Poésies québécoises oubliées : Le crapaud et l’éphémère

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  • Poésies québécoises oubliées : Le #crapaud et l’éphémère
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    Il était une fois, au bord du Saint-Laurent,
            Par un beau jour d’été, sous un soleil ardent, 
            Un pauvre travailleur, venu là dès l’aurore,
            Qui faisait rebondir et rebondir encore
                  Un lourd marteau d’acier
                  Sur le flanc d’un rocher. 

            Mille coups impuissants retombant en cadence, 
            Ébranlaient les échos sur le rivage immense ; 
            De son bras musculeux, il martelait en vain ;
            Il était aux abois !... mais que voit-il soudain ?
            Le rocher, tout meurtri, s’entrouvrir et se fendre,
            Au milieu des débris, la lumière surprendre
            Un crapaud renfermé dans l’étrange cachot
            Où, pressé, comprimé comme dans un maillot,
            Il avait si longtemps, en triste solitaire, 
            Passé sa longue vie : bien des fois centenaire,
            Et pour sûr assez vieux pour avoir vu Cartier. 

            Hors de lui, le captif se met à gambader,
            Sans mesure, sans frein, comme pris de folie, 
            Puis s’arrête, admirant la richesse infinie
            Du gazon qu’autrefois, jeune et naïf enfant,
            Il foulait si joyeux !... Puis, encore avançant, 
            Il procède par bonds, puis encore il rumine, 
            Et se trémousse tant et si longtemps festine,
            Qu’une douce langueur l’invitant au sommeil,
            Il se gonfle, s’étend et s’endort au soleil.

            Un insecte, par là, voltigeant d’aventure, 
            Pour se poser plus haut, le choisit pour monture ; 
            En sentant l’aiguillon, se réveille en sursaut,
            Comme un taureau blessé, le paresseux crapaud. 
            ―« Impudente ! dit-il, tout rouge de colère...
            Tu m’oses insulter, misérable éphémère ! 
            Sais-tu que j’ai hanté l’Iroquois, l’Algonquin, 
            Le Huron, le Sioux, et l’immortel Champlain
            Dont les deux continents se disputaient la gloire ; 
            De cent fières tribus, j’ai vu la sanglante histoire ; 
            Que j’ai connu Le Rat, le plus grand des guerriers,
            Et que j’ai barbotté dans les plus vieux bourbiers ? 
            Et sans plus de respect pour mon dos séculaire,
            Toi, vil être d’un jour, à peine sur la terre,...
            Sur lui tu t’ébattrais !... Tu m’oses provoquer !
            Mais sais-tu que je puis d’un seul coup te croquer ? » 

            ―« Vénérable crapaud, lui répondit la belle, 
            Vous êtes, par ma foi, d’une humeur trop cruelle ; 
            À votre âge, monsieur, cela n’est pas séant ;
            De grâce, calmez-vous, et parlons sensément. 
            Peut-être, de mille ans, surpasses-tu mon âge,
            Mais comment passas-tu ce temps, illustre sage ?
            Accroupi, ramassé dans le creux d’un caillou,
            Tu coulas tes beaux jours dans cet ignoble trou,
            Sans jamais des crapauds, tes proches et tes frères, 
            Partager les labeurs, soulager les misères. 
            Tu hantais l’Iroquois,... mais du fond d’un ruisseau,
            Quand Le Rat combattait,... à l’abri d’un roseau
            Tu comptais les blessés. Est-ce beaucoup de gloire
            D’avoir vu de bien loin, sans danger, la victoire ?
            Je suis jeune, il est vrai : mais j’ai déjà connu
            Le travail et l’amour, le plaisir, la vertu,
            Je suis mère, déjà ; pour ma progéniture
            Je travaille, écoutant la voix de la nature, 
            Courant, sautant, volant, et n’ayant de repos
            Que je n’aie amassé la charge de mon dos. 
            Si pour faire le bien, de ton cerveau rebelle
            Tu ne peux rien tirer, sers au moins d’escabelle.
            Au soleil tu brillais d’un éclat mensonger, 
            Et vers toi j’accourus. Mais c’est assez flâner,
            Je retourne au travail, riant de ta colère...
            J’ai des ailes, vois-tu ; ... cours après l’éphémère ! »...

            L’insecte s’envola. Le reptile à l’instant,
            De rage plein, dit-on, mourut en écumant. 
                          __

                  À quoi sert la science,
                  L’âge et l’expérience, 
            Si ce n’est pour le bien ? Les talents sont un prêt : 
            À Dieu le capital, au prochain l’intérêt.
                           __ 

                  N’est-il pas sur la terre
                  Maints bipèdes hargneux,
                  À l’encolure fière,
                  Bien plus lâches que vieux ;
            Dormant sur leur avoir, au milieu de leur vie ;
            À l’heure du danger, laissant là leur patrie
            Quand ils sont bien repus ; mais crevant de fureur
            Quand la jeunesse veut pour eux avoir du coeur ?

                        Charles Laberge (1853) 

    Tiré de : La littérature canadienne de 1850 à 1860, tome 2, Québec, G. et G. E. Desbarats Imprimeurs-Éditeurs, 1864, p. 221-223.