« Emmanuel Macron est capable d’audace et de transgression » ; une "révolution énergétique a commencé sous l’impulsion de Nicolas Hulot", nous dit une tribune d’Edgar Morin (Sociologue et philosophe), LE MONDE | 21.02.2018
Chacun possède une dualité, voire une multiplicité intérieure, mais certains personnages historiques sont remarquables par une dualité politique étonnante. Ainsi de Gaulle, à la fois rebelle et rassembleur national pendant la guerre, porté au pouvoir par l’Algérie française et renversant ses géniteurs putschistes pour reconnaître l’Algérie algérienne, politiquement rénovateur et socialement conservateur durant sa présidence.
Pour comprendre Macron, je partirais d’un fait de vie privée qui traduit un choix de vie audacieux et une capacité de transgression extraordinaire : contre vents et marées et plutôt contre les obstacles des milieux conformistes bourgeois de province, il épouse sa professeure de lycée plus âgée que lui et déjà mère de deux enfants, et il assume cette transgression ouvertement tout au long de sa carrière.
QUAND IL SE LANCE DANS L’AVENTURE PRÉSIDENTIELLE, IL TRANSGRESSE TOUTES LES RÈGLES DU JEU APPAREMMENT INAMOVIBLES DE L’ADOUBEMENT PAR UN PARTI
Quand il se lance dans l’aventure présidentielle, il transgresse toutes les règles du jeu apparemment inamovibles de l’adoubement par un parti et il part aventureusement, créant de toutes pièces un rassemblement dynamique d’éléments captés dans les partis, qui s’en disloquent, ce qui, évidemment dans des circonstances favorables, le conduit à la présidence de la République. On peut dire qu’il y a du Bonaparte, du Boulanger, du de Gaulle dans cela, mais la différence est qu’il n’y a au départ aucun prestige ni gloire militaire, mais un jeune civil audacieux.
Par ailleurs, une autre étonnante dualité réside dans le fait d’être un intellectuel littérairement et philosophiquement cultivé et un homme qui fait carrière aux antipodes de la philosophie, dans la banque et la finance.
Hulot ou l’antagonisme au gouvernement
D’où une autre dualité. Il remet à l’actualité le souci du grand destin de la France, se hausse au niveau de l’intérêt national supérieur, mais, en même temps, sa pensée politico-économique demeure totalement conforme au néolibéralisme et plus encore à la vulgate technocratique économique régnante dans les classes dirigeantes, comme chez ses prédécesseurs, fondée sur la compétitivité, les économies budgétaires, les faveurs aux entrepreneurs et les restrictions aux salariés, et respectant comme évident le pouvoir financier. Et lui-même a plusieurs fois affirmé sa conviction que la richesse nationale vient principalement des riches.
Les cabinets ministériels sont truffés plus que jamais de jeunes technocrates qui ne voient le réel qu’à travers les chiffres. On arrive même à une contradiction entre sa pensée humaniste affirmée et le comportement concret du ministre de l’intérieur, des instances policières et judiciaires à l’égard des réfugiés.
SUR NOTRE-DAME-DES-LANDES, IL NE SE RALLIE PAS À LA CONCEPTION DES ZADISTES, MAIS IL TRANSGRESSE LA VISION TECHNO-ÉCONOMIQUE DOMINANTE
Enfin, Emmanuel Macron a instauré de lui-même, sinon une contradiction, du moins un antagonisme, au sein de son gouvernement, non tant en mêlant ministres issus de la gauche et de la droite, mais en y installant à une place noble [ministre de la transition écologique] Nicolas Hulot, symbole des problèmes écologiques devenus vitaux et d’une nouvelle politique.
Cela dit, deux actes macroniens témoignent d’un début de transgression de la vulgate techno-économique. Le premier est la riposte à la décision du président Trump de renoncer à l’accord international sur le réchauffement climatique, dans le discours où s’énonce pour la première fois une pensée planétaire, « Make our planet great again ». Le second est dans le renoncement à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes où s’étaient cristallisées et radicalisées deux conceptions de la société. Il ne se rallie certes pas à la conception des zadistes, mais il transgresse, dans ce cas symbolique, la vision techno-économique dominante dont il était le promoteur.
Une autre pensée économico-politique
Va-t-il évoluer et passer de la transgression au renoncement, du renoncement à l’adoption d’une autre pensée économico-politique ? Cette autre pensée a déjà été formulée. C’est celle d’une grande politique de salut public, dont la révolution énergétique (qui a commencé sous l’impulsion de Nicolas Hulot) serait un premier élément, et comporterait une grande politique des villes visant à dépolluer et déstresser la vie urbaine, une grande politique des campagnes faisant régresser l’agriculture et l’élevage industrialisés, ravageurs des terres, dont les produits standardisés sont insipides et insanes, au profit de l’agriculture fermière, raisonnée, et bio.
Lire aussi : Petite philosophie du macronisme
L’une et l’autre politique auront besoin de main-d’œuvre, fourniraient du travail, feraient régresser le chômage, l’une et l’autre auraient un apport décisif à la santé publique et susciteraient d’énormes réductions dans les dépenses de pharmacie, de médecine, des hôpitaux.
Enfin, ces deux volets politiques auraient besoin d’être complétés par un grand projet de solidarité qui oriente le service national annoncé des jeunes en service national de solidarité, qui opère la création dans tout le tissu urbain français des maisons de solidarité, qui effectue prêts ou subventions favorisant et stimulant toutes entreprises ayant un caractère d’entraide de secours et de solidarité.
La transgression peut être une progression
La promotion conjointe de responsabilité et de solidarité seraient elles-mêmes favorisées par une réforme profonde de l’éducation dont est capable le ministre en exercice, Jean-Michel Blanquer, qui enseignerait le mieux-vivre. C’est bien là la nouvelle voie qui permettrait à M. Macron de réaliser son aspiration profonde, qui est d’inscrire sa marque historique dans le destin national et d’infléchir le destin planétaire. C’est à cette ultime transgression, qui serait alors une grande progression, que le convient les forces vives du pays.
Emmanuel Macron ira-t-il soit progressivement, soit par conversion rapide, vers un grand destin national, lequel est inséparable d’une grande politique, pas seulement extérieure, mais intérieure ? Autrement, il n’y aura pas de grande présidence. Au moment de conclure, une voix me dit que j’ai aussi mon double « je » :
« Cet espoir est-il crédible ? N’est-il pas déjà trop installé dans son credo techno-économique ? N’a-t-il pas acquis définitivement le culte de la réussite et le dédain pour les laissés-pour-compte ?
– Peut-être, je ne sais pas… Mais je sais qu’il est capable d’audace et de transgression. »
Après Emmanuel Carrère et François Dosse (j’ai du en louper), une autre présentation du énième président des riches en intellectuel "complexe", de quoi raffermir un anti intellectualisme déjà bien présent dans l’hexagone.