• “Le scandale Cambridge Analytica n’est pas une faille technique mais un problème politique” - Idées - Télérama.fr
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    Interview de Zeynep Tufekci

    Cet incident, écriviez-vous dans le New York Times, est « une conséquence naturelle du modèle économique de Facebook »…

    Facebook comme Google attirent l’essentiel de l’attention car ce sont des mastodontes, mais n’oublions pas que tout le modèle de la publicité en ligne – et celui d’une majorité de médias – repose sur les mêmes fondations. Partout, le principe est identique : où que vous cliquiez, vous êtes suivi, ciblé, monétisé et vendu au plus offrant. Les pages que vous consultez, les contenus que vous publiez, toutes vos traces numériques sont utilisées à des fins commerciales. Qu’il s’agisse de Cambridge Analytica, d’un dictateur en herbe ou d’une marque d’aspirateurs importe peu, puisque c’est un système totalement asymétrique dans lequel vous ne connaissez pas l’identité des passeurs d’ordre. C’est le problème majeur d’Internet aujourd’hui. Dans cette « économie de l’attention », Facebook peut compter sur une infrastructure sans équivalent. Grâce à elle, la plateforme peut toucher deux milliards d’utilisateurs, écran par écran, sans même qu’ils s’en rendent compte.

    Faut-il craindre la multiplication d’épisodes de ce genre ?

    De toute évidence. Il est mécaniquement impossible de prédire l’utilisation qui sera faite de nos données dans les années à venir. C’est un puits sans fond ! Même si vous n’êtes pas sur Facebook, une quantité gigantesque d’informations à votre sujet circulent et permettent de vous profiler. Grâce aux progrès de l’intelligence artificielle, des algorithmes sont capables d’analyser vos amitiés, votre activité, vos modes de consommation. Nous figurons probablement tous dans des bases de données commerciales dont nous ignorons l’existence, mises en relation et croisées avec d’autres bases de données que nous ne connaissons pas davantage. Dans le cas de Cambridge Analytica, l’immense majorité des personnes siphonnées ignoraient tout de ce qui était en train de se passer.

    Réagissons-nous si tardivement à cause de cette opacité ?

    Pour une personne ordinaire, il est extrêmement difficile de réagir, car cette collecte est invisible, inodore et incolore. En tant qu’internaute, vous ne voyez rien d’autre que les contenus qui s’affichent sur votre écran.

    A ce titre, que pensez-vous de la réaction de Mark Zuckerberg ?

    Il s’est mollement excusé parce qu’il n’avait pas le choix. Mais il s’est quand même posé en victime, comme s’il avait été dupé par un tiers renégat ne respectant pas les règles d’un jeu qu’il a lui-même créé. Je pense que nous ne devrions croire aucune entreprise sur parole. Nous avons besoin de contrôle et de mécanismes de protection. Prenons l’exemple des voitures. Elles peuvent avoir des accidents ou présenter des risques pour l’environnement. Pour lutter contre ces facteurs négatifs, les gouvernements ont imposé des limitations de vitesse, le port de la ceinture de sécurité ou des normes environnementales. Ces changements ne sont pas intervenus par l’opération du Saint-Esprit : il a fallu les imposer. Et quand une entreprise ne respecte pas ces règles, elle est sanctionnée. L’économie liée à l’exploitation des données est encore un Far West à civiliser.

    Ces dernières semaines, les appels à la déconnexion de Facebook se sont multipliés. Est-ce une option viable ?

    Ça ne peut être qu’une décision individuelle. C’est le droit le plus strict de chacun, mais c’est un luxe qui ne résoudra pas le problème : dans de nombreux pays, Facebook est le seul moyen pour communiquer avec sa famille ou ses amis, et c’est un vecteur important d’organisation sociale. Il vaudrait mieux réfléchir au démantèlement de Facebook tout en réfléchissant à ses conséquences possibles : si nous ne réformons pas en profondeur le modèle économique du Web, des légions de petits Facebook pourraient en effet se montrer encore plus nocifs qu’une plateforme centralisée…

    #Zeynep_Tufekci #Facebook #Cambridge_analytica #Vie_privée #Données_personnelles