Après les tragédies, l’Europe refermée

/ep5-politique-europeene

  • Le croque-mort de #Lesbos : « Il n’y a même pas assez de sacs pour mettre les corps »

    L’île grecque, submergée par les milliers de noyés qui tentaient de rejoindre l’Europe, manque de moyens pour s’occuper des #dépouilles de migrants.


    http://www.liberation.fr/planete/2016/01/26/le-croque-mort-de-lesbos-il-n-y-a-meme-pas-assez-de-sacs-pour-mettre-les-
    #corps #asile #migrations #réfugiés #Grèce #mourir_en_mer #cimetière #cadavres

    • Après les tragédies, l’Europe refermée

      « Le plus dur, c’est quand tu n’arrives pas à sauver tout le monde. Quand tu plonges pour en sortir un de l’eau mais que tu vois qu’à côté un autre se noie. Quand c’est fini, tu ne te souviens pas des dix qui sont vivants mais des dix autres que tu n’as pas réussi à sauver. »Avant de s’installer avec moi à la terrasse du café, Stratos Valamios a amarré son bateau et déposé chez lui sa pêche du jour. Il ne reprendra pas la mer cette nuit de décembre. À la table d’à côté, de jeunes volontaires de l’association Refugees Rescue vident des pintes de bière en jouant à un quiz sur la Grèce.

      Stratos Valamios se souvient de la première fois qu’il a vu une barque en détresse. C’était il y a presque vingt ans, en 1996. Seulement, pendant l’été et l’automne 2015, tout a pris ici des proportions inimaginables. « Si tu ne l’as pas vécu, tu ne peux pas l’imaginer. On pouvait voir 80 barques à l’horizon, 3 000 personnes qui arrivaient pendant la même journée. C’était une situation de guerre, juste là, en bas de chez toi. Depuis mon balcon, je voyais des milliers de gens dormir là, à même le sol. Quand j’allais pêcher, je me retrouvais devant des gens en train de se noyer. On n’avait pas besoin de les chercher, on entendait leurs hurlements dans la nuit. »

      « Après les gros naufrages d’octobre 2015, la mer a rejeté des corps pendant deux semaines. Les pêcheurs m’appelaient pour que je vienne les ramasser avec mon corbillard, avec les gardes-côtes. Je les chargeais parfois par trois ou cinq en même temps. » #Alekos_Karayioryis est entrepreneur de pompes funèbres. Il a les cheveux grisonnants et le visage buriné par le soleil. « Il y avait beaucoup d’enfants dans ces bateaux. Je les trouvais sur la plage les yeux ouverts, comme s’ils cherchaient leurs parents. Ça, c’était dur. Mais c’est mon travail, je dois le faire. »
      Pourtant, Alekos Karayioryis a fini par arrêter. Après avoir ramassé 96 personnes sur les plages de l’île en octobre-novembre 2015, il n’en pouvait plus de porter les corps, de les prendre en photo, de leur mettre le bracelet d’#identification au poignet, de fouiller leurs poches, de les conduire à la #morgue. « Je ne demande pas à être payé pour ce travail, je voudrais juste qu’on me rembourse les frais. J’ai dû embaucher des gens, payer l’essence. Mais personne ne prend ses responsabilités ! »
      Dans le café de la Marina de Mytilène, Alekos Karayioryis fulmine. Il en a gros sur le cœur contre la ville, contre l’État, contre l’Europe. Contre tout ce qui est arrivé. Contre les « crétins » qui nous gouvernent, contre tous ceux qui profitent de cette affaire de migrants, contre l’Union européenne qui avait les moyens de faire venir les gens en sécurité et qui a spéculé sur leur vie. Contre toutes ces morts inutiles. Contre tous ceux qui ne l’ont jamais remercié pour le sale boulot qu’il faisait, ramasser les cadavres pour que les touristes puissent se baigner paisiblement. Il fulmine et finit par s’essouffler. « Je ne veux pas me rappeler de tout ça. Je ne voulais pas accepter l’entretien avec toi parce que je ne voulais pas me rappeler de tout ça. » Il attrape son téléphone qu’il avait posé sur la table. « J’avais plein de photos sur mon portable. Un jour, je les ai toutes effacées. Il y en a juste une que j’ai gardée, c’est celle-ci. Je n’arrive pas à l’effacer, celle-là. Je ne sais pas pourquoi. » C’est un garçon d’une dizaine d’années, échoué sur une plage de sable. Ce corps-là suit Alekos Karayioryis sur son téléphone depuis deux ans.

      https://lesjours.fr/obsessions/migrants/ep5-politique-europeene