• affordance.info : Fifty Shades of Fake. Le jour des fous et des mensonges. Et les 364 autres.
    http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2018/04/fifty-shades-of-fake.html
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    par Olivier Ertzscheid

    De mon point de vue, trois raisons suffisent à expliquer et à circonscrire l’ampleur actuelle du phénomène des Fake News et à constater qu’à rebours du poisson qui n’est pas que d’Avril, l’affaire, elle, est quasi-insoluble :

    une architecture technique toxique au service du faux,
    nos biais cognitifs (dont notre appétence pour le faux),
    les régimes de vérité propres à chaque plateforme.

    Au demeurant la différence entre ces régimes de vérité explique le récent (22 mars 2018) « clash » entre Google et Facebook sur le sujet des Fake News. Facebook défend un positionnement « hybride » qui l’amènerait à accréditer certaines sources et certains journalistes alors que Google s’y refuse en y voyant un risque pour la liberté d’expression. De fait, la popularité - le régime de vérité de Google - est une externalité, alors que celui de Facebook - l’engagement - suppose un contrôle total des internalités. De son côté, Twitter ayant toujours autant de mal à trouver un modèle économique qu’un régime de vérité, préfère officiellement se reposer sur un postulat d’auto-organisation en feignant d’oublier les effets de la tyrannie des agissants qu’entretient là encore sa propre architecture de la viralité.

    Il serait naïf de croire que les changements de règle annoncés (comme par exemple le fait de « purger » des pages ou des sites de presse qui masqueraient délibérément leur pays d’origine) seront pérennes. Chacun des GAFAM nous a habitué à des évolutions de leurs CGU aussi floues que brutales et ne correspondant à aucune autre logique que celle d’éteindre un incendie médiatique entamant leur image ou de permettre d’augmenter leurs marges et leurs revenus. La seule règle que les plateformes appliquent avec constance est celle de la dérégulation.

    Il est illusoire de croire que les actionnaires des plateformes renonceront à une partie de leurs dividendes au prix d’une lutte contre la désinformation. Ils l’ont explicitement indiqué, la garantie de leurs marges ne se négocie pas. Un écho aux fabriquants de Fake News qui assument à titre individuel des motivations au moins autant financières qu’idéologiques (lire également le reportage saisissant de Wired sur les jeunes rédacteurs de Fake News en Macédoine).

    Il n’y a rien à attendre de la rémunération des éditeurs et des sites de presse par des plateformes, plateformes dont l’architecture technique est la condition d’existence du problème qu’elles prétendent vouloir régler. Facebook rémunérant des Fact-Checkers c’est aussi pertinent que l’industrie du tabac rémunérant des pneumologues.

    Sinon on peut aussi laisser le même Facebook financer un programme de recherche sur la désinformation, ou faire confiance au Figaro pour enquêter sur Serge Dassault.

    De son côté Facebook avait annoncé en Août 2017 qu’il allait priver de publicité (= de la possibilité de lui acheter de la publicité) les pages diffusant des Fake News. Mais que la mesure était temporaire et que si les pages se remettaient à publier de vraies informations elles pourraient de nouveau acheter de la publicité, et que bien sûr les pages (détectées on ne sait pas trop sur quelle base ni avec quel systématisme ou quelle régularité) ne seraient pas supprimées. Notez bien que dès Novembre 2016, au lendemain de l’élection de Trump, Google et Facebook annonçaient déjà leur intention de restreindre et de limiter l’accès à leurs régies publicitaire pour les sites « douteux ». Il faut croire que ces mesures n’ont pas été suivies d’effet probants. A moins bien sûr qu’elles n’aient que très mollement été mises en oeuvre ...

    Internet a bouleversé, durablement et radicalement, les régimes de construction des opinions. C’est un fait et non un faux. Et il faut l’accepter et le comprendre comme tel.

    Internet a - entre autres - inauguré une société des avis. Tout est noté et notable. Avisé et avisable. Des avis déposés sur tout et sur n’importe quoi, des objets, des compétences, des gens, des lieux, et des avis autorisés seulement par l’entremise des mêmes infrastructures et architectures techniques qui les nécessitent pour entretenir un modèle d’affaire qui devient toxique pour toute forme de diversité dès qu’il passe à l’échelle industrielle.

    A ce stade du raisonnement, du constat et des propositions ci-dessus, n’oublions pas que le principal problème de nos sociétés, démocratiques autant que connectées, n’est pas celui des Fake News mais celui de phénomènes spéculatifs qui relèvent d’une triple forme de capitalisme : capitalisme cognitif (à l’échelle macro), capitalisme de la surveillance (à l’échelle structurelle) et sémio-capitalisme à l’échelle conjoncturelle

    Plus globalement ce qui est en cause ici c’est l’explosion circonstancielle ou délibérée de nos cadres collectifs d’énonciation, d’éducation et d’entendement. Et des repères mémoriels qu’ils contribuent à construire, à préserver et à expliciter. Et à ce titre lutter contre les architectures techniques toxiques doit être une priorité. Une priorité absolue. En profiter pour lutter pied à pied contre chaque nouvelle avancée du capitalisme de la surveillance doit en être une autre. Et plus que tout, par-dessus et au-delà de tout, il nous faut investir massivement dans l’éducation. La mémoire collective construite par l’éducation comme rempart aux contre-vérités individuelles instruites par des logiques marchandes se déployant au sein d’architectures techniques toxiques. Le combat est celui-là. Et aucun autre.

    #Fake_news #Médias_sociaux #Vérité #Olivier_Ertzscheid