« Projet Daphne » : qui a ordonné l’assassinat de Daphne Caruana Galizia ?
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Dix-huit médias, dont « Le Monde », réunis dans le partenariat international « Forbidden Stories », ont enquêté sur la mort en 2017 de la journaliste maltaise, et poursuivi son travail d’enquête. Premier volet.
Tout au fond de la petite salle du tribunal de La Valette, le vieil homme se prend la tête entre les mains. Lundi 26 mars, c’est la troisième fois que Michael Vella entend l’insoutenable. Le récit de l’assassinat de sa fille, la journaliste d’investigation maltaise Daphne Caruana Galizia, brûlée vive dans l’explosion de sa voiture, le 16 octobre 2017. La troisième fois que repasse le film de ces interminables minutes où les flammes dévorent tout, sans que pompiers et policiers puissent intervenir.
A quelques mètres de lui, trois hommes sont assis côte à côte sur le banc des accusés, deux frères, Alfred et George Degiorgio, dits « la Fève » et « le Chinois », et Vincent Muscat – il n’a aucun lien de parenté avec le premier ministre de l’île, Joseph Muscat. Bien connus à Malte pour leur proximité avec le banditisme, ils ont été mis en cause par le passé dans des affaires d’armes à feu et de règlements de comptes. Mains posées sur les genoux, regards vides, vissés sur la juge, ils ne laissent paraître aucune émotion. De temps en temps, « le Chinois » jette un coup d’œil furtif vers les journalistes étrangers venus assister à l’audience.
Depuis leur arrestation, le 4 décembre 2017, pour l’assassinat de la journaliste la plus célèbre et la plus pugnace de l’île, pasionaria de la lutte anticorruption, les trois hommes n’ont pas lâché un mot aux enquêteurs ni à la justice. En vertu du système judiciaire maltais, les preuves sont présentées tout au long de l’instruction, lors d’auditions publiques où médecins, policiers, militaires intervenus sur la scène du crime, et témoins, sont appelés à la barre. Ils jurent de dire la vérité, en embrassant un imposant crucifix, placé à côté d’un micro.
Une île où « tout le monde se connaît »
Suivie en direct par tous les sites d’information du pays, l’instruction de l’assassinat de Daphne Caruana Galizia n’est pas seulement le plus gros dossier criminel depuis des décennies à Malte, petite île de 440 000 habitants, entrée dans l’Union européenne en 2004. Il est celui qui suscite le plus de passions, dans cette microsociété insulaire, où, répètent à l’envi les habitants, « tout le monde se connaît ». Une société minée depuis toujours par le crime organisé et les affaires de corruption, ultrapolarisée entre deux clans : les travaillistes, au pouvoir depuis 2013, et les nationalistes.
Le véritable procès est loin d’être programmé, et le verdict n’est pas attendu avant plusieurs années. Mais les preuves contre les deux frères Degiorgio et Vincent Muscat sont accablantes. Le nom des potentiels commanditaires reste en revanche un mystère, et c’est bien là ce qui occupe tous les esprits. Les assassins de la journaliste qui traquait la corruption jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir ont-ils pu agir sur ordre politique ? La rumeur court sur l’île.
Lundi 16 octobre 2017, en début d’après-midi, Daphne Caruana Galizia doit se rendre à la banque. Depuis plusieurs semaines, son compte est bloqué en raison d’une énième poursuite en diffamation, qu’elle collectionne autant que les insultes. Sympathisante du parti d’opposition nationaliste mais attachée à sa liberté et son indépendance, la journaliste de 53 ans, mariée à un avocat réputé, mère de trois jeunes adultes, a multiplié avec une certaine hargne les révélations sur les pratiques du gouvernement travailliste. Ce qui lui vaut une haine tenace de la part de plusieurs ministres et de leurs partisans.
Sur son blog au nom explicite, Running Commentary (« commentaire continu »), qu’elle veut alimenter sans relâche, elle a affirmé, en février, que le ministre de l’économie, Chris Cardona, aurait fréquenté une maison close au cours d’un voyage officiel en Allemagne. Il a porté plainte et fait saisir ses comptes à titre conservatoire. Elle doit utiliser des chèques signés par son mari pour régler ses dépenses.
Son fils Matthew Caruana Galizia est à la maison, ce 16 octobre 2017. Journaliste expert en traitement de données, employé par le Consortium international des journalistes d’investigation qui a révélé les « Panama Papers » et les « Paradise Papers », il est revenu travailler à Malte voici quelques semaines. Son autre fils, Andrew Caruana Galizia est à Malte lui aussi, mais dans son bureau de La Valette. Diplomate en poste à New Delhi, il a été brutalement rappelé, sans explication, après la victoire des travaillistes aux élections de juin 2017. Des élections anticipées que sa mère a contribué à provoquer, avec de nouvelles révélations sur le pouvoir.
Les représailles contre Andrew Caruana Galizia ont durement affecté Daphne. « Ma mère se sentait responsable pour ma carrière, elle s’était arrêtée d’écrire pendant deux ou trois semaines, peut-être un mois. Ce fut probablement sa plus longue période sans écrire. Je lui avais dit de ne pas s’en faire. Que si c’était cela la pire chose qu’ils pouvaient nous faire, ça irait… », raconte aujourd’hui Andrew, qui s’est exilé à l’étranger depuis le meurtre, comme ses deux frères.
Devant l’entrée principale du palais de justice de La Valette, le 26 mars, lors d’une audience de comparution des assassins présumés de la journaliste Daphne Caruana Galizia.
Mal dans sa peau, souvent prise à partie dans la rue, la journaliste-blogueuse ne sortait presque plus de chez elle, de peur d’être prise en photo à son insu par un assistant du premier ministre, qui l’a prise pour cible et la dénigre. « Je ne peux même plus aller à la plage », se confie-t-elle, le 6 octobre 2017, à un enquêteur du Conseil de l’Europe qui prépare un rapport sur les menaces contre les journalistes. Daphne Caruana Galizia a raconté les multiples menaces de mort dont elle a été la cible. « Tous mes problèmes viennent du fait que le Parti travailliste a fait de moi un bouc émissaire national », assure-t-elle dans cet ultime entretien avant sa mort.
Mais la liste de ses ennemis est longue, car Daphne Caruana Galizia s’était mise, depuis peu, à traquer la corruption au sein du Parti nationaliste. Elle a ainsi découvert que le nouveau chef de file, Adrian Delia, avait fait transiter de l’argent de la prostitution à Londres, sur les comptes d’une société offshore. Lui aussi a porté plainte en diffamation.
Les traces de pneus de la voiture de Daphne Caruana Galizia après l’explosion, à Bidnija, dans le nord de Malte. La journaliste d’investigation est morte des suites de la détonation.
Une demi-heure avant de mourir, Daphne jette ces mots sur son site : « Les escrocs sont partout. La situation est désespérée. » Il est 14 h 55 quand la journaliste sort de chez elle, une jolie maison bourgeoise située à Bidnija, dans un des rares coins de l’île à la nature préservée. Elle s’apprête à partir, mais se ravise : elle a oublié le chéquier de son mari. Elle revient sur ses pas, puis repart, chéquier en main. Grimpe dans sa voiture. Démarre.
Trois minutes plus tard, la bombe placée sous le siège conducteur explose. La Peugeot 108 de Daphne est projetée dans le champ qui borde la route, la journaliste n’a aucune chance de s’en sortir. Son fils Matthew bondit hors de la maison. La plaque d’immatriculation et les enjoliveurs qui ont roulé à terre ne laissent aucun doute sur ce qui vient d’arriver.
« Je crois qu’elle avait deviné quelque chose… »
Un homme, un voisin, a tout vu. Il a 60 ans, s’appelle Frans Sant et vit depuis sous tranquillisants, hanté par la scène. Au volant de sa voiture, de retour de courses, il explique avoir croisé celle de Daphne, qui roulait doucement puis s’est arrêtée. Il raconte une première explosion, avec « des étincelles sous la voiture », suivie d’une deuxième, « quatre ou cinq secondes après », qui a transformé le véhicule en « une boule de feu ».
« Pauvre femme… Je crois qu’elle avait deviné quelque chose, dit-il, car elle s’était arrêtée. A la première explosion, elle était vivante. Je l’ai vue paniquer dans sa voiture, elle était consciente de ce qui se passait avant de mourir. Je vais vous dire quelque chose que je n’ai encore jamais dit, même pas au tribunal. Je l’ai entendue crier, les deux fois. Un grand cri. Et puis elle est devenue cette boule de feu. »
ll faudra un peu moins de deux mois aux policiers pour arrêter la fratrie Degiorgio et Vincent Muscat, dans un entrepôt de pommes de terre du port de La Valette. Les enquêteurs maltais, aidés du FBI américain, d’Europol et de la police scientifique néerlandaise, ont identifié les trois hommes grâce à leurs téléphones portables, qui ont « borné » sur la scène du crime.
Les suspects ayant gardé le silence pendant tous les interrogatoires, la question de leur mobile et du nom de leur éventuel commanditaire reste entière. Mais leur mode opératoire a vite été reconstitué. La bombe placée sous le siège de la Peugeot que louait Daphne Caruana Galizia a été déclenchée par un SMS envoyé de la mer, depuis un bateau mouillé à des kilomètres en contrebas du domicile de la journaliste. Or le matin du crime, les caméras de surveillance du port de La Valette ont enregistré l’image du « Chinois » partant en mer sur son bateau, le Maya.
L’ADN de « la Fève » a, lui, été retrouvé sur un mégot de cigarette, juste à côté du lieu de l’explosion. A l’endroit précis où une mystérieuse voiture blanche semblant en faction avait été repérée par un voisin, les jours précédant l’explosion. Quant à Vincent Muscat, c’est lui qui se serait occupé de préparer la bombe. Son portable, en effet, a été tracé sur la commune de Bidnija dans la nuit du 15 octobre 2017, deux jours avant l’assassinat. Sur le téléphone portable du « Chinois », la police a intercepté un SMS, que le déclencheur de la bombe a envoyé à sa compagne, juste après l’explosion, en rentrant au port :
« Achète-moi du vin, mon amour. »