C’est qui Voltaire ?

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    Une lettre apocryphe

    C’est la création et la diffusion d’une fausse lettre attribuée à #Voltaire qui va jouer le rôle décisif de catalyseur dans cette substitution des rôles. On la voit apparaître pour la première fois dans l’ouvrage de Charles Levavasseur intitulé Esclavage de la race noire aux colonies françaises, publié en 1840, qui se présente comme une défense argumentée de l’#esclavage et une réfutation de ceux qui ont alors pour projet de l’abolir. Son auteur, armateur, député de 1840 à 1848, fervent opposant à l’abolition, y défend la cause des colonies et des planteurs à l’aide d’un impressionnant déploiement de considérations d’ordre moral, social, économique, géopolitique et anthropologique. Cherchant à montrer l’existence d’un double langage chez les défenseurs de la « race nègre » que sont les abolitionnistes, il en vient à rappeler que Voltaire tenait lui aussi un discours contraire à ses actes. Après avoir cité le passage du nègre de Surinam, il affirme que Voltaire « avait pris une action de cinq mille livres sur un bâtiment négrier armé à Nantes, par M. Michaud », avec à l’appui cette lettre imputée à Voltaire, preuve irréfutable, à l’en croire, puisqu’écrite de sa main même : « Je me félicite avec vous du succès du navire le Congo, qui est arrivé fort à propos sur la côte d’Afrique pour soustraire à la mort tous ces malheureux noirs. Je sais, d’ailleurs, que les nègres embarqués sur vos bâtiments sont traités avec autant de douceur que d’humanité, et, dans cette circonstance, j’ai à me réjouir d’avoir fait une bonne affaire, en même temps qu’une bonne action. »

    Voltaire fut brièvement en correspondance avec Jean-Gabriel Montaudouin de La Touche, membre de la plus importante famille négociante de la ville de Nantes et dont la fortune s’est en partie construite sur la traite des Noirs. En 1768, il avait baptisé l’un de ses navires du nom du philosophe qui, informé, l’en avait remercié. L’échange s’est arrêté là, et aucun élément de sa correspondance n’indique que Voltaire connaissait la famille Montaudouin, encore moins ses activités. L’épisode a sans doute été anecdotique dans la vie de Voltaire, mais l’échange entre les deux hommes a certainement contribué à renforcer l’idée que Voltaire avait investi à Nantes dans la traite et rendu plausible la fausse lettre mentionnée dans l’ouvrage de Levavasseur.

    Si nous ne pouvons pas identifier avec certitude l’auteur de cette lettre apocryphe, il est presque certain que c’est dans le milieu des opposants à l’abolition qu’elle a été fabriquée[9]. Son impact sera suffisant pour émouvoir le camp adverse, puisqu’on en trouve des citations partielles entre 1840 et 1848, année de la seconde abolition, dans les écrits des leaders du courant abolitionniste, comme Victor Schoelcher et Henri Wallon. Ainsi, en ce milieu du XIXe siècle, il paraît déjà naturel d’affirmer que Voltaire a investi dans la traite nantaise, même si cette vérité reste confinée dans le cercle restreint des individus directement concernés par la question politique de l’esclavage, qu’ils soient favorables ou non à l’abolition.

    La fonction des accusations n’est cependant pas la même, car la cible a changé. Ce n’est plus, comme au XVIIIe siècle, la philosophie des Lumières, mais le mouvement abolitionniste que Levavasseur entend mettre face à ses contradictions. Voltaire n’est plus évoqué comme figure majeure et représentant d’une philosophie des Lumières à combattre, mais comme simple métaphore de l’humanisme bon ton et hypocrite dont se parent, d’après lui, les discours abolitionnistes, comme simple instrument au service de la cause esclavagiste.

    L’appropriation de Voltaire par l’histoire révolutionnaire et son héroïsation ont certainement contribué à asseoir sa popularité au XIXe siècle, popularité dont l’intense activité commémorative qui entoure la vie et l’œuvre de l’écrivain tout au long du siècle est un évident symptôme. En façonnant un mythe, elles ont aussi façonné toute une littérature contre-révolutionnaire pamphlétaire d’inspiration catholique qui a pris Voltaire pour cible privilégiée au moment de la Restauration.

    Restait encore à populariser l’idée, à la rendre acceptable par le plus grand nombre, ce qui sera fait dans la seconde moitié du siècle, par l’intermédiaire de pseudo-biographes du philosophe qui se chargeront de diffuser cette « vérité » à grande échelle, au travers de leurs pamphlets, avec une intensité accrue dans les années qui ont entouré le centenaire de sa mort en 1878, fêté en grande pompe par la toute jeune IIIe République. Parmi ces écrivains plus soucieux de l’effet recherché que d’authenticité, les plus connus sont sans doute Jean-Félix Nourrisson, auteur de Voltaire et le voltairianisme, publié en 1896, et Louis Nicolardot avec son Ménage et finances de Voltaire, dans son édition de 1887. Si le premier cite dans son intégralité la fausse lettre attribuée à Voltaire, le second ne fait qu’une vague allusion au fait qu’il soit « intéressé dans la traite des nègres ». Il apporte cependant un témoignage essentiel sur la rapide diffusion de cette idée à la fin du XIXe siècle. En effet, dans une première édition de son ouvrage, datée de 1854, il est bien fait mention de « bénéfices sur des vaisseaux négriers », mais c’est de Raynal et non de Voltaire qu’il s’agit alors. Quelque trente ans plus tard, Raynal a disparu du texte, remplacé par Voltaire, entérinant dans les milieux littéraires, avec un décalage de quelques années, ce qui s’était produit dans le milieu abolitionniste.