• La littérature en numérique - La Vie des idées
    http://www.laviedesidees.fr/La-litterature-en-numerique.html

    L’ensemble du volume a d’abord le mérite de nous faire porter un regard métathéorique sur les humanités numériques, qui prend à contre-pied la conception caricaturale que l’on peut s’en faire, à savoir des humanités froides, sérielles, algorithmiques, lourdement équipées et financées, faisant le jeu du néolibéralisme, reposant sur une externalisation expéditive de la lecture, évacuant les missions herméneutiques traditionnelles, faisant preuve d’une forme peu désirable de scientisme. Bref « le flot des clichés sur le positivisme simplet des humanités numériques » (p. 106). Loin de montrer des chercheurs se contentant de faire mouliner des machines et d’interroger des corpus gigantesques pour extraire paresseusement des données, il est au contraire important de prendre la mesure des nouvelles manières de travailler impliquées par les humanités numériques.

    C’est pourquoi il faut voir dans l’approche computationnelle défendue par le Stanford Literary Lab un appel à rouvrir la fabrique des concepts littéraires. Mais à ceux qui déploreraient que les humanités numériques signent l’arrêt de mort de l’interprétation littéraire [5], on répondra avec l’appui du livre qu’en réalité on n’arrête pas d’interpréter sous l’emprise d’algorithmes perfectionnés et qu’on ne fait jamais que déplacer les interventions intellectuelles du chercheur à qui il reste toujours à donner de l’intelligibilité à cette masse de données et à dégager des causalités dans les corrélations qu’il a pu observer (p. 274). C’est ainsi que les big data se présentent légitimement comme des smart data.

    Une nouvelle conception de l’histoire littéraire émerge ainsi, portée par un esprit vérificationniste et expérimental, qui assume la nature explicative et hypothético-déductive du raisonnement littéraire. Les hypothèses sont faites pour être le plus souvent falsifiées et abandonnées ; la reconnaissance des échecs et la capacité autocritique ont cet avantage qu’ils nous prémunissent non seulement des hypothèses autoportées auxquelles on est tenté intuitivement de s’agripper, mais donnent aussi leur robustesse aux dernières hypothèses que nous sommes amenés à défendre comme des résultats solides et corroborés – en somme des faits scientifiques comme les autres.

    Mais justement, la littérature est-elle un « fait scientifique » comme les autres ? Ce sont souvent des poètes ou des littérateurs qui lisent et commentent les textes antérieurs ; pas seulement des chercheurs de laboratoire.

    F. Moretti remporte là une double victoire contre l’herméneutique traditionnelle : certes, et c’est déjà beaucoup, il congédie toute lecture littéraire qui ne serait attentive qu’à l’exception, l’écart ou la singularité au profit du repérage, dans le chaos et le bruit formés par les données, des régularités, des séries, des cohortes ou des patterns. Cependant, par une sorte de ruse tout à fait ironique, il parvient à accomplir les missions de l’herméneutique bien au delà des attentes de ceux qui se prévalent d’en être les gardiens. De la même manière que les sciences sociales peuvent comprendre les conduites humaines à des niveaux qui dépassent la simple compréhension qu’en ont les acteurs eux-mêmes, la critique littéraire digitale se détourne de la conception mythologique, éculée mais à tout le moins persistante, selon laquelle le sens d’une œuvre serait une affaire essentiellement individuelle et limitée à une poignée d’acteurs (l’auteur et/ou le lecteur). Elle se donne de la sorte les moyens de comprendre des œuvres mieux que les acteurs individuels n’en seraient capables à leur humble niveau, en en faisant un phénomène social complexe dont on rendrait observables des corrélations demeurant hors de leur portée.

    #Littérature #Humanités_numériques