Les fourmis, redoutables stratèges militaires

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  • Les fourmis, redoutables stratèges militaires

    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/03/12/les-fourmis-redoutables-strateges-militaires_5269745_1650684.html

    En Côte d’Ivoire, l’observation de la lutte entre ces insectes et les termites a révélé des mœurs quasi militaires et un service de santé des armées très efficace.

    L’éclaireur s’est approché le premier. Tranquillement, prenant garde de ne pas se faire repérer, il a compté les ­ennemis, évalué leur force, avant de retourner parmi les siens recruter des soldats. La colonne s’est formée, mise en route, jusqu’à l’arrivée sur zone. Elle s’est préparée, puis a lancé l’assaut. Un combat terrible, inégal, décimant les défenseurs, sans toutefois épargner les assaillants. La bataille achevée, ces derniers ont ramené au camp les blessés susceptibles d’être sauvés. L’opération sanitaire a alors commencé : une heure de soins intensifs, méticuleux, permettant de remettre sur pied la plupart des invalides en vingt-quatre heures. Un bon repas – composé du cadavre des adversaires – et une nuit de sommeil ont suffi à reconstituer la troupe. Dès le lendemain, elle repartait au front chercher de quoi ­vivre, prête à mourir.

    Ce bref récit pourrait aisément trouver sa place dans un remake de La Guerre du feu. Chronique d’une tribu cannibale, au cœur de la préhistoire… Pourtant, tout ici est résolument exact, validé par la science. Pas davantage d’humains dans cette ­bataille homérique. Les scientifiques qui ont ­patiemment reconstitué chacun de ses épisodes ne font pas profession d’archéologues ou d’historiens. Ils ne fouillent pas les archives, et, lorsqu’ils grattent la terre, ils ne cherchent aucun témoignage du passé. Ils sont biologistes du comportement, avec une spécialité : la myrmécologie, autrement dit la science des fourmis.

    Car c’est d’un ­affrontement entre insectes qu’il s’agit. La rigueur voudrait que l’on évoque une chasse, puisqu’il ­oppose des proies et des prédateurs. Difficile pourtant de ne pas y sentir un parfum de guerre, tant la stratégie mise en place, la sophistication tactique, la précision de l’organisation et la rigueur dans l’application des consignes paraissent relever de la chose militaire. Une équipe de l’université de Würzburg (Allemagne) en a méthodiquement relaté les détails, dans cinq articles successifs.

    Publié le 13 février dans Proceedings B, la revue de la Royal Society britannique, le dernier décrit ce qui ressemble à s’y méprendre à l’action d’un service de santé des armées déployé sur le terrain pour accompagner une offensive de ses troupes. L’ultime acte d’une étonnante saga.


    L’observation de la chasse des fourmis «  Megaponera analis  » a révélé une organisation quasi militaire.

    Rien ne prédisposait Erik Frank à s’en faire le scribe. Né à Grenoble de parents originaires d’Argentine, le jeune biologiste a grandi à Munich et se souvient d’un « intérêt de toujours » pour les animaux. Mais pas d’un tropisme particulier pour les insectes, encore moins pour les fourmis. « Je les ai découvertes vers 6 ou 7 ans, dans le jardin familial. J’observais leur regroupement et je me racontais qu’elles partaient se battre. A vrai dire, j’ai toujours pensé ça… jusqu’à assez récemment, quand j’ai commencé à les étudier sérieusement à l’université. En fait, elles faisaient l’amour, pas la guerre. »

    Sa passion du règne animal, c’est sous les tropiques, auprès des singes, qu’il rêve de l’assouvir. Après sa licence, il file donc étudier les orangs-outans à Bornéo. « Passionnant, mais il y a déjà tant de spécialistes, j’avais l’impression que tout avait été découvert. » Il regagne l’Allemagne et l’université de Würzburg, où il boucle un master à vive allure. L’étudiant a six mois devant lui et toujours des fourmis dans les jambes. « C’est sur la homepage de l’université que j’ai vu l’annonce », se souvient-il.

    En ce début 2013, le professeur K. Eduard Linsenmair, sommité de l’établissement et éthologue de renommée mondiale, cherche des collaborateurs pour rouvrir la station scientifique de Comoé, en Côte d’Ivoire. Une drôle d’aventure que ce pôle installé au cœur de la savane. Eduard Linsenmair a débarqué là trois décennies plus tôt avec l’espoir de mieux connaître une improbable grenouille des pays secs. « Et, peu à peu, j’y ai monté un centre pluridisciplinaire étudiant toute la faune de la ­savane, des insectes aux éléphants, avec un équipement de pointe, 800 mètres carrés de laboratoires, des logements pour accueillir trente-cinq chercheurs. Ça m’a pris plus de vingt ans. »


    Les fourmis «  Megaponera analis  » se nourrissent exclusivement de termites, qu’elles rapportent au nid après la chasse.

    Au printemps 2003, la station permanente prend son rythme de croisière. Mais, six mois plus tard, la guerre civile éclate en Côte d’Ivoire. Encore quelques mois et les rebelles s’emparent de la ­région. « Nous avons dû évacuer, raconte le biologiste avec émotion. Tout a été pillé, ordinateurs, équipements, matériel de cuisine, tables, chaises, et bien sûr les onze voitures que nous avions abandonnées. Ils n’ont laissé que le toit et les murs. » L’exil dure presque dix ans. Linsenmair poursuit ses travaux au Bénin et au Burkina voisins, avec un œil sur la situation politique qui, à partir de 2010, commence à s’améliorer. En 2012, la décision est prise de reconstruire la station.

    Telle est la tâche d’Erik Frank en ce début 2013. Surveiller les travaux de gros œuvre et l’installation du nouvel équipement envoyé d’Allemagne. Son patron l’a accompagné pendant la première semaine, puis l’a laissé seul avec les employés ­locaux. « Il n’y avait ni eau courante ni électricité. Je dormais par terre. Les quatre conteneurs de matériel étaient bloqués en douane à Abidjan, à quinze heures de route. Avant de partir, Eduard m’avait conseillé de regarder les Megaponera analis, des fourmis mangeuses de termites. Je n’y connaissais pas grand-chose, mais j’avais du temps. »

    Vingt-neuf mois sur le terrain

    Du matin au soir, le jeune homme observe les ­insectes, assis devant leur nid. Il les suit lorsqu’ils partent en chasse, affronter leurs proies exclusives. « Au bout d’un mois, j’ai constaté que les valides ramenaient les blessés. Je ne savais pas si c’était vraiment nouveau et je n’avais pas de Wi-Fi pour vérifier ni de téléphone pour interroger mon professeur. Alors j’ai continué. A quoi ressemblaient les blessés ? Qui les transportait et comment ? Sur quelle distance ? Et comment les fourmis s’organisaient-elles avant l’attaque, la quantité de combattants, la proportion de blessés au cours des assauts ? Lorsque, trois mois plus tard, Eduard est revenu, il était enthousiaste. Il m’a tout de suite demandé si je voulais faire un doctorat. »

    L’étudiant a soutenu sa thèse en janvier 2018, après un total de vingt-neuf mois passés sur le terrain. L’essentiel a déjà fait l’objet de publications dans des revues de premier plan, dressant un ­tableau complet de ce que le professeur Linsenmair ­considère comme « un phénomène fondamental de ce milieu ». Directeur du département écologie et évolution à l’université de Lausanne, Laurent Keller explique : « On voit la savane comme une région habitée de lions, d’éléphants, d’antilopes… Mais, si l’on regarde la réalité de la biomasse, la savane, ce sont des termites, des fourmis et quelques mammifères pour faire joli. »

    Oublions donc la décoration et observons les termites. De sacrés clients, en vérité. Les ­scientifiques ont largement étudié les cathédrales que leurs colonies érigent, merveilles de ­robustesse, de climatisation naturelle, d’intégration écologique. Des forteresses inattaquables. Les fourmis l’ont bien compris. Sauf que, pour se nourrir, les termites doivent sortir de leur base et récupérer les matériaux morts (feuilles, tiges, écorces) qui alimenteront leurs champignonnières. Ils choisissent alors un site, le recouvrent d’une carapace de terre, pour se protéger du ­soleil et d’éventuels prédateurs, et le relient à la termitière par un tunnel.


    Après la chasse, les fourmis «  Megaponera analis  » ramènent les insectes blessés au nid.

    Ce terrain de ravitaillement, les fourmis ont ­appris à le détecter. Ou plutôt certaines fourmis. Eclaireuses, elles battent la savane en quête de proies. Lorsque l’une d’entre elles repère un site cible, elle s’en approche avec précaution afin d’évaluer le nombre de termites déployés. « L’espionne doit rester discrète, car, si les gardiens la ­repèrent, ils lancent l’alerte et tous les termites ­retournent se mettre à l’abri », précise Erik Frank. L’information recueillie, l’éclaireuse rentre à la fourmilière lever l’armée dont elle aura besoin. Cent à six cents individus se mettent alors en ­ordre de marche. Devant caracole l’éclaireuse, suivie par deux rangs d’officiers chargés de renforcer la piste avec leurs phéromones, ces marqueurs chimiques qui guident les insectes dans leurs déplacements. Baptisés « majors », ces individus assurent aussi la protection à l’avant de la colonne. Le reste de la troupe avance derrière, en rangs par quatre. En queue de cette colonne de 2 à 3 mètres, d’autres majors ferment la marche.

    Plusieurs castes

    A proximité de la cible, la colonne s’arrête et se réorganise. Les majors et leurs 2 cm de long s’installent aux avant-postes. Qui lance le signal ? Erik Frank l’ignore encore. Mais soudain, ensemble, les majors attaquent. Leur objectif ? Détruire la cuirasse de terre érigée par les termites. Une ­tâche que ces ouvrières accomplissent rapidement. Les « minors » lancent alors leurs 5 mm de muscles à l’assaut des termites.

    Eux aussi sont organisés en deux castes. Les soldats et leurs puissantes mandibules affrontent vaillamment les agresseurs, tandis que les ouvriers tentent de gagner le tunnel pour s’échapper. « La résistance des soldats est héroïque, insiste Erik Frank. Ils mordent partout où ils le peuvent, tranchent pattes et antennes, s’accrochent à l’abdomen des fourmis et, tels des pitbulls, ne lâchent plus. D’autres fourmis viennent en renfort, les agrippent pour les faire lâcher, mordent à leur tour. Au point que leur corps se détache de leur tête, toujours accrochée… Les fourmis finissent toujours par l’emporter et fondent sur ce qu’il reste d’ouvriers. Mais elles payent un prix élevé. » D’après ses constatations, environ un tiers des assaillants sont blessés, plus ou moins grièvement, pendant les dix à quinze minutes d’assaut.

    C’est là que le plus étonnant intervient. Restées à l’écart pendant le combat, les majors reprennent du service. Certaines rapportent au nid le précieux festin, jusqu’à six termites chacune. D’autres se transforment en ambulancières, saisissant dans leur bouche les blessés. Ou plutôt certains blessés. Les plus sérieusement atteints, ceux qui ont perdu plus de trois pattes, sont abandonnés à leur triste sort. Un tri auquel les victimes contribuent elles-mêmes.

    En effet, les fourmis blessées commencent toutes par tenter de ­regagner le nid, claudiquant comme elles le ­peuvent sur la piste. Lorsque les sauveteuses ­approchent, les plus vaillantes ralentissent puis se dressent, émettent des phéromones de ­détresse, avant de prendre une position favorable, pattes pliées sous le corps – comme à l’état de nymphe –, prêtes à être prises en charge. A l’inverse, les plus gravement blessées n’émettent aucun signal chimique ni n’adoptent la posture privilégiée. « Ce n’est pas un sacrifice volontaire, un mouvement ­individuel, précise Erik Frank. ­Elles ne peuvent pas se dresser et donc transmettre le signal de détresse. Mais ce comportement ­collectif, basé sur un mécanisme simple, apparaît particulièrement efficace. »


    Après le combat, les fourmis «  Megaponera analis  » blessées sont soignées grâce au bon soin de congénères qui s’occupent de lécher leurs plaies.

    Ecologue à l’université Paris-Sud, Franck ­Courchamp s’éblouit de ces résultats. « Ce que je trouve fascinant, c’est qu’on y voit l’évolution et l’adaptation à une autre échelle que ce dont on a l’habitude », remarque-t-il. Non plus de quoi permettre à l’individu de s’alimenter et de transmettre ses gènes, mais à la colonie de se nourrir et de prospérer. Il détaille : « D’une part, les fourmis ­doivent s’adapter à un environnement qui est en grande partie constitué de la présence de colonies de termites et donc on assiste à l’évolution de morphologies et de physiologies adaptées à combattre cet ennemi mortel. Et, d’autre part, les fourmis sont des animaux coloniaux et donc les comportements qui préservent les membres de la colonie sont favorisés puisque cela bénéficie à tous. »

    Salive magique

    La suite de l’opération illustre encore son propos. Une fois la colonne rentrée au nid, les médecins prennent en effet le relais des ambulanciers. Pareils termes en feront bondir certains. Ils y ­décèleront un anthropomorphisme coupable. Mais comment qualifier alors ce que les chercheurs allemands ont découvert en glissant leurs caméras miniatures dans six fourmilières transplantées en laboratoire ? Dès l’arrivée des éclopées, certaines de leurs congénères les prennent en charge, les débarrassent des restes de termites ou des saletés restées dans les plaies, mais surtout lèchent ensuite avidement celles-ci. ­« Elles ont une heure pour agir, car, ensuite, les plaies cicatrisent et l’infection gagne le corps », explique K. Eduard Linsenmair.

    Le professeur et son élève ont voulu mesurer l’efficacité du traitement. Ils ont donc sélectionné 120 blessés à qui il manquait deux pattes, ont laissé certains sans traitement, placé immédiatement d’autres dans un univers stérile et confié les troisièmes aux soins de leurs semblables. Quatre-vingts pour cent du premier groupe sont morts dans les vingt-quatre heures, 20 % du second et seulement 10 % du troisième. On ­mesure l’efficacité des soins.

    « Ce qui est spectaculaire dans ce travail, c’est aussi la façon dont Erik est parti de l’observation de la nature, salue Laurent Keller. Aujourd’hui, pour obtenir des financements, il faut poser des hypothèses. Difficile de dire que vous allez juste vous asseoir devant une fourmilière en Afrique. C’est pourtant comme ça qu’on fait de grandes ­découvertes. » Le scientifique suisse a du reste ­accueilli le jeune lauréat dans son laboratoire. Avec, cette fois, des questions bien ciblées : de quoi meurent les victimes, autrement dit, quelle est la nature des infections ? Quelle est la composition de la salive magique ? Et la nature du traitement, prophylactique ou curatif ?

    Observer le mode de vie des fourmis, entre ­extrême promiscuité et échanges permanents. Comprendre leurs processus défensifs. Et, qui sait, s’en inspirer pour trouver de nouvelles classes d’antibiotiques. Dans un article publié le ­7 février, dans Royal Society Open Science, une équipe de l’université d’Arizona a ainsi analysé les sécrétions trouvées sur la peau de vingt espèces de fourmis américaines. Elle a constaté que 60 % d’entre elles disposaient de pouvoirs antimicrobiens, mais que les autres 40 % en étaient totalement dépourvues. Développer des stratégies qui évitent les résistances ou, à l’inverse, ­lutter contre les infections pathogènes sans produits antibactériens : dans les deux cas, la fourmi et ses dizaines de millions d’années d’évolution pourraient bien nous montrer la voie.