• Rwanda : « On était venus empêcher la victoire de ceux qui combattaient les génocidaires » - Libération
    http://www.liberation.fr/planete/2018/03/15/rwanda-on-etait-venus-empecher-la-victoire-de-ceux-qui-combattaient-les-g

    Guillaume Ancel, capitaine de l’armée française en 1994, a participé à l’opération « Turquoise ». Il publie aujourd’hui un livre sur cette intervention qui, d’après son témoignage, visait à protéger le gouvernement rwandais en déroute.

    C’est un soupçon monstrueux qui ne cesse de ressurgir, depuis près de vingt-cinq ans : la France a-t-elle déclenché une opération humanitaire dans un pays d’Afrique avec comme but inavoué de sauver un gouvernement qui venait tout juste de massacrer près d’un million de personnes ? L’accusation peut paraître énorme. Elle revient pourtant régulièrement, comme un serpent de mer qui interroge, encore et encore, le rôle pour le moins ambigu de la France lors du génocide qui s’est déroulé au Rwanda en 1994.

    Cette année-là, dans ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs, une extermination est déclenchée contre la minorité tutsie du pays. Pour y mettre un terme, alors que la communauté internationale a vite plié bagage, il n’y aura que l’offensive d’un mouvement rebelle, le Front patriotique rwandais (FPR), formé quatre ans plus tôt par des exilés #tutsis. Contre toute attente, le #FPR fait reculer le gouvernement génocidaire. Et c’est au moment où le FPR semble proche de la victoire finale que la France décide soudain d’intervenir. Sous label « humanitaire ». Guillaume #Ancel y était. Officier intégré dans une unité de la Légion étrangère, il a participé à cette opération « #Turquoise », dont il raconte la face cachée, dans le livre qu’il publie aujourd’hui (1).

    Depuis que vous avez quitté l’armée en 2005, et même encore récemment, vous avez souvent témoigné sur l’opération Turquoise. Pourquoi publier encore un livre aujourd’hui ?
    Pour empêcher que le silence ne devienne amnésie, et sur les conseils d’un historien, Stéphane #Audoin–Rouzeau, qui m’a aidé à écrire ce livre. C’est le témoignage écrit cette fois-ci, de ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu. En nous envoyant là-bas, personne ne nous a briefés avant le départ. On ne savait rien. C’est totalement inédit dans les pratiques de l’armée. Et ce n’est qu’en arrivant sur place qu’on a compris : en guise « d’action #humanitaire », on était d’abord venus pour stopper le FPR, donc empêcher la victoire de ceux qui combattaient les génocidaires. Qu’on a tenté de remettre au pouvoir, puis qu’on a aidé à fuir, avant de les réarmer de l’autre côté de la frontière au Zaïre [aujourd’hui république démocratique du Congo, ndlr]. C’est comme si à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le corps expéditionnaire français avait été envoyé aux côtés des nazis pour stopper, par exemple, l’avancée des troupes russes. En aidant les nazis à se réarmer, faute d’avoir pu finalement les réinstaller au pouvoir. L’opération Turquoise a été menée « au nom de la France ». Mais vingt-quatre ans plus tard, on refuse toujours d’en ouvrir les #archives. Pour quelle raison, si ce n’était qu’une simple opération humanitaire ?

    Au sein de l’armée il y a d’autres témoignages qui contredisent le vôtre…
    En réalité, il y a surtout très peu de témoignages. Beaucoup se taisent car il existe une culture du silence dans l’armée française, qu’on ne retrouve pas d’ailleurs chez les Anglo-Saxons. Il y a pourtant cet ancien officier du GIGN qui a raconté l’horreur d’avoir compris qu’il avait formé des troupes qui commettront ensuite le génocide. Parmi les anciens de Turquoise, certains, en revanche, répètent la parole officielle, par peur d’être mis en cause. Mais il y a aussi cet ancien commandant de marine qui, lui, explique clairement qu’il était là pour aider ceux qui commettent les massacres ! J’ai également des camarades qui avaient écrit au ministre de la Défense, à l’époque de l’opération, pour dénoncer le réarmement des troupes génocidaires en déroute. Ils se sont fait tacler.

    Mais pour quelle raison la France se serait-elle fourvoyée dans ce bain de sang ?
    Aucun responsable ne s’est réveillé un matin, en se disant « tiens je vais aider ceux qui commettent un #génocide ». Mais il y a eu une part d’aveuglement, dans le cercle étroit autour du président François #Mitterrand. Quand le génocide commence, la France vient de passer quatre ans aux côtés du régime rwandais. Sur place on a vu le fichage des Tutsis, on a su pour l’entraînement des miliciens, les premiers pogroms, simple répétition du « grand soir ». Et on n’a pas réagi. En revanche dès le début du génocide, des divergences apparaissent au sein même des services de renseignements : la #DGSE pointe tout de suite la responsabilité du pouvoir en place dans l’organisation de massacres et conseille de s’en dissocier. Puis, la direction du renseignement militaire va contredire cette analyse, tenter de détourner l’attention sur la responsabilité du FPR dans l’attentat contre l’avion du président rwandais Juvénal #Habyarimana [attentat du 6 avril 1994, considéré comme l’événement déclencheur du génocide] avec une photo de missiles qui avait tout d’une manip.

    Or quand l’avion du président Habyarimana est abattu, après des mois de tensions, ce dernier venait justement d’accepter de partager le pouvoir avec le FPR. Au fait, pourquoi n’a-t-on jamais retrouvé la boîte noire ? L’un des premiers sur les lieux du crash, c’est un officier français : Grégoire de Saint Quentin. Mais quand je l’ai rencontré et que je lui ai demandé ce qu’était devenue la boîte noire, il s’est brusquement refermé comme une huître. Il n’est pas en cause, on lui a ordonné de se taire.

    Vous refusez d’accuser vos anciens compagnons d’armes, qui n’auraient fait qu’« obéir aux ordres », mais vous évoquez aussi ce prisonnier qui aurait été jeté d’un hélicoptère pendant l’opération Turquoise. Est-ce que l’armée n’est pas parfois hors contrôle dans ces opérations ?
    C’est un cas particulier. Une équipe qui, je pense, a disjoncté toute seule. Pour le #Rwanda, ce qui est inquiétant, c’est ce lourd silence qui continue à s’imposer, et la gravité des faits qui pourrait impliquer une complicité de génocide. Mais aujourd’hui, alors que les questions sécuritaires sont de plus en plus fortes, on est de moins en moins informé sur les opérations militaires, en #Afrique notamment. Sur le moment c’est parfois périlleux de dévoiler les détails d’une opération. Mais après coup ? Si l’opinion, les médias, ne se montrent pas plus exigeants sur ce qui est fait en notre nom à tous, c’est la démocratie qui est en péril.
    (1) Rwanda, la fin du silence (éditions les Belles Lettres), 21 euros
    Maria Malagardis

    En parlant de soupçon au début de l’interview c’est comme si Libération découvrait ce que de nombreux livres, chercheurs et témoignages n’ont cessé de répéter depuis plus de 20 ans. Ce ne sont pas des soupçons, ce sont des faits avérés mais niés par les responsables politiques français contre toute évidence. Les mots sont importants.
    #françafrique #armée

    • déjà en 2014…

      Guillaume Ancel. Hanté par Turquoise - Libération
      http://www.liberation.fr/planete/2014/07/02/guillaume-ancel-hante-par-turquoise_1055863

      Il atterrit au bord du lac Kivu, à la frontière du Rwanda et de ce qui était alors le Zaïre (devenu république démocratique du Congo). Finalement, il n’y aura pas de raid sur la capitale. « Mais nous étions bien venus pour nous battre et trouver le moyen de sauver le pouvoir en place alors en pleine débandade », souligne-t-il. Quelques jours plus tard, un deuxième ordre pour stopper la progression des rebelles sera aussi annulé in extremis. « Ce n’est qu’après cette deuxième annulation que l’opération Turquoise devient vraiment humanitaire et qu’on va être encouragés à aller sauver des rescapés », explique-t-il. Il en garde le souvenir de s’être enfin rendu utile : « Chaque vie sauvée était une victoire. »Mais au niveau politique, un certain flou demeure. « On a renoncé à sauver ouvertement le régime génocidaire mais on lui a permis de traverser la frontière. Et on lui a fourni des armes », accuse l’ex-officier qui fut le témoin direct d’une livraison d’armes, « cinq à dix camions qui ont franchi la frontière dans la seconde partie de juillet. Moi, ce jour-là, j’étais chargé de "divertir" les journalistes présents sur place. »