• « Vivez à vos risques et périls, mais vivez dociles et prévisibles »

    Le grand détournement néolibéral de Foucault.

    Entretien avec Valérie Marange

    Par Bruno Thomé et Nathalia Kloos

    http://jefklak.org/vivez-a-vos-risques-et-perils-mais-vivez-dociles-et-previsibles

    Valérie Marange, philosophe, psychanalyste et praticienne Feldenkrais, a participé aux mouvements d’intermittents et précaires. Dans « L’éthique du bouffon » en 2001 puis dans « L’intermittent et l’immuable » en 2007, elle analyse les falsifications des idées de Michel Foucault opérées par deux bouffons du néolibéralisme : François Ewald, ancien assistant du philosophe et colégataire de son œuvre, et Denis Kessler, alors no 2 du Medef. Leur article « Les noces du risque et de la politique » pose les bases de la contre-réforme de la protection sociale portée par l’organisation patronale pendant les années 2000, avec l’aide de ses alliés syndicaux – CFDT en tête. Ils y font l’éloge de l’« économie politique du risque » et d’une éthique travailliste où le contrat social « trouve sa vérité dans l’assurance ». Retour sur l’individualisation de la responsabilité et le gouvernement par la peur que véhicule l’idéologie néolibérale du risque.

    • D’ores et déjà, tu n’as pas du tout le même accès aux mutuelles selon l’âge, les antécédents médicaux… Pour les prêts immobiliers, n’en parlons pas. C’est ça aussi, l’idéologie du risque : s’assurer de conduites très régulières, très normées, au nom de la prévention du risque. Le discours sur le risque est truffé d’injonctions paradoxales : « Vivez à vos risques et périls, mais vivez docile et prévisible. » Et surtout il « dés-écologise » la notion de risque, puisque l’enjeu, c’est l’imputation des risques : tu assumes la responsabilité des risques que tu prends, tu ne vas tout de même pas la faire porter à quelqu’un d’autre ! Encore moins à la société ! On va donc chercher à débusquer tout ce qui est de ton niveau de responsabilité, tout ce que ne va pas couvrir l’assurance. Le mot « risque » est mis en exergue pour ce qu’il véhicule de positif, le côté chevaleresque, héroïque… Cela peut tenter un certain nombre de gens : « C’est glorieux de vivre dans le risque ! » Mais en réalité, ce n’est pas du tout ce qui est attendu. Ce qui est attendu, c’est de tenir ses promesses, c’est-à-dire de se comporter de manière responsable, comme quand tu as contracté une assurance : tu as lu le contrat d’un bout à l’autre, tu sais précisément dans quoi tu t’es engagé, à quoi t’en tenir si tu prends des risques inappropriés – par exemple, boire au volant.

      Cette notion de responsabilité implique autre chose dont on ne parle pas souvent, mais qui est central dans la gouvernance actuelle : la question de la subsidiarité. C’est-à-dire à quelle échelle placer telle ou telle responsabilité : qui est responsable de quoi ? Cette notion de subsidiarité est par exemple utilisée par les institutions européennes : qu’est-ce qui dépend de l’Europe ? Tout ce qui ne dépend pas d’échelons en dessous. Et quels sont ces échelons ? L’État national, la région, le département, le canton, la commune et, au bout du compte, l’individu lui-même – la plus petite unité de subsidiarité.

      La refondation sociale, pensée contre la prétendue « démoralisation » induite par la couverture sociale collective, est une individualisation extrême de la responsabilité et de la prise de risque. Chacun devrait être un système quasi autosuffisant, ce qui veut dire, paradoxalement, bien adapté, bien branché à la machine globale dont on est tous invité à être dépendant. Parce qu’en revanche, quand tu veux effectivement travailler de manière vraiment autonome, c’est quand même un petit peu compliqué. Je le dis en connaissance de cause, parce que je fais partie de la seule profession libérale qui n’est pas réglementée, la psychanalyse. Ce qui est absolument une survivance – et qui n’est garantie que parce qu’il y a des lacaniens très méchants qui ont montré les dents au moment où l’État a voulu réglementer, et même interdire une pratique qui ne se laisse pas décrire par des protocoles de type industriel. En réalité, la vraie prise de risques, au sens noble de l’engagement sans s’abriter derrière une autorité, est pour ainsi dire proscrite dans nos systèmes de plus en plus réglementés et protocolisés, notamment dans le secteur de la santé.