• Insouciances du cerveau - Emmanuel Fournier par-delà la matière grise, Par Jean-Paul Thomas (Collaborateur du « Monde des livres »)
    http://www.lemonde.fr/livres/article/2018/04/26/emmanuel-fournier-par-dela-la-matiere-grise_5290859_3260.html

    Dans « Insouciances du cerveau », le philosophe conteste aux neurosciences le pouvoir de tout dire du moi et de la pensée.

    Insouciances du cerveau, précédé de Lettre aux écervelés, d’Emmanuel Fournier, L’Eclat, « Philosophie imaginaire », 176 p., 18 €.

    Le prestige des neurosciences et des sciences cognitives porte au conformisme. Il est téméraire de se montrer irrévérencieux à leur égard, tant la moindre réserve est tenue pour de l’insolence et fait courir le risque d’une marginalisation. Aussi est-ce sur les doigts d’une main que se comptent les impertinents qui entendent ne pas céder à l’intimidation. Emmanuel ­Fournier est l’un d’eux. Précédé d’une Lettre aux écervelés, Insouciances du cerveau présente un duel : l’auteur affronte les neurosciences et l’imagerie cérébrale en un combat à fleurets mouchetés.

    Il est vrai que l’ambition théorique – et pratique – des neurosciences est immense. Leur projet fondateur est de comprendre comment le cerveau fonctionne, d’examiner les processus qui sont à la source de nos connaissances. En somme, penser la pensée, avoir la connaissance de la connaissance, en posant qu’elle s’explique par l’organisation d’un système matériel, notre cerveau. Physiologiste et philosophe, Emmanuel Fournier est informé des recherches en cours, mais juge leur prétention exorbitante, et leur sérieux pesant. Sa préférence va à la pensée capricieuse, légère, attentive aux rencontres. A Roscoff, à Ouessant – le livre fait état de ces séjours –, les pensées lui viennent en marchant. Il les note sur un carnet, tenu de juin à décembre 2015. Comme un peintre qui reprend ses croquis à l’atelier, il élucide ensuite ses intuitions et ses questions.

    Comment me comprendre ? Que faire de mon cerveau, cet organe de contrôle que les appareils d’imagerie exhibent ? Un dialogue familier se noue entre lui-même et son double, ce cerveau qui, selon les neurosciences, « décide de tout pour moi » et fait de moi « cet écervelé qui dit “je” sans savoir de quoi il retourne ». A mille lieues de l’ordinaire jargon neuro­scientifique, ce dialogue met en scène une distance instaurée entre le « je » et son double, le cerveau, dans lequel les neurosciences nous enjoignent de trouver notre identité. Par elle cette identité se diffracte et se trouble, puisque le « je » affiche qu’il l’excède.

    Ne pas céder au vertige techniciste

    Plaisant, car talentueusement mis en œuvre, ce dispositif atteindrait vite ses limites s’il n’était relayé par l’analyse des cadres normatifs que proposent les neurosciences. En décrivant ce que nous sommes, elles nous prescrivent ce que nous devons être : « Le risque, c’est que je sois définitivement étiqueté selon mes caractéristiques cérébrales, stigmatisé d’après elles, jugé selon cette nouvelle norme et que je ne puisse plus y échapper. » Crainte injustifiée, répond un « éminent spécialiste des neurosciences », car le cerveau est malléable, ses performances seront améliorées par l’implantation d’essaims de neurones et le recours à des annexes cérébrales. L’homme augmenté est à l’ordre du jour. Il sera plus compétitif. Ceux qui rateront le coche seront exclus à juste titre de l’émouvante aventure technologique qui se profile…

    Sans chercher à préserver l’illusoire pouvoir du « je », Emmanuel Fournier refuse de céder au vertige techniciste comme d’admettre que le cerveau, condition physiologique d’une activité mentale, nous dicte nos pensées. Ce « neuroscepticisme » n’écarte pas les neurosciences, mais conteste le choix – qu’elles favorisent – d’orienter la pédagogie, l’économie et l’éthique en prenant en compte leurs seuls enseignements, dans la pure méconnaissance de la construction sociale de nos pensées et de nos conduites. Tel est le pendant politique de notre modernité intellectuelle.

    Overdose de neurosciences cognitives et comportementales, Elisabeth Roudinesco
    Dans « La Mécanique des passions », Alain Ehrenberg corrèle l’engouement pour la mythologie cérébrale à l’individualisme contemporain, sans parvenir à étayer sa thèse.

    La Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société, d’Alain Ehrenberg, Odile Jacob, 336 p., 23,90 €.

    Sociologue, directeur de recherches au CNRS, Alain Ehrenberg étudie dans ce nouveau livre les raisons pour lesquelles les neurosciences cognitives et comportementales (NSCC) suscitent un tel engouement qu’elles ont supplanté la psychanalyse et la psychiatrie dans l’approche des maladies de l’âme et des comportements humains normaux, depuis l’observation des enfants scolarisés jusqu’à celle des adultes en bonne santé.
    L’affirmation d’une efficacité thérapeutique quantifiée par des évaluations ne suffit pas, selon lui, à expliquer cette fascination qui a conduit de nombreux chercheurs à ajouter le préfixe « neuro » à leur discipline : neuro-économie, neuro-histoire, neuro-psychologie, neuro-ceci ou cela. Tout se passe comme si l’on ne pouvait plus penser la condition humaine sans une référence obligée à une plasticité cérébrale censée expliquer à elle seule nos manières de vivre, de boire, de manger, de faire l’amour, de réussir ou d’échouer. Plus besoin de parler, il suffirait de regarder des flux synaptiques pour connaître le « potentiel caché » de chaque individu. Tel serait, selon l’auteur, le programme de cette « tribu » NSCC : étendre son pouvoir bien au-delà du domaine de la science et du traitement des pathologies.
    Lame de fond
    A travers une enquête menée avec les instruments d’une sociologie non encore neuronale, Alain Ehrenberg relate les modalités d’implantation de ce nouveau récit, né dans les universités de la Côte ouest des Etats-Unis et qui a envahi nos sociétés depuis une trentaine d’années. Cette lame de fond, qu’il considère comme le principal « baromètre » de l’individualisme contemporain, serait liée à la transformation de la subjectivité, paradigme des angoisses infantiles et généalogiques.

    Plus besoin de savoir qui l’on est ni d’où l’on vient, il suffirait, pour vivre bien, d’obéir à des exercices visant à évacuer de soi les souffrances, les désirs, les souvenirs, afin d’accéder à une sagesse cérébralement correcte, centrée sur la compétence et la performance. Mais pour cela, note curieusement Alain Ehrenberg, de même que les cas choisis par Freud ont pu, parce qu’ils confirmaient ses hypothèses, assurer la domination de la psychanalyse, les NSCC doivent encore découvrir les patients dont les « cerveaux pourraient incarner [leurs] ambitions ». Mais comment trouver un sujet dont l’histoire se résumerait à celle de ses neurones ? Difficile…
    Catéchisme neuronal
    En achevant La Mécanique des passions, on est pris de vertige. On imagine qu’un jour on parlera de neuro-management, neuro-politique ou neuro-journalisme, et qu’on installera partout des scanners afin de mesurer en direct la mécanique passionnelle de tous les cerveaux humains. Cependant, on continue de se demander pourquoi l’auteur suppose que ce catéchisme neuronal, dont il souligne qu’il est en passe de réduire à néant les composantes sociales, psychiques et historiques de la subjectivité humaine, serait le reflet de l’individualisme contemporain.
    Ehrenberg ne parvient jamais à le démontrer, parce que, chose étrange pour un sociologue, son enquête ne s’intéresse pas aux pratiques réelles des individus. L’engouement pour cette mythologie cérébrale est incontestable dans le champ des savoirs, où les résultats objectifs des sciences du cerveau suffisent à expliquer leur position prépondérante. Mais ce n’est pas une croyance aussi universellement partagée qu’il semble le penser. En témoigne le fait que les individus contemporains – des milliers de patients – ne se tournent pas, pour assurer leur bien-être, vers les NSCC, mais vers les médecines ou les thérapies alternatives (homéopathie, kinésiologie, etc.), répondant ainsi, spontanément, aux excès du scientisme par le recours à l’obscurantisme.

    Gérard Pommier : « Les neurosciences sont utilisées par certains en contradiction avec leurs résultats les plus assurés »
    Dans une tribune au « Monde », le psychanalyste juge que les difficultés dans l’acquisition des savoirs sont bien davantage liées à des questions sociales et familiales que neurobiologiques.

    [Le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a porté en début d’année sur les fonts baptismaux un nouvel organisme : le conseil scientifique de l’éducation nationale, dont il a confié la présidence à Stanislas Dehaene, professeur de psychologie cognitive au Collège de France. Objectif de ce scientifique : « Tenter de dégager des facteurs qui ont prouvé leur effet bénéfique sur l’apprentissage des enfants. » Même si les chercheurs en sciences cognitives n’occupent que six des vingt et un sièges dudit conseil, cette nouvelle orientation du ministère de l’éducation nationale suscite de vives polémiques. Tant les syndicats que des chercheurs renommés craignent que les sciences cognitives prennent le pas sur les sciences de l’éducation. Pour eux, enseigner est un art et non une science. De plus, les sciences cognitives sous-estimeraient l’influence de l’environnement social de l’élève dans ses performances. Au contraire, les partisans des neurosciences affirment que leurs thèses sont trop souvent caricaturées et qu’ils sont tout à fait conscients de cette influence.]

    Tribune. Le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, vient donc d’installer un conseil scientifique dominé par des neuroscientifiques. Dans une récente interview, il a déclaré que « l’école est la petite-fille des Lumières »… et qu’il fallait donc se conformer aux résultats les plus avancés de la science. Quelle bonne idée ! Qu’il le fasse surtout ! Ce serait si bien s’il se conformait aux travaux des plus grands neuroscientifiques !
    Jean-Pierre Changeux, dans son livre phare, L’Homme neuronal (Fayard, 2012), a donné les résultats d’une expérimentation majeure : les neurones de l’aire du langage ne se développent que s’ils sont stimulés par les sons de la voix maternelle. Les neurones qui ne correspondent pas meurent. Ces expériences corroborent la fameuse tentative de Louis II, roi de Sicile (1377-1417) : celui-ci fit isoler dix enfants avec interdiction de leur parler, pour savoir en quelle langue ils parleraient spontanément, en hébreu, en latin ou en grec. Ils moururent tous. L’organisme ne grandirait pas sans la boussole de ses parents et de la culture dans laquelle il est né. Les observations des neuroscientifiques ne font qu’enregistrer des conséquences, qui ne sont pas des preuves.
    En 2010, j’ai eu l’occasion d’exposer au cours d’un congrès qui s’est tenu à Berlin mes propres travaux sur la reconstitution de zones du cerveau lésées après un accident. Si le cerveau fonctionnait seulement en circuit fermé, appuyé sur sa mémoire et sur ses gènes, cette reconstitution serait incompréhensible. La renaissance d’une zone lésée ne s’effectue que grâce à une rééducation relationnelle et la présence des proches : ce sont les souvenirs emmagasinés dans d’autres zones qui reconstituent la lésion. Le centre du cerveau n’est pas dans le cerveau – mais depuis la naissance – dans la parole qui est, elle aussi, une réalité matérielle.
    Aucune preuve génétique des difficultés d’apprentissage
    A Toulouse et à Ivry, j’ai participé à des débats publics avec le neurophysiologiste Jean-Didier Vincent. A chaque fois, ses considérations ont glissé vers des arguments franchement psychologiques. Lors d’un colloque qui s’est tenu à Paris en octobre 2017 sur l’autisme, les neuroscientifiques Richard Delorme et Bertrand Jordan ont d’abord dit qu’il n’existait aucune preuve génétique de l’autisme, pour ensuite raisonner comme si c’était prouvé. Est-ce bien scientifique ? En septembre 2018 viendra à Paris le professeur Eric Kandel, Prix Nobel de médecine en 2000 et auteur du livre A la recherche de la mémoire, une nouvelle théorie de l’esprit (Sciences, 2017). Il répond à l’invitation de psychanalystes, car le débat doit se poursuivre.
    Lire aussi : Ecole : l’utilisation des neurosciences interroge des enseignants

    Il faut le dire : il n’existe à ce jour aucune preuve génétique, neurodéveloppementale ou héréditaire de la souffrance psychique et des difficultés d’apprentissage. En revanche, il existe des preuves surabondantes des déterminations familiales et socioculturelles comme facteurs majeurs des difficultés scolaires. C’est aux sociologues, aux spécialistes de la souffrance psychique… et surtout aux enseignants qu’un « conseil de l’éducation nationale » devrait donner priorité ! Ils en sont largement absents.
    A cette sorte de position en porte-à-faux s’en ajoute une seconde : les neurosciences sont utilisées par certains neuroscientifiques en contradiction avec leurs résultats les plus assurés. On peut trouver sur le site de l’éducation nationale un document qui recommande aux enseignants comment faire le diagnostic TDA/H (trouble déficit de l’attention/hyperactivité) qui est annoncé comme une « maladie neurodéveloppementale ». Il n’en existe aucune preuve, et ce diagnostic n’est même pas reconnu dans les nomenclatures françaises.
    Les laboratoires pharmaceutiques à l’affûtique
    Ce diagnostic inventé a comme conséquence la plus fréquente l’administration de Ritaline [un psycho-stimulant], qui est une drogue provoquant une accoutumance. L’association Hypersupers TDA/H France, qui se veut « une interface entre les patients, les familles et les différentes institutions médicales et scolaires », est subventionnée par quatre laboratoires pharmaceutiques. Une de ses récentes manifestations a été parrainée par Emmanuel Macron et Mme Buzyn, ministre de la santé, au mépris de l’extrême réserve sur ce diagnostic d’experts internationaux reconnus.
    Lire aussi : Stanislas Dehaene, des neurosciences aux sciences de l’éducation

    Ce serait une facilité de dire que ce dévoiement des neurosciences bénéficiera aux laboratoires pharmaceutiques (six millions d’enfants sont sous Ritaline aux USA). Car le passage en force du 10 janvier, date de la première réunion du conseil scientifique, répond à un devenir plus subtil de notre société.
    Si vous avez des enfants d’âge scolaire, et si leurs enseignants répondent déjà aux directives qui leur sont recommandées, vous comprendrez quelles souffrances supplémentaires cela leur inflige. Des méthodes éducatives pénibles ont presque toujours été infligées aux enfants, au nom de la morale ou de la religion. Mais c’est la première fois que cela se fait au nom d’une « science » – de plus dévoyée. Ce révélateur d’une volonté ségrégative est encore plus brutal que dans le passé, puisqu’il s’appliquera au nom de neurones, de gènes, d’hormones, qui n’en feraient qu’à leur tête. C’est une dépersonnalisation jamais vue.
    Ce choix est politique : il sélectionne à l’avance son marché de l’emploi. Il n’est pas fait pour aider, mais pour cautionner. Et plus profondément, il semble bien révéler l’esprit d’une époque qui a perdu espoir en son humanité.

    #neurosciences #cerveau #cognitivisme #école