regarde notre propos, l’illusion qu’il importe de dissiper, ce serait de ne le comprendre qu’à l’aune du militantisme et des associations, sur une base strictement horizontale. Ce qui n’enlève rien à la nécessité de leurs combats, et des causes qu’ils embrassent. Loin s’en faut. Mais justement, il s’agit avec le “wokism” et la “wokeness” d’un phénomène nettement plus composite qui, à ce titre, déborde ses origines liées aux luttes des communautés noires contre l’oppression qu’elles subissaient ou subissent encore. Ce phénomène, plus large mais absolument cohérent, n’est pas étranger à la sociologie élitaire des universités nord-américaines, on y reviendra dans la deuxième partie de cet entretien. Car ni l’un ni l’autre ne se sont si simplement inventés dans la rue. Leur univers est aussi la salle de classe.

    4. Au regard des événements dans ces deux universités, quelle analyse faites-vous de l’évolution des libertés académiques au Québec ?

    Arnaud Bernadet. Au moment où éclatait ce qu’il est convenu d’appeler désormais “l’affaire Verushka Lieutenant-Duval”, le Québec cultivait cette douce illusion de se croire à l’abri de ce genre d’événements. Mais les idées et les pratiques ne s’arrêtent pas à la frontière avec le Canada anglais ou avec les États-Unis. Le cas de censure survenu à McGill (et des incidents d’autre nature se sont produits dans cet établissement) a relocalisé la question en plein cœur de Montréal, et a montré combien les cultures et les sociétés sont poreuses les unes vis-à-vis des autres. Comme dans nombre de démocraties, on assiste au Québec à un recul des libertés publiques, la liberté académique étant l’une d’entre elles au même titre que la liberté d’expression. Encore faut-il nuancer, car le ministère de l’enseignement supérieur a su anticiper les problèmes. En septembre 2020, le scientifique en chef Rémi Quirion a remis un rapport qui portait plus largement sur L’université québécoise du futur, son évolution, les défis auxquels elle fait face, etc. Or en plus de formuler des recommandations, il y observe une “précarisation significative” de la liberté académique, un “accroissement de la rectitude politique”, imputée aux attentes ou aux convictions de “groupes particuliers”, agissant au nom de “valeurs extra-universitaires”, et pour finir, l’absence de “protection législative à large portée” entourant la liberté académique au Québec, une carence qui remonte à la Révolution tranquille. En février 2021, le premier ministre François Legault annonçait la création d’une Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire. Cette commission qui n’a pas fini de siéger a rendu une partie de ses résultats, notamment des sondages effectués auprès du corps professoral (ce qui inclut les chargés de cours) : 60 % d’entre eux affirment avoir évité d’utiliser certains mots, 35 % disent avoir même recouru à l’autocensure en sabrant certains sujets de cours. La recherche est également affectée. Ce tableau n’est guère rassurant, mais il répond à celles et ceux qui, depuis des mois, à commencer dans le milieu enseignant lui-même, doublent la censure par le déni et préfèrent ignorer les faits. À l’évidence, des mesures s’imposent aujourd’hui, proportionnées au diagnostic rendu.

    5. La liberté académique est habituellement conçue comme celle des universitaires, des enseignants-chercheurs, pour reprendre la catégorie administrative en usage en France. Vous l’étendez dans votre mémoire à l’ensemble de la communauté universitaire, en particulier aux jeunes chercheurs, mais aussi aux personnels administratifs et aux étudiants ? Pourriez-vous éclairer ce point ?

    Arnaud Bernadet. Ce qui est en jeu ici n’est autre que l’extension et les applications du concept de liberté académique. Bien sûr, un étudiant ne jouit pas des mêmes dispositions qu’un professeur, par exemple le droit à exercer l’évaluation de ses propres camarades de classe. Mais a priori nous considérons que n’importe quel membre de la communauté universitaire est titulaire de la liberté académique. Celle-ci n’a pas été inventée pour donner aux enseignants et chercheurs quelque “pouvoir” irréaliste et exorbitant, mais pour satisfaire aux deux missions fondamentales que leur a confiées la société : assurer la formation des esprits par l’avancement des connaissances. En ce domaine, l’écart est-il significatif entre le choix d’un thème ou d’un corpus par un professeur, et un exposé oral préparé par un étudiant ? Dans chaque cas, on présumera que l’accès aux sources, la production des connaissances, le recours à l’argumentation y poursuivent les mêmes objectifs de vérité. De même, les administrateurs, et notamment les plus haut placés, doivent pouvoir bénéficier de la liberté académique, dans l’éventualité où elle entrerait en conflit avec des objectifs de gouvernance, qui se révéleraient contraires à ce qu’ils estimeraient être les valeurs universitaires fondamentales.

    6. Entre ce que certains considèrent comme des recherches “militantes” et les orientations néolibérales et managériales du gouvernement des universités, qu’est-ce qui vous semble être le plus grand danger pour les libertés académiques ?

    Arnaud Bernadet. Ce sont des préoccupations d’ordre différent à première vue. Les unes semblent opérer à l’interne, en raison de l’évolution des disciplines. Les autres paraissent être plutôt impulsées à l’externe, en vertu d’une approche productiviste des universités. Toutes montrent que le monde de l’enseignement et de la recherche est soumis à de multiples pressions. Aussi surprenant que cela paraisse, il n’est pas exclu que ces deux aspects se rejoignent et se complètent. Dans un article récent de The Chronicle of Higher Education (03.10.2021), Justin Sider (professeur de littérature anglaise à l’Université d’Oklahoma) a bien montré que les préoccupations en matière de justice sociale sont en train de changer la nature même des enseignements. Loin de la vision désintéressée des savoirs, ceux-ci serviraient dorénavant les étudiants à leur entrée dans la vie active, pour changer l’ordre des choses, combattre les inégalités, etc. C’est une réponse à la conception utilitariste de l’université, imposée depuis plusieurs décennies par le modèle néolibéral. Et c’est ce qu’ont fort bien compris certains administrateurs qui, une main sur le cœur, l’autre près du portefeuille, aimeraient donc vendre désormais à leurs “clients” des programmes ou de nouveaux curricula portant sur la justice sociale.

    7. La défense des libertés académiques, en l’occurrence la liberté pédagogique et la liberté de recherche d’utiliser tous les mots comme objet de savoir, est-elle absolue, inconditionnelle ? Ne risque-t-elle pas de renforcer un effet d’exclusion pour les minorités ?

    Isabelle Arseneau. Elle est plutôt à notre avis non-négociable (aucun principe n’est absolu). Mais pour cela, il est impératif de désamalgamer des dossiers bien distincts : d’une part, le travail de terrain qu’il faut encore mener en matière d’équité, de diversité et d’inclusion (qu’il est désormais commun de désigner par l’acronyme « ÉDI ») ; d’autre part, les fondements de la mission universitaire, c’est-à-dire créer et transmettre des savoirs. Les faux parallèles que l’on trace entre la liberté académique et les « ÉDI » desservent autant la première que les secondes et on remarque une nette tendance chez certaines universités plus clairement néolibérales à utiliser la liberté académique comme un vulgaire pansement pour régler des dossiers sur lesquels elles accusent parfois de regrettables retards. Bien ironiquement, ce militantisme d’apparat ne fait nullement progresser les différentes causes auxquelles il s’associe et a parfois l’effet inverse. Revenons à l’exemple concret qui s’est produit chez nous : recommander à une enseignante de s’excuser pour avoir prononcé et fait lire un mot jugé sensible et aller jusqu’à rembourser leurs frais de scolarité à des étudiants heurtés, voilà des gestes « spectaculaires » qui fleurent bon le langage de l’inclusion mais qui transpirent le clientélisme (« Satisfaction garantie ou argent remis ! »). Car une fois que l’on a censuré un mot, caviardé un passage, proscrit l’étude d’une œuvre, qu’a-t-on fait, vraiment, pour l’équité salariale hommes-femmes ; pour l’inclusion des minorités toujours aussi invisibles sur notre campus ; pour la diversification (culturelle, certes, mais également économique) des corps enseignant et étudiant, etc. ? Rien. Les accommodements offerts aux plaignants sont d’ailleurs loin d’avoir créé plus d’équité ; ils ont au contraire engendré une série d’inégalités : entre les étudiants d’abord, qui n’ont pas eu droit au même traitement dans le contexte difficile de la pandémie et de l’enseignement à distance ; entre les chargés de cours ensuite, qui n’ont pas eu à faire une même quantité de travail pour un même salaire ; et, enfin, entre les universités, toutes soumises au même système de financement public, dont le calcul repose en bonne partie sur l’unité-crédit. Les salles de classe ont bon dos : elles sont devenues les voies de sortie faciles pour des institutions qui s’achètent grâce à elles un vernis de justice sociale qui tarde à se traduire par des avancées concrètes sur les campus. Confondre les dossiers ne servira personne.

    8. Reste que ce qui est perçu par des acteurs de la défense de droits des minorités comme l’exercice d’une liberté d’expression est vécu et analysé par d’autres acteurs comme une atteinte à la liberté académique, en particulier la liberté pédagogique. La situation n’est-elle pas une impasse propre à aviver les tensions et créer une polémique permanente ? Comment sortir de cette impasse ?

    Isabelle Arseneau. En effet, on peut vite avoir l’impression d’un cul-de-sac ou d’un cercle vicieux difficile à briser, surtout au vu de la polarisation actuelle des discours, qu’aggravent les médias sociaux. Dans ce brouhaha de paroles et de réactions à vif, je ne sais pas si on s’entend et encore moins si on s’écoute. Chose certaine, il faudra dans un premier temps tenter de régler les problèmes qui atteignent aujourd’hui les établissements postsecondaires depuis l’intérieur de leurs murs. En effet, la responsabilité me semble revenir d’abord aux dirigeants de nos institutions, à la condition de réorienter les efforts vers les bonnes cibles et, comme je le disais à l’instant, de distinguer les dossiers. À partir du moment où l’on cessera de confondre les dossiers et où l’on résistera aux raccourcis faciles et tendancieux, des chantiers distincts s’ouvriront naturellement.

    Du côté des dossiers liés à l’équité et à la diversité, il me semble nécessaire de mener de vrais travaux d’enquête et d’analyse de terrain et de formuler des propositions concrètes qui s’appuient sur des données plutôt que des mesures cosmétiques qui suivent l’air du temps (il ne suffit pas, comme on a pu le faire chez nous, de recommander la censure d’un mot, de retirer une statue ou de renommer une équipe de football). Plus on tardera à s’y mettre vraiment et à joindre le geste à la parole, plus longtemps on échouera à réunir les conditions nécessaires au dialogue serein et décomplexé. Il nous reste d’ailleurs à débusquer les taches aveugles, par exemple celles liées à la diversité économique de nos campus (ou son absence), une donnée trop souvent exclue de la réflexion, qui préfère se fixer sur la seule dimension identitaire. Du côté de la liberté universitaire, il est nécessaire de la réaffirmer d’abord et de la protéger ensuite, en reprenant le travail depuis le début s’il le faut. C’est ce qu’a fait à date récente la Mission nommée par le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras. Les travaux de ce comité ont abouti à l’élaboration d’un énoncé de principes fort habile. Ce dernier, qui a été adopté à l’unanimité par l’assemblée universitaire, distingue très nettement les dossiers et les contextes : en même temps qu’il déclare qu’« aucun mot, aucun concept, aucune image, aucune œuvre ne sauraient être exclus a priori du débat et de l’examen critique dans le cadre de l’enseignement et de la recherche universitaires », le libellé rappelle que l’université « condamne les propos haineux et qu’en aucun cas, une personne tenant de tels propos ne peut se retrancher derrière ses libertés universitaires ou, de façon générale, sa liberté d’expression » (4). Il est également urgent de mettre en œuvre une pédagogie ciblant expressément les libertés publiques, la liberté académique et la liberté d’expression. C’est d’ailleurs une carence mise au jour par l’enquête de la Commission, qui révèle que 58% des professeurs interrogés « affirment ne pas savoir si leur établissement possède des documents officiels assurant la protection de la liberté universitaire » et que 85% des répondants étudiants « considèrent que les universités devraient déployer plus d’efforts pour faire connaître les dispositions sur la protection de la liberté universitaire ». Il reste donc beaucoup de travail à faire sur le plan de la diffusion de l’information intra muros. Heureusement, nos établissements ont déjà en leur possession les outils nécessaires à l’implantation de ce type d’apprentissage pratique (au moment de leur admission, nos étudiants doivent déjà compléter des tutoriels de sensibilisation au plagiat et aux violences sexuelles, par exemple).

    Enfin, il revient aux dirigeants de nos universités de s’assurer de mettre en place un climat propice à la réflexion et au dialogue sur des sujets parfois délicats, par exemple en se gardant d’insinuer que ceux qui défendent la liberté universitaire seraient de facto hostiles à la diversité et à l’équité, comme a pu le faire notre vice-recteur dans une lettre publiée dans La Presse en février dernier. Ça, déjà, ce serait un geste à la hauteur de la fonction.

    9. Quelle perception avez-vous de la forme qu’a pris la remise en cause des libertés académiques en France avec la polémique sur l’islamo-gauchisme initiée par deux membres du gouvernement – Blanquer et Vidal – et poursuivi avec le Manifeste des 100 ?

    Arnaud Bernadet. Un sentiment de profonde perplexité. La comparaison entre “l’islamo-gauchisme”, qui nous semble en grande partie un épouvantail agité par le pouvoir macroniste, et le “wokism” états-unien ou canadien - qui est une réalité complexe mais mesurable, dont on précisera les contours la semaine prochaine - se révèle aussi artificielle qu’infondée. Un tel rapprochement est même en soi très dangereux, et peut servir de nouveaux amalgames comme il apparaît nettement dans la lettre publiée hier par Jean-Michel Blanquer et Jean-François Roberge : “L’école pour la liberté, contre l’obscurantisme”. Déplions-la un instant. Les deux ministres de l’Éducation, de France et du Québec, ne sont pas officiellement en charge des dossiers universitaires (assurés par Frédérique Vidal et Danielle McCann). D’une même voix, Blanquer et Roberge condamnent - à juste titre - l’autodafé commis en 2019 dans plusieurs écoles du sud-ouest de l’Ontario sur des encyclopédies, des bandes-dessinées et des ouvrages de jeunesse qui portaient atteinte à l’image des premières nations. Or on a appris par la suite que l’instigatrice de cette purge littéraire, Suzie Kies, œuvrait comme conseillère au sein du Parti Libéral du Canada sur les questions autochtones. Elle révélait ainsi une évidente collusion avec le pouvoir fédéral. Inutile de dire par conséquent que l’intervention de nos deux ministres ressortit à une stratégie d’abord politique. En position fragile face à Ottawa, dont les mesures interventionnistes ne sont pas toujours compatibles avec son esprit d’indépendance, le Québec se cherche des appuis du côté de la France. Au nom de la “liberté d’expression”, la France tacle également Justin Trudeau, dont les positions modérées au moment de l’assassinat de Samuel Paty ont fortement déplu. Ce faisant, le Québec et la France se donnent aussi comme des sociétés alternatives, le Canada étant implicitement associé aux États-Unis dont il ne serait plus que la copie : un lieu où prospéreraient une “idéologie” et des “méthodes” - bannissement, censure, effacement de l’histoire - qui menaceraient le “respect” et l’esprit de “tolérance” auxquels s’adossent “nos démocraties”. Au lieu de quoi, non seulement “l’égalité” mais aussi la “laïcité” seraient garantes au Québec comme en France d’un “pacte” capable d’unir la “communauté” sur la base “de connaissances, de compétences et de principes fondés sur des valeurs universelles”, sans que celles-ci soient d’ailleurs clairement précisées. On ne peut s’empêcher toutefois de penser que les deux auteurs prennent le risque par ce biais de légitimer les guerres culturelles, issues au départ des universités états-uniennes, en les étendant aux rapports entre anglophones et francophones. Au reste, la cible déclarée du texte, qui privilégie plutôt l’allusion et se garde habilement de nommer, reste la “cancel culture” aux mains des “assassins de la mémoire”. On observera qu’il n’est nulle part question de “wokes”, de décolonialisme ou d’antiracisme par exemple. D’un “militantisme délétère” (mais lequel, exactement ?) on passe enfin aux dangers de la “radicalisation”, dans laquelle chacun mettra ce qu’il veut bien y entendre, des extrémismes politiques (national-populisme, alt-right, néo-nazisme, etc.) et des fondamentalismes religieux. Pour finir, la résistance aux formes actuelles de “l’obscurantisme” est l’occasion de revaloriser le rôle de l’éducation au sein des démocraties. Elle est aussi un moyen de renouer avec l’héritage rationaliste des Lumières. Mais les deux ministres retombent dans le piège civilisationniste, qui consiste à arrimer - sans sourciller devant la contradiction - les “valeurs universelles” à “nos sociétés occidentales”. Le marqueur identitaire “nos” est capital dans le texte. Il efface d’un même geste les peuples autochtones qui étaient mentionnés au début de l’article, comme s’ils ne faisaient pas partie, notamment pour le Québec, de cette “mémoire” que les deux auteurs appellent justement à défendre, ou comme s’ils étaient d’emblée assimilés et assimilables à cette vision occidentale ? De lui-même, l’article s’expose ici à la critique décoloniale, particulièrement répandue sur les campus nord-américains, celle-là même qu’il voudrait récuser. Qu’on en accepte ou non les prémisses, cette critique ne peut pas être non plus passée sous silence. Il faut s’y confronter. Car elle a au moins cette vertu de rappeler que l’héritage des Lumières ne va pas sans failles. On a le droit d’en rejeter les diverses formulations, mais il convient dans ce cas de les discuter. Car elles nous obligent à penser ensemble - et autrement - les termes du problème ici posé : universalité, communauté et diversité.

    10. La forme d’un « énoncé » encadrant la liberté académique et adopté par le parlement québécois vous semble-t-elle un bon compromis politique ? Pourquoi le soutenir plutôt qu’une loi ? Un énoncé national de référence, laissant chaque établissement en disposer librement, aura-t-il une véritable efficacité ?

    Isabelle Arseneau. Au moment de la rédaction de notre mémoire, les choses nous semblaient sans doute un peu moins urgentes que depuis la publication des résultats de la collecte d’informations réalisée par la Commission indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire. Les chiffres publiés en septembre dernier confirment ce que nous avons remarqué sur le terrain et ce que suggéraient déjà les mémoires, les témoignages et les avis d’experts récoltés dans le cadre des travaux des commissaires : nous avons affaire à un problème significatif plutôt qu’à un épiphénomène surmédiatisé (comme on a pu l’entendre dire). Les résultats colligés reflètent cependant un phénomène encore plus généralisé que ce que l’on imaginait et d’une ampleur que, pour ma part, je sous-estimais.

    Dans le contexte d’une situation sérieuse mais non encore critique, l’idée d’un énoncé m’a donc toujours semblé plus séduisante (et modérée !) que celle d’une politique nationale, qui ouvrirait la porte à l’ingérence de l’État dans les affaires universitaires. Or que faire des universités qui ne font plus leurs devoirs ? L’« énoncé sur la liberté universitaire » de l’Université McGill, qui protège les chercheurs des « contraintes de la rectitude politique », ne nous a été d’aucune utilité à l’automne 2020. Comment contraindre notre institution à respecter les règles du jeu dont elle s’est elle-même dotée ? Nous osons croire qu’un énoncé national, le plus ouvert et le plus généreux possible, pourrait aider les établissements comme le nôtre à surmonter certaines difficultés internes. Mais nous sommes de plus en plus conscients qu’il faudra sans doute se doter un jour de mécanismes plus concrets qu’un énoncé non contraignant.

    Arnaud Bernadet. Nous avons eu de longues discussions à ce sujet, et elles ne sont probablement pas terminées. C’est un point de divergence entre nous. Bien entendu, on peut se ranger derrière la solution modérée comme on l’a d’abord fait. Malgré tout, je persiste à croire qu’une loi aurait plus de poids et d’efficience qu’un énoncé. L’intervention de l’État est nécessaire dans le cas présent, et me semble ici le contraire même de l’ingérence. Une démocratie digne de ce nom doit veiller à garantir les libertés publiques qui en sont au fondement. Or, en ce domaine, la liberté académique est précieuse. Ce qui a lieu sur les campus est exceptionnel, cela ne se passe nulle part ailleurs dans la société : la quête de la vérité, la dynamique contradictoire des points de vue, l’expression critique et l’émancipation des esprits. Je rappellerai qu’inscrire le principe de la liberté académique dans la loi est aussi le vœu exprimé par la Fédération Québécoise des Professeures et Professeurs d’Université. Actuellement, un tel principe figure plutôt au titre du droit contractuel, c’est-à-dire dans les conventions collectives des établissements québécois (quand celles-ci existent !) Une loi remettrait donc à niveau les universités de la province, elle préviendrait toute espèce d’inégalité de traitement d’une institution à l’autre. Elle comblerait la carence dont on parlait tout à l’heure, qui remonte à la Révolution tranquille. Elle renforcerait finalement l’autonomie des universités au lieu de la fragiliser. Ce serait aussi l’occasion pour le Québec de réaffirmer clairement ses prérogatives en matière éducative contre les ingérences - bien réelles celles-là - du pouvoir fédéral qui tend de plus en plus à imposer sa vision pancanadienne au mépris des particularités francophones. Enfin, ne nous leurrons pas : il n’y a aucune raison objective pour que les incidents qui se sont multipliés en Amérique du Nord depuis une dizaine d’années, et qui nourrissent de tous bords - on vient de le voir - de nombreux combats voire dérives idéologiques, cessent tout à coup. La loi doit pouvoir protéger les fonctions et les missions des universités québécoises, à ce jour de plus en plus perturbées.

    Entretien réalisé par écrit au mois d’octobre 2021

    Notes :

    1. Isabelle Hachey, « Le clientélisme, c’est ça » (La Presse, 22.02.2021)

    2. Jean-François Nadeau, « La censure contamine les milieux universitaires » (Le Devoir, 01.04.2017)

    3. Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet, « Universités : censure et liberté » (La Presse, 15.12.2020) ; « Les dérives éthiques de l’esprit gestionnaire » (La Presse, 29.02.2021) ; « Université McGill : une politique du déni » (La Presse, 26.02.2021).

    4. « Rapport de la Mission du recteur sur la liberté d’expression en contexte universitaire », juin 2021 : https://www.umontreal.ca/public/www/images/missiondurecteur/Rapport-Mission-juin2021.pdf

    https://blogs.mediapart.fr/pascal-maillard/blog/211021/liberte-academique-et-justice-sociale

    #ESR

    ping @karine4 @_kg_ @isskein

    –-

    ajouté à la métaliste autour du terme l’#islamo-gauchisme... mais aussi du #woke et du #wokisme, #cancel_culture, etc.
    https://seenthis.net/messages/943271

    • La liberté académique aux prises avec de nouvelles #menaces

      Colloques, séminaires, publications (Duclos et Fjeld, Frangville et alii) : depuis quelques années, et avec une accélération notoire ces derniers mois, le thème de la liberté académique est de plus en plus exploré comme objet scientifique. La liberté académique suscite d’autant plus l’intérêt des chercheurs qu’elle est aujourd’hui, en de nombreux endroits du monde, fragilisée.

      La création en 2021 par l’#Open_Society_University_Network (un partenariat entre la Central European University et le Bard College à New York) d’un #Observatoire_mondial_des_libertés_académiques atteste d’une inquiétante réalité. C’est en effet au moment où des libertés sont fragilisées qu’advient le besoin d’en analyser les fondements, d’en explorer les définitions, de les ériger en objets de recherche, mais aussi de mettre en œuvre un système de veille pour les protéger.

      S’il est évident que les #régimes_autoritaires sont par définition des ennemis des libertés académiques, ce qui arrive aujourd’hui dans des #pays_démocratiques témoigne de pratiques qui transcendent les frontières entre #régime_autoritaire et #régime_démocratique, frontières qui elles-mêmes tendent à se brouiller.

      La liberté académique menacée dans les pays autoritaires…

      S’appuyant sur une régulation par les pairs (la « communauté des compétents ») et une indépendance structurelle par rapport aux pouvoirs, la liberté de recherche, d’enseignement et d’opinion favorise la critique autant qu’elle en est l’expression et l’émanation. Elle est la condition d’une pensée féconde qui progresse par le débat, la confrontation d’idées, de paradigmes, d’axiomes, d’expériences.

      Cette liberté dérange en contextes autoritaires, où tout un répertoire d’actions s’offre aux gouvernements pour museler les académiques : outre l’emprisonnement pur et simple, dont sont victimes des collègues – on pense notamment à #Fariba_Adelkhah, prisonnière scientifique en #Iran ; à #Ahmadreza_Djalali, condamné à mort en Iran ; à #Ilham_Tohti, dont on est sans nouvelles depuis sa condamnation à perpétuité en# Chine, et à des dizaines d’autres académiques ouïghours disparus ou emprisonnés sans procès ; à #Iouri_Dmitriev, condamné à treize ans de détention en #Russie –, les régimes autoritaires mettent en œuvre #poursuites_judiciaires et #criminalisation, #licenciements_abusifs, #harcèlement, #surveillance et #intimidation.


      https://twitter.com/AnkyraWitch/status/1359630006993977348

      L’historien turc Candan Badem parlait en 2017 d’#académicide pour qualifier la vague de #répression qui s’abattait dans son pays sur les « universitaires pour la paix », criminalisés pour avoir signé une pétition pour la paix dans les régions kurdes. La notion de « #crime_contre_l’histoire », forgée par l’historien Antoon de Baets, a été reprise en 2021 par la FIDH et l’historien Grigori Vaïpan) pour qualifier les atteintes portées à l’histoire et aux historiens en Russie. Ce crime contre l’histoire en Russie s’amplifie avec les attaques récentes contre l’ONG #Memorial menacée de dissolution.

      En effet, loin d’être l’apanage des institutions académiques officielles, la liberté académique et de recherche, d’une grande rigueur, se déploie parfois de façon plus inventive et courageuse dans des structures de la #société_civile. En #Biélorussie, le sort de #Tatiana_Kuzina, comme celui d’#Artiom_Boyarski, jeune chimiste talentueux emprisonné pour avoir refusé publiquement une bourse du nom du président Loukachenko, ne sont que deux exemples parmi des dizaines et des dizaines de chercheurs menacés, dont une grande partie a déjà pris le chemin de l’exil depuis l’intensification des répressions après les élections d’août 2020 et la mobilisation qui s’en est suivie.

      La liste ci-dessus n’est bien sûr pas exhaustive, les cas étant nombreux dans bien des pays – on pense, par exemple, à celui de #Saïd_Djabelkhir en #Algérie.

      … mais aussi dans les #démocraties

      Les #régressions que l’on observe au sein même de l’Union européenne – le cas du déménagement forcé de la #Central_European_University de Budapest vers Vienne, sous la pression du gouvernement de Viktor Orban, en est un exemple criant – montrent que les dérives anti-démocratiques se déclinent dans le champ académique, après que d’autres libertés – liberté de la presse, autonomie de la société civile – ont été atteintes.

      Les pays considérés comme démocratiques ne sont pas épargnés non plus par les tentatives des autorités politiques de peser sur les recherches académiques. Récemment, en #France, les ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur ont affirmé que le monde académique serait « ravagé par l’#islamo-gauchisme » et irrespectueux des « #valeurs_de_la_République » – des attaques qui ont provoqué un concert de protestations au sein de la communauté des chercheurs. En France toujours, de nombreux historiens se sont mobilisés en 2020 contre les modalités d’application d’une instruction interministérielle restreignant l’accès à des fonds d’#archives sur l’#histoire_coloniale, en contradiction avec une loi de 2008.


      https://twitter.com/VivementLundi/status/1355564397314387972

      Au #Danemark, en juin 2021, plus de 260 universitaires spécialistes des questions migratoires et de genre rapportaient quant à eux dans un communiqué public les intimidations croissantes subies pour leurs recherches qualifiées de « #gauchisme_identitaire » et de « #pseudo-science » par des députés les accusant de « déguiser la politique en science ».

      D’autres offensives peuvent être menées de façon plus sournoise, à la faveur de #politiques_néolibérales assumées et de mise en #concurrence des universités et donc du champ du savoir et de la pensée. La conjonction de #logiques_libérales sur le plan économique et autoritaires sur le plan politique conduit à la multiplication de politiques souvent largement assumées par les États eux-mêmes : accréditations sélectives, retrait de #financements à des universités ou à certains programmes – les objets plus récents et fragiles comme les #études_de_genre ou études sur les #migrations se trouvant souvent en première ligne.

      Ce brouillage entre régimes politiques, conjugué à la #marchandisation_du_savoir, trouve également à s’incarner dans la façon dont des acteurs issus de régimes autoritaires viennent s’installer au sein du monde démocratique : c’est le cas notamment de la Chine avec l’implantation d’#Instituts_Confucius au cœur même des universités, qui conduisent, dans certains cas, à des logiques d’#autocensure ; ou de l’afflux d’étudiants fortunés en provenance de pays autoritaires, qui par leurs frais d’inscriptions très élevés renflouent les caisses d’universités désargentées, comme en Australie.

      Ces logiques de #dépendance_financière obèrent l’essence et la condition même de la #recherche_académique : son #indépendance. Plus généralement, la #marchandisation de l’#enseignement_supérieur, conséquence de son #sous-financement public, menace l’#intégrité_scientifique de chercheurs et d’universités de plus en plus poussées à se tourner vers des fonds privés.

      La mobilisation de la communauté universitaire

      Il y a donc là une combinaison d’attaques protéiformes, à l’aune des changements politiques, technologiques, économiques et financiers qui modifient en profondeur les modalités du travail. La mise en place de programmes de solidarité à destination de chercheurs en danger (#PAUSE, #bourses_Philipp_Schwartz en Allemagne, #bourses de solidarité à l’Université libre de Bruxelles), l’existence d’organisations visant à documenter les attaques exercées sur des chercheurs #Scholars_at_Risk, #International_Rescue_Fund, #CARA et la création de ce tout nouvel observatoire mondial des libertés académiques évoqué plus haut montrent que la communauté académique a pris conscience du danger. Puissent du fond de sa prison résonner les mots de l’historien Iouri Dmitriev : « Les libertés académiques, jamais, ne deviendront une notion abstraite. »

      https://theconversation.com/la-liberte-academique-aux-prises-avec-de-nouvelles-menaces-171682

    • « #Wokisme » : un « #front_républicain » contre l’éveil aux #injustices

      CHRONIQUE DE LA #BATAILLE_CULTURELLE. L’usage du mot « wokisme » vise à disqualifier son adversaire, mais aussi à entretenir un #déni : l’absence de volonté politique à prendre au sérieux les demandes d’#égalité, de #justice, de respect des #droits_humains.

      Invoqué ad nauseam, le « wokisme » a fait irruption dans un débat public déjà singulièrement dégradé. Il a fait florès à l’ère du buzz et des clashs, rejoignant l’« #islamogauchisme » au registre de ces fameux mots fourre-tout dont la principale fonction est de dénigrer et disqualifier son adversaire, tout en réduisant les maux de la société à quelques syllabes magiques. Sur la scène politique et intellectuelle, le « wokisme » a même réussi là où la menace de l’#extrême_droite a échoué : la formation d’un « front républicain ». Mais pas n’importe quel front républicain…

      Formellement, les racines du « wokisme » renvoient à l’idée d’« #éveil » aux #injustices, aux #inégalités et autres #discriminations subies par les minorités, qu’elles soient sexuelles, ethniques ou religieuses. Comment cet « éveil » a-t-il mué en une sorte d’#injure_publique constitutive d’une #menace existentielle pour la République ?

      Si le terme « woke » est historiquement lié à la lutte des #Afro-Américains pour les #droits_civiques, il se trouve désormais au cœur de mobilisations d’une jeunesse militante animée par les causes féministes et antiracistes. Ces mobilisations traduisent en acte l’#intersectionnalité théorisée par #Kimberlé_Williams_Crenshaw*, mais le recours à certains procédés ou techniques est perçu comme une atteinte à la #liberté_d’expression (avec les appels à la #censure d’une œuvre, à l’annulation d’une exposition ou d’une représentation, au déboulonnage d’une statue, etc.) ou à l’égalité (avec les « réunions non mixtes choisies et temporaires » restreignant l’accès à celles-ci à certaines catégories de personnes partageant un même problème, une même discrimination). Le débat autour de ces pratiques est complexe et légitime. Mais parler en France du développement d’une « cancel culture » qu’elles sont censées symboliser est abusif, tant elles demeurent extrêmement marginales dans les sphères universitaires et artistiques. Leur nombre comme leur diffusion sont inversement proportionnels à leur écho politico-médiatique. D’où provient ce contraste ou décalage ?

      Une rupture du contrat social

      En réalité, au-delà de la critique/condamnation du phénomène « woke », la crispation radicale qu’il suscite dans l’hexagone puise ses racines dans une absence de volonté politique à prendre au sérieux les demandes d’égalité, de justice, de respect des droits humains. Un défaut d’écoute et de volonté qui se nourrit lui-même d’un mécanisme de déni, à savoir un mécanisme de défense face à une réalité insupportable, difficile à assumer intellectuellement et politiquement.

      D’un côté, une série de rapports publics et d’études universitaires** pointent la prégnance des inégalités et des discriminations à l’embauche, au logement, au contrôle policier ou même à l’école. Non seulement les discriminations sapent le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, mais la reproduction des inégalités est en partie liée à la reproduction des discriminations.

      De l’autre, le déni et l’#inaction perdurent face à ces problèmes systémiques. Il n’existe pas de véritable politique publique de lutte contre les discriminations à l’échelle nationale. L’État n’a pas engagé de programme spécifique qui ciblerait des axes prioritaires et se déclinerait aux différents niveaux de l’action publique.

      L’appel à l’« éveil » est un appel à la prise de conscience d’une rupture consommée de notre contrat social. La réalité implacable d’inégalités et de discriminations criantes nourrit en effet une #citoyenneté à plusieurs vitesses qui contredit les termes du récit/#pacte_républicain, celui d’une promesse d’égalité et d’#émancipation.

      Que l’objet si mal identifié que représente le « wokisme » soit fustigé par la droite et l’extrême-droite n’a rien de surprenant : la lutte contre les #logiques_de_domination ne fait partie ni de leur corpus idéologique ni de leur agenda programmatique. En revanche, il est plus significatif qu’une large partie de la gauche se détourne des questions de l’égalité et de la #lutte_contre_les_discriminations, pour mieux se mobiliser contre tout ce qui peut apparaître comme une menace contre un « #universalisme_républicain » aussi abstrait que déconnecté des réalités vécues par cette jeunesse française engagée en faveur de ces causes.

      Les polémiques autour du « wokisme » contribuent ainsi à forger cet arc politique et intellectuel qui atteste la convergence, voire la jonction de deux blocs conservateurs, « de droite » et « de gauche », unis dans un même « front républicain », dans un même déni des maux d’une société d’inégaux.

      https://www.nouvelobs.com/idees/20210928.OBS49202/wokisme-un-front-republicain-contre-l-eveil-aux-injustices.html

      #récit_républicain

    • « Le mot “#woke” a été transformé en instrument d’occultation des discriminations raciales »

      Pour le sociologue #Alain_Policar, le « wokisme » désigne désormais péjorativement ceux qui sont engagés dans des courants politiques qui se réclament pourtant de l’approfondissement des principes démocratiques.

      Faut-il rompre avec le principe de « #color_blindness » (« indifférence à la couleur ») au fondement de l’#égalitarisme_libéral ? Ce principe, rappelons-le, accompagne la philosophie individualiste et contractualiste à laquelle adhèrent les #démocraties. Or, en prenant en considération des pratiques par lesquelles des catégories fondées sur des étiquettes « raciales » subsistent dans les sociétés postcolonialistes, on affirme l’existence d’un ordre politico-juridique au sein duquel la « #race » reste un principe de vision et de division du monde social.

      Comme l’écrit #Stéphane_Troussel, président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, « la République a un problème avec le #corps des individus, elle ne sait que faire de ces #différences_physiques, de ces couleurs multiples, de ces #orientations diverses, parce qu’elle a affirmé que pour traiter chacun et chacune également elle devait être #aveugle » ( Le Monde du 7 avril).

      Dès lors, ignorer cette #réalité, rester indifférent à la #couleur, n’est-ce pas consentir à la perpétuation des injustices ? C’est ce consentement qui s’exprime dans l’opération idéologique d’appropriation d’un mot, « woke », pour le transformer en instrument d’occultation de la réalité des discriminations fondées sur la couleur de peau. Désormais le wokisme désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT ou même écologistes. Il ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction, à savoir, selon un article récent de l’agrégé de philosophie Valentin Denis sur le site AOC , « stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire . Ces courants politiques, pourtant, ne réclament-ils pas en définitive l’approfondissement des #principes_démocratiques ?

      Une #justice_corrective

      Parmi les moyens de cet approfondissement, l’ affirmative action (« #action_compensatoire »), en tant qu’expression d’une justice corrective fondée sur la #reconnaissance des #torts subis par le passé et, bien souvent, qui restent encore vifs dans le présent, est suspectée de substituer le #multiculturalisme_normatif au #modèle_républicain d’#intégration. Ces mesures correctives seraient, lit-on souvent, une remise en cause radicale du #mérite_individuel. Mais cet argument est extrêmement faible : est-il cohérent d’invoquer la #justice_sociale (dont les antiwokedisent se préoccuper) et, en même temps, de valoriser le #mérite ? L’appréciation de celui-ci n’est-elle pas liée à l’#utilité_sociale accordée à un ensemble de #performances dont la réalisation dépend d’#atouts (en particulier, un milieu familial favorable) distribués de façon moralement arbitraire ? La justice sociale exige, en réalité, que ce qui dépend des circonstances, et non des choix, soit compensé.

      Percevoir et dénoncer les mécanismes qui maintiennent les hiérarchies héritées de l’#ordre_colonial constitue l’étape nécessaire à la reconnaissance du lien entre cet ordre et la persistance d’un #racisme_quotidien. Il est important (même si le concept de « #racisme_systémique », appliqué à nos sociétés contemporaines, est décrit comme une « fable » par certains auteurs, égarés par les passions idéologiques qu’ils dénoncent chez leurs adversaires) d’admettre l’idée que, même si les agents sont dépourvus de #préjugés_racistes, la discrimination fonctionne. En quelque sorte, on peut avoir du #racisme_sans_racistes, comme l’a montré Eduardo Bonilla-Silva dans son livre de 2003, Racism without Racists [Rowman & Littlefield Publishers, non traduit] . Cet auteur avait, en 1997, publié un article canonique sur le #racisme_institutionnel dans lequel il rejetait, en se réclamant du psychiatre et essayiste Frantz Fanon [1925-1961], les approches du racisme « comme une #bizarrerie_mentale, comme une #faille_psychologique » .

      Le reflet de pratiques structurelles

      En fait, les institutions peuvent être racialement oppressives, même sans qu’aucun individu ou aucun groupe ne puisse être tenu pour responsable du tort subi. Cette importante idée avait déjà été exprimée par William E. B. Du Bois dans Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race (1940, traduit chez Vendémiaire, 2020), ouvrage dans lequel il décrivait le racisme comme un #ordre_structurel, intériorisé par les individus et ne dépendant pas seulement de la mauvaise volonté de quelques-uns. On a pu reprocher à ces analyses d’essentialiser les Blancs, de leur attribuer une sorte de #racisme_ontologique, alors qu’elles mettent au jour les #préjugés produits par l’ignorance ou le déni historique.

      On comprend, par conséquent, qu’il est essentiel de ne pas confondre, d’une part, l’expression des #émotions, de la #colère, du #ressentiment, et, d’autre part, les discriminations, par exemple à l’embauche ou au logement, lesquelles sont le reflet de #pratiques_structurelles concrètes. Le racisme est avant tout un rapport social, un #système_de_domination qui s’exerce sur des groupes racisés par le groupe racisant. Il doit être appréhendé du point de vue de ses effets sur l’ensemble de la société, et non seulement à travers ses expressions les plus violentes.

      #Alexis_de_Tocqueville avait parfaitement décrit cette réalité [dans De la démocratie en Amérique, 1835 et 1840] en évoquant la nécessaire destruction, une fois l’esclavage aboli, de trois préjugés, qu’il disait être « bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du Blanc . Et il ajoutait : « J’aperçois l’#esclavage qui recule ; le préjugé qu’il a fait naître est immobile. » Ce #préjugé_de_race était, écrivait-il encore, « plus fort dans les Etats qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où il existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les Etats où la servitude a toujours été inconnue . Tocqueville serait-il un militant woke ?

      Note(s) :

      Alain Policar est sociologue au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Dernier livre paru : « L’Universalisme en procès » (Le Bord de l’eau, 160p., 16 euros)

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/28/alain-policar-le-mot-woke-a-ete-transforme-en-instrument-d-occultation-des-d

      #WEB_Du_Bois

      signalé par @colporteur ici :
      https://seenthis.net/messages/941602

    • L’agitation de la chimère « wokisme » ou l’empêchement du débat

      Wokisme est un néologisme malin : employé comme nom, il suggère l’existence d’un mouvement homogène et cohérent, constitué autour d’une prétendue « idéologie woke ». Ou comment stigmatiser des courants politiques progressistes pour mieux détourner le regard des discriminations que ceux-ci dénoncent. D’un point de vue rhétorique, le terme produit une version totalement caricaturée d’un adversaire fantasmé.

      (#paywall)
      https://aoc.media/opinion/2021/11/25/lagitation-de-la-chimere-wokisme-ou-lempechement-du-debat

    • Europe’s War on Woke

      Why elites across the Atlantic are freaking out about the concept of structural racism.

      On my 32nd birthday, I agreed to appear on Répliques, a popular show on the France Culture radio channel hosted by the illustrious Alain Finkielkraut. Now 72 and a household name in France, Finkielkraut is a public intellectual of the variety that exists only on the Left Bank: a child of 1968 who now wears Loro Piana blazers and rails against “la cancel culture.” The other guest that day—January 9, less than 72 hours after the US Capitol insurrection—was Pascal Bruckner, 72, another well-known French writer who’d just published “The Almost Perfect Culprit: The Construction of the White Scapegoat,” his latest of many essays on this theme. Happy birthday to me.

      The topic of our discussion was the only one that interested the French elite in January 2021: not the raging pandemic but “the Franco-American divide,” the Huntington-esque clash of two apparently great civilizations and their respective social models—one “universalist,” one “communitarian”—on the question of race and identity politics. To Finkielkraut, Bruckner, and the establishment they still represent, American writers like me seek to impose a “woke” agenda on an otherwise harmonious, egalitarian society. Americans who argue for social justice are guilty of “cultural imperialism,” of ideological projection—even of bad faith.

      This has become a refrain not merely in France but across Europe. To be sure, the terms of this social-media-fueled debate are unmistakably American; “woke” and “cancel culture” could emerge from no other context. But in the United States, these terms have a particular valence that mostly has to do with the push for racial equality and against systemic racism. In Europe, what is labeled “woke” is often whatever social movement a particular country’s establishment fears the most. This turns out to be an ideal way of discrediting those movements: To call them “woke” is to call them American, and to call them American is to say they don’t apply to Europe.

      In France, “wokeism” came to the fore in response to a recent slew of terror attacks, most notably the gruesome beheading in October 2020 of the schoolteacher Samuel Paty. After years of similar Islamist attacks—notably the massacre at the offices of the newspaper Charlie Hebdo in January 2015 and the ISIS-inspired assaults on the Hypercacher kosher supermarket and the Bataclan concert hall in November 2015—the reaction in France reached a tipping point. Emmanuel Macron’s government had already launched a campaign against what it calls “Islamist separatism,” but Paty’s killing saw a conversation about understandable trauma degenerate into public hysteria. The government launched a full-scale culture war, fomenting its own American-style psychodrama while purporting to do the opposite. Soon its ministers began railing against “islamo-gauchisme” (Islamo-leftism) in universities, Muslim mothers in hijabs chaperoning school field trips, and halal meats in supermarkets.

      But most of all, they began railing against the ideas that, in their view, somehow augmented and abetted these divisions: American-inspired anti-racism and “wokeness.” Macron said it himself in a speech that was widely praised by the French establishment for its alleged nuance: “We have left the intellectual debate to others, to those outside of the Republic, by ideologizing it, sometimes yielding to other academic traditions…. I see certain social science theories entirely imported from the United States.” In October, the French government inaugurated a think tank, the Laboratoire de la République, designed to combat these “woke” theories, which, according to the think tank’s founder, Jean-Michel Blanquer, Macron’s education minister, “led to the rise of Donald Trump.”

      As the apparent emissaries of this pernicious “Anglo-Saxon” identitarian agenda, US journalists covering this moment in France have come under the spotlight, especially when we ask, for instance, what islamo-gauchisme actually means—if indeed it means anything at all. Macron himself has lashed out at foreign journalists, even sending a letter to the editor of the Financial Times rebutting what he saw as an error-ridden op-ed that took a stance he could not bear. “I will not allow anybody to claim that France, or its government, is fostering racism against Muslims,” he wrote. Hence my own invitation to appear on France Culture, a kind of voir dire before the entire nation.

      Finkielkraut began the segment with a tirade against The New York Times and then began discussing US “campus culture,” mentioning Yale’s Tim Barringer and an art history syllabus that no longer includes as many “dead white males.” Eventually I asked how, three days after January 6, we could discuss the United States without mentioning the violent insurrection that had just taken place at the seat of American democracy. Finkielkraut became agitated. “And for you also, [what about] the fact that in the American Congress, Emanuel Cleaver, representative of Missouri, presiding over a new inauguration ceremony, finished by saying the words ‘amen and a-women’?” he asked. “Ça vous dérangez pas?” I said it didn’t bother me in the least, and he got even more agitated. “I don’t understand what you say, James McAuley, because cancel culture exists! It exists!”

      The man knew what he was talking about: Three days after our conversation, Finkielkraut was dropped from a regular gig at France’s LCI television for defending his old pal Olivier Duhamel of Sciences Po, who was embroiled in a pedophilia scandal that had taken France by storm. Duhamel was accused by his stepdaughter, Camille Kouchener, of raping her twin brother when the two were in their early teens. Finkielkraut speculated that there may have been consent between the two parties, and, in any case, a 14-year-old was “not the same thing” as a child.

      I tell this story because it is a useful encapsulation of France’s—and Europe’s—war on woke, a conflict that has assumed various forms in different national contexts but that still grips the continent. On one level, there is a certain comedy to it: The self-professed classical liberal turns out to be an apologist for child molestation. In fact, the anti-woke comedy is now quite literally being written and directed by actual comedians who, on this one issue, seem incapable of anything but earnestness. John Cleese, 81, the face of Monty Python and a public supporter of Brexit, has announced that he will be directing a forthcoming documentary series on Britain’s Channel 4 titled Cancel Me, which will feature extensive interviews with people who have been “canceled”—although no one connected with the show has specified what exactly the word means.

      Indeed, the terms of this debate are an insult to collective intelligence. But if we must use them, we need to understand an important distinction between what is called “cancel culture” and what is called “woke.” The former has been around much longer and refers to tactics that are used across the political spectrum, but historically by those on the right. “Cancel culture” is not the result of an increased awareness of racial disparities or a greater commitment to social justice broadly conceived—both of which are more urgent than ever—but rather a terrible and inevitable consequence of life with the Internet. Hardly anyone can support “cancel culture” in good faith, and yet it is never sufficiently condemned, because people call out such tactics only when their political opponents use them, never when their allies do. “Woke,” on the other hand, does not necessarily imply public shaming; it merely signifies a shift in perspective and perhaps a change in behavior. Carelessly equating the two is a convenient way to brand social justice activism as inherently illiberal—and to silence long-overdue conversations about race and inequality that far too many otherwise reasonable people find personally threatening.

      But Europe is not America, and in Europe there have been far fewer incidents that could be construed as “cancellations”—again, I feel stupid even using the word—than in the United States. “Wokeism” is really a phenomenon of the Anglosphere, and with the exception of the United Kingdom, the social justice movement has gained far less traction in Europe than it has in US cultural institutions—newspapers, universities, museums, and foundations. In terms of race and identity, many European cultural institutions would have been seen as woefully behind the times by their US counterparts even before the so-called “great awokening.” Yet Europe has gone fully anti-woke, even without much wokeness to fight.

      So much of Europe’s anti-woke movement has focused on opposing and attempting to refute allegations of “institutional” or “structural” racism. Yet despite the 20th-century continental origins of structuralism (especially in France) as a mode of social analysis—not to mention the Francophone writers who have shaped the way American thinkers conceive of race—many European elites dismiss these critiques as unwelcome intrusions into the public discourse that project the preoccupations of a nation built on slavery (and thus understandably obsessed with race) onto societies that are vastly different. Europe, they insist, has a different history, one in which race—especially in the form of the simple binary opposition of Black and white—plays a less central role. There is, of course, some truth to this rejoinder: Different countries do indeed have different histories and different debates. But when Europeans accuse their American critics of projection, they do so not to point out the very real divergences in the US and European discussions and even conceptions of race and racism. Rather, the charge is typically meant to stifle the discussion altogether—even when that discussion is being led by European citizens describing their own lived experiences.

      France, where I reside, proudly sees itself as a “universalist” republic of equal citizens that officially recognizes no differences among them. Indeed, since 1978, it has been illegal to collect statistics on race, ethnicity, or religion—a policy that is largely a response to what happened during the Second World War, when authorities singled out Jewish citizens to be deported to Nazi concentration camps. The French view is that such categories should play no role in public life, that the only community that counts is the national community. To be anti-woke, then, is to be seen as a discerning thinker, one who can rise above crude, reductive identity categories.

      The reality of daily life in France is anything but universalist. The French state does indeed make racial distinctions among citizens, particularly in the realm of policing. The prevalence of police identity checks in France, which stem from a 1993 law intended to curb illegal immigration, is a perennial source of controversy. They disproportionately target Black and Arab men, which is one reason the killing of George Floyd resonated so strongly here. Last summer I spoke to Jacques Toubon, a former conservative politician who was then serving as the French government’s civil liberties ombudsman (he is now retired). Toubon was honest in his assessment: “Our thesis, our values, our rules—constitutional, etc.—they are universalist,” he said. “They do not recognize difference. But there is a tension between this and the reality.”

      One of the most jarring examples of this tension came in November 2020, when Sarah El Haïry, Macron’s youth minister, traveled to Poitiers to discuss the question of religion in society at a local high school. By and large, the students—many of whom were people of color—asked very thoughtful questions. One of them, Emilie, 16, said that she didn’t see the recognition of religious or ethnic differences as divisive. “Just because you are a Christian or a Muslim does not represent a threat to society,” she said. “For me, diversity is an opportunity.” These and similar remarks did not sit well with El Haïry, who nonetheless kept her cool until another student asked about police brutality. At that point, El Haïry got up from her chair and interrupted the student. “You have to love the police, because they are there to protect us on a daily basis,” she said. “They cannot be racist because they are republican!”

      For El Haïry, to question such assumptions would be to question something foundational and profound about the way France understands itself. The problem is that more and more French citizens are doing just that, especially young people like the students in Poitiers, and the government seems utterly incapable of responding.

      Although there is no official data to this effect—again, because of universalist ideology—France is estimated to be the most ethnically diverse society in Western Europe. It is home to large North African, West African, Southeast Asian, and Caribbean populations, and it has the largest Muslim and Jewish communities on the continent. By any objective measure, that makes France a multicultural society—but this reality apparently cannot be admitted or understood.

      Macron, who has done far more than any previous French president to recognize the lived experiences and historical traumas of various minority groups, seems to be aware of this blind spot, but he stops short of acknowledging it. Earlier this year, I attended a roundtable discussion with Macron and a small group of other Anglophone correspondents. One thing he said during that interview has stuck with me: “Universalism is not, in my eyes, a doctrine of assimilation—not at all. It is not the negation of differences…. I believe in plurality in universalism, but that is to say, whatever our differences, our citizenship makes us build a universal together.” This is simply the definition of a multicultural society, an outline of the Anglo-Saxon social model otherwise so despised in France.

      Europe’s reaction to the brutal killing of George Floyd in may 2020 was fascinating to observe. The initial shock at the terrifyingly mundane horrors of US life quickly gave way to protest movements that decried police brutality and the unaddressed legacy of Europe’s colonial past. This was when the question of structural racism entered the conversation. In Britain, Prime Minister Boris Johnson responded to the massive protests throughout the country by establishing the Commission on Race and Ethnic Disparities, an independent group charged with investigating the reality of discrimination and coming up with proposals for rectifying racial disparities in public institutions. The commission’s report, published in April 2021, heralded Britain as “a model for other White-majority countries” on racial issues and devoted three pages to the problems with the language of “structural racism.”

      One big problem with this language, the report implied, is that “structural racism” is a feeling, and feelings are not facts. “References to ‘systemic’, ‘institutional’ or ‘structural racism’ may relate to specific processes which can be identified, but they can also relate to the feeling described by many ethnic minorities of ‘not belonging,’” the report said. “There is certainly a class of actions, behaviours and incidents at the organisational level which cause ethnic minorities to lack a sense of belonging. This is often informally expressed as feeling ‘othered.’” But even that modest concession was immediately qualified. “However, as with hate incidents, this can have a highly subjective dimension for those tasked with investigating the claim.” Finally, the report concluded, the terms in question were inherently extreme. “Terms like ‘structural racism’ have roots in a critique of capitalism, which states that racism is inextricably linked to capitalism. So by that definition, until that system is abolished racism will flourish.”

      The effect of these language games is simply to limit the terms available to describe a phenomenon that indeed exists. Because structural racism is not some progressive shibboleth: It kills people, which need not be controversial or even political to admit. For one recent example in the UK, look no further than Covid-19 deaths. The nation’s Office for National Statistics concluded that Black citizens were more than four times as likely to die of Covid as white citizens, while British citizens of Bangladeshi and Pakistani heritage were more than three times as likely to die. These disparities were present even among health workers directly employed by the state: Of the National Health Service clinical staff who succumbed to the virus, a staggering 60 percent were “BAME”—Black, Asian, or minority ethnic, a term that the government’s report deemed “no longer helpful” and “demeaning.” Beyond Covid-19, reports show that Black British women are more than four times as likely to die in pregnancy or childbirth as their white counterparts; British women of an Asian ethnic background die at twice the rate of white women.

      In the countries of Europe as in the United States, the battle over “woke” ideas is also a battle over each nation’s history—how it is written, how it is taught, how it is understood.

      Perhaps nowhere is this more acutely felt than in Britain, where the inescapable legacy of empire has become the center of an increasingly acrimonious public debate. Of particular note has been the furor over how to think about Winston Churchill, who remains something of a national avatar. In September, the Winston Churchill Memorial Trust renamed itself the Churchill Fellowship, removed certain pictures of the former prime minister from its website, and seemed to distance itself from its namesake. “Many of his views on race are widely seen as unacceptable today, a view that we share,” the Churchill Fellowship declared. This followed the November 2020 decision by Britain’s beloved National Trust, which operates an extensive network of stately homes throughout the country, to demarcate about 100 properties with explicit ties to slavery and colonialism.

      These moves elicited the ire of many conservatives, including the prime minister. “We need to focus on addressing the present and not attempt to rewrite the past and get sucked into the never-ending debate about which well-known historical figures are sufficiently pure or politically correct to remain in public view,” Johnson’s spokesman said in response to the Churchill brouhaha. But for Hilary McGrady, the head of the National Trust, “the genie is out of the bottle in terms of people wanting to understand where wealth came from,” she told London’s Evening Standard. McGrady justified the trust’s decision by saying that as public sensibilities change, so too must institutions. “One thing that possibly has changed is there may be things people find offensive, and we have to be sensitive about that.”

      A fierce countermovement to these institutional changes has already emerged. In the words of David Abulafia, 71, an acclaimed historian of the Mediterranean at Cambridge University and one of the principal architects of this countermovement, “We can never surrender to the woke witch hunt against our island story.”

      This was the actual title of an op-ed by Abulafia that the Daily Mail published in early September, which attacked “today’s woke zealots” who “exploit history as an instrument of propaganda—and as a means of bullying the rest of us.” The piece also announced the History Reclaimed initiative, of which Abulafia is a cofounder: a new online platform run by a board of frustrated British historians who seek to “provide context, explanation and balance in a debate in which condemnation is too often preferred to understanding.” As a historian myself, I should say that I greatly admire Abulafia’s work, particularly its wide-ranging synthesis and its literary quality, neither of which is easy to achieve and both of which have been models for me in my own work. Which is why I was surprised to find a piece by him in the Daily Mail, a right-wing tabloid not exactly known for academic rigor. When I spoke with Abulafia about it, he seemed a little embarrassed. “It’s basically an interview that they turn into text and then send back to you,” he told me. “Some of the sentences have been generated by the Daily Mail.”

      As in the United States, the UK’s Black Lives Matter protests led to the toppling of statues, including the one in downtown Bristol of Edward Colston, a 17th-century merchant whose wealth derived in part from his active involvement in the slave trade. Abulafia told me he prefers a “retain and explain” approach, which means keeping such statues in place but adding context to them when necessary. I asked him about the public presentation of statues and whether by their very prominence they command an implicit honor and respect. He seemed unconvinced. “You look at statues and you’re not particularly aware of what they show,” he said.

      “What do you do about Simon de Montfort?” Abulafia continued. “He is commemorated at Parliament, and he did manage to rein in the power of monarchy. But he was also responsible for some horrific pogroms against the Jews. Everyone has a different perspective on these people. It seems to me that what we have to say is that human beings are complex; we often have contradictory ideas, mishmash that goes in any number of different directions. Churchill defeated the Nazis, but lower down the page one might mention that he held views on race that are not our own. Maintaining that sense of proportion is important.”

      All of these are reasonable points, but what I still don’t understand is why history as it was understood by a previous generation must be the history understood by future generations. Statues are not history; they are interpretations of history created at a certain moment in time. Historians rebuke previous interpretations of the past on the page all the time; we rewrite accounts of well-known events according to our own contemporary perspectives and biases. What is so sacred about a statue?

      I asked Abulafia why all of this felt so personal to him, because it doesn’t feel that way to me. He replied, “I think there’s an element of this: There is a feeling that younger scholars might be disadvantaged if they don’t support particular views of the past. I can think of examples of younger scholars who’ve been very careful on this issue, who are not really taking sides on that issue.” But I am exactly such a younger scholar, and no one has ever forced me to uphold a certain opinion, either at Harvard or at Oxford. For Abulafia, however, this is a terrifying moment. “One of the things that really worries me about this whole business is the lack of opportunities for debate.”

      Whatever one thinks of “woke” purity tests, it cannot be argued in good faith that the loudest European voices on the anti-woke side of the argument are really interested in “debate.” In France especially, the anti-woke moment has become particularly toxic because its culture warriors—on both the right and the left—have succeeded in associating “le wokeisme” with defenses of Islamist terrorism. Without question, France has faced the brunt of terrorist violence in Europe in recent years: Since 2015, more than 260 people have been killed in a series of attacks, shaking the confidence of all of us who live here. The worst year was 2015, flanked as it was by the Charlie Hebdo and Bataclan concert hall attacks. But something changed after Paty’s brutal murder in 2020. After a long, miserable year of Covid lockdowns, the French elite—politicians and press alike—began looking for something to blame. And so “wokeness” was denounced as an apology for terrorist violence; in the view of the French establishment, to emphasize identity politics was to sow the social fractures that led to Paty’s beheading. “Wokeness” became complicit in the crime, while freedom of expression was reserved for supporters of the French establishment.

      The irony is fairly clear: Those who purported to detest American psychodramas about race and social justice had to rely on—and, in fact, to import—the tools of an American culture war to battle what they felt threatened by in their own country. In the case of Paty’s murder and its aftermath, there was another glaring irony, this time about the values so allegedly dear to the anti-woke contingent. The middle school teacher, who was targeted by a Chechen asylum seeker because he had shown cartoons of the prophet Muhammad as part of a civics lesson about free speech, was immediately lionized as an avatar for the freedom of expression, which the French government quite rightly championed as a value it would always protect. “I will always defend in my country the freedom to speak, to write, to think, to draw,” Macron told Al Jazeera shortly after Paty’s killing. This would have been reassuring had it not been completely disingenuous: Shortly thereafter, Macron presided over a crackdown on “islamo-gauchisme” in French universities, a term his ministers used with an entirely straight face. If there is a single paradox that describes French cultural life in 2021, it is this: “Islamophobia” is a word one is supposed to avoid, but “Islamo-leftism” is a phenomenon one is expected to condemn.

      Hundreds of academics—including at the Centre National de la Recherche Scientifique, France’s most prestigious research body—attacked the government’s crusade against an undefined set of ideas that were somehow complicit in the Islamist terror attacks that had rocked the country. Newspapers like Le Monde came out against the targeting of “islamo-gauchisme,” and there were weeks of tedious newspaper polemics about whether the term harks back to the “Judeo-Bolshevism” of the 1930s (of course it does) or whether it describes a real phenomenon. In any case, the Macron government backtracked in the face of prolonged ridicule. But the trauma of the terror attacks and the emotional hysteria they unleashed will linger: France has also reconfigured its commitment to laïcité, the secularism that the French treat as an unknowable philosophical ideal but that is actually just the freedom to believe or not to believe as each citizen sees fit. Laïcité has become a weapon in the culture war, instrumentalized in the fight against an enemy that the French government assures its critics is radical Islamism but increasingly looks like ordinary Islam.

      The issue of the veil is infamously one of the most polarizing and violent in French public debate. The dominant French view is a function of universalist ideology, which holds that the veil is a symbol of religious oppression; it cannot be worn by choice. A law passed in 2004 prohibits the veil from being worn in high schools, and a separate 2010 law bans the face-covering niqab from being worn anywhere in public, on the grounds that “in free and democratic societies…o exchange between people, no social life is possible, in public space, without reciprocity of look and visibility: people meet and establish relationships with their faces uncovered.” (Needless to say, this republican value was more than slightly complicated by the imposition of a mask mandate during the 2020 pandemic.)

      In any case, when Muslim women wear the veil in public, which is their legal right and in no way a violation of laïcité, they come under attack. In 2019, for instance, then–Health Minister Agnès Buzyn—who is now being investigated for mismanaging the early days of the pandemic—decried the marketing of a runner’s hijab by the French sportswear brand Decathlon, because of the “communitarian” threat it apparently posed to universalism. “I would have preferred a French brand not to promote the veil,” Buzyn said. Likewise, Jean-Michel Blanquer, France’s education minister, conceded that although it was technically legal for mothers to wear head scarves, he wanted to avoid allowing them to chaperone school trips “as much as possible.”

      Nicolas Cadène, the former head of France’s national Observatory of Secularism—a laïcité watchdog, in other words—was constantly criticized by members of the French government for being too “soft” on Muslim communal organizations, with whose leaders he regularly met. Earlier this year, the observatory that Cadène ran was overhauled and replaced with a new commission that took a harder line. He remarked to me, “You have political elites and intellectuals who belong to a closed society—it’s very homogeneous—and who are not well-informed about the reality of society. These are people who in their daily lives are not in contact with those who come from diverse backgrounds. There is a lack of diversity in that elite. France is not the white man—there is a false vision [among] our elites about what France is—but they are afraid of this diversity. They see it as a threat to their reality.”

      As in the United States, there is a certain pathos in the European war on woke, especially in the battalion of crusaders who belong to Cleese and Finkielkraut’s generation. For them, “wokeism” —a term that has no clear meaning and that each would probably define differently—is a personal affront. They see the debate as being somehow about them. The British politician Enoch Powell famously said that all political lives end in failure. A corollary might be that all cultural careers end in irrelevance, a reality that so many of these characters refuse to accept, but that eventually comes for us all—if we are lucky. For many on both sides of the Atlantic, being aggressively anti-woke is a last-ditch attempt at mattering, which is the genuinely pathetic part. But it is difficult to feel pity for those in that camp, because their reflex is, inescapably, an outgrowth of entitlement: To resent new voices taking over is to believe that you always deserve a microphone. The truth is that no one does.

      https://www.thenation.com/article/world/woke-europe-structural-racism

  • Décomposition idéologique de la gauche française : un article de Philippe Marlière qui vient éclairer l’ouvrage de Philippe Corcuff sur le #confusionnisme politique

    Prendre au sérieux le « confusionnisme politique » - AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/10/06/prendre-au-serieux-le-confusionnisme-politique

    jeudi 7 octobre 2021
    Politique
    Prendre au sérieux le « confusionnisme politique »
    Par Philippe Marlière
    Politiste
    À la suite de Philippe Corcuff, on peut définir le confusionnisme comme le développement d’interférences rhétoriques et idéologiques entre des postures et des thèmes d’extrême droite, de droite, de gauche modérée et de gauche radicale, le plus souvent au profit des thèmes que l’extrême-droite cherche à imposer dans le débat public. Mais il ne s’agit pas seulement d’objectiver ce phénomène : il faut le comprendre dans toutes ses conséquences, élucider la manière dont la trame confusionniste se construit et chercher à s’en prémunir, sous peine de voir la gauche abandonner ses valeurs fondamentales.
    Notre socialisation politique tient pour acquis que les débats d’idées s’organisent selon des clivages idéologiques clairement identifiables : le socialisme, le conservatisme, le libéralisme, le fascisme, l’écologisme, le féminisme, etc. En réalité, le contenu de ces catégories s’est non seulement affadi, mais les repères et valeurs propres à chacune d’entre elles sont aujourd’hui indistincts. 
    Avec le politiste Philippe Corcuff, qui vient de consacrer une étude stimulante au phénomène du « confusionnisme » politique, on peut essayer de comprendre les raisons et les conséquences de cet affadissement. L’exercice est utile à l’heure des réseaux sociaux et de la déconfiture des partis politiques. 
    Corcuff estime que nous sommes entrés dans l’ère des « bricolages idéologiques confusionnistes » qui comprend des « intersections et des interactions avec la trame idéologique ultraconservatrice » (p. 14). L’ultra-droite serait parvenue à rendre hégémonique son interprétation de questions identitaires (la nation, la laïcité, la république) ou à saturer le champ des débats de guerres culturelles incessantes (sur les migrants, l’islam, l’homophobie, l’antisémitisme, le climatoscepticisme, l’opposition au vaccin contre le Covid-19 ou au pass sanitaire).
    Une dynamique politique
    Le confusionnisme n’est pas un état confus ou chaotique du débat public (même si nombre de débats politiques sont, de fait, cacophoniques). Contrairement à ce qu’affirment ses détracteurs, les études sur le confusionnisme ne mettent pas au pilori des acteurs politiques ou des chercheurs qui s’écarteraient d’un récit idéologique « politiquement correct ». La notion sert à décrire, non un état, mais un processus ou une dynamique de recoupements de récits issus de traditions politiques différentes, souvent antagoniques. Et c’est dans ce clair-obscur discursif que surgissent des monstres idéologiques.
    Corcuff analyse ce processus de la manière suivante : « Le confusionnisme est le nom actuel d’une désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche/droite et du développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale. Confusionnisme, au sens retenu ici, n’est donc pas synonyme de “confusion”, mais revêt un sens politico-idéologique précis. La trame confusionniste a pour principal effet, dans le contexte politico-idéologique actuel, de faciliter l’extension de postures et de thèmes venant de l’extrême droite » (p. 31).
    On le voit, le confusionnisme n’est pas synonyme d’égarement étourdi de la part des acteurs concernés, mais de dynamique politique[1]. Cette dernière tend à revêtir la forme d’une critique sociale (qui se veut, notamment, anticapitaliste) et se niche, dans une large mesure, dans l’espace nébuleux des réseaux sociaux. Il comporte des relais éditoriaux avec la publication de livres ou d’articles à portée scientifique ou de vulgarisation. Il est repris et amplifié par les acteurs politiques et les médias. Le confusionnisme pose les jalons d’une hypercritique vaguement « antisystème », visant principalement les « élites » (politiques, économiques, médiatiques).
    Le confusionnisme met en scène un radicalisme verbal, qui personnalise ses cibles et supplante peu à peu la critique sociale issue du mouvement ouvrier. Cette dernière, principalement de facture marxiste, se penche sur des structures sociales impersonnelles (le capitalisme, l’étatisme, les rapports de classe, de genre, de race, le nationalisme, le colonialisme ou l’impérialisme). À l’inverse, le confusionnisme enfante une critique sociale qui met davantage à l’index des personnes (par exemple, Emmanuel Macron, objet de toutes les détestations) que les structures sociales et économiques qui les produisent.
    Philippe Corcuff utilise la notion de « formation discursive », empruntée à Michel Foucault[2], pour indiquer que les récits confusionnistes s’inscrivent dans une « trame idéologique impersonnelle tendant à échapper aux intentions des divers locuteurs » (p. 37). En d’autres termes, un locuteur de gauche peut inconsciemment articuler un discours confusionniste dans un domaine et, dans d’autres, participer pleinement à un récit émancipateur de gauche.
    L’étude du confusionnisme ne met pas en cause des personnes. Ceci dit, s’intéresser de près aux trames confusionnistes nécessite de se pencher sur des trajectoires personnelles. Il faut bien nommer les locuteurs et leurs propos, sinon la démonstration serait abstraite et stérile. Notons que le « brouillard confusionniste », qui enveloppe des acteurs politiques de gauche et de droite, bénéficie, à la fin, aux idées ultraconservatrices (c’est-à-dire à une droite illibérale, libertarienne ou autoritaire).
    Une « guerre de position » idéologique
    On peut voir dans le confusionnisme une « guerre de position » idéologique (dans le sens gramscien) dans laquelle l’extrême droite mène une offensive avec le concours, volontaire ou pas, de forces de droite et de gauche. Les exemples de « déplacements confusionnistes » sont légion : Alain Soral, Éric Zemmour, Renaud Camus ou Hervé Juvin sont, entre autres individus d’extrême droite, et selon des modalités différentes, aux avant-postes de ce mouvement. Des personnalités venues de la gauche lancent des passerelles entre la gauche et l’extrême droite : l’économiste Jacques Sapir, Jean-Claude Michéa et, de plus en plus nettement, Michel Onfray, sont parmi les cas les plus probants.
    Les interactions entre les deux camps se réalisent autour de quelques thématiques-clés : la valorisation patriotique de la nation, la critique du niveau international (qui se traduit par un discours aux accents europhobes et anti-migrants sous couvert de critique de l’Union européenne et de la mondialisation néolibérale) et la promotion d’un « universalisme républicain » théorique qui disqualifie tout discours examinant les apories pratiques du républicanisme français (allergie au multiculturalisme, désintérêt pour les discriminations raciales et liées au genre, racisme et islamophobie). Les contributions au débat de personnalités de gauche aussi diverses que Frédéric Lordon, Jean-Pierre Chevènement, Emmanuel Todd, Arnaud Montebourg, François Ruffin ou Jean-Luc Mélenchon, pour ne citer que les cas de figure les plus connus, favorisent la pénétration des thématiques patriotique et nationaliste dans les schèmes idéologiques de la gauche.
    Le dénigrement du cadre international permet des rapprochements indirects mais réels entre Mathieu Bock-Coté, essayiste ultraconservateur québécois qui met en scène la nation comme « enracinement », Jacques Julliard, ancien penseur de la Deuxième gauche passé à un républicanisme autoritaire et pourfendeur de « communautarisme », et Frédéric Lordon qui discourt sur « l’appartenance nationale ». L’exaltation du cadre national est souvent synonyme de glissements progressifs (revendiqués ou pas) vers le nationalisme.
    La valorisation du cadre national aux dépens du cadre européen ou international induit des incursions sur le terrain du chauvinisme. On se souvient de l’intervention de Jean-Luc Mélenchon au Parlement européen en juillet 2016 à propos du « travailleur détaché, qui vole son pain aux travailleurs qui se trouvent sur place ». Aujourd’hui, la candidature aux accents para-pétainistes d’Arnaud Montebourg à l’élection présidentielle magnifie le terroir (refus de la ville et « retour à la terre » dans le cadre du « Made in France »).
    Un confusionnisme de gauche prend appui sur une hypercritique du « système » et des « élites mondialisées », en défense de la « souveraineté du Peuple » (toutes ces notions n’étant jamais définies ou précisées). Il place la gauche sur la pente savonneuse du complotisme, souvent à connotation antisémite comme ce fut le cas lors des manifestations contre le pass sanitaire. Depuis 2017, ce mantra a été réactivé dans une gauche verbalement radicale qui concentre sa colère contre des personnes (« Macron le tyran », « Macron, le banquier de Rothschild »), plutôt qu’elle n’analyse les structures de domination et d’exploitation du capitalisme.
    Cette tendance a été perceptible au sein du mouvement des Gilets jaunes, puis plus clairement dans le mouvement anti-pass sanitaire. Le « populisme de gauche » théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, popularisé en France par Jean-Luc Mélenchon, a contribué à davantage affadir le clivage gauche/droite. Dans ce schéma de pensée, un « Peuple », aussi indéfini que magnifié, est censé s’unir contre des « élites », au-delà des clivages de classe et des dominations liées au genre ou à la race. Cette construction politique a permis nombre de bricolages confusionnistes autour des thèmes de la nation, du rapport aux niveaux national et international ; elle a renforcé la personnalisation du pouvoir autour de la figure du leader ou, encore, elle a dénigré les combats contre le sexisme ou le racisme considérés comme des champs de lutte secondaires par rapport au champ des luttes économiques. 
    Le confusionnisme est transpartisan, dans le sens où il parcourt toutes les familles et les mouvements politiques (de l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par les divers dégradés de gauche, du centre et de droite), mais aussi dans le sens où il fusionne des pans de culture de gauche avec d’autres, de droite ou réactionnaires.
    Le métadiscours républicain
    Le constat de départ de l’analyse du confusionnisme par Philippe Corcuff est que « l’extrême droite parvient à imposer ses haines et ses obsessions au cœur du débat ». Nous assisterions donc à une offensive de l’extrême droite, soutenue par les forces réactionnaires dans le monde politique, médiatique et intellectuel. Une analyse minutieuse de la situation montre au contraire que la situation est plus dialectique qu’il n’y paraît au premier abord. En d’autres termes, le confusionnisme naît également au sein de la gauche et de la gauche radicale.
    Il est ici important d’observer de près le rôle joué par le métadiscours républicain en France. Le républicanisme en France est une idéologie qui ne propose plus de pistes de réflexion politiques ou programmatiques, mais qui est devenu, ces dernières années, un outil de contrôle qui exprime des rappels à l’ordre normatifs (le « respect des valeurs républicaines », un « comportement républicain », et son envers, le « communautarisme », le « séparatisme »).
    Les protagonistes majeurs de ce « discours sur le discours » républicain apparaissent dans l’ouvrage de Corcuff – Jean-Pierre Chevènement, Laurent Bouvet ou Pierre-André Taguieff – mais sans que le fil conducteur de ce confusionnisme néo-conservateur ne les réunissent. Or, pour comprendre le point de départ de nombre de sous-récits confusionnistes aujourd’hui, il convient de partir des péroraisons réitératives (pour ne pas dire obsessives) sur le républicanisme (et ses corollaires : l’universalisme et la laïcité).
    C’est bien sûr l’interprétation illibérale et de l’usage néoconservateur de ces notions politiques qui sont en cause, non les concepts eux-mêmes. On pourrait résumer la trajectoire du confusionnisme néo-républicain de la manière suivante : lors du tournant néolibéral du Parti socialiste en 1983, le CERES, son ex-aile gauche jacobine et marxiste, abandonne le socialisme et trouve refuge dans un républicanisme reposant sur le patriotisme, l’invocation de la grandeur de la France, la discipline et la souveraineté des grands corps (et non celle des citoyens). Le retour à la république d’une partie de l’ex-gauche marxiste (Régis Debray en est l’exemple type), participe de la première acclimatation de la gauche aux idées de droite, notamment le nationalisme.
    Cette inflexion ne fera que se renforcer au sein du PS, puis elle gagnera la rive droite à partir de la campagne présidentielle de Chevènement en 2002 lors de sa tentative de rassembler les « républicains de deux rives ». À partir des années 2000, elle s’enrichit de deux leitmotiv : la promotion du cadre national qui prend appui sur une critique radicale de l’Union européenne, et l’exaltation d’un universalisme abstrait, hostile à la nature multiculturelle de la France. Ce courant « républicain de gauche » va progressivement afficher une islamophobie décomplexée au motif de lutter contre les « dérives communautaristes des quartiers » (le réseau d’élus Gauche populaire au PS, Manuel Valls, le Printemps républicain, Henri Peña-Ruiz, etc.).
    La droite et l’extrême droite vont profiter de l’aubaine : elles vont surinvestir la thématique d’une république et d’une laïcité autoritaires. Ce récit va esquisser les contours d’une citoyenneté qui épouse les valeurs autochtones dominantes (l’athéisme et le catholicisme), et rejette toute autre forme d’altérité, surtout quand elle est musulmane.
    Les attentats terroristes contre les dessinateurs de Charlie Hebdo, puis contre Samuel Paty, les controverses sur les caricatures de Mahomet vont définitivement arrimer ce métadiscours républicain à droite. De supposés opposants aux « valeurs républicaines » vont être désignés comme « ennemis de la République ». Plus récemment, la controverse portant sur le soi-disant « islamogauchisme » au sein de l’université française a été orchestrée par plusieurs ministres du gouvernement et relayée par l’extrême droite.
    On le voit, les débats épars sur les « valeurs de la république » structurent aujourd’hui les débats publics ainsi que les représentations idéologiques. Ces discussions posent les bases d’un confusionnisme épais et peu argumenté. Identifier cette problématique permettrait de montrer que les notions de république et de la laïcité, nées à gauche, sont passées à droite avec le concours actif de personnalités de gauche.
    La dynamique confusionniste est une agency
    La notion de confusionnisme, une fois définie, a des vertus heuristiques : elle éclaire des trames et des repositionnements idéologiques insoupçonnés. Il convient maintenant de préciser le modus operandi du confusionnisme. Se livre-t-on, notamment à gauche, au confusionnisme de manière inconsciente et involontaire ou, au contraire, peut-on aussi être confusionniste consciemment et volontairement ?
    Philippe Corcuff est prudent sur ce dernier point. Il n’aborde pas la question en ce qui concerne le confusionnisme de droite, et il ne la tranche pas non plus à propos des motivations propres aux confusionnistes de gauche. Dans les sciences sociales, il est de coutume d’opposer l’agency (« agentivité », c’est-à-dire la capacité d’action d’un individu sur le monde, les choses, les autres personnes, pour les influencer ou les transformer) à une interprétation structurelle (l’environnement social s’impose aux individus et restreint d’autant leur capacité à modeler leur vie de manière consentie et autonome). En réalité, la sociologie (par exemple celle de Pierre Bourdieu) s’intéresse à la fois à l’agency et aux structures.
    Avec l’exemple du glissement des notions de république et de laïcité de la gauche vers la droite, nous avons vu que des acteurs politiques, des journalistes et des intellectuels avaient fait, sciemment, le choix de recouper et de fusionner des thèmes de gauche avec d’autres de droite. Ils ont, ce faisant, objectivement prêté main forte aux forces réactionnaires. D’autres choix et interprétations de la république et de la laïcité étaient possibles.
    C’est ici que la définition du confusionnisme proposée par Philippe Corcuff (citée supra) pourrait être davantage précisée (la partie en italique est mon ajout) : « Le confusionnisme est le nom actuel d’une désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche/droite et du développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite gauche modérée et gauche radicale. Confusionnisme, au sens retenu ici, n’est donc pas synonyme de “confusion”, mais revêt un sens politico-idéologique précis. La trame confusionniste est construite, consciemment ou pas, par des agents qui se positionnent à droite et à gauche du champ politique. En recoupant et fusionnant des idées de gauche et de droite, ces agents (qu’ils soient de droite ou de gauche) créent des schèmes de pensée hybrides dont le centre de gravité penche à droite ou à l’extrême droite. »
    La tolérance du confusionnisme à gauche : un fait nouveau
    En définitive, étudier le confusionnisme, tel qu’il a été défini en rapport aux travaux de Philippe Corcuff, c’est jeter une lumière crue sur l’état intellectuel de la gauche française. On peut multiplier à l’infini les exemples de situations confusionnistes, en comparant directement des agents de droite et de gauche aux trajectoires très différentes. L’exercice est utile car il constitue une banque de données très riche. Il n’est cependant pas suffisant d’un point de vue heuristique. Quelles conclusions tirer, en fin de compte, de l’objectivation de tant de situations confusionnistes ?
    Une approche thématique (la république, l’hypercritique anticapitaliste, la promotion du cadre national vs. le cadre international, universalisme vs. multiculturalisme, l’islamophobie et l’antisémitisme, etc.), semble offrir des cadres de réflexion clairs et tangibles. Elle permet surtout de constater que le confusionnisme est un phénomène qui touche profondément la gauche et lui pose problème.
    Que la droite et l’extrême droite soient confusionnistes n’est pas une surprise. Le confusionnisme est même consubstantiel à des traditions politiques souvent faibles et mouvantes sur le plan idéologique. De tout temps, la droite a tenté de s’approprier des auteurs de gauche (Marx, Gramsci, Jaurès), afin d’en dévoyer le message égalitaire et émancipateur.
    Ce qui, par contre, est nouveau, c’est l’acceptation résignée du confusionnisme ou, à tout le moins, le refus de reconnaître l’existence du confusionnisme à gauche. Celui-ci existait déjà dans les années 1930 et 1940. Mais les confusionnistes d’alors (le socialiste Marcel Déat ou le communiste Jacques Doriot) furent exclus de leur parti pour avoir tenté d’orienter le combat révolutionnaire de la classe ouvrière vers les thématiques fascistes de l’époque. D’une certaine manière, le danger d’un effondrement de tout ou partie des schèmes et valeurs de la gauche est plus élevé aujourd’hui que dans l’entre-deux guerres. Dans les années 1930, le mouvement ouvrier reposait sur des forces partisanes fortement mobilisées qui se référaient à un corpus idéologique homogène. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
    La volumineuse étude de Philippe Corcuff, qui a inspiré l’objectivation de la notion de « confusionnisme politique », laisse entrevoir la décomposition idéologique de la gauche française. Les idéologies politiques sont en évolution constante. Certaines des valeurs propres à une idéologie sont, au fil du temps, critiquées, écartées ou réagencées. C’est le cas, notamment, des idées socialiste et communiste depuis plus d’un siècle. Mais une idéologie a une élasticité limitée : si les valeurs périphériques d’une idéologie peuvent être transformées, on ne saurait remettre en cause ses valeurs cardinales (core values). Que deviendrait le socialisme si on lui retirait la valeur d’égalité ? Le libéralisme devenu indifférent aux libertés pourrait-il continuer d’exister ? En réalité, non.
    À force de bricolages confusionnistes divers, la gauche pourrait, sans le vouloir, renier ses valeurs fondamentales, et cesser ainsi d’être la gauche. C’est une bonne raison pour prendre au sérieux la notion de « confusionnisme politique », ainsi que ses conséquences.
    Philippe Marlière
    Politiste, Professeur de science politique à University College London

    [1] Comme l’explique Philippe Corcuff dans un article publié le 10 mars 2021 dans AOC, « La grande confusion ou les gauches dans le brouillard ».
    [2] Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. 

    http://ovh.to/AHFjgYN