• Comment le groupe Total a aidé le Congo à berner le FMI

    http://www.lemonde.fr/evasion-fiscale/article/2018/04/10/comment-le-groupe-total-a-aide-le-congo-a-berner-le-fmi_5283316_4862750.html

    « Le Monde » révèle comment le groupe a imaginé un opaque montage offshore pour permettre au Congo d’échapper à la vigilance du Fonds monétaire international.

    Caniculaire été 2003. Alors que le mercure dépasse allègrement les 30 degrés, les avocats d’un cabinet de Jersey échangent avec le gendarme financier de l’île anglo-normande. Il s’agit d’obtenir un accord de principe de la part de la commission des services financiers pour s’assurer de la légalité d’un montage opaque qui est en train d’être échafaudé dans la plus grande discrétion. « Ce dossier est extrêmement urgent », plaident-ils.

    C’est le point de départ d’une nébuleuse histoire liant le géant pétrolier Total à la République du Congo, qui peine à se relever financièrement après une guerre civile meurtrière. Avec l’aide de la banque BNP Paribas, la multinationale et le Congo ont cherché à contourner des engagements pris par Brazzaville envers le Fonds monétaire international (FMI). Ce dernier joue un rôle décisif dans l’allégement des dettes souveraines et ne doit en aucun cas être mis au courant de ce qui se trame : contre des promesses de transparence comptable, le FMI doit annoncer l’accession du Congo au statut très convoité de « pays pauvre très endetté », qui garantirait une annulation substantielle de la dette d’Etat.

    Total, de son côté, vante l’irréprochabilité de sa charte éthique, établie après l’absorption d’Elf, en mars 2000. Impossible dès lors de dévoiler aux instances internationales ou même à ses actionnaires le micmac financier qui se mijote dans les paradis fiscaux.

    L’étendue de cette tentaculaire affaire, qui s’étend sur trois continents différents, à l’insu du FMI, des créanciers congolais et du public, a été découverte par Le Monde en enquêtant sur des centaines de documents des « Panama Papers » et « Paradise Papers », deux fuites de données massives issues de cabinets d’avocats offshore, révélées en 2016 et 2017 avec le consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et ses partenaires.

    Passer l’éponge sur l’historique d’Elf

    Il faut donc remonter à 2003 pour comprendre l’histoire. Si l’avocat de Jersey se fait pressant, en ce 9 juillet, c’est qu’il s’agit d’une affaire de la plus haute importance pour son client, Total. La multinationale française vient de mettre la touche finale à un épineux problème qu’elle traînait comme un boulet depuis le tournant du siècle. Après plusieurs années de négociations, Total est enfin parvenu à un accord avec Brazzaville, qui permet au géant français des hydrocarbures de passer l’éponge sur le passif litigieux de son prédécesseur, Elf, dont les dirigeants sont alors en procès. A couteaux tirés avec Total, dans un climat de Françafrique qui ne dit pas son nom, le gouvernement congolais réclamait notamment réparation pour le rachat par la compagnie pétrolière, à prix bradé, des parts de l’Etat congolais dans Elf-Congo.

    C’est chose faite, le 10 juillet 2003, avec l’adoption d’un « accord général transactionnel », négocié par Denis Gokana, conseiller spécial du président congolais… et ancien ingénieur chez Elf. En quelques signatures, tous les contentieux sont effacés. Lavé des péchés d’Elf, Total obtient même les droits d’exploitation d’un nouveau champ pétrolifère. La multinationale française a dû pour cela consentir à un geste financier ; mais plutôt que de verser au Congo des espèces sonnantes et trébuchantes, elle lui cède pour 1 franc symbolique ses parts dans une concession pétrolière maritime en fin de vie, située au large des côtes africaines.

    Estimé à 160 millions de dollars (129 millions d’euros), ce « cadeau » n’est pas une si bonne nouvelle pour le Congo. Etranglé par ses dettes, le pays a besoin de liquidités plutôt que de champs pétroliers. L’une des solutions consisterait à vendre par anticipation le pétrole qui sera extrait du champ dans les prochaines années, pour empocher immédiatement des devises. Impossible ! Le FMI interdit de tels préfinancements pétroliers aux pays qui sollicitent son aide et le Congo s’est publiquement engagé à se passer de telles pratiques.

    Le 7 octobre 2003, le président Denis Sassou-Nguesso signe donc une loi pour vendre le champ à Likouala SA, une société congolaise fraîchement créée, ce qui lui permet de récupérer immédiatement une première tranche de 80 millions de dollars ainsi que la promesse d’une seconde tranche, d’un montant identique, dans quelques années. « La nécessité pour la République du Congo de monétiser au plus vite ses intérêts dans le champ de Likouala s’est avérée déterminante dans la logique de l’opération qui a ensuite été mise en place, avec la cession de ses droits à la société Likouala SA », explique au Monde un porte-parole de Total. Voilà pour la version officielle.

    La création du montage

    En coulisses se trame une histoire bien plus complexe. Les éléments rassemblés par Le Monde permettent de penser que Likouala SA, loin d’être une compagnie pétrolière comme les autres, était en réalité un faux nez de la République du Congo. La société a été créée en septembre 2003, quelques semaines avant d’obtenir la concession sur le champ pétrolier.

    Ses actionnaires ne sont ni des investisseurs congolais ni de grandes multinationales occidentales, mais une société-écran baptisée Montrow International Limited, enregistrée aux îles Vierges britanniques un mois plus tôt. Les autorités de ce territoire des Caraïbes sont très peu regardantes sur les modalités des montages offshore et permettent un enregistrement extrêmement rapide des sociétés-écrans.

    Pour rajouter une couche d’opacité, Montrow International Limited est elle-même logée dans un trust tout juste créé à Jersey, le Montrow Trust. Ce type de structure de droit anglo-saxon présente un avantage incomparable pour les entreprises en quête d’opacité : les propriétaires officiels sont les avocats du cabinet Nautilus, qui ne sont en réalité que de simples gestionnaires (trustees). Les bénéficiaires du trust restant invisibles, les véritables détenteurs de la concession pétrolière sont donc protégés par un double verrou de confidentialité.

    Pour s’offrir la concession, la mystérieuse Likouala avait besoin de 70 millions de dollars. Difficile d’obtenir de tels montants pour une société sortie de nulle part, dotée d’à peine 15 000 euros de capital et détenue par des actionnaires inconnus. Cette somme lui a pourtant été prêtée par la banque française BNP Paribas.

    Likouala SA, une coquille vide

    C’est ce prêt qui expliquerait pourquoi le Congo s’est donné tant de mal pour ériger un mur étanche avec le champ pétrolier : frappé de l’interdiction de s’endetter lui-même pour des projets pétroliers, l’Etat congolais n’aurait en aucun cas pu effectuer la même opération avec sa société pétrolière publique, sous peine de s’attirer les foudres du FMI. Grâce à ce montage habile, Brazzaville a donc pu obtenir l’argent frais de la BNP sans éveiller les soupçons de l’institution internationale. Sollicité par Le Monde, le FMI n’a pas souhaité commenter ces révélations.

    Total a toujours affirmé n’avoir gardé qu’un intérêt subalterne dans le champ pétrolier après en avoir cédé sa participation, en 2003. Des documents montrent au contraire que la multinationale française a continué à y jouer un rôle de premier plan. C’est Total qui a élaboré le montage offshore impénétrable permettant de dissimuler les propriétaires du champ pétrolier, avec l’aide du cabinet d’avocats Gide Loyrette Nouel et de Nautilus, un prestataire offshore basé à Jersey. Total, toujours, qui a payé les avocats de Gide Loyrette Nouel pour rédiger le contrat de prêt entre Likouala et la BNP. Total, encore, qui est resté à l’époque le seul maître à bord dans Likouala, comme en attestent les contrats confidentiels épluchés par Le Monde. Total, enfin, qui a prévu de racheter pour seulement 1 500 euros les actions de la société Likouala afin de les rétrocéder gracieusement à Brazzaville, après le remboursement du prêt bancaire.

    Likouala SA, gérée par un cadre congolais de Total, n’est en réalité qu’une coquille vide sans dépenses ni revenus, sans personnel ou compte en banque à son nom. En vertu d’un « contrat d’“operating délégué” », elle a en effet transféré « tous les aspects techniques, administratifs, légaux, comptables et financiers » à Total, qui continue d’exploiter les puits pétroliers.

    Omniprésence de Total

    C’est également Total qui règle l’intégralité des frais administratifs des sociétés offshore et se charge de rembourser l’emprunt à la BNP, comme le confirme une source proche du dossier : « La BNP n’a qu’un seul interlocuteur dans ce deal : Total. D’ailleurs, la créance est garantie par Total. » La banque française récupère au passage un nouveau client de poids. « La contrepartie, c’est qu’il ne fallait pas trop poser de questions… »

    Pourtant, dans l’entourage du pétrolier, on affirme au contraire que toutes les conditions du prêt étaient posées par la banque. En substance, pour que le prêt soit accepté par la banque, la BNP aurait imposé à Total un certain nombre de garanties, notamment que la République du Congo n’apparaisse jamais dans le cadre du montage offshore. Et pour cause : à la même époque, la BNP préside le comité rassemblant les créanciers privés du Congo. Elle connaît donc l’étendue de la dette congolaise et ne peut pas prêter directement au Congo dans ces conditions.

    L’omniprésence de Total est telle que, dès la création du montage, l’un des gestionnaires de Jersey met en garde le géant des hydrocarbures. Dans un mail envoyé à Gide Loyrette Nouel, le fiscaliste écrit : « Avec autant de garanties (…) envers Total, si jamais cela devait pour une quelconque raison atterrir devant les tribunaux, je pense que le juge pourrait décider que Total est le véritable gestionnaire » du montage… ce qu’évidemment Total veut absolument éviter. D’autant que son prédécesseur, Elf, avait déjà fait l’usage de montages peu ou prou identiques dans les années 1990, de l’aveu même du PDG de l’époque, Loïk Le Floch-Prigent.

    L’attaque des vautours

    Ce secret aurait pu s’oublier dans les placards de Total sans l’entrée en jeu d’Elliott Management, un fonds d’investissement américain spécialisé dans l’achat de dette souveraine, considéré comme un « fonds vautour » pour ses méthodes très agressives.

    L’une de ses filiales aux îles Caïmans, Kensington International Limited, détient une partie de la dette congolaise, rachetée au rabais. Elle cherche à obtenir le paiement de sa créance depuis quelques années déjà, mais faute d’obtenir le remboursement intégral des 93 millions de dollars qu’elle réclame encore à l’Etat congolais, Kensington s’est tournée vers Likouala, qu’elle soupçonne d’être une « façade » du Congo-Brazzaville.

    Représenté par Appleby – le cabinet d’avocats au cœur des « Paradise Papers » –, le fonds assigne l’actionnaire unique de Likouala, Montrow, devant un tribunal aux îles Vierges britanniques, après avoir obtenu des jugements favorables à Jersey, en Angleterre et aux Etats-Unis. Cherchant notamment à établir une volonté de dissimulation et de fraude de la part du Congo, les plaignants se livrent à une bataille légale féroce et très coûteuse durant la période d’instruction, qui s’étale sur toute l’année 2007. L’un des acteurs va jusqu’à assigner Gide Loyrette Nouel et la BNP en justice en France dans le but d’obtenir des documents permettant de prouver la fictivité du montage offshore, mais les plaintes sont jugées irrecevables.

    Le règlement secret

    Ce procès aux îles Vierges, prévu pour février 2008, est l’occasion pour la justice de déterminer une bonne fois pour toutes qui est le véritable propriétaire de Likouala. Mais la vérité judiciaire n’éclatera pourtant jamais au grand jour. Les avocats de Kensington et du Congo parviennent in extremis à un règlement à l’amiable. Dans l’accord paraphé le 15 janvier 2008, le Congo se résout à payer « une somme d’argent (…) en règlement des revendications découlant des jugements au Royaume-Uni ».

    En échange, Kensington renonce à toute prétention supplémentaire sur « les dettes souveraines qu’elle a achetées ». Le fonds d’investissement abandonne aussi toutes ses procédures judiciaires, y compris contre Total et la BNP. En professionnels respectueux du secret des affaires, les cabinets d’avocats représentant Kensington s’engagent même à effacer les milliers de pages de documentation utilisées durant le préprocès. Aucune publicité n’est faite de l’accord, ou du contenu des discussions.

    La société Likouala n’existe plus depuis janvier 2011. Quelques mois auparavant, elle avait cédé pour 130 millions de dollars sa concession pétrolière à CongoRep, une coentreprise détenue par la République congolaise et la compagnie franco-britannique Perenco. Une fois les dettes à la BNP et à Total soldées, Brazzaville devait récupérer au moins 52,2 millions de dollars dans l’opération. Les pudiques comptes publics congolais empêchent pourtant toute vérification.

    Total a assuré dès 2003 avoir « cédé son intérêt de 65 % dans la concession » Likouala sans jamais plus s’appesantir sur la question. Contactée à de multiples reprises, la société s’est contentée de justifier, par le biais d’un porte-parole du groupe, que « cette opération s’est inscrite dans un cadre légal et n’a causé de préjudice à personne. » Les autres protagonistes n’ont pas souhaité commenter les informations du Monde, et pour cause : la plupart sont liés à une clause de confidentialité qui leur interdit de « publier des communiqués de presse à des fins de divulgation de l’accord » signé aux îles Vierges britanniques.