/uploads

  • Le « décolonialisme militaire » comme legs colonial controversé.
    Un long texte, dense et pour tout dire un peu complexe pour des A1. Mais Jean-Pierre Olivier de Sardan est un anthropologue de grande renommée, un des meilleurs connaisseurs des Etats et sociétés d’Afrique de l’Ouest francophone (notamment Niger, Mali et Burkina Faso.

    https://aoc.media/analyse/2024/02/28/au-sahel-un-decolonialisme-militaire

    Au Sahel, un décolonialisme militaire

    Par Jean-Pierre Olivier de Sardan
    Anthropologue

    Alors que les juntes militaires du Burkina Faso, du Niger et du Mali se retirent de la Cedeao et que les nouveaux dirigeants semblent portés par un sentiment populaire de rejet de l’influence française, une analyse du paradigme « décolonial » et de ses différents usages révèlent une forme d’idéologie qui sert avant tout les intérêts des élites au pouvoir.

    En publiant ( il y a quelques jours sur ce même site ) un article très critique sur la politique catastrophique d’Emmanuel Macron au Sahel (en particulier à propos de la punition collective infligée aux populations locales), je n’avais évidemment pas pour objectif de conforter la stratégie des régimes militaires au pouvoir et d’exonérer leurs propres responsabilités dans la rupture avec la France. En général il faut être deux pour se fâcher de façon aussi radicale, et toute escalade implique les deux parties.

    Une analyse de la façon dont les officiers qui pilotent les gouvernements du Mali, du Burkina Faso et du Niger instrumentalisent et amplifient les ressentiments populaires à l’égard des anciens colonisateurs (leur « francophobie ») me semble donc nécessaire et complémentaire, d’autant plus que le fait de rendre la France (et à travers elle l’Occident) responsable de toutes les déceptions des indépendances, de tous les échecs des démocraties, de toutes les impasses du développement, rejoint de façon intéressante le pôle le plus radical d’un courant intellectuel devenu à la mode tant en Afrique que dans le monde, sous le label de « décolonialité » ou de « décolonialisme ». Je vais donc faire un détour préalable par cette école de pensée avant d’examiner sa connexion avec les discours des officiers au pouvoir et les acclamations de leurs supporters.

    Le paradigme décolonial et ses variantes

    Le paradigme décolonial a pris naissance en Amérique latine, chez des auteurs relevant plutôt de disciplines littéraires et herméneutiques. La colonisation à laquelle leur récit alternatif se réfère est celle de l’Amérique à partir de l’arrivée de Christophe Colomb à la fin du XVème siècle, marquée par la soumission et le massacre des peuples dits « indigènes ». Mais cette colonisation espagnole ou portugaise, qui fut aussi une colonisation de peuplement, a pris fin depuis bien longtemps, autrement dit les souvenirs politiques directs de sa domination, de son arbitraire, et de sa violence se sont largement estompés au profit tout au long des indépendances des histoires nationales latino-américaines (imprégnées d’un point de vue occidentalo-centriste et d’un oubli des histoires indigènes).

    Ce sont donc essentiellement les survivances intellectuelles de cette colonisation (sa « colonialité »), et, au-delà, les prétentions universalistes de l’Occident, son dédain pour les savoirs non occidentaux et, in fine, l’épistémologie rationaliste elle-même (d’où le néologisme d’« épistémicide » parfois employé contre celle-ci) qui sont pris pour cibles[1]. Aujourd’hui, ce courant décolonial est sorti d’Amérique latine, il a gagné les campus américains puis européens (et les diasporas africaines)[2]. Il s’est donc globalisé, en particulier dans les milieux intellectuels et universitaires, où il a souvent fusionné avec divers courants de pensée critiques et post-modernes (paradoxalement « occidentaux »), tels que les perspectives déconstructionnistes, les théories de la domination, le féminisme, la critique de la violence structurelle des États modernes et du bio-pouvoir, et les concepts de racialisation et d’intersectionnalité.

    Le paradigme décolonial est donc d’abord un courant intellectuel : c’est une décolonialité savante. Mais celle-ci est loin d’être homogène. On peut ainsi distinguer deux pôles : un pôle radical plus idéologique et un pôle souple plus empirique. Pour le pôle radical, les « épistémologies du Sud[3] » s’opposent frontalement à l’épistémologie occidentale, tout entière fondée sur une rationalité européenne des Lumières s’auto-proclamant universelle, alors que pourtant elle excluait et continue à exclure tout le reste de l’humanité, et en particulier les conceptions, valeurs, savoirs, coutumes ou visions du monde de la multitude des peuples autrefois colonisés[4].

    Le pôle radical procède par énoncés catégoriques et vastes agrégations identitaires, sans s’embarrasser de contre-exemples. Le pôle souple, lui-même très diversifié, est plus nuancé, discret, attentif aux complexités, ses auteurs reconnaissent que tout n’est pas à jeter dans le mouvement des Lumières, défendent la rationalité scientifique si elle prend en compte d’autres rationalités, et l’universalisme s’il n’est pas occidentalo-centré. Ils admettent les apports de la pensée philosophique ou sociologique européenne[5]. Ils sont aussi plus tournés vers l’enquête comme base d’investigation des survivances coloniales. Je ne traiterai pas ici des nombreux travaux qui développent cette décolonialité souple et empiriquement argumentée.

    Bien sûr il s’agit d’un continuum entre ces deux pôles, avec de nombreuses positions intermédiaires[6]. Il faut aussi mentionner le courant post-colonial, antérieur à son cousin décolonial, les divergences entre les deux, bien que souvent affirmées par le second (son pôle radical surtout) étant parfois peu discernables. Il se réfère plus directement aux survivances du colonialisme en Inde ou en Afrique. Nous avons ici choisi de l’inclure dans l’expression « décolonialisme savant[7] ».

    Le décolonialisme en Afrique et son double registre

    La rencontre du décolonialisme avec l’Afrique sub-saharienne est en effet une autre histoire, différente, spécifique. Tout d’abord la référence coloniale n’est pas en Afrique ce qu’elle signifie pour l’Amérique latine : l’occupation française par exemple est encore fort proche des temps actuels, et de ce fait ses répressions et son despotisme, en particulier sous la période dite de l’« indigénat », aboli seulement en 1945, restent encore très douloureux dans la mémoire collective.

    Les décennies qui ont suivi les indépendances, lesquelles ont été de fait « octroyées » plutôt que conquises dans le cas de l’AOF et de l’AEF (grâce il est vrai à la défaite française en Algérie et sans oublier le rôle du RDA, ou, au Cameroun, de l’UPC), ont été marquées de surcroît par une présence française relativement importante et souvent intrusive dans les pays dits « de son pré carré », ce qui a engendré les qualifications (non dénuées de fondement) de « néo-colonialisme » ou de « Françafrique » (associées à celle de « gendarme de l’Afrique » en référence aux nombreuses interventions militaires).

    Autrement dit, tant le colonialisme politique du 20ème siècle que son prolongement néo-colonial pendant deux ou trois décennies (et ses répliques ultérieures) restent aujourd’hui des éléments centraux des perceptions négatives de la France dans l’imaginaire collectif en Afrique, quand bien même le poids politique et économique réel de la France s’est peu à peu affaibli depuis une bonne vingtaine d’années. Il s’agit donc d’un décolonialisme populaire, à dominante politique, qui n’est pas une création du paradigme décolonial savant, et qui l’a d’ailleurs précédé.

    D’un autre côté, divers intellectuels africains, surtout dans un registre philosophique, ont revendiqué, eux aussi avant l’émergence des paradigmes postcolonial et décolonial, une décolonisation des esprits, à la suite de Cheikh Anta Diop, en particulier sous la forme d’une réhabilitation des sociétés traditionnelles (ou « pré-coloniales »), de leurs histoires, de leurs cosmologies, de leurs organisations politiques, de leurs cultures, de leurs langues.

    Pour le dire de façon abrupte, cette décolonisation intellectuelle entendait critiquer l’aliénation coloniale ou néo-coloniale, réhabiliter l’Afrique précoloniale, et rompre radicalement avec l’histoire de France et l’histoire de l’Occident égypto-gréco-latin enseignées dans les écoles coloniales comme étant l’Histoire tout court. Elle a rejoint désormais le paradigme décolonial savant, sous l’une ou l’autre de ses formes.

    Le courant décolonial en Afrique se situe donc dans deux registres intersécants : d’un côté un décolonialisme populaire, relevant de la sphère politique, qui fait référence à la colonisation récente et au néo-colonialisme qui a suivi. C’est une spécificité du décolonialisme africain. De l’autre côté un décolonialisme intellectuel, relevant de la sphère culturelle, qui converge avec les diverses variétés du paradigme décolonial savant.

    Mais décolonialisme populaire et décolonialisme savant en Afrique ont en commun une caractéristique fondamentale : tous deux constituent non seulement des ensembles argumentaires mais aussi, voire surtout, une cause militante, morale et affective : il s’agit de mettre fin aux humiliations profondes du passé comme du présent (esclavage, colonisation, néo-colonialisme, racisme, paternalisme, occidentalo-centrisme, rejet des migrants) et à cet effet il faut combattre deux ennemis emboités, la France d’une part (le colonisateur d’hier et sa présence excessive aujourd’hui encore) et l’Occident plus généralement (dont l’universalisme proclamé cache mal de nombreuses discriminations racistes et masque une prétention suprématiste injustifiée au monopole des connaissances, dont la France est par ailleurs un archétype).

    Ces deux registres ont été largement appropriés depuis des décennies au sein des classes moyennes urbaines africaines passées par le lycée et/ou l’université. Ce qu’on a appelé « la montée du sentiment anti-français » en Afrique n’est donc pas seulement un résultat de la propagande récente et insistante des militaires arrivés au pouvoir (et encore moins l’effet des réseaux russes, ni même des funestes erreurs de Macron), elle repose sur un socle ancien, dont trois composantes sont évidentes, et pour une grande part légitimes, à savoir : (a) les comptes non réglés de la colonisation, (b) les manœuvres coupables de la Françafrique, et (c) l’occidentalo-centrisme de la culture générale et des institutions de développement (ainsi que ce que j’avais appelé « l’impérialisme moral », qui y est souvent associé). Les frustrations et humiliations qui découlent de ces trois composantes sont en outre associées aux échecs de la démocratie (telle qu’elle a été pratiquée par les gouvernements africains), à la dénonciation d’élites corrompues, et à l’absence de perspectives sociales, économiques, professionnelles.

    Désir de revanche et besoin de réhabilitation sont donc depuis longtemps un binôme symbolique fort, présent dans de larges fractions des populations. Les signes les plus divers de ce désir de revanche et de ce besoin de réhabilitation abondent : les manifestations d’écoliers et d’étudiants depuis les indépendances ont très souvent pris pour cibles des symboles français (SCOA, Total, Orange) … ; les attentats du 11 septembre ont été largement applaudis en Afrique… ; la popularité aujourd’hui encore de Thomas Sankara tient pour beaucoup à ce qu’il était capable de dire « non » à la France et à l’Occident… On peut ajouter, entre mille autres exemples, le statut iconique et donc intouchable de Cheikh Anta Diop, l’étonnante popularité de Chavez dans les syndicats étudiants, le succès spectaculaire du film Black Panther, ou la croyance assez répandue que c’est un empereur du Mali qui a découvert l’Amérique avant Christophe Colomb.
    Un décolonialisme militaire

    Les positions très anti-françaises (mais aussi anti-occidentales, bien que moins intensément) qui ont été adoptées depuis deux ans par les putschistes sahéliens n’ont sans doute aucun lien direct avec le paradigme décolonial, mais elles s’appuient incontestablement sur le décolonialisme populaire, cette partie de l’opinion publique déjà largement acquise à ce qui apparait comme une cause juste, à forte légitimité multi-facettes, tout à la fois politique, idéologique, culturelle, morale. Les militaires, en surfant sur ce décolonialisme populaire, ont opéré un choix tactique habile, au moins à court terme.

    Leur « souverainisme » affichée, leur « néo-nationalisme » (dont le contenu semble se réduire le plus souvent au rejet de la France et des dirigeants africains considérés comme ses suppôts), leur « néo-panafricanisme » (limité en fait aux pays sahéliens sous régimes militaires) amplifient et dopent à leur tour le décolonialisme populaire : les réseaux sociaux parlent abondamment d’une « nouvelle indépendance » déclenchée grâce aux coups d’état, qui serait même la « vraie indépendance », reléguant celle de 1960 au rang d’accessoire de théâtre, et considérant de fait les régimes africains antérieurs, en particulier démocratiques, comme des créations de l’Occident et des agents de la France.

    Faire déguerpir l’armée française, interdire l’espace aérien du pays, renverser les alliances, refuser les visas, insulter l’ONU, quitter la CEDEAO, déroger aux règles régionales ou internationales, jeter à la poubelle les élections, réprimer les opposants comme étant des traîtres à la patrie, s’allier avec la Russie, toutes ces décisions apparaissent à une partie de l’opinion publique comme autant d’actes décoloniaux audacieux, éminents, grandioses. Oser faire publiquement et au nom de la nation ce que les « fausses démocraties » antérieures n’avaient jamais osé faire face à la France et à l’Occident, n’est-ce pas une revanche admirable, une réhabilitation magnifique, face à la poursuite masquée de la colonisation politique, et face à l’aliénation et la colonisation insidieuse des esprits ?

    La stratégie classique du « bouc émissaire » utilisée intensément par les militaires sahéliens est d’autant plus efficace que le bouc émissaire est l’ancien maître, une cible populaire de longue date, qui a fourni de bonnes raisons pour être détestée. Dans un récent entretien[8], le général Tiani, à la tête du Niger, parle plusieurs fois de la France actuelle en disant de façon sarcastique « Le Maître » : c’est sous-entendre que le Maître colonial serait toujours présent 60 années après l’indépendance, ce Maître auquel Alassane Ouattara, Patrice Talon, Bola Tinubu et Macky Sall (les cibles africaines préférées des capitaines, colonels et généraux sahéliens) obéiraient encore servilement, ce Maître avec lequel seuls les trois régimes militaires ont osé rompre.

    Le colonisateur d’hier est tenu comme responsable de tous les maux de l’Afrique, y inclus d’ailleurs l’insurrection jihadiste qu’on le soupçonne de favoriser en sous-main, ce qui permet de qualifier la France d’État terroriste. En outre, Tiani, dans ce même discours, évoque plusieurs fois les émirats, sultanats, royaumes et empires du Sahel, du Moyen-Âge au XIXe siècle, montrant ainsi son souci de réhabiliter un passé glorieux ignoré des Français et des Occidentaux.

    On a donc affaire avec les actuels régimes militaires à une forme exacerbée du décolonialisme populaire. Un décolonialisme militaire. Une formule de gouvernance inédite.
    Deux critiques fondamentales contre le paradigme décolonial et le décolonialisme militaire

    Mais ce décolonialisme militaire, comme le décolonialisme populaire qui le soutient et qu’il flatte, a quelques points communs avec le pôle radical du paradigme décolonial savant.

    Certes, la « dispute épistémologique » déclenchée par les savants décoloniaux radicaux (promoteurs d’une « épistémologie du Sud »), n’est pas en soi un débat qui passionne les foules, mais elle a néanmoins son équivalent populaire dans le rejet des savoirs européens au profit de la réhabilitation des savoirs africains, un thème très répandu dans les classes moyennes africaines. On peut en voir une forme plus intellectuelle chez les tenants d’une « philosophie africaine », et une forme extrémiste islamisée dans le rejet d’une école publique francophone devenue impopulaire pour beaucoup de parents (« Boko Haram » peut être traduit par « maudite soit l’école occidentale ! »).

    De façon générale, la critique des survivances coloniales intellectuelles par le décolonialisme savant et la dénonciation des stratégies néo-coloniales françaises par le décolonialisme populaire ont un fort « air de famille ». Certes il n’y a pas entre eux des relations de cause à effet, et ils se situent dans des registres différents, mais ils partagent tous deux un élément central : leur narratif est fondé sur un même dédain pour les données historiques qui ne vont pas dans le sens voulu, une même vision extrêmement idéologisée (et donc caricaturale) de l’histoire.

    Cet air de famille apparait clairement quand on s’intéresse aux critiques qui ont été émises à l’encontre du paradigme décolonial radical (savant) dans son rapport avec l’Afrique : elles valent tout autant pour le décolonialisme militaire, comme on va le voir. Je vais pour cela m’appuyer sur deux auteurs en particulier, Olufémi Taiwo et Elgass (El Hadj Souleymane Gassama[9]), qui « déconstruisent » les principaux arguments du paradigme décolonial radical (« déconstruction » étant un terme volontiers utilisé par la perspective décoloniale, il est en l’occurrence appliqué à celle-ci). Elgass fait d’ailleurs parfois le lien entre décolonialisme radical savant d’un côté et décolonialisme populaire et militaire de l’autre, par exemple avec cette phrase ironique : « [pour les décolonialistes] Les héros africains ne se mesurent pas nécessairement à leur impact positif sur la vie des Africains et leur bien-être mais ils sont jugés sur leur capacité à tenir tête à l’Occident » (Elgass, p. 48).

    Nous ne retiendrons ici que deux critiques, mais elles sont majeures. La première porte sur l’essentialisation de la colonisation et l’absence d’une perspective historique rigoureuse. La seconde, complémentaire et enchâssée dans la première, porte sur la négation de facto de l’agencéité des acteurs africains depuis l‘indépendance.

    Quand on parle de décoloniser, de quel type de colonisation s’agit-il, et à quel moment de la colonisation fait-on allusion ? Si l’on considère seulement la colonisation française au sens strict, la période de la conquête et ses massacres n’est pas la période de l’indigénat avec son despotisme du quotidien, qui n’est pas celle de la loi-cadre préparant les indépendances. La colonisation dans la santé à base de médecine militaire et de lutte contre les grandes endémies a peu de rapport avec les écoles primaires des villes pour former des « commis » locaux, et moins encore avec la chefferie administrative (clé de voute du système colonial). Mais surtout, que signifie « décoloniser » lorsqu’on parle de la période post-coloniale (dite souvent néo-coloniale, au moins pour ses premières décennies) ?

    On ne peut confondre occupation coloniale et influence néo-coloniale. Certes, l’une et l’autre sont condamnables, mais pas pour les mêmes raisons et pas avec les mêmes arguments. Qu’entend-on exactement par « néo-colonial » ? La poursuite de la colonisation sous une autre forme ? Une soumission (occasionnelle ? permanente ?) des régimes indépendants aux injonctions (lesquelles ?) des anciens colonisateurs ? La tentative (réussie ? parfois mise en échec ?) de la France de garder une influence (politique ? économique ? culturelle ? militaire ?) dans les pays autrefois par elle colonisés ? Les interventions militaires au profit de dirigeants amis ? Les déclarations déplorables des dirigeants français ?

    Certes, on peut légitimement contester que le jour de l’indépendance soit une rupture radicale, et parler plutôt d’une transition préparée par la puissance coloniale et s’étendant sur une décennie, depuis la loi-cadre Deferre en 1954, jusqu’au moment où plus aucun Français n’est encore à un poste directeur quelconque dans les administrations africaines (milieu ou fin des années 1960). Mais on ne peut négliger ce fait fondamental : l’indépendance a donné la clé de la maison aux élites africaines, même si les anciens colonisateurs ont par la suite usé et abusé trop souvent de leurs conseils, de leur influence, de leurs financements, et parfois de leurs menaces ou de leurs armes. « En Afrique la différence qualitative décisive entre le colonialisme et l’indépendance est que dans le premier cas la capacité des Africains de contrôler leurs propres destinées était bloquée, alors que dans le second ils pouvaient fabriquer leur propre histoire, même s’ils l’ont éventuellement mal fabriquée. Toute tentative d’affirmer l’existence d’une continuité sans fracture entre le colonialisme et le néocolonialisme est douteuse, et même complètement fausse. (…) L’action ou l’inaction de l’ex-colonisé est décisive dans le succès ou l’échec du néo-colonialisme. Car les véritables néo colonialistes ne sont autres que nous-mêmes les Africains » (Taiwo, pp. 44-45).

    Par exemple, la Françafrique néo-coloniale, bien plus faite de compromis, tractations et « arrangements » (certes fort critiquables) entre dirigeants africains et français que de diktats de ces derniers, était nettement différente dans le contenu comme dans la forme du modus operandum des gouverneurs et commandants de cercles coloniaux ; et c’est toujours à l’appel de dirigeants locaux menacés ou renversés que les Français sont (hélas) intervenus militairement.

    Inversement, parce qu’ils en avaient la volonté politique, Modibo Keita ou Sékou Touré (comme Kwame Nkrumah ou Julius Nyerere du côté anglophone) ont très tôt pu imposer leurs propres visions du pouvoir et leurs règles du jeu, en abandonnant par exemple le franc CFA ; et Houphouët Boigny, certes solide allié de la France, était loin d’en être le « valet », si l’on considère son habileté à les rallier à sa propre stratégie. Les élites africaines qui ont gouverné depuis 1960 avaient leurs propres objectifs, elles manœuvraient aussi les dirigeants des pays occidentaux (France inclus), pratiquaient la dissuasion du faible au fort, et jouaient à l’occasion de la rivalité entre les deux blocs pendant la guerre froide. Et rappelons-nous que ce sont les mouvements étudiants et syndicaux qui ont amené les conférences nationales et la chute des régimes militaires de première génération, et non pas la France ou le discours de La Baule de Mitterrand.

    Par la suite, la Françafrique de Foccart a décliné peu à peu (parfois reconvertie en une « Bollor-afrique » privée), et les politiques africaines de Hollande ou de Macron, bien qu’imprégnées à des degrés divers de paternalisme, de condescendance et de méconnaissance, et tenant évidemment compte des intérêts stratégiques français, ne peuvent plus sérieusement être placées sous ce label, même s’il en reste quelques traces désolantes. L’Agence française de développement n’a rien à voir avec l’administration coloniale, mais elle est aussi très différente de la coopération française des années 1980, et les stratégies géopolitiques imposées à ses dirigeants peuvent largement diverger des objectifs et des pratiques de ses agents sur le terrain.

    Quant à l’industrie du développement, son occidentalo-centrisme évident, son hyper-bureaucratisation, ses « modèles voyageurs » et projets « top-down[10] » ou l’arrogance dont font parfois preuve ses experts internationaux ne signifient pas pour autant qu’elle chausse les bottes de la colonisation. Il ne faut pas tout mélanger. Banques de développement, organisations des Nations-Unies, multiples agences bilatérales, ONG internationales petites et grandes, structures régionales : tous ces intervenants hétéroclites, qui ont entre eux de nombreux désaccords et des divergences notables, ne peuvent être regroupés sous une même accusation de néo-colonialisme.

    L’ouvrage L’empire qui ne voulait pas mourir[11] commet à cet égard une erreur typique de la perspective décoloniale : tout son argumentaire affirme que la colonisation française serait encore et toujours présente de la conquête à nos jours. Mue par le même rêve de domination, et le même mépris des Africains, elle n’aurait fait que changer d’habits, à l’image de la célèbre phrase du marquis de Lampedusa dans Le Guépard : « il faut que tout change pour que rien ne change ».

    Cette essentialisation de la colonisation perdurant 60 années après les indépendances, l’affirmation que rien n’a vraiment changé et l’oubli corrélatif de toute perspective historique, c’est-à-dire de toute périodisation, ne permettent pas de comprendre les phénomènes complexes et les dynamiques internes qui ont fait l’Afrique durant ces 60 années. C’est le propre des simplifications abusives (et des idéologies, de droite comme de gauche, du Nord comme du Sud) que de gommer les nuances, homogénéiser les hétérogénéités, aplatir les différences dans le temps et l’espace, refuser de prendre en compte les contre-exemples. « La réification du fait colonial est si forte qu’elle tend à enfermer toute l’histoire du continent dans ce temps unique, omettant l’extraordinaire diversité de cette chronologie, ses souverainetés propres, ses essences inviolées. Mais plus encore, elle somme toute la création d’être en réaction avec ce fait colonial, délaissant la nécessaire autoscopie » (Elgass, p. 209).

    Taiwo insiste aussi de façon convaincante sur la concaténation abusive entre colonisation, modernité, capitalisme ou christianisme. Reprocher au colonialisme les maux du néo-libéralisme ; dénoncer l’individualisme, la perte de valeurs familiales d’antan ou la consommation de masse comme autant de produits maudits de la colonisation ; associer à tout jamais le colon et le missionnaire, constituent des généralisations hâtives auxquelles Taiwo oppose de nombreux arguments empiriques.

    Loin d’être identique à la modernité et de constituer son seul véhicule[12], la colonisation a souvent bloqué celle-ci, par exemple en donnant un rôle décisif aux chefferies locales, qui ont toujours constitué une force sociale particulièrement conservatrice. De même la colonisation a sans doute freiné l’expansion du capitalisme en Afrique, au profit des monopoles coloniaux. Prenons enfin l’exemple du christianisme : même si les missions ont accompagné, suivi et approuvé la conquête militaire, le christianisme a néanmoins pénétré en Afrique bien avant la colonisation (cf. le royaume du Kongo au XVème siècle) il s’est transformé de multiples façons bien après (cf. églises évangéliques et pentecôtismes), et il a pris des formes originales sous la colonisation contre la volonté des colonisateurs (cf le Kimbanguisme au Congo ou le Harrisme en Côte d’Ivoire).

    La deuxième vague d’arguments qui met à mal le narratif décolonial (radical/savant comme populaire/militaire) et qui découle de la première porte sur la façon dont sont traités les acteurs africains : les deux seuls rôles qui leur sont attribués sont en effet ceux de victimes de la colonisation ou de marionnettes de celle-ci. Un des concepts centraux des sciences sociales contemporaines, agency, agentivité ou agencéité en français, développé par Anthony Giddens, passe totalement à la trappe. Il désigne pourtant des propriétés qui sont en principe attribuables à tout acteur social, aussi démuni, dominé ou vulnérable soit-il : être porteur de connaissances et de stratégies, être capable d’agir, dans les limites certes des contraintes et ressources qui l’environnent, mais toujours avec une marge de manœuvre. « Cette approche [le paradigme décolonial] nie ou en tout cas minimise l’agencéité des colonisés (…) Un grand nombre des pratiques créatives des ex-colonisés ne sont pas prises au sérieux par les fanatiques de la décolonisation. » (Taiwo, p. 24)

    Si 60 ans d’indépendance n’ont servi à rien, si la colonisation domine encore les sociétés politiques africaines et aliène leurs esprits et leurs mentalités, si seuls les actuels militaires sahéliens ont mis fin à cette dépendance honteuse, cela signifierait que les Africains seraient totalement dépourvus d’agencéité ! « Mettre la colonisation au centre de la vie des colonisés est historiquement suspect et a comme effet inattendu de rendre peu lisible, voire complètement invisible, l’autonomie de la vie des colonisés, en dépit de la colonisation » (Taiwo p. 206).

    Les critiques que nous venons d’évoquer ciblent surtout le paradigme décolonial radical, mais elles gardent toute leur pertinence face au décolonialisme militaire et à l’usage qu’il fait de son rapport à la colonisation. Quand Elgass rappelle qu’il est plus facile d’accuser l’autre que de balayer devant sa propre porte : « Penser contre soi, le préalable de l’introspection, le supplice du miroir, ces exigences intellectuelles élémentaires sont balayées par la fureur accusatrice » (p. 79), il cible aussi bien le décolonialisme militaire que le décolonialisme radical savant.

    Le décolonialisme comme idéologie

    On peut toutefois être sceptique sur la capacité des critiques du décolonialisme radical à convaincre les foules acclamant les militaires de ce que les proclamations souverainistes actuelles reposent sur des fondations historiquement et épistémologiquement bancales. Car le décolonialisme n’est pas seulement une configuration argumentative, c’est aussi, qu’il soit radical savant ou populaire, une idéologie, une croyance, et on ne convainc guère les croyants par des arguments. La face idéologique du décolonialisme, politique comme intellectuel, est intolérante aux débats et aux contestations argumentées. C’est ce qui d’ailleurs rend toutes les idéologies (scientifiques ou populaires) insubmersibles, résistantes à la raison, rétives aux preuves.

    Le décolonialisme en Afrique est un cas intéressant de mixage entre une idéologie scientifique (restreinte en général au monde des enseignants et chercheurs) et une idéologie politique populaire (circulant de façon large).

    Tout d’abord, le paradigme décolonial radical est une idéologie scientifique, parce que, côté scientifique, il entend ouvrir un nouveau champ de production de connaissances (débusquer partout les survivances coloniales, et jusqu’au sein de la rationalité universaliste occidentale) mais, côté idéologie, c’est au prix élevé d’une dichotomisation du monde, d’une maltraitance de l’histoire et d’une non prise en considération des nuances et des contre-exemples. L’émergence d’une idéologie scientifique ouvre certes à ses débuts des perspectives nouvelles et produit des effets d’innovation et de séduction intellectuelle, ceci d’autant plus quand elle actionne aussi des leviers militants et moraux. Mais peu à peu, et parfois assez vite, l’idéologie scientifique n’admet plus d’être contestée, elle tourne à la rhétorique et au dogme, elle ne produit plus de données originales et se contente de répéter ses propres mantras.

    Le décolonialisme est aussi en Afrique une idéologie politique populaire : capable de mobiliser les foules bien au-delà des cénacles culturels, il s’éloigne des sophistications intellectuelles et des subtilités langagières du paradigme décolonial, pour simplifier (parfois à l’extrême) les énoncés qu’il partage avec lui et dénoncer (bien plus fort que lui) tous ceux qui n’y adhèrent pas. Dès lors qu’il accède au pouvoir, son dogmatisme est plus implacable, plus redoutable. Mais surtout les idéologies politiques populaires se nourrissent de l’espoir de ceux qui croient en elles. Les populations du Sahel, face à l’enchevêtrement des crises qu’elles subissent[13], face au sentiment d’impasse profonde qu’elles ressentent, sont nécessairement sensibles aux marchands d’espoirs.

    Faire du Maître d’antan la seule cause des crises, l’accuser des pires complots contre le peuple (en étant conforté par les réactions totalement contre-productives de l’ancien colonisateur et de la CEDEAO), et en même temps libérer le pays de toutes ses chaînes par le simple fait d’obliger le Maître à décamper tout en l’humiliant, c’est une stratégie de vente d’espoir particulièrement efficace, qui promet des lendemains qui chantent gagés sur une évidence : le Mal a enfin été chassé.

    Et ensuite ?

    Le décolonialisme militaire a une grande différence avec le décolonialisme savant : il s’inscrit non pas dans des stratégies théoriques et professionnelles individuelles au sein du monde universitaire (donc un tout petit monde), mais dans une stratégie politique, qui plus est par des acteurs qui ont pris de force le pouvoir à la tête d’un État, et engagent l’avenir de millions de personnes. Une question se pose donc immédiatement : que se passera-t-il une fois le bouc émissaire éliminé du paysage national ? Quel projet politique y a-t-il derrière la dénonciation du néo-colonialisme, qui a permis aux militaires de légitimer leur coup d’état ?

    La critique des faillites des régimes démocratiques antérieurs est le second argumentaire mis en avant par les actuels détenteurs du pouvoir : mauvaise gestion, corruption, affairisme… Ces maux sont mis sur le compte de la démocratie, et la démocratie est mise sur le compte de l’Occident, ce qui est quelque peu exagéré et injuste dans les deux cas, car il s’agit plutôt du comportement des élites politiques nationales (quand bien même elles ont été courtisées, protégées et appuyées par la France ou l’Occident plus généralement).

    Le paradoxe est que la hiérarchie militaire fait bel et bien partie de ces élites. À nouveau, un peu d’histoire est nécessaire. Mettre fin à la mauvaise gestion, la corruption, et l’affairisme était déjà la rhétorique utilisée par la première vague de coups d’état militaires dans les années 1970-80. Elle a été ensuite utilisée par les conférences nationales qui ont amené la démocratie dans les années 90. Elle a été enfin été utilisée par les diverses oppositions sous les régimes démocratiques. Mais, depuis 60 ans, tous ceux qui, après avoir dénoncé la mauvaise gestion, la corruption, et l’affairisme, ont accédé au pouvoir (par coup d’état ou par élection toujours contestée) n’ont jamais fait mieux (et souvent ont fait pire) que leurs prédécesseurs. Il n’y a aucune raison de penser que cela soit différent aujourd’hui, d’autant plus que les armées sahéliennes sont depuis longtemps accusées avec des arguments solides d’être elles-mêmes des fiefs de mauvaise gestion, corruption, et affairisme.

    Le troisième argumentaire porte sur le reversement des alliances. Il reste cependant très sommaire : il s’agit de quitter l’orbite occidentale pour aller vers les BRICS. Mais cette réorientation géo-politique n’a pas attendu les récents coups d’état pour prendre forme, loin de là. La Chine est déjà devenue le principal partenaire de l’Afrique et le premier lieu d’accueil de ses étudiants. Les pays du Golfe persique sont depuis longtemps actifs dans les pays africains musulmans. La Turquie est de plus en plus présente. L’Inde arrive. Et bien sûr la Russie vend son matériel militaire et si affinité envoie ses soldats. Poursuivre cette réorientation n’a donc rien de nouveau.

    Les pays du Sahel sont confrontés à deux défis majeurs, dont leur avenir dépend. (1) Il faut gagner la guerre contre l’insurrection jihadiste. (2) Il faut élaborer et mettre en œuvre des politiques de développement économique qui créent massivement des emplois et qui permettent se sortir progressivement de la dépendance à l’aide extérieure (qu’elle soit occidentalo-centrée comme hier ou multipolaire comme aujourd’hui) … Ni le remplacement de civils élus par des militaires putschistes ni la rupture avec la France et avec la CEDEAO ne font avancer magiquement dans ces deux directions. Les militaires, qui semblent peu pressés de rendre le pouvoir, sont-ils en mesure de relever ces deux défis, et d’éviter la mauvaise gestion, la corruption, et l’affairisme qui ont plombé tous leurs prédécesseurs ?

    Dans chaque pays sahélien, beaucoup (les plus bruyants) espèrent, d’autres (qui se font discrets, répression oblige) sont très sceptiques. Mais les seules proclamations décoloniales ne peuvent en tout cas pas faire chanter les lendemains.

    Jean-Pierre Olivier de Sardan

    Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

  • Quand Emmanuel Macron maltraite le Conseil d’État - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2024/02/19/quand-emmanuel-macron-maltraite-le-conseil-detat

    POLITIQUE
    Quand Emmanuel Macron maltraite le Conseil d’État
    Par Thomas Perroud

    JURISTE
    L’intervention directe d’Emmanuel Macron dans la nomination clé au Conseil d’État met en lumière la volonté présidentielle de contrôler étroitement les organes judiciaires et de s’inscrire dans le discours critiquant l’indépendance des juges. En ébranlant les fondements des contre-pouvoirs et en défiant ouvertement les normes européennes, le gouvernement actuel semble esquisser les contours d’un « Frexit » juridique, questionnant profondément le futur de la France dans son rapport aux droits fondamentaux et à son ancrage européen.

    agrandir
    partager
    copier le lien
    mail
    La décision d’Emmanuel Macron de refuser la nomination de Rémy Schwartz pour présider la section des Finances du Conseil d’État pour lui préférer un autre candidat que celui qui avait été choisi en interne est loin d’être anecdotique.

    publicité
    D’abord, elle est révélatrice d’un désaveu du Conseil d’État, accusé de ne pas juger en faveur de l’exécutif : elle reflète en ce sens un rejet des contre-pouvoirs tout en rejouant une petite musique – encore sourde mais de plus en plus audible –, de critique frontale des juges et des droits de l’Homme. Ensuite, elle s’inscrit dans une série de décisions menaçant les institutions indépendantes. Enfin, elle traduit, dans l’histoire constitutionnelle française, la propension des exécutifs forts à privilégier des personnalités proches du pouvoir pour occuper les postes majeurs au Conseil d’État : depuis sa création par Napoléon, le Conseil d’État a ainsi toujours été cronfort.

    Le macronisme et le tournant populiste du conservatisme français
    Quelle est la justification avancée pour refuser ainsi un candidat irréprochable ? Les explications fournies aussi bien dans l’Opinion que dans la Lettre doivent alerter. Il est reproché au Conseil d’État de suivre la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de la CEDH. Cet argument doit être pris au sérieux : il s’inscrit dans le lobbying exercé par certains cercles pour une forme de Frexit juridique. Déjà, le Conseil d’État a, dans une décision importante mais passée inaperçue dans l’opinion, fait prévaloir une lecture conservatrice de la Constitution sur une jurisprudence claire et protectrice des droits de la Cour de justice, allant ainsi dans le sens du ministère de l’Intérieur et permettant une surveillance de masse des données des internautes : avec cette décision, c’est la première fois que le Conseil d’État met un coup d’arrêt à sa posture accueillante au droit de l’Union européenne et au droit international en général, politique inaugurée à la fin des années quatre-vingt.

    Si l’exécutif est engagé dans une politique de rupture vis-à-vis de l’Union européenne et de la CEDH, il est plus que temps d’ouvrir cette position au débat public. Au lieu d’affronter ce débat, il semble que les gouvernants actuellement au pouvoir tentent d’obtenir une sécession, par le bas, de l’Europe, en faisant pression sur les tribunaux. Au titre de l’Union européenne, c’est le droit de la protection des données qui est menacé et, bien entendu, le droit de l’environnement. Au titre de la CEDH, ce sont les droits qui ont offert aux individus des garanties contre la puissance étatique qui font l’objet des critiques, ainsi que les droits protégeant les migrants. Ce faisant, l’exécutif français se fait l’écho d’une voix qui perce dans l’espace public.

    La critique des droits de l’Homme et du gouvernement des juges est de plus en plus insistante. Le 6 janvier 2024, Alain Finkielkraut, Franz-Olivier Giesbert et Jean-Louis Bourlanges se sont ainsi retrouvés d’accord dans « Répliques » pour estimer que le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel et la Cour de justice comme la CEDH ont pris le pouvoir en France. Ce point de vue est partagé par Jean-Eric Schoettl, ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel[1] ou Noëlle Lenoir, ancienne juge constitutionnelle. Jean-Eric Schoettl, depuis sa critique du gouvernement des juges, est à l’origine de l’idée de « bouclier constitutionnel » pour se protéger de l’Europe. Le dernier livre de Franz-Olivier Giesbert tire ainsi sans ménagements sur le Conseil d’État avec une violence peu commune[2].

    Si la décision précitée vient sanctionner une politique jurisprudentielle trop accommodante vis-à-vis de l’Europe – politique qui date des années 80, il faut le dire – les signaux annonciateurs d’un Frexit juridique s’accumulent depuis la décision sur la rétention de masse des données des internautes jusqu’à la décision de la Cour de cassation refusant l’effet direct de la Charte des droits sociaux de l’Union européenne pour donner sa pleine application aux fameux « barèmes Macron » en cas de licenciement. Le Brexit a lui aussi été précédé d’une campagne contre les juges – qui continue d’ailleurs. Des deux côtés de la Manche, c’est bien le même programme politique sous-jacent, profondément illibéral, visant à amenuiser les contre-pouvoirs, qui est à l’œuvre. Le macronisme s’inscrit dans cette veine, en combattant une indépendance de la justice qu’il a pourtant le devoir constitutionnel de défendre.

    Le macronisme et les contre-pouvoirs
    La décision doit aussi être inscrite dans une série témoignant une volonté de reprise en main des corps indépendants. L’instrumentalisation du Conseil constitutionnel, qui a été dénoncée récemment à l’occasion de la loi sur l’immigration, n’est sans doute pas récente : dès sa création, le Conseil a été pensé comme étant proche du Président de la République, son premier président, Léon Noël, inaugurant des entretiens réguliers avec le général de Gaulle, entretiens refusés avec les parlementaires.

    Beaucoup plus insolite a été la décision d’Emmanuel Macron de ne pas renouveler Isabelle de Silva à la présidence de l’Autorité de la concurrence. C’est la première fois depuis les années quatre-vingt qu’un président de la République manifeste ainsi son pouvoir vis-à-vis d’une institution de ce rang. Cet acte n’est pas isolé : Laurent Mauduit a réalisé une enquête très approfondie sur tous les cas d’ingérence, qui se sont en réalité multipliés dans la période récente, en prenant pour levier le pouvoir de nomination détenu par le président de la République. Le parti Renaissance a aussi évoqué la suppression de certaines autorités administratives indépendantes en mai 2023[3].

    L’intégrité du Conseil d’État victime des exécutifs forts
    Il est aussi intéressant de regarder le type de profil privilégié pour le poste de président de la section des Finances. La Lettre explique que le profil « est allé au contact du politique » ». Alors que les précédents désaveux présidentiels étaient motivés par la trop grande proximité du profil retenu par le Conseil d’État avec un engagement partisan (François Mitterrand refusant Guy Braibant proche du parti communiste ou Nicolas Sarkozy rejetant Christian Vigouroux pour sa proximité avec le parti socialiste), c’est un motif opposé qui a animé le président Emmanuel Macron.

    Or, préférer un profil proche du politique est une constante des présidents autoritaires de notre histoire constitutionnelle. En instituant le Conseil d’État, Napoléon ne voulait pas d’un juge indépendant ; la IIIe République avait renforcé cette indépendance, en supprimant sa fonction consultative pour les projets de loi. Après l’arrêt Canal en 1962, le général de Gaulle a été jusqu’à vouloir supprimer le Conseil d’Etat : si le projet a été abandonné, les réformes consécutives à cette crise ont consisté à rapprocher davantage le Conseil d’État du politique en créant notamment la double appartenance des membres du Conseil aux sections consultatives et aux sections contentieuses. Préférer un profil proche du politique, donc « conflicté » c’est faire sentir au Conseil d’État sa dépendance : c’est un rappel à l’ordre.

    Qu’un président de la République veuille défendre une certaine politique est naturel dans une démocratie, particulièrement en France puisqu’il est élu au suffrage universel direct. Ce qui est navrant et profondément antilibéral, c’est un mode d’expression du mécontentement qui se passe d’explication, de motivation – et de motivation en droit – et fait dépendre la nomination des plus hauts fonctionnaires d’un critère politique plutôt que de l’intégrité d’une carrière dévouée au service de l’intérêt général.

    Thomas Perroud

    #Conseil_d'Etat #illibéralisme #Macron

  • Formes élémentaires du dévoiement – Pourquoi, malgré tout, défendre l’universalisme ? 1/2 - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2024/02/14/formes-elementaires-du-devoiement-pourquoi-malgre-tout-defendre-luniversalism

    Sacraliser la nation : le national-républicanisme
    Étrangement, du moins en apparence, l’attachement incantatoire à l’universalisme est devenu un leitmotiv de l’identité nationale. Ce qui est proposé aux immigrés est de se plier aux traditions françaises, celles-ci étant supposées universelles par essence. L’universalisme alors n’est plus un humanisme ouvert à la diversité mais une forme de la résistance du nationalisme français. Or l’universalisme se fourvoie, jusqu’à se vider de sa substance, lorsqu’il fait de l’identité nationale la boussole du combat républicain. La confusion entre l’amour de la République et la sacralisation de la nation est largement à l’origine de la construction d’une mythologie politique indifférente à l’histoire, en l’occurrence au passé colonial français.

    #universalisme #national-republicanisme
    > https://justpaste.it/caphf

  • Macron ou la catastrophe africaine - AOC media

    En choisissant, en réactions aux coups d’états, de punir les populations sahéliennes – notamment en coupant nette toute aide humanitaire et au développement – le Président Macron se trompe de cible et fait le jeu des militaires au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Il ajoute ainsi au ressentiment envers la France au sein de l’opinion publique africaine, et perpétue une politique diplomatique désastreuse.

    https://justpaste.it/96hr4
    #Afrique #Macron

  • Un long et très éclairant texte d’un sociologue, Nicolas Roinsard, analysant la situation de l’île de Mayotte (101e département français, dans l’archipel des Comores) comme une situation (post-)coloniale.
    Mayotte ou les symptômes d’une société fragmentée et désorganisée - AOC media

    https://aoc.media/analyse/2024/02/06/mayotte-ou-les-symptomes-dune-societe-fragmentee-et-desorganisee

    Dans son discours de politique générale, le Premier ministre a promis une loi pour Mayotte, département le plus pauvre de France, rapidement suivi par son ministre de l’Intérieur qui envisage même une réforme constitutionnelle en matière de droit du sol… La politique sécuritaire et répressive menée depuis plusieurs années n’a pas pourtant en rien permis de résorber l’insécurité. Au contraire, les recherches démontrent qu’elle tend à l’aggraver.

    Imaginez-vous un département français sans eau courante depuis quatre mois, où des militaires distribuent chaque jour des packs d’eau, où la moindre intervention du SAMU est désormais escortée la nuit par des forces de l’ordre, où il est interdit d’organiser des compétitions de football parce que des jeunes s’entretuent en marge des matchs, où les policiers, eux-mêmes, dénoncent “la politique du chiffre” qui ne mène nulle part, où des élus défilent pour réclamer “l’état d’urgence”, où un maire organise dans sa ville une prière pour la paix parce qu’il n’y a plus que la religion pour tenter d’apaiser, et où il faudrait chaque année construire des dizaines d’écoles tellement la démographie est folle. Bienvenue à Mayotte, le 2 janvier 2024 ! »

    Les mots choisis par le journaliste de France Inter, Maxence Lambrecq, pour introduire son édito politique du 2 janvier 2024 résument assez bien le sentiment communément partagé d’une crise permanente dans le 101e département français. « Crise sociale », « crise migratoire », « crise sécuritaire », « crise de l’eau » ou encore « crise sanitaire » : l’île de Mayotte aurait de quoi occuper à elle seule l’agenda du ministre de l’intérieur et des Outre-mer ! Gérald Darmanin avait d’ailleurs prévu de s’y rendre ce week-end mais une autre crise, celle des agriculteurs, l’a retenu à Paris.

    Sa visite à Mayotte était pourtant très attendue. Des « collectifs de citoyens » tiennent des barrages depuis environ trois semaines pour réclamer le démantèlement d’un camp de réfugiés africains, érigé sur le terrain de football de Cavani à Mamoudzou. Quelques semaines plus tôt, l’île observait une série d’émeutes et de violences juvéniles particulièrement marquante. En marge d’un colloque sur les Outre-mer qui s’est tenu à Paris le 1er février, le ministre a tenu à rassurer les élus mahorais : « L’autorité de l’État va se mesurer non pas simplement en nombre de policiers et gendarmes supplémentaires, mais au changement de droit, sans doute très profond, qu’il faut pour empêcher la venue de ces personnes à Mayotte. »

    Le changement de droit, c’est celui de la nationalité et plus précisément le droit du sol appliqué à Mayotte. Alors que ce dernier a déjà fait l’objet d’une révision en 2018, le nouveau projet – qui suppose une réforme constitutionnelle – prévoit de durcir de nouveau les conditions de la naturalisation : pour qu’un enfant né de parents étrangers sur le sol mahorais puisse obtenir la nationalité à l’âge adulte, il lui faudra prouver que ses deux parents étaient en situation régulière « plus d’un an avant sa naissance ».

    Cette annonce ne surprend guère. Elle s’inscrit dans le droit fil des politiques migratoires et sécuritaires menées à Mayotte depuis une vingtaine d’années et dont les résultats sont pourtant peu probants. L’opération « Wuambushu » lancée au printemps 2023 en est une illustration. Poursuivant un objectif conjoint de lutte contre la délinquance et l’immigration irrégulière, cette opération militaro-policière est regardée aujourd’hui avec amertume par les élus et la population locale qui observent a contrario une recrudescence des violences juvéniles sur le territoire. Des violences aux ressorts multiples qui ne sauraient être attribuées aux seuls enfants d’étrangers de même que leur traitement social ne saurait s’épuiser dans une seule politique répressive.

    L’explosion de la délinquance juvénile au cours des vingt dernières années

    À Mayotte, la rubrique « faits divers » de la presse régionale ne manque pas de sujets. Les faits de délinquance et les procédures judiciaires qui leur sont liées lui fournissent une matière permanente. Dénoncée par les élus qui en appellent à une plus grande intervention de l’État, redoutée par la population qui s’inquiète pour son intégrité physique, sondée par les Métropolitains qui projettent de venir s’installer et travailler, la montée de l’insécurité civile ne relève pas d’un fantasme, loin s’en faut. Deux chiffres permettent d’en prendre la mesure : on comptabilisait 813 faits constatés de délinquance en 1998 contre 11 920 en 2022, selon la Préfecture de Mayotte. En l’espace de 25 ans, les faits ont été multipliés par près de 15 pour une population qui a doublé sur la même période.

    Une des caractéristiques de cette délinquance, outre qu’elle est le fait d’une population essentiellement juvénile et masculine, renvoie aux violences qui très souvent l’accompagnent. On y enregistre une surreprésentation des homicides (5 ‰ à Mayotte contre 1 ‰ en France métropolitaine), des vols avec violence (4,5 ‰ contre 1,1 ‰) et des coups et blessures hors cadre familial (4,1 ‰ contre 2 ‰). Ainsi, pour l’année 2022, les faits constatés se concentrent pour l’essentiel autour des atteintes aux biens (5 237) et des atteintes volontaires à l’intégrité physique (4 861). On retrouve, parmi ces dernières, les violences gratuites caractéristiques des règlements de compte entre bandes rivales qui défraient régulièrement la chronique.

    Ces bandes répondent à une géographie très précise : elles se forment à l’échelle de quartiers que l’on rebaptise pour l’occasion (Gaza, Vietnam, Gotham, La Favela, Bagdad, Soweto, Sarajevo, etc.), de communes et, depuis peu, de l’île dans son ensemble (Watoro vs Terroristes). Bien qu’elles soient fortement attachées à un territoire, elles ne luttent pas pour le contrôle du trafic de stupéfiants comme on l’observe bien souvent dans l’Hexagone.

    Ici, les causes sont tout aussi diverses que futiles, l’enjeu étant avant tout de préserver la réputation du groupe et l’honneur de ses membres ; un affront entraîne mécaniquement une réponse dans un cercle sans fin. Parmi les jeunes qui s’adonnent à ces violences, certains sont tout à fait intégrés par ailleurs : ils sont scolarisés, ils font du sport en club, ils participent aux fêtes villageoises et religieuses, etc. Le fait même d’habiter un quartier ou une commune les inscrit dans des régimes d’obligation : participer aux règlements de compte entre bandes rivales fait partie de l’expérience socialisatrice masculine.

    La poussée de violence observée sur le territoire en fin d’année – les élus évoquent à ce sujet un « Novembre noir » – renvoie précisément à ces conflits entre bandes qui se règlent bien souvent sur la chaussée, occasionnant au passage le caillassage des automobilistes et des forces de l’ordre. La situation a continué de s’embraser courant décembre. Les émeutes se sont propagées sur plusieurs communes et quartiers de l’île : Dembeni, Tsararano, Tsoudzou, Kaweni, Majicavo, Coconi, Kahani, etc. Elles ont donné lieu à deux homicides : un premier par arme à feu le 10 décembre, un second par arme blanche cinq jours après. Le dimanche suivant, des bagarres ont éclaté en marge de deux matchs de football, l’un à Ouangani, l’autre à Tsingoni. Bilan : plusieurs blessés, un jeune dans le coma envoyé au centre hospitalier de La Réunion, un autre décédé de ses blessures.

    Ce bref tableau de la délinquance et des violences juvéniles suffit à planter le décor. On comprend aussi le sentiment d’insécurité qui gagne la population mahoraise : il est déclaré par une personne sur deux, contre une sur dix en France métropolitaine. Un sentiment qui motive des réactions, parfois violentes à leur tour. On a vu fleurir ces dernières années des comités de vigilantisme qui, à l’occasion, recourent eux-mêmes à la force pour attraper et mater des jeunes étiquetés comme délinquants. En marge du mouvement social qui a paralysé l’économie mahoraise pendant près de deux mois au printemps 2018, des milices se sont formées pour capturer des étrangers supposés en situation irrégulière et parmi eux des jeunes soupçonnés de faits de délinquance. Pour beaucoup, immigration et insécurité vont en effet de pair à Mayotte. En prétendant « faire le boulot de l’État », ces collectifs qui agissent en dehors de tout cadre légal mettent le pouvoir central au pied du mur.

    L’opération « Wuambushu » s’inscrit, de fait, dans une reprise en main de la question sécuritaire par l’État. Si l’objectif annoncé sur le front de la lutte contre la délinquance a globalement été rempli – 49 « chefs de bandes » auraient été appréhendés sur les 50 identifiés – ce bilan laisse songeur. Au-delà des épisodes récents de violence, la délinquance a continué de progresser sur les onze premiers mois de l’année 2023 (le bilan final n’a pas encore été communiqué). La délinquance juvénile à Mayotte n’est pas portée par quelques « têtes » qu’il suffirait de neutraliser pour enrayer le phénomène. Son ampleur et sa progression sont à la mesure des logiques d’exclusion vécues par de larges fractions de la jeunesse, française ou étrangère.

    Des jeunesses surnuméraires

    Deux logiques président à la construction de jeunesses surnuméraires à Mayotte. La première est économique et renvoie à la question sociale : quelle place la société mahoraise offre-t-elle à sa jeunesse dans un contexte de chômage de masse et de forte croissance démographique ? La seconde est juridique et renvoie à la question migratoire : quel sort réserve-t-on plus singulièrement aux jeunes nés de parents étrangers dans un contexte de forte répression de l’immigration ? Chacune de ces logiques produit des effets en termes de passages à l’acte et de carrières déviantes.

    En premier lieu – et c’est une donnée trop rarement commentée – on ne saurait comprendre l’accroissement de la délinquance juvénile sans avoir à l’esprit le poids démographique de la jeunesse et sa position dans l’espace social : les moins de 25 ans représentent 60 % de la population (contre 30 % en France métropolitaine) et subissent simultanément des niveaux de déscolarisation, de chômage et de pauvreté particulièrement élevés.

    Autre donnée trop souvent occultée : les processus d’exclusion qui affectent des pans entiers de la jeunesse mahoraise (et précédemment des autres jeunesses ultramarines) sont aussi le produit d’une gouvernementalité postcoloniale qui opère des effets de classement et de division sociale extrêmement prononcés. Quatre segments de l’action publique jouent ici un rôle manifeste : les politiques éducatives, les politiques de développement économique, les politiques sociales et les politiques migratoires.

    Le droit à l’instruction publique est relativement récent à Mayotte. Il s’est imposé au gré de l’évolution statutaire de l’île et de son intégration progressive au sein de la République. Mayotte a connu successivement les statuts de colonie (1841-1946), territoire d’outre-mer (1946-1975), collectivité territoriale de la République (1976-2001), collectivité départementale (2001-2011) et département depuis le 31 mars 2011. La scolarisation obligatoire des enfants de plus de six ans date de 1986, et l’ouverture des écoles maternelles ne s’est généralisée qu’à partir de 1993. Ainsi, on comprend les faibles taux de scolarisation de la population qui étaient encore enregistrés au recensement de 2012 avec un habitant sur trois parmi les plus de 15 ans qui n’avait jamais été scolarisé (contre 2 % en métropole), et un jeune sur cinq parmi les moins de 30 ans.

    Si la scolarisation est aujourd’hui la norme, des efforts restent à consentir pour soutenir la réussite éducative. Les conditions d’accueil et d’enseignement sont très éloignées des standards nationaux : classes surchargées, surreprésentation des enseignants contractuels et de moindre qualification, imposition du français quand les enfants ont été socialisés dans leur langue maternelle (shimaore et kibushi principalement), etc.

    Les difficultés rencontrées dans les apprentissages se mesurent par des taux d’illettrisme et de décrochage scolaire particulièrement élevés. Les évaluations réalisées en 2015 dans le cadre des journées « Défense et citoyenneté » indiquent que plus de la moitié des Mahorais âgés de 17 et 18 ans étaient en situation d’illettrisme contre 3,6 % de leurs homologues métropolitains. À la même époque, parmi les Mahorais âgés de 20 à 24 ans, 30 % n’étaient pas allés au collège. Au total, trois Mahorais sur quatre âgés de 15 ans ou plus sont sortis du système scolaire sans aucun diplôme qualifiant, contre 28 % dans l’Hexagone. Ces ressources en négatif pèsent de facto sur leurs chances d’insertion professionnelle dans une économie portée aujourd’hui par des emplois publics et qualifiés.

    Le développement économique induit par la départementalisation de Mayotte repose pour l’essentiel sur des mesures de mises à niveau de l’administration publique, dans les secteurs en particulier de l’éducation, la santé, l’équipement, les services administratifs et l’action sociale. Ainsi, sur 13 200 emplois créés entre 2009 et 2018, 8 400 sont attribuables à la fonction publique d’État. Compte tenu du faible niveau général de qualification de la population, une part significative des emplois publics est occupée par des Métropolitains ainsi que par une fraction diplômée de la population mahoraise, plus souvent embauchée dans les collectivités locales (communes et Conseil départemental).

    En 2018, le taux d’emploi était de 23 % pour les natifs de l’étranger, 38 % pour les natifs de Mayotte et 80 % pour les natifs de France métropolitaine. Le taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) s’établit à 34 % et celui des jeunes de 15 à 25 ans avoisine les 50 % (Enquête Emploi 2022). Des mesures qui sous-estiment le phénomène de privation d’emploi : beaucoup ne sont pas comptabilisés comme chômeurs car ils ne remplissent pas les critères de disponibilité et de recherche d’emplois. Ainsi, pour 27 000 personnes au chômage au sens du BIT, l’INSEE recense 33 000 personnes supplémentaires sans emploi et qui souhaitent travailler. Alors que Mayotte détient le plus fort niveau de chômage au niveau national, paradoxalement l’île est très peu dotée de dispositifs de soutien tels que les emplois aidés et les contrats d’insertion.

    Le modèle de développement déployé à Mayotte a donc pour effet de diviser fortement la population avec, d’un côté, des personnes qui accèdent à une condition salariale protégée (qui plus est pour les fonctionnaires qui bénéficient d’une majoration de leur traitement égale à 40 %) et, de l’autre, une masse d’individus qui en est durablement exclue. Ces inégalités sont par ailleurs faiblement compensées du fait du report ou de la moindre application des lois sociales en vigueur dans les autres départements français. La part des transferts sociaux alloués aux ménages mahorais est environ trois fois moindre que celle enregistrée à l’échelle nationale.

    Par conséquent, les inégalités entre ménages y sont quatre fois plus prononcées qu’en France métropolitaine et trois habitants sur quatre vivent en deçà du seuil de pauvreté national. En référence au revenu médian calculé à Mayotte, le seuil de pauvreté local se situe à 160 euros par mois. Quatre habitants sur dix se situent en dessous de ce seuil, tandis que les prix à la consommation sont 10 % supérieurs à ceux enregistrés dans l’Hexagone.

    Il faut donc se représenter la traduction concrète de ces quelques données chiffrées. Pour beaucoup, le quotidien est saturé par la quête de quelques ressources monétaires et/ou alimentaires. Les stratégies de survie s’articulent principalement autour d’une économie agraire d’autosubsistance, de l’économie informelle, des solidarités privées, des quelques revenus sociaux récemment instaurés et de la petite délinquance, essentiellement juvénile.

    Les données ethnographiques que j’ai collectées auprès de jeunes délinquants révèlent le vide institutionnel auquel ils font face dès qu’ils quittent le système scolaire. Le manque d’opportunités d’emploi, de dispositifs d’aide sociale, de programmes d’animation socioculturelle, d’insertion et de formation professionnelle dessine les contours de ce qu’ils dénomment eux-mêmes « la galère », marquée par une oisiveté quotidienne propice à l’engagement dans des actes délictueux : cambriolages, rackets, vols à l’arraché, usagers-dealers, etc.

    Les pratiques déviantes répondent ainsi à des logiques cumulées de survie économique, de lutte contre l’oisiveté et de tension sociale : le niveau de revenus et de consommation des nouvelles classes moyennes nourrit chez les jeunes désœuvrés un certain conformisme frustré. Elles sont par ailleurs renforcées par des effets de groupe (beaucoup d’entre eux appartiennent à une bande régie en partie par cette économie délictuelle) et le niveau de paupérisation connu dans leurs familles respectives composées, bien souvent, d’une mère isolée et de ses enfants : non seulement ils ne peuvent y trouver un soutien financier, mais beaucoup participent à l’économie familiale en y injectant une part des ressources tirées de leurs méfaits.

    Ces logiques de relégation et les obligations de survie qui leur sont attachées sont exacerbées pour les jeunes de nationalité étrangère. Ces derniers composent avec une politique migratoire particulièrement répressive qui a pour effet de précariser leur existence et celle de leurs parents. Celle-ci s’est durcie au gré de l’intégration politique de Mayotte et de l’accroissement de l’immigration, essentiellement comorienne : la part des étrangers dans la population totale est passée de 15 % en 1990 à 41 % en 2007 et 48 % en 2017. C’est là tout le dilemme auquel est confronté l’État français : le développement de Mayotte creuse l’écart avec les îles comoriennes voisines et soutient les projets migratoires dans un espace archipélagique marqué de longue date par la circulation de ses habitants et les mariages inter-îles.

    Dans l’impossibilité d’obtenir un visa, les candidats à l’émigration deviennent, une fois qu’ils ont posé le pied à Mayotte, des « clandestins » soumis à la traque des forces de l’ordre. Les nombreuses reconduites à la frontière orchestrées tous les ans (entre 20 000 et 23 000 en moyenne annuelle) produisent des ruptures familiales et alimentent le phénomène des mineurs isolés sur le territoire. On en dénombre entre 3000 et 5000 selon les sources, avec des profils hétérogènes qui vont de l’isolement total au recueil, pérenne ou temporaire, par un tiers lui-même soumis à des conditions de vie souvent dégradées. Les manquements manifestes de l’Aide sociale à l’enfance sur le plan à la fois matériel et éthique contribuent à maintenir cette « enfance en danger », la situation d’isolement constituant dès lors une des portes d’entrée dans les bandes délinquantes dans une perspective de survie économique et de protection.

    Parallèlement à la politique du chiffre visant à expulser en masse les « sans-papiers », l’État français durcit ses frontières en adoptant tout un ensemble de dérogations qui rongent le droit des étrangers et le droit de la nationalité. Passant outre le principe de l’indivisibilité de la République, la loi « Immigration maîtrisée, droit d’asile effectif et intégration réussie » du 10 septembre 2018 a ainsi entériné une révision du droit du sol pour le seul territoire de Mayotte : pour qu’un enfant né de parents étrangers puisse obtenir la nationalité française à l’âge adulte, il faut à minima qu’un de ses parents soit en situation régulière en France depuis au moins trois mois avant sa naissance. La loi s’applique pour les enfants nés après la date de son entrée en vigueur mais aussi pour tous ceux qui sont nés avant et qui sont encore mineurs, grevant ainsi toute chance de naturalisation et d’une intégration plus assurée.

    Dans un contexte de forte politisation de la question migratoire, les mesures répressives à l’endroit des étrangers trouvent aussi des relais dans la société civile. Dans bien des cas, les mineurs en sont les premières victimes. Beaucoup d’entre eux rencontrent par exemple des obstacles quant à leur scolarisation. Les mairies qui sont en charge de l’inscription des enfants résidant dans leur commune et soumis à l’obligation scolaire prennent parfois certaines libertés en exigeant des pièces administratives qui n’ont pas lieu d’être, en particulier le titre de séjour du ou des parents. Selon la Défenseure des droits, ce sont environ 15 000 enfants qui n’auraient pas accès à une scolarité classique. Une étude réalisée sous l’égide de l’Université de Nanterre estime que le nombre d’enfants non scolarisés est compris entre 5 379 et 9 575 selon la méthode de calcul retenue.

    Vécue de manière particulièrement violente par les intéressés, la non-scolarisation des mineurs d’origine étrangère se présente, de fait, comme une porte d’entrée vers une chaîne d’exclusions[1]. Pour ceux qui parviennent à maintenir leur cursus scolaire sans encombre, les risques de déscolarisation s’intensifient à l’âge de 16 ans, marquant la fin de l’obligation scolaire. En dehors de l’accès à l’éducation, les enfants de « sans-papiers », en particulier, se voient privés de tout droit. Ils se trouvent dans l’impossibilité de signer un contrat de travail, de bénéficier des services de la Mission locale, de suivre une formation, de disposer d’une couverture maladie, etc.

    Les processus cumulatifs de relégation (scolaire, sociale, juridique, économique, etc.) vécus par les jeunes d’origine comorienne les amènent progressivement à intégrer l’étiquette de « surnuméraire » qui leur est renvoyée. Cette dynamique a pour effet de fédérer des jeunes stigmatisés et d’alimenter, au fil du temps, leur inclination vers des comportements déviants. Si la délinquance d’appropriation répond d’abord à l’impératif de survie économique, les agressions et autres actes de vandalisme témoignent d’une volonté affirmée de retournement de la violence vis-à-vis d’une société et d’une nation perçues comme hostiles.

    Le racket des automobilistes qui se rendent au travail, le caillassage des bus scolaires, les rixes aux abords des collèges et lycées sont autant de délits orchestrés à l’endroit d’un monde qui leur est fermé. Les affrontements réguliers contre les forces de l’ordre, un signe de défiance vis-à-vis de l’autorité d’un État de droit qui produit leur marginalisation sociale. Le sentiment de rage et d’injustice fréquemment exprimé dès l’adolescence puis à l’âge adulte traduit, en creux, le principe de clôture du groupe déviant sur lui-même. La violence sociale subie depuis leur enfance se transforme en une violence à la fois auto-administrée (conduites à risques, addictions, etc.) et renvoyée aux autres (agressions, vols avec menace, etc.).

    À cet égard – et les données récentes qui attestent d’une progression de la délinquance et des violences juvéniles sont là pour appuyer notre propos – on peut se demander si les objectifs conjoints de durcissement des frontières nationales et de lutte contre la délinquance ne sont pas quelque peu antinomiques. Les professionnels de la Protection judiciaire de la jeunesse, par exemple, observent les effets particulièrement délétères de la révision locale du droit du sol dans leur travail de prévention de la délinquance à l’endroit des jeunes nés à Mayotte de parents étrangers.

    Alors que ces derniers ont grandi en nourrissant l’espoir d’une naturalisation à l’âge adulte, ils sont nombreux à apprendre aujourd’hui qu’ils ne peuvent prétendre qu’au titre de séjour, dont on sait les difficultés d’obtention. Désabusés par cette politique d’inimité, certains y renoncent et intègrent leur label juridique : ils sont étrangers et demeureront à jamais des surnuméraires à Mayotte, avec toutes les conséquences que cette condition juridique implique en termes de carrière déviante. En cela, si le nouveau projet de durcissement du droit du sol annoncé par le ministre vise à réduire l’immigration à long terme, il aura un effet plus immédiat : celui de grossir les rangs des surnuméraires…

    Le déclin des institutions coutumières

    Si la délinquance est symptomatique des processus de marginalisation sociale qui affectent les fractions dominées de la jeunesse (sans engagement scolaire, sans diplôme, sans emploi, sans papiers, sans tuteurs, etc.), elle témoigne également de la transformation rapide et brutale de la société mahoraise et de ses effets en termes de désorganisation sociale. Les institutions coutumières qui concouraient hier à la fabrique d’une société intégrée ne sont plus aussi opérantes, tandis que les nouvelles institutions exogènes liées à la mise aux normes françaises de la société locale ne le sont pas encore totalement. La déviance juvénile semble en être l’un des symptômes les plus prégnants alors qu’elle était quasi inexistante jusqu’au début des années 1990.

    Les jeunes, moins nombreux, était alors très encadrés dans leurs villages respectifs. Ils faisaient partie intégrante d’un système de classes d’âge (shikao) qui organisait des travaux collectifs et renforçait les liens au sein des promotions (hirimu). Ils étaient au contact étroit des maîtres coraniques (fundi wa shioni) qui assuraient tout à la fois leur socialisation religieuse et l’apprentissage des règles du vivre-ensemble. Ils étaient sous le contrôle de la famille élargie et des adultes du village qui disposaient d’un droit de regard et de sanction à l’endroit des enfants circulant dans l’espace public. Ce fort contrôle social canalisait ainsi la plupart des comportements.

    Sous l’effet de l’accroissement démographique, d’une ouverture croissante sur le monde occidental et des mesures d’assimilation qui accompagnent la départementalisation, les institutions coutumières ont perdu de leur force. Bénéficiant d’un niveau de scolarisation plus élevé que celui de leurs parents et grands-parents, les nouvelles générations remettent en question les rapports sociaux fondés traditionnellement sur l’âge et le savoir spirituel.

    L’éducation partagée cède la place à une éducation parentale, défaillante dans de nombreuses familles : d’un côté, des mères isolées et fragilisées tant dans leurs rôles éducatifs que matériels ; de l’autre, des pères absents en raison des politiques migratoires répressives (expulsion du père étranger et « sans-papiers ») et de la fragilité des liens d’alliance au sein des familles matrifocales (père de nationalité française qui a quitté le domicile familial). Les relais éducatifs tels que l’oncle maternel (zama) ou la tante paternelle (ngivavi) qui étaient couramment mobilisés en cas de séparation et/ou de difficultés parentales le sont plus rarement aujourd’hui. Si elles n’ont pas totalement disparu, les pratiques de placement des enfants chez un apparenté sont aujourd’hui plus difficilement vécues par les intéressés qui y voient une forme d’abandon et non de régulation. Cette situation peut être source de conflits et, par la suite, de rupture familiale.

    Les transformations contemporaines de la famille et de la communauté villageoise s’accompagnent ainsi d’une crise de la transmission et de l’autorité. Ceci est particulièrement vrai des milieux sociaux les plus modestes et allophones (et ils sont nombreux) qui peinent à saisir les nouvelles formes de socialisation juvénile et le rôle joué par les institutions républicaines dans l’éducation et la protection des mineurs. La notion « d’enfant du juge » (mwana wa jugi), devenue courante à Mayotte, illustre de façon exemplaire la méconnaissance de ces institutions et l’affaiblissement de la position d’autorité des adultes.

    Évoquant tour à tour la justice des mineurs et le droit des enfants, cette expression consacre l’idée selon laquelle les adultes ne sont plus autorisés à « redresser » les jeunes qui s’écartent des normes morales et sociales au risque d’être convoqués sinon condamnés par la justice de droit commun. Les châtiments corporels ont longtemps été un « outil éducatif » parmi d’autres ; en leur absence, beaucoup se sentent dépourvus de moyens d’action. L’éducation et le pouvoir de sanction à l’endroit des « enfants difficiles » relèvent dès lors de la seule compétence de l’État (sirkali).

    Un État que l’on se représente comme tout-puissant – colonial hier, garant des institutions républicaines aujourd’hui – et qui appelle la soumission de ses sujets. Le déclin des institutions coutumières, c’est en quelque sorte le prix à payer d’une intégration française qui a longtemps été réclamée dans une visée séparatiste avec les Comores[2] et dont on découvre aujourd’hui les effets.
    « Occupons-nous de notre jeunesse avant qu’elle ne s’occupe de nous ! »

    Ce pourrait être le mot de la fin. Cette assertion, entendue à maintes reprises chez des élus mahorais, témoigne de l’enjeu d’une intégration de la jeunesse qui pour l’heure fait défaut. Elle exprime, en creux, le lien que nous avons rappelé ici entre insécurité sociale et insécurité civile. Si la lutte contre la délinquance exige un certain équilibre entre mesures éducatives et mesures répressives, elle ne saurait faire l’économie de la question sociale qui recoupe, ici, la question générationnelle. Qu’ils aient la nationalité française ou non, la plupart des jeunes qui résident aujourd’hui à Mayotte y sont nés et/ou y ont grandi. Leurs préoccupations sont des plus triviales : aller à l’école, obtenir un diplôme, trouver un travail. À cela s’ajoute, pour les étrangers nés sur le territoire, l’obtention de la naturalisation à l’âge adulte, clé de voûte de toute autre forme d’insertion.

    Tout en communiquant sur les efforts financiers sans précédent déployés aujourd’hui dans l’île, les gouvernements successifs adoptent pourtant un même type de gouvernance marqué par un alignement différé des droits et une dépense publique par habitant bien inférieure à celle enregistrée à l’échelle nationale. La démographie et la situation dégradée sur le plan sécuritaire appellent, à notre sens, une plus grande intervention publique dans les domaines de l’éducation, l’aide sociale à l’enfance, la prévention spécialisée, la protection judiciaire de la jeunesse, la lutte contre la pauvreté, l’insertion et la formation professionnelles.

    « Occupons-nous de notre jeunesse avant qu’elle ne s’occupe de nous ! », c’est aussi un appel politique à l’adresse de la société civile afin que celle-ci (re)prenne part à la production de la société. Pour les uns, qui convoquent un passé « où l’on vivait en paix », il s’agit de réactualiser certaines des institutions coutumières qui participaient des équilibres sociaux antérieurs. Considérés comme des « juges de paix », les cadis qui ont perdu leur pouvoir judiciaire et notarial en 2010 sont aujourd’hui remis au-devant de la scène pour prévenir la délinquance. Plusieurs communes ont signé une convention avec le Département et le Conseil cadial pour formaliser plus avant cette fonction de prévention et de médiation. Dans la même veine, certains appellent à un renforcement de l’éducation coranique qui a perdu du terrain face à l’école laïque. Dans les représentations émiques, la non-fréquentation de l’école coranique accroît sensiblement, en effet, les risques de basculer dans la délinquance.

    Pour les autres, il ne s’agit pas tant de revenir à un ordre ancien, perçu comme dépassé, mais plutôt de créer les conditions d’une nouvelle forme d’encadrement social de la jeunesse, plus en phase avec ses besoins immédiats. Ainsi en est-il des nombreuses associations de quartier qui se sont créées ces dernières années. Avec, en toile de fond, un objectif affiché de lutte contre la déscolarisation et la délinquance, ces associations s’efforcent de soutenir les différentes étapes des trajectoires juvéniles : aide aux devoirs et mise à disposition de salles informatiques, animation socioculturelle, stages et contrats d’insertion, médiation avec les administrations et le service public de l’emploi, etc.

    Portées par des adultes natifs de leur quartier d’implantation, elles fonctionnent le plus souvent avec un effectif de deux ou trois salariés, quelques services civiques et de nombreux bénévoles, dont certains sont eux-mêmes anciens délinquants. Leur mot d’ordre est d’apporter de l’aide aux jeunes en difficulté sans dépendre des secours de l’État et des collectivités.

    Au regard de l’ensemble des processus d’exclusion qui affectent la jeunesse mahoraise, ce retour du collectif initié par des associations de quartier peut sembler insignifiant à bien des égards. Néanmoins, il révèle une énergie sociale agissant en marge d’une action publique jugée insuffisante et/ou quelque peu décalée par rapport aux réalités du territoire. Examiner et questionner le sens de cette dynamique associative revient à explorer simultanément la dimension conflictuelle d’une société en partie dépossédée de son organisation sociale et les systèmes d’actions (re)construits en réponse à cette désorganisation.

    NDLR : Nicolas Roinsard a récemment publié Une situation postcoloniale. Mayotte ou le gouvernement des marges aux éditions du CNRS.

    #Mayotte #colonie #immigration #délinquance #Comores #pauvreté

  • La guerre à Gaza, inverser la situation et en sortir - par Omer Bartov sur AOC media
    https://aoc.media/opinion/2024/01/16/la-guerre-a-gaza-inverser-la-situation-et-en-sortir

    Ce qu’il faut d’urgence, c’est un accord international, mené par les États-Unis et d’autres grands pays européens, et accepté par Israël, l’Autorité palestinienne et des États comme l’Égypte, la Jordanie et l’Arabie saoudite, pour que les forces de défense israéliennes cessent le feu, que les otages soient rendus en échange des Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes et que la population retourne dans ses foyers – reconstruits avec le soutien de la communauté internationale –, le tout dans le cadre d’un accord général entre l’Autorité palestinienne et Israël pour passer à un nouveau paradigme politique de recherche d’une résolution du conflit par la négociation, et la création d’un État palestinien indépendant en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

    Certes, les chances que cela se produise sous le gouvernement israélien et la direction du Hamas actuels sont minces. Mais ces dirigeants peuvent être emportés par les marées politiques. Il faut prendre la mesure du fait que la tentative de « gestion » de la question palestinienne a échoué de manière spectaculaire. Depuis 1948, Israël n’a jamais été aussi peu sûr et vulnérable qu’aujourd’hui. Pourtant, les moyens de renverser cette situation sont clairement à portée de main. Il s’agit de repenser fondamentalement la relation entre les 7 millions de Juifs et les 7 millions de Palestiniens qui vivent entre le fleuve et la mer. Les dirigeants qui ont conduit leurs nations là où nous en sommes ont été profondément discrédités. D’où la nécessité d’une autre façon d’envisager l’avenir.

    Repenser ainsi les choses ne peut qu’entraîner un changement de la situation immédiate sur le terrain. Plutôt qu’un effort désespéré pour rétablir l’équilibre de la terreur entre deux populations dévastées, on pourrait imaginer une voie vers un avenir entièrement différent. Plutôt que l’idée insensée d’exiler la population de Gaza à travers le monde, on pourrait imaginer de faire de Gaza le Dubaï du Moyen-Orient, comme cela avait été envisagé pendant toutes ces années des accords d’Oslo. Au lieu de réfléchir à la manière de protéger les colonies israéliennes le long de la bande de Gaza avec davantage de murs, de clôtures et d’équipements électroniques, on peut réfléchir à la coexistence avec les Palestiniens, comme cela a en effet été le cas dans le passé, dans l’intérêt mutuel des deux parties.

    Quelles seraient les conséquences d’un tel scénario ? Comment cette terre peut-elle être partagée par deux groupes ayant une si longue histoire de conflits et d’effusions de sang ? Il existe de nombreux projets en la matière, mais l’un d’entre eux, A Land for All, me semble le plus intéressant, le plus original et le plus réaliste. Ce plan prévoit la création de deux États le long des frontières de 1967, en confédération l’un avec l’autre, chacun étant pleinement indépendant et souverain, sur la base d’un droit à l’autodétermination et d’un droit au retour, avec une capitale commune à Jérusalem.

    Ce qui différencie ce plan de la défunte solution à deux États, c’est que cette confédération ferait une distinction entre les droits de citoyenneté et ceux de résidence, de sorte que les Juifs et les Palestiniens pourraient être citoyens d’un État mais résider dans un autre. Ainsi, les colons qui choisiraient de rester dans l’État palestinien seraient autorisés à le faire, mais voteraient à la Knesset israélienne et s’engageraient à respecter les lois de la Palestine. Quant aux Palestiniens vivant à Naplouse ou revenant d’exil, ils seraient autorisés à résider en Israël, mais voteraient pour le parlement palestinien et s’engageraient à respecter les lois israéliennes.

    Bien entendu, le nombre de résidents étrangers de part et d’autre devra être réglementé, mais les frontières seraient ouvertes, permettant la libre circulation entre les États. L’ensemble du territoire étant déjà inextricablement lié en ce qui concerne les transports, l’énergie, l’eau, le cyberespace et d’autres infrastructures, les institutions confédérales contrôleraient ces interconnexions ainsi que les frontières extérieures de l’entité.

    La manière dont tout cela fonctionnerait en détail est encore en cours d’élaboration et on ne peut pas s’attendre à ce que cela se produise dans un avenir proche. Mais parce qu’il s’agit d’un horizon d’espoir et de promesse politiques, d’une voie de sortie de la destruction et de la violence, ce plan, ou d’autres similaires, peut changer la trajectoire de la politique et l’imagination des gens, permettant à la région de s’engager sur le chemin de la réconciliation et de la coexistence. Il n’y a, en effet, pas d’autre moyen, si l’on n’accepte pas la logique sinistre des fanatiques et des extrémistes, qui continuent à chercher la destruction de l’autre, même au prix de leur propre anéantissement. En ce moment de crise profonde, il est temps d’envisager un avenir différent pour les générations à venir.

  • De l’inégale géonumérisation du Monde - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/12/31/de-linegale-geonumerisation-du-monde-2

    Ainsi, une forme de géonumérisation généralisée du Monde[1] se met progressivement en place. Ce terme permet de souligner l’importance de porter un regard, non sur un domaine particulier (la cartographie, la statistique, la topographie, etc.) ou un métier spécifique (les photo-interprètes, les arpenteurs-géomètres, les géomaticiens, etc.), mais sur des processus diffus et multiples qui se sont accélérés depuis une trentaine d’années autour de la transcription sous forme de données numériques de la plupart des objets, êtres, phénomènes, dispositifs, activités, images, œuvres de fiction, etc., localisables sur la surface terrestre. Or, cette géonumérisation du Monde est opérée par des systèmes opaques qui s’apparentent, de plus en plus, à de véritables boîtes noires algorithmiques.
    Ouvrir les boîtes noires algorithmiques

    Les systèmes géonumériques que nous utilisons au quotidien – des cartes en ligne comme Google Maps aux services de géolocalisation pour commander un taxi – sont personnalisés en fonction de nos centres d’intérêt (ou plutôt de la façon dont l’algorithme nous a profilé) et configurés en fonction des objectifs de leurs commanditaires. Ils sont donc avant tout des opérateurs de tri, de filtre, de combinaison, de fusion, d’appariement, d’intersection, d’extraction, d’union, de conversion, de re-projection… et in fine seulement de représentations cartographiques des données dont ils disposent. Soit autant d’opérations qui relèvent de choix techniques et politiques dont les intentionnalités comme la performativité méritent d’être analysées.

    Noyé sous un déluge de données numériques, comme le titrait, dès 2010, The Economist, le spectacle cartographique qui nous est donné à voir tous les jours n’a donc rien d’une évidence. Il mérite qu’on en analyse ses coulisses et secrets de fabrication. La métaphore naturalisante du déluge ravive d’ailleurs, une fois encore, les croyances positivistes autour des données dont Bruno Latour a pourtant clairement explicité dès 1987 qu’elles n’étaient pas données, mais fabriquées et que, par la même, on devrait plutôt les appeler des obtenues[2]. Rien d’inédit, donc, à souligner aujourd’hui l’impérieuse nécessité d’une dénaturalisation des données, fussent-elles embarquées dans des algorithmes qui les traitent et les redistribuent à la volée. Sauf que ces derniers se révèlent particulièrement opaques et qu’il est devenu complexe d’identifier où sont désormais les blancs des cartes et quels sont les effets potentiels de ces mises en invisibilité des lacunes cartographiques contemporaines.

    #Cartes #Cartographie #Algorithmes #Géonumérisation

  • Israël, année zéro - AOC media par Elad Lapidot
    https://aoc.media/opinion/2023/11/26/israel-annee-zero

    L’objectif de Buber fut de mettre fin à la violence et aux meurtres. Il considérait les Arabes comme un « toi » et non comme un « cela », et il pensait que le mouvement national palestinien devait être reconnu. Sion ne pouvait être que juste, ne pouvait que créer la paix, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait exister d’après Buber que comme coopération judéo-arabe, comme alliance de paix. Il imaginait une relation positive avec les Arabes dans de différents domaines, plaidait pour une solidarité économique au lieu de la politique dominante du « travail hébreu » et pour le devoir d’apprendre la culture et la langue des Arabes et leur Islam, contrairement aux sentiments anti-arabes omniprésents, souvent racistes, chez les colons juifs. Au lieu d’un État juif, Buber prônait l’idée d’un État binational qui œuvrerait au bénéfice de l’ensemble de la population du pays et qui s’intégrerait dans une fédération régionale d’États du Proche-Orient.

    Cette vision semble aujourd’hui illusoire. La violence terrible des massacres perpétrés le 7 octobre par le Hamas nous a profondément choqués, nous les Juifs israéliens. Notre choc ne nous a pas empêchés de faire des comparaisons. Au contraire, la prise de conscience que nos enfants sont la cible d’une telle haine a réactivé notre traumatisme collectif le plus profond. Beaucoup donnent un sens à ces atrocités en les comparant aux meurtres de masse des Juifs pendant la Shoah et dans les pogroms. Ils contextualisent la haine palestinienne comme une nouvelle éruption d’antisémitisme – pas seulement barbare, mais le mal pur.

    Cette vision dicte la réponse militaire d’Israël. La violence extrême et indiscriminée des attaques israéliennes sur la bande de Gaza depuis le 7 octobre vise à éradiquer le mal, à sauver les Juifs d’Auschwitz. Le Premier ministre Netanyahou a déclaré à ses soldats : « C’est une guerre des fils de la lumière contre les fils des ténèbres. »

    Dans cette atmosphère, quiconque propose une contextualisation alternative des massacres, une contextualisation qui met l’accent sur le conflit israélo-palestinien et non pas sur l’éternelle haine des Juifs, quiconque suggère que les actions d’Israël à Gaza ne sont peut-être pas la solution mais font partie du problème, est souvent taxé de justifier le mal. Ceux qui pensent différemment sont traités comme des traîtres.

    Pensons à Buber. Sa vision semble aujourd’hui illusoire, comme elle l’était pour la plupart des sionistes à l’heure zéro du conflit et tout au long de son histoire. Même Brit Shalom n’a été que de courte durée. Mais Buber est resté ferme. Avec quelques-uns, un trop petit nombre, il a continué à défendre l’impératif de la coopération contre la stratégie de domination qui a déterminé la politique juive en Palestine et, plus tard, dans l’État d’Israël. La violence actuelle, persistante et excessive, jette une ombre sur les perspectives d’un avenir binational. Cependant, si nous voulons éviter un génocide ou un suicide, une variante de la vision de Brit Shalom est le seul avenir possible. Pour une grande partie, cela dépend de notre capacité de trouver aujourd’hui la force de déclarer, en tant que Juifs, en tant qu’Israéliens : « C’est notre volonté que les condamnations à mort prononcées à cause de nous, à cause des méfaits commis à notre encontre, ne soient pas exécutées. »

  • Le Hamas et le kibboutz - AOC media par Sylvaine Bulle
    https://aoc.media/analyse/2023/10/10/le-hamas-et-le-kibboutz

    J’avoue n’avoir jamais fréquenté de kibboutz, et je veux bien croire qu’une partie des personnes assassinées étaient de gauche, anarchistes, écologistes, démocrates, etc. mais cette lecture qui semble totalement effacer la dimension nationaliste et coloniale du kibboutz dans l’histoire israélienne (dont je suis loin d’être un expert) me parait assez hallucinante. Le dit mouvement démocrate, de son côté, vient de se rallier massivement au gouvernement et à la guerre totale contre Gaza, malgré il est vrai, des critiques sévères des dysfonctionnements militaires ayant permis à l’offensive d’atteindre un bilan aussi brutal.

    En mémoire des centaines de kibboutzik,
    assassiné-s, enlevé-es dans les kibboutzim de Be’eri et de Kfar Aza les 7 et 8 octobre 2023.
     

    Le kibboutz de Be’eri est un des plus anciens d’Israël. Au minimum cent de ses résidents y ont été assassinés vendredi et samedi 7 et 8 octobre 2023 par des membres du Hamas, ayant transpercé avec facilité la barrière de sécurité a peine distante de 5 kilomètres.

    D’autres ont été pris-es comme otages. Parmi ces victimes se trouvent en très grande majorité des activistes, pacifistes, anarchistes, écologistes, opposants à l’occupation des Territoires Palestiniens, et tout simplement des militants engagés dans la critique interne de l’État d’Israël et de sa pente illibérale. À quelques kilomètres de Be’eri, aujourd’hui dévasté, se tenait la rave-party de la paix. Elle comptait plus de mille jeunes (dont deux cent cinquante ont moins ont été assassinés), qui s’étaient rassemblés dans le cadre d’une manifestation libertaire et hippie, elle-même représentative d’une frange importante de la jeunesse israélienne et sorte d’illustration des zones d’autonomie temporaire[1]. Ce sont donc des voix de la démocratie qui ont été éteintes par la seule volonté du Hamas ou de ses troupes, ayant surgi au milieu d’espaces géographiquement proches de Gaza, mais généralement hors d’atteinte.

    Nous croyions cela impossible, mais c’est pourtant bien une symétrie qu’il faut opérer par l’analysé : entre d’un côté, les formes de vie libertaires, ou portées par des communautés alternatives, et de l’autre une armée politique et désormais militaire, agissant par cruauté.

    • Aoc c’est le ridicule de la gauche du centre, avec parfois des papiers.

      mais non, @arno, leur kif c’est de préparer une théocratie (l’une contre l’autre, en miroir, quitte à s’arranger, des deux côtés, avec le Veau d’or) dans laquelle ni les raveurs ni les pédés ni bien sûr les juifs n’auront leur place et où les femmes auront la leur, à condition de n’en pas bouger, et de fabriquer et élever des petits mecs et des génitrices. leur kif c’est d’exhiber des viols des meurtres de vieilles et d’enfants et des exactions en balançant des vidéos gore.

      si tu piges pas @arno pas que le massacre de civils - gauchistes ou pas- c’est pour le moins un souci, si tu ne le pige que lorsque c’est le résultat d’opérations armées d’Israël - soutien du Hamas ou pas - je ne peux que te plaindre vu le campisme, non pas « naïf » mais odieux dont tu sembles incapable de te départir.

      #administration_de_la_sauvagerie

    • Qu’est-ce qui te laisse croire que je défends le meurtre de civils quand c’est commis par le Hamas, ou que j’ignore que ce sont des ultra-réactionnaires ? Tu me fatigues avec tes imputations.

      Je me méfie du campisme, mais par contre ce que je vois systématiquement, à chaque conflit qui démarre, ce sont les articles écrits spécifiquement à destination de « la gauche » occidentale, pour expliquer que tel camp est ultra-réactionnaire (ce qui est vrai), alors que l’autre serait ultra-progressiste. Ce qui est généralement faux. On l’a à chaque fois, et pour le coup ça c’est un campisme proche du ridicule.

      Sinon, cette phrase :

      leur kif c’est d’exhiber des viols des meurtres de vieilles et d’enfants et des exactions en balançant des vidéos gore

      Tu fais référence à quoi ? J’ai vu passer la menace de tuer un otage à chaque bombardement, et oui tout le monde considère que ce serait un nouveau niveau dans l’horreur, mais je n’ai pas vu qu’ils l’avaient fait. Je n’ai pas vu qu’ils diffusaient des vidéos de viol « de vieilles et d’enfants », ni même de viols tout court.

    • ce qui me le « laisse croire » c’est cette manière de le minimiser, de ne pas en parler.
      je n’ai pas regardé beaucoup d’images de la propagande du Hamas, juste suffisamment pour savoir que je n’ai aucun rapport avec cette fierté d’einsatzgruppen que je vomis. ces amoureux de la mort, celle de leurs « martyrs » comme de celleux qu’ils immolent.
      voilà le réalisme dont je me prévaut pour ma part.

      edit il était question, avant tout, de meurtres de civils en fuite par centaines, traqués dans leurs refuges

      https://www.liberation.fr/checknews/de-nombreuses-videos-attestent-de-crimes-de-guerre-perpetres-par-le-hamas

      Parmi les premières images qui ont circulé samedi, une vidéo montrait le corps inerte d’une femme presque nue, gisant désarticulée à l’arrière d’un pick-up, tandis qu’un groupe de ravisseurs étaient assis autour d’elle. Deux hommes lui crachent dessus. Grâce à ses tatouages et ses dreadlocks, cette citoyenne de nationalités israélienne et allemande, a été identifiée comme l’une des participantes du festival de musique électronique où le Hamas a semé la mort.

      Ces images ont renforcé les craintes de viols qu’ont pu ou que pourraient subir les victimes de ces attaques. Le magazine conservateur américain The Tablet, spécialisé dans la culture juive, fait mention de viols de femmes à côté des cadavres de leurs amis, lors de la tuerie du festival. L’article a été très largement partagé sur les réseaux sociaux. Il ne repose sur le témoignage que d’un seul survivant.

      c’est plutôt lorsque l’on a le temps que le guerre s’accompagne de viols (pas souvenir de cas rapporté à propos de Tsahal, ils doivent être trop pressés).

      pour ce qui est du réalisme évoqué. deux écueils. sacraliser la vie. faire de la suppression d’une de ses manifestations un simple signe. ça ne vaut évidemment pas qu’en Palestine, où il semble que cela ne vaille plus rien, voire que cela devienne une manière de « marquer des points »

    • Mais ça fait des années qu’on est tous, ici, inquiets des risque des radicalisation du Hamas. Qui est certes ultra-réactionnaire dès ses origines, mais qui avait aussi une certaine rationalité politique, et qui était loin d’être Daesh.

      Et personne n’ignore que c’est un vrai risque, avec l’aggravation de la situation en Palestine et la volonté politique évidente (israélienne et internationale) de faire disparaître totalement le sort des palestiniens.

      Il y a ce matin une vidéo avec Dominique Vidal sur le Média, avec un autre spécialiste de la Palestine, qui conviennent que si le Hamas descend au niveau de Daesh, ça va être un coup terrible pour les Palestiniens eux-mêmes, et provoquer l’effondrement de la solidarité internationale (y compris arabe).

      Mais dans le même temps, il faut aussi se méfier des manipulations et des surinterprétations. Parce que c’est la guerre, et qu’on va être rapidement noyés dans des flots d’analyses justifiant les « victimes collatérales » (alors que, dans la doctrine israélienne, elles ne sont pas collatérales).

      En 2006, on a été en France submergés par un flot continu de pures fabrications qui ne servaient qu’à une chose : justifier le massacre des Libanais sous les bombes israéliennes. Et une partie non négligeable de ces fabrications étaient spécifiquement destinées aux gauches occidentales. Et les échanges avec mes amis progressistes libanais étaient à peu près à l’opposé de qu’on racontait aux « progressistes » occidentaux sur les interwebz.

      (Je ne sais pas si tu as compris que je suis marié à une Libanaise et que nos enfants portent des prénoms que l’on retrouve dans des chansons de Fayrouz et d’Asmahane. Je te dis ça pour que tu comprennes que ni sur le Liban, ni sur la Syrie, ni sur la Palestine, je ne « minimise » : je suis de plus en plus désespéré de la situation, et je pense que les belles indignations occidentales n’apporteront jamais que du malheur dans la région.)

    • à Haaretz et ailleurs on a du souligner l’ignominie de la terreur et des persécutions exercées à l’encontre des palestiniens des territoires occupés par des colons israéliens appuyés par Tsahal en utilisant le terme pogroms.
      c’est finalement le Hamas qui le 7 octobre aura, avec ces centaines de civils tués, le plus fidèlement approché le pogrom authentique.
      ils le doivent davantage à ces colons qu’à l’Iran.

    • c’est finalement le Hamas qui le 7 octobre aura, avec ces centaines de civils tués, le plus fidèlement approché le pogrom authentique.

      Mais encore une fois : objectivement, non. Le déséquilibre du nombre de morts est énorme. Ça a été rappelé ici par exemple :
      https://seenthis.net/messages/1020205

      Tu as peut-être raté cette interview de Simone Bitton :
      https://seenthis.net/messages/1020403

      Jamais la Palestine n’a eu cet honneur, alors que je peux vous rappeler une bonne dizaine d’épisodes avec plus de 500 morts palestiniens en deux jours. Des grand-mères et des enfants palestiniens massacrés, il y en a eu ! Les grand-mères israéliennes ne sont pas les premières, et croyez que mon cœur saigne pour elles !

      Sur la volonté délibérée de cibler les civils et les infrastructures civiles, là aussi c’est documenté :
      https://seenthis.net/messages/1020473

      La propagande absolument sidérante qui parvient à faire passer au niveau international les 300 morts et les 20 000 estropiés de la Marche du retour qui n’a donc ciblé que des manifestants palestiniens (bon sang : 2018-2019 et j’ai l’impression que c’est déjà totalement oublié) :
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Marche_du_retour

    • cela remonte à loin le désespoir, disons (tout légitimisme déférent pour l’OLP mis à part), depuis 1982. là où il y a des religieux, je préfère le « multiconfessionnel » avec des minoritaires, ici, des chrétiens, sur des postions avancées parce que minoritaires, experts de la minorité ! c’est ce qu’Israël a détruit en son sein (Scholem ? un marginal) comme à Sabra et Chatila

      je garde l’idée que la « solidarité arabe » a toujours été instrumentalisée par les états concernés. le nationalisme auquel était inévitablement (?) arrimé la diaspora palestinienne a évité beaucoup de souci à ces états durant les années 70.

      (ayant vécu de longues et belles années avec une femme d’origine libanaise, j’ai bien noté, @arno, ta/votre proximité avec le Liban)

      je suis pas indigné par le Hamas, je trouve ça répugnant. vomitif mis à part, ça laisse démuni. au point qu’façon trotskiste standard j’me dis qu’y faudrait que la révolution (palestinienne) change de direction. eh ! zut. j’ai 0 qualif de ce côté. fatigue.

    • non, j’ai pas raté Bitton, ni ce que tu mets en avant de la doctrine israélienne de la guerre asymétrique (en oubliant leurs consédération sur le fait que cela ne peut qu’être limité dans le temps sous peine de se retourner contre eux : indignation contre les crimes de guerre, discours humanitaires, etc). je sais pas combien de crédit temps le Hamas leur à donné cette fois. on va le découvrir.

      mais les pogroms, c’est pas affaire quantitative, je t’assure ! l’ambiance compte beaucoup ! par exemple ça compte beaucoup d’interrompre, de faire effraction dans la vie quotidienne, ordinaire (c’est pas des manifs qui sont visées dans un pogrom), ça compte beaucoup d’aller chercher des civils dans les caves, les chiottes, pas juste dans « l’espace public », c’est un marqueur tout spécial de domination.

    • à part ça il n’y a aucune « radicalisation » du Hamas. il n’iront jamais au fond ni à la racine de rien, de rien d’autre que leur nationalisme fondamentaliste religieux. le fond, ils l’ont touché d’emblée. je vois pas sur quoi ils pourraient rebondir (mention spéciale à l’inutilité du FPLP et tutti quanti).

  • La recherche « deepLisée » ou pourquoi il faut se méfier de la traduction automatique - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2023/09/03/la-recherche-deeplisee-ou-pourquoi-il-faut-se-mefier-de-la-traduction-automat

    La recherche « deepLisée » ou pourquoi il faut se méfier de la traduction automatique
    Par Katharine Throssell

    POLITISTE, TRADUCTRICE
    Dans un contexte touché de plein fouet par les innovations apportées par l’IA, un nombre croissant de chercheurs, par manque de temps ou par contrainte budgétaire, ont recours à des outils de traduction automatique, avec des résultats dont ils ne semblent pas toujours se méfier. À tort.

    La critique est argumentée par de nombreux exemples qui font sens (ou plutôt qui illustre les contresens potentiels que peut générer l’usage d’un tel outil). Elle a aussi raison de souligner la nécessité de s’acculturer, et pas seulement de traduire : écrire en anglais, c’est discuter selon les canons du champ les pensées dominantes du champ... Pour autant, pour des chercheurs qui savent assez l’anglais pour repérer ces errements, quel gain de temps... et d’argent...
    #IA

  • De la toxicité du Pass Culture pour les bibliothèques et la lecture publique - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2023/06/26/de-la-toxicite-du-pass-culture-pour-les-bibliotheques-et-la-lecture-publique

    Si la véritable justification politique de cette machine était la lecture de livres par les jeunes, l’État se devait de confier la plus grande partie des 75 millions d’euros à des initiatives publiques : au moins, chaque livre aurait été lu plusieurs fois et, en plus, en relation avec d’autres ! Les responsables du Pass Culture se félicitent d’avoir fait acheter 7,5 millions de livres mais ils oublient trop vite que le nombre de prêts de livres dans les bibliothèques s’élève à 213 millions (en 2018) et que les projets de « lire ensemble » sont légion bien que trop souvent pauvres dans leurs moyens.

  • Burkina Faso : la situation « sécuritaire » saisie par les marges… et l’histoire - AOC media
    https://justpaste.it/cxmi2

    Après le départ des troupes françaises en février dernier, le gouvernement militaire de transition du Burkina Faso a annoncé une « mobilisation générale » et un plan de reconquête des territoires saisis par les groupes armés islamistes. Très répandu dans les médias, le prisme « sécuritaire » analyse les multiples crises que connaît le pays par les pathologies de l’État-nation. Les espaces périphériques seraient le prolongement malade du centre politique… Or pour comprendre le Burkina Faso, il faut inverser la perspective.

    #Burkina #Etat_Nation #Histoire #Guerre

  • YouTube : de la libre expression à l’acceptation des fausses informations - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/06/20/youtube-de-la-libre-expression-a-lacceptation-des-fausses-informations

    Par l’auteur et l’autrice du livre « La Machine YouTube »

    YouTube a récemment modifié ses règles de modération des fausses informations électorales, laissant désormais libre cours aux vidéos qui reprennent des accusations infondées de fraude ou de trucage. Si la plateforme le justifie au nom du Premier amendement, c’est surtout du côté de son modèle économique qu’il faut aller chercher les véritables raisons d’un revirement qui réactive la crise épistémique de l’espace public états-unien.

    Les vidéos remettant en cause les résultats de la dernière élection présidentielle aux États-Unis, bannies de la plateforme depuis la proclamation officielle des chiffres du scrutin en décembre 2020, sont désormais accessibles : « we will stop removing content that advances false claims that widespread fraud, errors, or glitches occurred in the 2020 and other past US Presidential elections »[1]. Ainsi, peu importe que ces vidéos reprennent des accusations infondées de fraude ou de trucage, pour cette élection comme pour les précédentes, il s’agit pour la firme californienne de ne pas restreindre l’expression politique (« curtailing political speech »[2]).

    C’est donc indirectement sous la bannière du Premier Amendement de la Constitution que YouTube se place pour justifier un tel revirement. La plateforme s’inscrit à cet égard dans une tendance observable également chez ses concurrentes au cours de ces derniers mois, comme l’illustre de façon emblématique la réouverture du compte officiel de Donald Trump sur Twitter (novembre 2022), précédant la levée des restrictions sur sa chaîne YouTube (mars 2023).

    « Broadcast yourself », slogan des origines

    La première vidéo postée sur YouTube, en avril 2005, est l’œuvre de l’un des trois fondateurs de l’entreprise. Jawed Karim semble alors mettre lui-même en pratique le slogan « Broadcast Yourself » puisque, en l’occurrence, il rend librement accessibles les images de sa visite d’un zoo. En apparence très banale, cette vidéo inaugure un style de prise de vue et un esthétique amateur qui, adoptés par une myriade de vidéastes plus anonymes, deviendront la marque de fabrique de YouTube.

    Ces vidéos face cam – c’est ainsi que sera qualifié le genre icônique afférent –, ne relèveront toutefois pas de l’auto-diffusion au sens strict du terme. La diffusion (broadcast) n’est pas assurée par soi-même (self) mais par l’entremise de la plateforme. C’est elle qui, hébergeant les productions des vidéastes, les met dans le même temps à disposition des internautes. Le slogan masque donc cette intermédiation de YouTube, qui n’a pourtant rien de neutre. Elle conduit, par la mise au point des algorithmes de classement et de recommandation, à favoriser la « découvrabilité » de certaines vidéos. Plus encore, une telle intermédiation a pour finalité de tirer profit de cette activité.

    Dès lors YouTube réactive la crise épistémique de l’espace public états-unien, dont les racines remontent aux émissions d’ « agitateurs de droite extrême »[17] à la radio (Rush Limbaugh) et à la télévision (Tucker Carlson sur Fox News), mais qui s’est particulièrement manifestée en ligne lors de la présidentielle de 2016 au point d’annihiler les référents communs nécessaires au débat démocratique.

    Parce que les plateformes numériques occupent une place croissante dans l’espace public contemporain, leur capacité à organiser un débat de qualité est essentielle : « Some shared means of defining what facts or beliefs are off the wall and what are plausibly open to reasoned debate is necessary to maintain a democracy. »[18]. La trajectoire de YouTube peut laisser penser qu’une telle préoccupation démocratique passe le plus souvent après des considérations de nature économique, en dehors de circonstances très particulières. Or, un encadrement plus pérenne de ses contenus paraît légitime car la plateforme de vidéos prend une part croissante à la vie publique et procède à une modération de contenus de moins en moins éloignée des choix éditoriaux effectués par les médias traditionnels[19]. De la même manière que l’on exige par exemple, en France et depuis des années, une « maîtrise de leur antenne » par les médias audiovisuels[20], une régulation plus structurelle des plateformes numériques semble primordiale.

    Yvette Assilaméhou-Kunz
    PSYCHOLOGUE SOCIALE, MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES EN PSYCHOLOGIE SOCIALE, IRMÉCCEN, UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE

    Franck Rebillard
    CHERCHEUR EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION, PROFESSEUR EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION À L’UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE ET CHERCHEUR/CO-FONDATEUR AU SEIN DE L’INSTITUT DE RECHERCHE MÉDIAS, CULTURES, COMMUNICATION ET NUMÉRIQUE (IRMÉCCEN)

    #YouTube #Liberté_expression #Economie_numerique

  • Fred Turner : « La technologie c’est d’abord des entreprises, et leurs relations avec les États » - AOC media
    https://aoc.media/entretien/2023/06/16/fred-turner-la-technologie-cest-dabord-des-entreprises-et-leurs-relations-ave

    Cela fait déjà dix ans que le livre majeur Aux sources de l’utopie numérique a paru en France, s’étant imposé comme une référence pour quiconque s’intéresse à la cyberculture et aux imaginaires projetés sur les technologies de l’information et de la communication. Ce « tour de force », ainsi que le présentait Dominique Cardon dans une préface remarquable et si précise, consistait à suivre l’itinéraire de Stewart Brand[1], et de réveiller, dans son sillage, tout un « monde » comme Howard Becker parlait des « mondes de l’art ». Ce monde, terrestre, rationnel, celui des Douglas Engelbart[2], des Richard Buckminster Fuller, n’a pourtant jamais oublié de regarder vers le ciel, vers le futur onirique rêvé des John Perry Barlow[3] ou Mitch Kapor[4] : entre ciel et terre existe rien moins qu’une civilisation, dont les enfants peuplent aujourd’hui la Silicon Valley.
    Après une carrière dans le journalisme, Fred Turner s’est tourné vers l’enseignement et la recherche. Il est aujourd’hui professeur de communication à l’université de Stanford. Dans un second livre tout aussi vibrant que le premier, Le Cercle Démocratique, Fred Turner montrait comment les dispositif multimédias autour desquels s’organisent de grandes expositions internationales au milieu du XXe siècle, répondent en quelque sorte à une question, posée par la théorie des médias à la démocratie américaine… Ainsi Margaret Mead, László Moholy-Nagy, John Cage venaient s’ajouter à cette longue généalogie d’intellectuels, d’ingénieurs et d’artistes qui mettent médias et techniques au service de la « personnalité démocratique ». On doit aussi à Fred Turner de nombreux articles à l’intersection entre art, science, marketing et théorie politique, dont certains sont regroupés dans L’usage de l’art[5], traitant du festival « Burning Man » comme des habillages par l’art contemporain des locaux de Facebook.

    En profitant de cet anniversaire pour lire ou relire les deux grands livres de Fred Turner, on leur découvre ce souffle commun, dont on sent qu’il inspirait déjà tous les pionniers du numérique. C’est peut-être ce « supplément », très spirituel, qui fait le génie des ouvrages de Turner, cette célébration, sans adhésion béate, de ce que fut une certaine jeunesse, celle qui voulait croire tout possible au sortir de la guerre, mais que canalisait une grande ambition démocratique. De cet optimisme, il faut à notre tour tirer des ressources morales, et bien du courage, pour affronter la dystopie numérique actuelle qui abâtardit tellement la cyberculture californienne. BT

    #Fred_Turner #Interview

  • Se réapproprier la production de connaissance
    https://aoc.media/opinion/2023/05/17/se-reapproprier-la-production-de-connaissance

    Se réapproprier la production de connaissance
    Par Alexandre Monnin, Éric Tannier et Maël Thomas

    PHILOSOPHE , BIOLOGISTE ET INFORMATICIEN, PHILOSOPHE

    Face à la marchandisation de la recherche scientifique et sa possible mobilisation à des fins destructrices, la science ouverte, aveugle aux conditions d’utilisation des travaux de recherche, est au mieux impuissante, au pire contre-productive. Nous proposons au contraire la définition de communautés se réappropriant les enjeux de la propriété intellectuelle au service de la redirection écologique. Cette construction n’est pas un vœu pieux : elle existe déjà, en tant qu’outil juridique disponible pour tous.tes.

    Le physicien et membre éminent du parti communiste français Frédéric Joliot-Curie proposait en décembre 1945 que les scientifiques se missent en grève si leurs résultats étaient utilisés pour produire des applications qu’ils réprouvaient[1]. Non seulement il ressentait, comme beaucoup de ses pairs à l’époque, une responsabilité eu égard aux conséquences de la mise au point de l’arme atomique, mais il imaginait ainsi un moyen d’action pour exercer cette responsabilité. S’il pouvait s’enorgueillir de conséquences de ses travaux de recherche quand il les trouvait bénéfiques, preuve qu’après leur diffusion ils lui appartenaient encore un peu, il ne pouvait par conséquent se dédouaner des conséquences qu’il jugeait à l’inverse désastreuses.

    Le principe de la grève, destinée à empêcher certains usages de leurs résultats, n’a pas essaimé parmi les scientifiques[2]. Cependant, cette idée soulève aujourd’hui la question de l’exercice de la responsabilité des chercheurs et chercheuses face à la mobilisation à marche forcée de la production scientifique à des fins de croissance économique, au détriment de la production d’un savoir partagé et de l’écologie[1]. Sans exclure la grève, nous proposons d’employer un moyen d’action alternatif, autant symbolique que juridique, basé sur une réappropriation des enjeux de la propriété intellectuelle et des communs afin de définir à qui et à quoi chercheuses et chercheurs entendent destiner leurs productions.

    À qui appartiennent les résultats de la recherche scientifique ? Tout résultat « matérialisable » est protégé par le droit de la propriété intellectuelle, qui en attribue une part aux auteurs et une part à leurs employeurs. Une partie est soumise au secret des entreprises ou des États, quand les résultats touchent à des enjeux stratégiques pour la défense ou la compétitivité par exemple. En dehors de ces règles, l’habitude de la communauté scientifique est de reconnaître la maternité ou la paternité d’un résultat, mais pas sa propriété : les idées sont publiées puis libres de circuler et d’être reprises, modifiées ou utilisées par toutes et tous. Il s’agit autrement dit de ce qui passe pour un « commun », et le mouvement de la « science ouverte » accentue le détachement de fait entre les auteurs et leur œuvre – les travailleurs et leur production.

    Cependant, envisager la production de résultats scientifiques sous l’angle d’un commun nécessite de préciser les contours de la communauté d’utilisateurs et utilisatrices de ces résultats. En effet, la définition d’une communauté ou d’un collectif est à la base de la prise en charge des communs, popularisées par la politiste américaine Elinor Ostrom. Si à l’origine le commun est défini comme une ressource limitée nécessitant une politique de gestion pour la préserver, il a été étendu à toute ressource dont l’utilisation nécessite de s’accorder sur des principes politiques pour en réguler la gestion et la circulation, et en particulier la connaissance[4].

    La communauté avec laquelle construire une politique autour d’un commun scientifique varie en fonction des résultats produits, des endroits où ils le sont et de l’esprit qui préside à cette production. Il existe toutefois des tendances, que reflètent les modèles macro-économiques dont s’inspirent les politiques publiques : ces modèles pointent l’innovation technologique comme principal ressort de la croissance du PIB, et la recherche et développement (R&D) comme le moteur de cette innovation[5]. Ces modèles décrivent et contribuent à organiser un partage de la connaissance produite dans les laboratoires moins avec l’humanité toute entière qu’avec des acteurs politiques ou économiques intéressés par (ou intéressés à) la maximisation de la croissance. La forte corrélation entre la richesse et l’empreinte environnementale[6] remet en question cette alliance.

    Un exemple nous en est donné dans l’actualité technologique : un agent conversationnel comme ChatGPT utilise largement le corpus de publications mis à disposition par le mouvement de la science ouverte. Il est possible que les modèles de langage reposant sur l’apprentissage en deviennent un débouché important, sans que nous en maîtrisions les applications et les conséquences : uberisation croissantes des activités humaines (y compris l’activité scientifique ?), élimination des garde-fous concernant la vérification des résultats, promotion d’un type unique de pensée, déplacement de la production, et donc de l’autorité et du pouvoir, vers les pays et les entreprises productrices de ces modèles. Cet usage de la mise à disposition de nos résultats interroge notre rapport aux instruments de travail et la nécessité pour les chercheuses et chercheurs de s’en ressaisir.

    Nous proposons à la communauté scientifique de bâtir et d’employer un instrument juridique lui permettant de redéfinir et de se réapproprier les finalités de son travail. Il est issu de la propriété littéraire et artistique, sous le régime de laquelle sont produits les résultats scientifiques (documents, données, logiciels) depuis le XIXe siècle[7]. Les droits d’auteur limitent les droits à « exploiter » une œuvre de l’esprit afin d’assurer une rémunération aux autrices et aux auteurs. Si l’exploitation, en matière d’œuvres d’art, consiste principalement à les copier ou à les représenter (d’où le copyright anglo-saxon), l’exploitation d’une œuvre scientifique se caractérise avant tout par son utilisation. L’enjeu est donc de construire un droit d’usage (UsageRight). Non pas, en l’occurrence, pour se ménager la possibilité d’une rémunération mais pour empêcher les usages que l’on réprouve (le droit moral des œuvres d’art explore d’ailleurs en partie cette possibilité).

    Le droit d’usage est inspiré des licences éthiques, inventées par la programmeuse de logiciels et activiste américaine Coraline Ada Ehmke. Elles proposent de définir de potentielles communautés utilisatrices des logiciels, soit par exclusion (certains usages sont interdits et certaines institutions exclues), soit par inclusion (l’usage est réservé à une communauté définie).

    Nous proposons de restreindre l’usage de nos productions (qui sont déclinées en documents, données et logiciels) à une communauté constituée de membres (individus ou collectivités) qui auraient publié leurs engagements en faveur de la redirection écologique[8]. Nous entendons ainsi interdire l’usage de nos productions à des fins destructrices.

    Notre proposition est aussi une manière de redéfinir avec quels partenaires nous voulons faire de la science et selon quelles modalités

    Comme Joliot-Curie en son temps, (et en accord avec la constitution française, précisant dans sa charte de l’environnement, Article 1 : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » et Article 9 : « La recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement ») nous ne sommes pas d’accord avec l’utilisation inconsidérée des résultats de la recherche. Demander cet engagement, c’est définir une communauté non pas selon des valeurs morales construites à l’avance, ni des frontières tracées par les concepteurs, mais selon une volonté de construire collectivement une trajectoire vers un mode de production et un mode de vie soutenable, en respectant les spécificités de chaque membre de ce collectif.

    L’instrument proposé est une licence comportant trois volets, chacun adapté à un type de production. Les brevets en sont exclus car ils sont d’ores et déjà susceptibles d’être utilisés dans le même but[9], et la licence sert précisément à protéger les résultats non brevetés. La licence propose de tracer des frontières perméables autour d’une communauté qui se définit elle-même par l’exclusion des pratiques destructrices. Elle donne le droit d’usage de la production à cette communauté et le prohibe au-delà.

    En choisissant une licence, nous entendons donner prise à l’un des fondements des communs qui supposent la mise en place de procédures de punition en cas de non-respect des obligations auxquelles les membres du collectif souscrivent. La jurisprudence ne reconnaît pas encore d’interdiction d’usage pour des raisons éthiques mais les textes de loi le permettent (davantage en raison d’un vide juridique que d’une disposition explicite à ce stade)[10].

    Par cette définition principalement exclusive d’une communauté utilisatrice, notre proposition est aussi une manière de redéfinir avec quels partenaires nous voulons faire de la science et selon quelles modalités : pas seulement entre nous, scientifiques, ou avec les industriels ou les politiques, mais avec les collectivités, associations, citoyen.nes, paysan.nes, consommateur.rice.s, amateur.rice.s de science, toutes et tous « parties prenantes » et partenaires de l’activité de recherche.

    Cette proposition n’est pas exclusive d’une réflexion plus large sur la réappropriation des moyens de production de la recherche ; au contraire, elle peut et doit la précéder en contribuant à poser l’enjeu à nouveaux frais. En effet, une licence juridique peut être le support de revendications politiques, auprès des tutelles, souvent exprimées dans le monde de la recherche au bénéfice d’une science tout à la fois plus autonome (au sens propre du terme) mais aussi – et sans contradiction – plus impliquée socialement car moins soumise à des agendas qui ne devraient pas être les siens.

    Les licences restrictives contrarient le mouvement de la science ouverte, populaire chez les scientifiques, qui aiment partager leurs résultats, et les institutions, qui entendent en faciliter la circulation et l’utilisation. Elles établissent des barrières, ou plutôt une « membrane semi-perméable[11] », autour de nos recherches. Car l’ouverture n’est pas en soi un concept désirable si l’on n’a pas à l’avance défini à qui et pour quoi nous voulons ouvrir la science. Le partage bien compris nécessite que soient définies ses conditions.

    Cette réappropriation des conditions du partage constitue à son tour une étape sur le chemin de l’autonomie et de la réappropriation des conditions de production de la recherche. Nous comprenons l’efficacité de la science ouverte du point de vue de la diffusion ainsi que l’agrément de l’absence de barrière pour l’accès aux ressources mais nous entrevoyons aussi le danger d’une prolétarisation de la production scientifique, le danger que nos créations nous échappent et que nous en soyons réduits, comme plusieurs physiciens en 1945, à regretter d’avoir contribué à construire une bombe.

    Cette initiative constitue donc une main tendue aux partisan·es de la science ouverte, en leur soumettant un cadre propre à maintenir l’idée généreuse d’ouverture tout en la dissociant des forces économiques dans lesquelles elle a été jusqu’ici encastrée. Aujourd’hui la communauté scientifique documente elle-même le potentiel destructeur de l’utilisation de sa production à des fins de croissance[12]. Cessons de l’alimenter.

    En pratique, comment faire : Pour être membre utilisateur de la communauté, publiez une description de votre position ou de vos engagements en tant que scientifiques dans la redirection écologique. Plusieurs exemples figurent sur le site compagnon. 2/ Pour être membre producteur de la communauté, apposez sur vos publications, rapports, présentations, logiciels, bases de données, une mention ou le logo UsageRight, à la manière dont Camille Noûs est mentionnée dans la liste des auteurs et autrices de certains articles afin de souligner le caractère collectif de l’entreprise scientifique.

    Nous voulons ici mettre en avant le fait que la recherche s’intéresse aussi aux destinées du monde. Cette mention aura une valeur symbolique et juridique : il sera possible de dénoncer et d’attaquer en justice les usages avérés contraires au contrat établi. L’utilisation d’une licence sur les logiciels est soumise à l’approbation de l’institution employeuse car celle-ci partage les droits d’auteur avec la productrice ou le producteur du logiciel. L’État cherche également à réguler les usages de licences. La nécessité d’initier des négociations collectives avec les institutions à la fois au sujet de la protection des résultats de la recherche et de leur engagement en matière de redirection, constituera, nous en formulons le vœu, un bénéfice supplémentaire de cette démarche.

    Un ensemble de développements sur le sujet de cet article, avec le texte des licences, est disponible ici.
    https://pbil.univ-lyon1.fr/members/tannier/usageright/accueil_fr.html
    Des cas d’utilisation fictifs sont imaginés ici https://pbil.univ-lyon1.fr/members/tannier/usageright/Usages_fr.html.

    #science_ouverte #commun #droit_d_usage

  • Azote aux Pays-Bas : une crise sentinelle - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/04/04/azote-aux-pays-bas-une-crise-sentinelle

    Alors que Le Monde publie une série d’articles sur les méfaits de l’agriculture industrielle et sa défense par des moyens violents, cet article sur les Pays-Bas est très original et intéressant. Face à une pollution devenue inacceptable au regard des normes européennes, le gouvernement a été obligé de prendre une loi qui met en oeuvre une réduction massive de la production animale intensive dans ce pays - suscitant en retour une réaction politique forte de la part des agriculteurs, qui font face à des injonctions à un changement de modèle d’exploitation ou des expropriations.

    Qui plus est, cette transformation est due à l’action d’un collectif écologiste qui a su viser au bon endroit au bon moment. Rendons-nous compte : elle ne découle ni d’un sabotage armé ni d’une révolution mais d’une simple action en justice qui suffit à opérer la bascule économique, écologique et politique d’un pays entier – voire davantage : « “La principale différence par rapport aux mesures précédentes est une réduction du nombre de têtes de bétail”, a déclaré le Dr Helen Harwatt[…]. En 2019, elle a dirigé un groupe de scientifiques appelant à prendre des mesures pour assurer le déclin du bétail. “Nous avons tendance à ne voir que des approches technologiques pour réduire l’azote du côté de la production ou à réduire les rejets dans l’environnement, plutôt que de réduire la production agricole elle-même. Tous les regards seront tournés vers les Pays-Bas pour tirer les leçons de cette transition.”[4] »

    La crise néerlandaise de l’azote constitue bien un laboratoire mondial de la fermeture/du renoncement qui appelle d’autres réformes à sa suite. Une telle transformation aurait pu être jugée impossible en vertu de son ampleur : jamais le capitalisme ne laisserait faire ; jamais l’industrie n’abandonnerait ses profits ; en outre, le droit n’est-il pas l’instrument du pouvoir ? Évidemment, tout ceci n’est pas faux mais ces réflexes offusquent de réels leviers stratégiques.

  • La guerre russo-ukrainienne, un conflit nationaliste - AOC media
    https://aoc.media/analyse/2023/02/23/la-guerre-russo-ukrainienne-un-conflit-nationaliste

    Il y a un an débutait « l’opération spéciale militaire » lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine. À cette guerre, qui a pris de court la communauté internationale, on prédisait un dénouement imminent, et la plupart du temps au profit de Moscou. Elle s’est pourtant inscrite dans la durée, tout en s’enfermant dans une logique d’escalade. Beaucoup d’analyses pertinentes ont été produites sur cette guerre mais un aspect demeure à ce jour sous-estimé : sa dimension identitaire, relevant de dynamiques nationalistes de part et d’autre.

    La guerre entre la Russie et l’Ukraine fournit un exemple de conflit nationaliste entre deux États[1], à condition qu’on utilise le terme « nationalisme » comme une catégorie d’analyse, libre a priori de tout jugement de valeur.

    La première façon d’appréhender le concept de nationalisme est de le rapporter au principe moderne de légitimité politique selon lequel les peuples n’ont pas à être gouvernés par des étrangers, mais par les membres d’un même groupe ethnique ou national. Dans ce sillage, le nationalisme peut être défini comme « une forme de politique », axée sur les rapports de pouvoir dans un État et porté par des acteurs qui cherchent à exercer, ou exercent, le pouvoir étatique au nom de la nation. Celle-ci est susceptible d’avoir, et d’entretenir, une identité singulière permettant de la distinguer des autres nations. Les intérêts et les valeurs de la nation, sa souveraineté au premier chef, sont proclamés comme étant supérieurs à toute autre considération d’ordre individuel ou corporatiste[2].

    Cette approche a le mérite d’accentuer le caractère éminemment politique du nationalisme et met en lumière sa dimension parfaitement rationnelle : le nationalisme résulte d’une volonté des acteurs de conquérir, de conserver et d’exercer le pouvoir, et ce malgré l’apparente irrationalité des revendications nationalistes, qui en appellent aux émotions collectives.

    Si l’on retient cette définition du nationalisme « par la politique », il ne serait pas injustifié d’affirmer, statistiques en main, qu’il fut, et reste, un moteur clef de la guerre au cours des deux derniers siècles[3]. Les guerres interétatiques et les conflits civils ont en effet accompagné la généralisation de l’idée selon laquelle les peuples ont le droit de se gouverner eux-mêmes, sans pour autant aboutir à ce que la nation au sens plein du terme – communauté jouissant d’une souveraineté complète, d’un régime démocratique et d’une unité morale et culturelle – devienne une donnée universelle[4].

    Aujourd’hui, la guerre russo-ukrainienne confirme un rapport étroit entre guerre et nationalisme.

    Les principes de l’identité nationale, de l’intégrité territoriale et de l’autonomie politique dont disposent, ou sont censées disposer, les nations indépendantes sont au cœur même de la guerre en cours. L’Ukraine se bat pour sa survie et sa future existence. Elle rejette à la fois la domination étrangère et réclame, face à l’intervention armée de la Russie, le droit de s’autogouverner, à savoir de définir de manière souveraine les normes d’organisation politique à l’intérieur, d’entretenir une culture nationale distincte et de fixer librement les rapports avec les autres États.

    La Russie, elle, refuse ce droit aux Ukrainiens et remet en cause l’existence de l’Ukraine en tant qu’État souverain et nation à part entière. La vision de l’Ukraine promue par les autorités russes la dépeint comme un État en déliquescence, étant tombé aux mains d’un centre d’influence étranger : « l’Occident collectif ».

    Le motif de la souveraineté menacée est revendiqué, avec plus ou moins de crédibilité, par les deux États en guerre. Lorsque l’Ukraine, attaquée, fait face à un véritable et imminent danger de mort, l’État russe invoque à son tour une menace existentielle, provenant de l’ouest, à son indépendance ainsi qu’à sa place sur la scène internationale[5].

    Deux nationalismes aux caractères très différents
    Deux formes de nationalisme s’affrontent dans cette guerre, laquelle contribue encore à les alimenter. D’un côté, l’agression militaire de la Russie s’appuie sur un nationalisme revanchard combinant la revendication de l’unité nationale des Ukrainiens et des Russes avec un sentiment de nostalgie de grandeur impérialo-nationale. Ce nationalisme est protéiforme.

    La présidence russe fait appel à une nation multiethnique et composite, élevée au rang de civilisation. Cela invoque l’existence d’une communauté qui dépasserait les frontières internationalement reconnues de l’État et dessine les contours d’une Russie « historique ».

    Provenant d’une synthèse singulière de cultures et de traditions – européenne et asiatique, slave et turcique, orthodoxe et musulmane –, elle se fonde toutefois sur la dominante culturelle russe, tel un ciment[6]. Le maintien d’un vaste État territorial au nord de l’Eurasie est considéré comme une mission historique du peuple russe et des populations alliées. Le territoire et le peuple ukrainiens en feraient « naturellement » partie, étant donné que Kiev constitue un lieu symbolique pour cette civilisation depuis ses origines et que les Petits-Russes, devenus Ukrainiens, furent intégrés dans les projets impériaux portés par la couronne des Romanov puis le Parti communiste.

    Aujourd’hui, Vladimir Poutine puise à la fois dans les imaginaires tsariste et soviétique de l’unité russo-ukrainienne, de manière contradictoire : tandis que le premier affirme que Russes et Ukrainiens ne forment qu’un « seul et même peuple », le second reconnait leurs individualités respectives, conscrites toutefois dans une relation « fraternelle ». Si le discours officiel russe dépeint les Ukrainiens loyaux à leur État et au gouvernement de Volodymyr Zelensky comme des ennemis, la population civile ukrainienne n’en ait pas moins envisagée comme autant de membres (potentiels) de la communauté nationale-civilisationnelle russe.

    Toujours est-il que le motif invoqué par le régime de Poutine – la protection des populations russophones qui seraient sur le point d’être « ukrainisées », assimilées dans la culture dominante du pays voisin – emprunte au langage du nationalisme ethnique. Celui-ci est, centré sur la notion de parenté, attestée par une langue, une culture commune ou des origines partagées. Poussée à l’extrême, la logique ethnonationaliste n’accepte ni la diplomatie ni les négociations de paix, la « seule option étant la guerre, coûte que coûte[7] ». Sans adhérer à cette idéologie, le régime de Vladimir Poutine s’en sert pour justifier son bellicisme par la « russophobie » de l’État ukrainien et des Occidentaux, tout en réprimant les ethnonationalistes d’opposition à l’intérieur de la Russie[8].

    En somme, il s’agit d’un nationalisme territorial et de conquête, qui s’inspire d’une proximité culturelle et historique des deux populations slaves. Ce qui fait de la Russie un « État en cours de nationalisation, agressif et lésé[9] », plutôt qu’un empire néo-soviétique.

    De l’autre côté, les autorités ukrainiennes font appel à l’imaginaire de la nation en armes, appelée à défendre la patrie fragilisée contre un ennemi despotique et un occupant puissant : le « Goliath » russe, selon les propos de Volodymyr Zelensky à la Conférence de Munich sur la sécurité de février 2023[10]. Ceci est un nationalisme civique qui, en temps de guerre, mobilise la communauté des citoyens au nom de la valeur suprême de la nation souveraine et par-delà les divisions internes. Les diverses fractions de la classe politique ukrainienne, traditionnellement morcelée, ont mis leurs différends de côté pour mettre en œuvre une union sacrée. L’invasion russe, débutée il y a un an, a façonné une grande cohésion au sein de la société ukrainienne, avec de très nombreux Ukrainiens, ukrainophones, russophones ou bilingues, exprimant leur soutien entier au gouvernement en place, s’engageant volontairement dans les forces armées ou participant massivement à l’action humanitaire.

    Ce nationalisme reste exigeant voire restrictif, avec la proclamation d’une mobilisation générale, mais s’appuie sur une conscience politique du citoyen et son dévouement pour la collectivité. Le contraste est saisissant avec les détenus recrutés à travers la Russie par une société militaire privée, Wagner, puis envoyés au front, en violation parfaite de la législation russe.

    L’imaginaire de la nation en armes, consacré autrefois en France par la Marseillaise et la bataille de Valmy, est véhiculé dans l’Ukraine d’aujourd’hui en même temps qu’un récit opposant la démocratie ukrainienne aux renaissants totalitarisme, impérialisme ou colonialisme russes, dont les valeurs seraient à l’opposé extrême des principes de la liberté, de la démocratie et des droits humains portés par l’Ukraine. D’autant plus qu’elle est imaginée comme un rempart de la civilisation européenne, ou du monde occidental, face à la « barbarie » russe, dans la ligne d’une représentation pérenne de la Russie et des Russes dans le débat européen à l’époque moderne[11].

    Certes, les avancées démocratiques en Ukraine demeurent fort limitées, tout particulièrement en matière d’État de droit et de lutte contre la corruption, tandis que la centralisation du pouvoir autour du Conseil de défense et de sécurité nationale, formé par le président, constitue une tendance dangereuse. Il n’empêche que le système politique ukrainien est éminemment plus ouvert et plus concurrentiel que le système russe[12].

    La décision des vingt-sept chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne d’accorder, en juin 2022, à l’Ukraine le statut de pays candidat à l’adhésion est hautement symbolique. Non seulement elle intervient en contexte de guerre ouverte, mais elle honore aussi, ne serait-ce qu’indirectement, une certaine forme de nationalisme : civique, pro-européen, en armes. Du jamais-vu en Union européenne, qui se veut une terre de paix par excellence et dont le mythe fondateur, entretenu par ses instances dirigeantes, la dépeint comme la réponse décisive aux destructions de la guerre, provoquée et exacerbée par les nationalismes de la première moitié du XXe siècle[13]. À rebours de la célèbre formule de François Mitterrand, « le nationalisme, c’est la guerre ! », on (re)découvre en Europe que tous les nationalismes ne se valent pas, d’autant plus en temps de guerre.

    La guerre comme une force « nationalisatrice »

    Si les modèles de nationalisme portés par les gouvernements russe et ukrainien sont différents voire opposés, les effets que la guerre produit sur les populations sont similaires au sein des États belligérants. À l’époque moderne, la guerre est un contexte mobilisateur affectant la population d’un territoire concerné. Elle contribue ainsi à galvaniser les expériences nationalistes précédemment accumulées, qui prennent alors des formes (plus) violentes et militarisées[14].

    La première victime d’une guerre n’est pas tant la vérité que la mesure : le débat se simplifie à outrance, le dialogue cesse et la rhétorique se radicalise. Depuis le lancement de l’invasion de l’Ukraine, le gouvernement russe justifie son bellicisme par un besoin de « dénazifier » l’Ukraine et s’efforce de présenter le président Volodymyr Zelensky comme une réincarnation d’Hitler. Les autorités ukrainiennes comparent en retour l’invasion de leur pays par les armées russes à celle de l’Europe par l’Allemagne nazie, tout en approuvant l’usage du néologisme « rachisme » (contraction de « Russie » et de « fascisme »).

    En dépit de ces parallèles ayant envahi les discussions aussi bien politiques qu’académiques, le régime de Vladimir Poutine reste typologiquement plus proche d’une dictature personnaliste et conservatrice que d’un régime fasciste, au sens analytique (et non polémique) du terme. Le fascisme suppose une mobilisation totale des citoyens, ainsi qu’une idéologie révolutionnaire appelant une régénération nationale par la violence. Or, les deux font toujours défaut au régime poutinien et à la société russe, qui ne semble pas être disposée à faire les sacrifices exigés par la guerre[15].

    Un autre exemple : les radicaux russes galvanisés – dont le « parti de la guerre » au sein des élites représenté notamment par l’ancien président Dmitri Medvedev –, continuent d’appeler à anéantir l’État ukrainien en procédant à la mobilisation de toutes les ressources (militaires, humaines, économiques), quitte à faire usage des armes nucléaires[16]. Il est à noter que, contrairement aux médias d’opposition et à ceux qui ont manifesté contre la guerre et la mobilisation, aucun faiseur d’opinion pro-guerre n’a été censuré en vertu de la loi interdisant toute critique de l’armée russe[17].

    En Ukraine comme en Occident, des voix se lèvent en faveur d’une « décolonisation » de la Fédération de Russie, désignée comme étant le « dernier empire colonial », notamment par le biais d’un soutien politique et économique aux nationalismes des minorités ethniques[18] de Russie. Ces déclarations se multiplient et sont même reprises par des représentants de l’État ukrainien, comme le secrétaire du Conseil de défense et de sécurité nationale Oleksiy Danilov[19]. Cette rhétorique radicale ne tient à l’évidence pas compte des risques très élevés en matière de déstabilisation géopolitique et de déchainement de la violence qui suivraient l’éclatement d’un État multiethnique disposant du plus grand arsenal nucléaire au monde[20].

    En octobre 2022, le Parlement ukrainien a reconnu le gouvernement tchétchène exilé d’Akhmed Zakaev, déclaré la Tchétchénie comme étant un « territoire temporairement occupé par la Russie » et condamné le « génocide contre les Tchétchènes » perpétré par le pouvoir russe dans les années 1990. Des députés du parti présidentiel ukrainien Serviteur du peuple militent également pour la reconnaissance de l’indépendance des autres républiques ethniques faisant partie de la Fédération russe[21].

    Comme par effet de miroir, Vladimir Poutine mobilise le discours anticolonialiste, largement inspiré du passé soviétique, en en faisant une arme rhétorique tournée contre « l’hégémonie » américaine/occidentale et un outil d’influence visant les pays d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Asie[22].

    Aujourd’hui, les autorités russes comme ukrainiennes ont systématiquement recours à la « politique de la cinquième colonne[23] », consistant à identifier et marginaliser les « traîtres à la nation » ou « les agents de l’étranger », supposément engagés dans des activités destructrices dans l’intérêt de l’Occident ou de Moscou, respectivement. Si cette tendance remonte à 2014, elle a atteint son apogée au lendemain de l’invasion à grande échelle. Dès mars 2022, Vladimir Poutine invoquait une nécessaire « purification » de la société russe, et ce sur fond de muselage des voix opposées à la guerre. Parallèlement, Volodymyr Zelensky a interdit en Ukraine onze partis politiques d’opposition accusés d’être « pro-russes », dont Plateforme d’opposition – Pour la vie, et retiré la nationalité ukrainienne à des personnalités politiques, des oligarques et des prêtres rattachés au Patriarcat de Moscou.

    Des expressions populaires du nationalisme sous-tendent le récit de la bataille du Bien contre le Mal mobilisé par les dirigeants. On peut citer à cet égard des pratiques discursives opérant une déshumanisation réciproque du groupe ennemi entier. Là aussi, ces logiques de bestialisation ont été forgées dès 2014, l’annexion de la Crimée et le début des hostilités dans le Donbass marquant un point de rupture, avant de revenir en force dès 2022. Sur les réseaux sociaux, des Russes et des Ukrainiens ne cessent ainsi de se maudir les uns les autres, les premiers se faisant traiter « d’orques » (orki) et de « cochono-chiens » (svinosobaki), les seconds « d’ukraino-nazis » (oukronatsisty). Inutile de dire que cette déshumanisation rend toutes formes de violences de guerre moins illégitimes, voire pleinement assumées.

    Enfin, les deux États se lancent des accusations de terrorisme et de génocide. Elles se sont également multipliées depuis le lancement de « l’opération militaire spéciale » par Moscou. Force est donc de constater que la « nationalisation » du conflit s’est opérée, et est susceptible de s’intensifier davantage.

    L’émancipation de l’Ukraine et la séparation effective des sociétés
    La disparition de l’URSS, il y a plus de trente ans, a signé la fin d’un projet politique commun à travers l’indépendance de deux sociétés apparentées et historiquement imbriquées, la Russie et l’Ukraine[24].

    Les pays ont depuis suivi des trajectoires différentes, notamment sur le plan politique : l’Ukraine a, après tout, connu deux révolutions, ce qui permet de parler d’une culture citoyenne bien particulière. Mais l’inertie mentale, qui fait encore florès à Moscou, a longtemps empêché Vladimir Poutine et son entourage, de même que de larges couches de la société russe, de prendre au sérieux la souveraineté ukrainienne, ainsi que ses attributs essentiels tels que les frontières. L’invasion russe de l’Ukraine a démontré que c’était une illusion, qui a déjà coûté plusieurs dizaines de milliers de vies.

    La décision de lancer une guerre a mis en exergue la misère de l’expertise russe sur l’Ukraine. De multiples signes pointaient pourtant dans la même direction : après l’accession à l’indépendance, l’objectif ultime pour l’Ukraine « était d’affirmer son identité nationale distincte et sa souveraineté, ce qui signifie, en termes pratiques, d’obtenir la reconnaissance de sa séparation de la Russie[25] ». Cette dynamique a notamment abouti à l’élaboration d’un nouveau récit historique n’étant pas centré sur la Russie ; depuis l’Euromaïdan, ce récit a été renforcé par une politique de « décommunisation ».

    S’y ajoutent le déclassement progressif de la langue russe et la création d’une Église orthodoxe unie, en décembre 2018, qui échappe désormais au contrôle de Moscou. Tous ces éléments, et bien d’autres, ont contribué à l’émancipation de l’Ukraine de la domination russe, processus ayant exercé une influence décisive sur la politique identitaire en Russie. En bref, « la construction de la nation en Ukraine oblige à reconstruire la nation russe[26] ».

    Le nationalisme russe est réactionnaire dans la mesure où il relève d’une réaction violente à la construction d’un État-nation ukrainien pleinement indépendant ; construction qui peut, à certains égards, être mise en perspective avec les décolonisations du siècle dernier, dont la plupart se sont faites dans la violence. Cette approche permet d’expliquer le « délai de retard » de vingt-deux à trente ans qui se sont écoulés depuis la chute de l’Union soviétique avant que la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’éclate, en 2014 puis en 2022. Le temps qu’il fallût pour que le projet national ukrainien prenne forme.

    En s’efforçant de déjouer la transformation de l’Ukraine en une « anti-Russie », le Kremlin a fait preuve de prophétie autoréalisatrice. Du jour au lendemain, arrêter de parler russe, cette « langue de l’occupant », et ne pas la transmettre aux enfants est devenu un geste patriotique pour bon nombre d’Ukrainiens.

    Tandis que l’État russe s’efforce de « russifier » les territoires ukrainiens occupés, l’apprentissage de la langue et de la cultures russes n’a guère d’avenir dans une Ukraine souveraine. L’adhésion citoyenne au récit antisoviétique et antirusse y sera également renforcée.

    Les conséquences de cette guerre risquent de se faire ressentir pendant des générations, comme le montre l’exemple des guerres de Yougoslavie. Elles peuvent aussi conduire à de nouvelles explosions de la violence, à l’instar du conflit non résolu dans le Haut-Karabakh, tout en aggravant les conditions socio-économiques de nombreuses populations. De même, la guerre russo-ukrainienne est susceptible d’accroître, jusqu’à l’excès, la présence du facteur (para)militaire dans la vie sociale et politique des deux pays[27], et de nourrir des sentiments d’antagonisme, d’humiliation et de revanche.

    Quelle qu’en soit son issue, la guerre en Ukraine entérinera une séparation non seulement des États mais aussi des sociétés, qui resteront profondément affectées par cette expérience de violence collective. Celle qui alimentera sans doute de nouvelles passions nationalistes.

    Jules Sergei Fediunin
    Politiste, post-doctorant au CESPRA à l’EHESS

    • Encore une de ces analyses ineptes dont les puissances occidentales ont besoin pour occulter leur politique impérialiste...

      Non qu’elles aient tort de décrire l’emballage idéologique (nationaliste) dont Poutine et les siens emballent eux-mêmes leurs intérêts, mais elles font de l’idéologie un moteur de l’histoire au mépris de la réalité sociale et des rapports sociaux qui la configurent.

      Au fond, elles ne permettent de ne rien comprendre et conforteront les journaliste de la presse bourgeoise occidentale qui n’ont toujours pas dépassé l’argument crétin selon lequel « bah, c’est Poutine qui a déclenché la guerre, non ? ».

      Pas étonnant que AOC soit fada des de l’idéalisme bien perché de Bruno Latour : ils ne peuvent rien faire d’autre que de l’analyse de discours en circuit fermé.

  • Une étude fine et détaillée des controverses autour de la statuaire associée à l’esclavagisme, au travers de l’exemple de la ville suisse de Neuchâtel. Analyses et vocabulaires un peu complexes pour des A1 mais l’essentiel demeure accessible.

    La statue, l’esclavagiste et le contre-monument contestés
    https://aoc.media/analyse/2023/02/07/la-statue-lesclavagiste-et-le-contre-monument-contestes

    La statue, l’esclavagiste et le contre-monument contestés

    Par Bertrand Tillier, Historien

    Fin décembre 2022, à Neuchâtel, une récente installation d’art contemporain, conçue comme réponse à la statue de l’esclavagiste David de Pury contestée en 2020 par des militants se revendiquant de « Black Lives Matter », a été à son tour maculée de peinture. Ce dispositif didactique et conceptuel déployé dans l’espace public, qui compte parmi les premiers adoptés en Europe pour réparer symboliquement les mémoires citoyennes blessées, est un contre-monument ironique, temporaire et anti-monumental (...).

    Lire la suite sur le site d’ AOC après vous être inscrits et identifiés.

    #esclavage #mémoire #réparations #statuaire

  • Le métavers, de l’économie de l’attention à l’économie du corps-zombie - AOC media
    https://aoc.media/opinion/2021/12/13/le-metavers-de-leconomie-de-lattention-a-leconomie-du-corps-zombie

    Le « métavers » est le nom donnée à un monde fictif reposant sur des espaces virtuels persistants et partagés, accessibles via des technologies de restitution de la sensorialité. À l’image de la conquête spatiale américaine, l’ambition du métavers marque un changement de paradigme dans la manière dont l’homme conçoit son environnement immédiat. La possibilité du métavers re-modélise notre rapport à la réalité. « Rapport » à la réalité et non construction d’une autre réalité, car à bien des égards, la réalité alternative que nous offre le métavers est bien plutôt diminuée qu’augmentée.

    Le métavers comme nouveau régime de contrôle de la sensorialité

    Adossée à l’internet des objets et aux objets connectés, ce projet s’appuie sur un imaginaire transhumaniste typique de la Silicon Valley, passée maître dans l’art de la transposition des références issues de la science-fiction à un marketing agressif composé de trailers cinématographiques et de discours prophétiques inspirés par la doctrine du « moonshot ». « L’impossible » rendu accessible par la sacro-sainte digitalisation totale de nos activités sociales, biologiques, affectives…

    Face à un tel délire scientiste et publicitaire, il serait facile de passer du registre techno-critique à la technophobie pure et simple, tant les discours des avatars contemporains du « bluff technologique »[1], de Musk à Zuckerberg paraissent aussi niais que toxiques pour l’esprit public.

    Nous préférons pourtant au terme de techno-critique, celui de « techno-réflexivité » associé au travail du philosophe Bernard Stiegler et de l’anthropologue et préhistorien André Leroi-Gourhan, qui montrent que la nature humaine est intrinsèquement technique. Bernard Stiegler affirmait ainsi que la transformation de la pulsion organique, animale, en désir, c’est-à-dire en besoin socialisé, passe par l’outil[2]. C’est la médiation du silex qui transforme la main humaine en véritable relais physique et intellectuel du corps et de l’esprit tout entier dans la matière, support de projections – rationnelles aussi bien qu’imaginaires – dans le monde.

    Alors que le corps lui-même – et la main en particulier – semble porteur d’une intelligence projective, d’un horizon de sens et de possibilités propres à l’être humain et se modifiant au fur-et-à-mesure de l’histoire des sciences et des techniques, le métavers et la civilisation de l’écran imposent une tendance lourde à la culture technique de la « décorporation », ou de la « régression ».

    Régression du corps, du psychisme et de l’économie politique à des modes de recherche de satisfaction neurologique et psychologique primaires. Selon l’historien des sciences et psychanalyste Darian Leader dans Mains. Ce que nous faisons d’elles et pourquoi[3], les technologies numériques, les technologies de l’écran mobilisent des modes de satisfaction anciens quasi-hallucinatoires, issus du fonctionnement de la prime enfance. Selon lui, l’enfant serre et ouvre les mains pour extérioriser le surcroît d’énergie nerveuse liée à la satisfaction de la tétée, ou bouge ses doigts de main et de pieds dans les moments de tension liés au sevrage pour restituer via des sensations suscitant dans son esprit les images mémorisées de la présence du sein et de la mère.

    Pour Shoshana Zuboff, l’incitation constante à ce qu’elle nomme « la restitution forcée » de toute l’intimité et toute la sensorialité est le trait saillant de l’économie numérique. Le métavers apparaît ainsi sous les traits d’une idéologie d’avant-garde du « capitalisme de surveillance », dont nous avons vu que les soubassements psychologiques et neurologiques sont ceux des technologies de reproduction d’états psychiques primitifs de satisfaction semi-hallucinée du nouveau-né dans les états de plaisir ou de manque extrême où ses sens sont saturés de sollicitations[4].

    Le métavers n’est donc pas une nouveauté radicale, mais serait une simple actualisation marketing d’une des caractéristiques de la civilisation des appareils d’enregistrement du corps, qui vise, en tant qu’elle est radicalement consumériste, à réguler le corps social en lui proposant le régime de la surdose sensorielle et de l’addiction (aux écrans, aux sons, aux vêtements, aux opiacés en particulier chez les jeunes américains sur-diagnostiqués).

    #Métavers #corps #Réalité_virtuelle