• La « mise en biais » des problèmes sociaux : ce que l’économie comportementale fait aux situations complexes | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2018/12/19/mise-biais-problemes-sociaux-leconomie-comportementale-aux-situations-complex

    L’économie comportementale est le fer de lance des sciences cognitives contemporaines. S’appuyant sur des résultats de la psychologie et des neurosciences, elle entend mettre en évidence les limites à la rationalité des individus et dessiner des politiques publiques « clés en main ». Popularisées sous le terme nudge, celles-ci jouent avec les « biais de rationalité » des individus, pour les pousser à agir dans leur intérêt ou dans celui de la collectivité.

    La légitimité scientifique et politique de l’économie comportementale semble désormais bien établie. Elle a reçu les marques de l’institutionnalisation dans le domaine scientifique, à travers, notamment, l’octroi de Prix de la Banque de Suède à plusieurs de ses représentants (dont Richard Thaler en 2017) comme dans le domaine politique, avec la création de structures ad hoc, appelées nudge units ou behavioral insight teams, dans divers gouvernements (démocratiques ou non). La sphère économique n’est pas en reste avec la création de structures similaires dans des entreprises, à, l’instar, en France, de la société d’études et de conseil BVA.

    Néanmoins, l’économie comportementale et les solutions politiques qu’elle inspire ont fait l’objet de critiques : le caractère éthique des expérimentations et des solutions politiques déployées a été amplement débattu, du fait de la part de manipulation des individus qu’elles recèlent. De même, des doutes ont été émis sur l’efficacité de ces solutions, en particulier à long terme. Un autre problème, moins souligné et pourtant essentiel à nos yeux, auquel nous souhaitons consacrer cet article, réside dans la propension de l’économie comportementale et des nudges à réduire des problèmes sociaux, fussent-ils complexes, à des biais cognitifs.

    Jusqu’aux années 1990, de riches traditions de recherche s’intéressaient aux interactions entre acteurs ou aux contextes organisationnels et institutionnels et avaient démontré en quoi ces dimensions étaient essentielles pour comprendre les décisions et les comportements de santé. Pourtant, de tels travaux sont aujourd’hui moins nombreux et moins visibles, au profit de travaux massivement orientés vers l’analyse des biais cognitifs. Karen Luftey Spencer et Matthew Grace, pourtant non hostiles aux sciences cognitives, qu’ils pratiquent dans certaines recherches, situent ce virage cognitiviste – et la marginalisation des autres approches – au tournant des années 2000 et déplorent cette situation dans un article de la prestigieuse revue littéraire Annual review of sociology. Elles appellent à s’intéresser à nouveau aux « fondations sociales des inégalités de santé et des biais de traitement ».

    C’est ce qu’a proposé un groupe de chercheurs nord-américains, autour de la sociologue Michèle Lamont et du politiste Peter Hall. Dans une démarche pluridisciplinaire mêlant l’anthropologie, la sociologie et la science politique, mais aussi l’épidémiologie et l’économie, ces chercheurs concluent que les déterminants des états de santé dépendent des ressources non seulement matérielles (économiques), mais aussi sociales des individus. Ces derniers, en fonction de leur position dans la structure sociale n’ont accès ni aux mêmes ressources « horizontales » provenant de l’insertion dans des réseaux – d’entraide et de soutien – d’autres individus, ni aux même ressources « verticales », associées au statut social. Par exemple, une recherche comparative a montré pourquoi les habitants d’Ouganda avaient été mieux protégés de l’épidémie du sida que ceux du Botswana, pourtant considéré comme un pays exemplaire par la communauté internationale car son gouvernement applique à la lettre les recettes des organisations internationales. Toutefois, le gouvernement ougandais a réussi, en s’appuyant sur les structures sociales et les communautés locales, à mobiliser les solidarités entre individus, ce qui s’est avéré in fine plus efficace dans la prévention du sida.

    #Santé_publique #Nudge #Neurocapitalisme

  • La transformation des colères en politiques est-elle possible ? | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2018/12/10/transformation-coleres-politiques-possible

    par François Dubet

    Le mouvement des Gilets Jaunes semble être tout à la fois, et ceci d’autant plus que, par la grâce d’Internet et des chaînes d’information continue, chacun témoigne pour lui-même, porte ses propres revendications. Tout se passe comme si chaque individu était un mouvement social à lui seul. La question qui se pose est de savoir quelle est la nature des sentiments d’injustice mobilisés par la mobilisation, et pourquoi le mouvement semble échapper à tous les mécanismes de représentation qui, dans les sociétés démocratiques, « refroidissent » et ordonnent les colères et les indignations, les transforment en revendications et en programmes politiques.

    Le régime des classes sociales commandait l’expérience des inégalités. Il proposait des récits collectifs et fondait la dignité des travailleurs. Dans une large mesure, il désignait des adversaires sociaux, il protégeait du sentiment de mépris, il offrait des perspectives et des consolations. Il inscrivait les individus dans une histoire collective.

    Le régime des classes sociales ne définissait pas toutes les inégalités sociales, mais il les organisait et les hiérarchisait au sein d’une représentation de la société et d’une représentation politique, de mouvements sociaux qui inscrivaient les revendications particulières dans un horizon de justice sociale, au risque parfois de passer sous silence ou au second plan les inégalités entre les sexes ou entre les majorités et les minorités culturelles.

    Les mutations du capitalisme ont fait exploser cette représentation de la structure sociale et des mouvements sociaux tout en creusant les inégalités. La classe ouvrière s’est profondément diversifiée avec la coexistence de plusieurs systèmes productifs. Le capitalisme financier a séparé le propriétaire et le patron. Le chômage de masse s’est installé créant des « inutiles » et des « désaffiliés ». Aussi les sciences sociales et les médias mettent en scènes de nouveaux groupes et de nouveaux clivages : les créatifs mobiles et les immobiles, les stables et les précaires, les urbaines et les péri-urbains, les inclus et les exclus, les majorités et les minorités, les hypers riches et les « underclass »…

    En même temps, la consommation de masse a creusé les distinctions subtiles en affaiblissant les barrières entres groupes sociaux. Les inégalités se sont déployées à l’intérieur même du système de consommation ou du système scolaire. On distingue moins ceux qui ont une voiture et ceux qui n’en ont pas que les types de véhicule et leurs usages. De même que nous distinguons moins ceux qui étudient et ceux qui n’étudient pas que les niveaux des études, des filières, des établissements.

    Alors que les inégalités sociales paraissaient s’agréger autour des classes sociales, elle se dispersent et se multiplient. A l’exception des très riches et des très pauvres, chaque individu se trouve confronté à plusieurs registres d’inégalités tenant aux revenus bien sûr, mais aussi aux diplômes, au lieu de résidence, au sexe et à la sexualité, aux origines réelles ou supposées, à la solidité des ménages quand la séparation peut faire plonger dans la pauvreté, à l’âge et aux niveaux de protection sociale, aux patrimoines petits et grands… Non seulement les collectifs victimes d’inégalités se sont multipliés, mais les dimensions sur lesquelles se mesurent les inégalités se sont, elles aussi, multipliées. Aussi, chacun peut-il se sentir traversé par plusieurs inégalités singulières en fonction de plusieurs dimensions.

    La représentation même de l’origine des inégalités s’est transformée. Alors que dans le régime des classes sociales le travail semblait être la cause essentielle des inégalités, les inégalités paraissent aujourd’hui résulter des l’agrégation de « petites » inégalités. Nous sommes capables de mesurer les mécanismes qui finissent par produire de grandes inégalités à l’image des inégalités scolaires qui résultent de l’addition de plusieurs facteurs : l’origine sociale, le sexe, mais aussi le nature des établissements fréquentés, l’ambition des familles, les choix d’orientation… Chaque inégalité s’ajoute ou se retranche à d’autres et nous savons désormais que les dispersions individuelles et les singularités des parcours comptent autant que les moyennes.

    Alors que le régime des classes sociales semblait combiner une structure sociale rigide, des destins sociaux et des identités de classes solides, les acteurs ne semblent plus assurés d’occuper les positions qui leurs sont destinés, tout en ne croyant pas, à juste titre, à une forte mobilité sociale. Ainsi s’installe l’obsession du déclassement, obsession qui traverse toute la société, les enfants d’ouvriers qui ne sont plus assurés d’être ouvriers, comme les enfants de cadres qui ne sont plus certains d’être cadres à leur tour.

    A côté de la dénonciation des grandes inégalités et des super riches, se déploie la dénonciation continue des « petites inégalités », celles qui font souvent le plus souffrir. Chacun peut apparaître comme injustement « privilégié », y compris les plus pauvres soupçonnés de bénéficier d’aides sociales qu’ils ne méritent pas.

    Cette individualisation de l’expérience des inégalités est associée à l’emprise du modèle de l’égalité des chances méritocratique. Dès lors que nous sommes égaux que nous avons le droit d’accéder à toutes les positions sociales, aussi inégales soient elles, le sentiment d’être discriminé étend son emprise et chacun pense qu’il est potentiellement discriminé, victime d’un traitement inéquitable en tant que.

    C’est pour cette raison que le thème du mépris est si essentiel.

    Avec Internet, les mécanismes de la mobilisation changent de nature. Comme dans le cas de Metoo, les colères et les émotions n’ont plus besoin de passer par les fourches caudines des organisations et des mouvements constitués. Par ailleurs, l’expression des opinions n’est plus médiatisée par les interactions face à face qui obligent à tenir compte des réactions d’autrui. Alors, la colère, les témoignages, les dénonciations et les ressentiments se déploient sans contrainte et sans processus de transformation des expériences individuelles en parole collective ; celle-ci n’est que la somme désordonnée des expériences individuelles.

    Alors que le régime des classes sociales était organisé autour de la représentation, puis de l’institutionnalisation d’un conflit social, le régime des inégalités multiples a, par sa nature même, une grande difficulté à s’inscrire dans un conflit social. Et, sans conflit, le sentiment de domination et de mépris se transforme en rage. De ce point de vue, il y a une continuité entre les émeutes de banlieue et le mouvement des Gilets Jaunes. On se bat contre un « système » incarné dans les affrontements avec la police.

    Dans un régime d’inégalités individualisées et dominé par l’idéal de l’égalité des chances, chacun est tenu d’être responsable de son sort et peut finir par se suspecter lui-même d’être la cause de son malheur. Dans ce cas, le ressentiment devient essentiel pour échapper au mépris de soi et à la culpabilité. Il s’agit de montrer que d’autres victimes que soi sont des fausses victimes : les assistés, les faux chômeurs, les immigrés, les habitants des quartiers sensibles. On mobilise parfois la seule identité digne qui reste, celle de la nation et des enracinés… C’est un appel à l’égalité pour soi, pas forcément pour les autres.

    #Gilets_jaunes #Inégalités #Classes_sociales #Sociologie

  • L’honneur perdu d’une institution – hommage à Brigitte Lainé | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2018/11/28/lhonneur-perdu-dune-institution-hommage-a-brigitte-laine

    Pour avoir témoigné en faveur de Jean-Luc Einaudi lors d’un procès intenté par Maurice Papon à propos de son rôle dans le massacre du 18 octobre 1961, et avoir confirmé à la barre l’existence de documents incommunicables attestant des ordres donnés directement par le préfet de police, Brigitte Lainé fut placardisée le restant de sa carrière. Elle est morte le 2 novembre dernier. Hommage à une archiviste héroïques et remarques vives sur son institution, les Archives.

    Rappelons les faits.

    Jean-Luc Einaudi avait consacré un livre à la répression policière de la manifestation des Algériens qui eût lieu à Paris le 17 octobre 1961. Un massacre. Des corps jetés dans la Seine. Officiellement trois ou quatre, sept tout au plus, et encore laissait-on entendre qu’il s’agissait de règlements de compte entre les combattants algériens. En réalité, des centaines. Le grand mérite de Jean-Luc Einaudi fut de sortir de l’oubli un événement sur lequel aucun historien professionnel ne s’était jusque-là penché. Il croisa pour cela quantité de témoignages, puis poursuivit son enquête, fréquenta les Archives de Paris, détentrices des archives judiciaires. Les dossiers de cette période n’étaient pas légalement communicables, sauf dérogation accordée individuellement après instruction du dossier du lecteur. Jean-Luc Einaudi n’essuya que des refus ou pire, ne fut même pas honoré d’une réponse.

    Le 20 mai 1998, il parla dans Le Monde du « massacre perpétré par une police aux ordres de Papon », alors préfet de Paris en 1961. Ce dernier, qui venait d’être condamné à Bordeaux pour son rôle dans la déportation des Juifs de la Gironde entre 1942 et 1944, se saisit de l’occasion. Il lui intente un procès en diffamation. Il sait que la loi sur l’accès aux archives le protège dès lors que les archives ne sont pas communicables : que Jean-Luc Einaudi apporte la preuve que la police a agi sous ses ordres ! C’est alors que l’avocat du chercheur va demander à Brigitte Lainé et Philippe Grand de venir corroborer, en tant que conservateurs de ces documents dont ils connaissent le contenu, les propos de Jean-Luc Einaudi. Le témoignage de Brigitte Lainé (Philippe Grand en fera un par écrit) sera décisif. Les centaines de morts, ils les ont sous les yeux. Papon sera débouté. Le soir même Brigitte Lainé et Philippe Grand seront accusés par leur hiérarchie de manquement au « devoir de réserve ». Ils encourent pour cela un an de prison et une lourde amende. Mais voilà : quiconque est régulièrement cité par un magistrat en qualité de témoin est relevé ipso facto de l’obligation au secret professionnel. Privée de poursuite pénale, l’administration n’a d’autres moyens de sévir que la persécution administrative. Alertés, les inspecteurs généraux des Archives de France déclenchent l’enquête administrative avec la perspective d’un conseil de discipline et de toute une série de sanctions allant jusqu’à la révocation. En attendant, Brigitte Lainé et Philippe Grand sont « placardisés ».

    #Archives #17_Octobre #Histoire

    Pour autant, rétive à la pensée réflexive, la corporation des archivistes, de même que celle des agents de l’Etat d’une manière générale, ne pourra faire longtemps l’économie d’un retour sur ses pratiques. Les scandales, qu’on transforme en « affaires » pour mieux les étouffer, ne cessent de s’accumuler. À la découverte du Fichier juif, par Serge Klarsfeld, en novembre 1991, a succédé celle de l’élimination d’archives concernant des biens juifs sous l’Occupation par les Archives de Paris en 1998 puis, comme le soulignèrent dans une lettre ouverte le 29 mai 2001 à Lionel Jospin, alors Premier ministre, Brigitte Lainé et Philippe Grand, la disparition de documents (toujours aux Archives de Paris) qui auraient permis l’enquête sur le massacre du 17 octobre 1961 (il n’existe plus un seul exemplaire du rapport du Préfet de police). On se demande encore où sont les rapports de la brigade fluviale qui pourraient contenir le nombre de manifestants noyés le soir du 17 octobre 1961. La « sale guerre » a du mal à émerger des archives lorsqu’elles existent encore. C’est seulement aujourd’hui que resurgit un fichier de mille et plus combattants algériens morts sous la torture à l’instar de Maurice Audin, alors que l’enquête sur la disparition de ce dernier n’a jamais été close !

    Dans chaque cas, on s’interroge sur la responsabilité de l’institution des Archives.

  • Le neurocapitalisme et la nouvelle servitude volontaire
    https://aoc.media/analyse/2018/10/17/neurocapitalisme-nouvelle-servitude-volontaire

    Le capitalisme contemporain n’exploite plus les travailleurs mais leurs émotions : on est entré dans le neurocapitalisme. Nouveaux instruments de la servitude volontaire, les technologies de l’information se font toujours plus addictives et socialement indispensables. Nos vies privées sont ainsi monétisées et c’est notre commune humanité qui s’en trouve menacée.

    Par Giorgio Griziotti

    Le neurocapitalisme est la phase biocognitive de la valorisation : la connexion entre esprit, corps, appareils et réseaux semble inextricableet détermine l’omniprésence envahissante de la médiation technologique.Le sujet, ses désirs, son potentiel, sont entièrement « mis en valeur »dans la dimension d’hyperconnexion mondiale où toute l’humanité, des savanesà la métropole, est maintenant, à des degrés divers, complètement immergée. —Giovanni Iozzoli

    De nombreux textes, études et analyses sur le rôle des réseaux informatiques et des médias numériques soutiennent que le développement du capitalisme contemporain serait le résultat d’une ou plusieurs découvertes technoscientifiques plutôt que celui des conditions matérielles et politiques déjà formées au sein du capitalisme industriel. Cette hypothèse pose ainsi une discontinuité entre les différentes formes du capitalisme.

    La Ford T et Linux, deux objets techniques universellement connus, peuvent ainsi être présentés comme les symboles des deux ères du capitalisme contemporain : l’ère industrielle et l’actuelle, que certains économistes appellent cognitive [1] car elle met au centre de la production l’exploitation de la connaissance. Partir de ces deux objets représentatifs permet de rendre plus clairs, même pour les non-initiés, les chemins et passages qui ont guidé la naissance de réalités comme le logiciel libre, ou qui ont facilité la diffusion si rapide de la téléphonie mobile, une des technologies qui a le plus influencé les changements de subjectivité.

    Le biohypermédia : ce que le numérique fait au cerveau humain et vice-versa

    Le pas suivant dans cette approche nous conduit au concept de « biohypermédia » comme dimension actuelle de la médiation technologique qui nous enveloppe. Les réseaux et les technologies connectées et portables, incluant l’internet des objets, nous soumettent à une perception multi-sensorielle dans laquelle espaces réel et virtuel se confondent, étendant et amplifiant les stimuli émotionnels. Le biohypermédia est alors « le cadre dans lequel le corps, dans son intégralité, se connecte aux dispositifs de réseau de façon si intime qu’ils entrent dans une symbiose dans laquelle se produisent des modifications et des simulations réciproques » (Neurocapitalisme, p. 132).

    Le concept de biohypermedia se construit dans un moment qui voit émerger la déconstruction de l’anthropocentrisme, l’écologie politique, la bioéconomie, la société de contrôle, la subsomption vitale, et le general intellect. Il s’agit aussi bien d’une nouvelle frontière du capitalisme, qui, de cognitif, devient biocognitif, qu’un instrument heuristique de lecture des transformations anthropologiques : « la pression principale de la séduction numérique est, en réalité, neuronale dans la mesure où elle met au premier plan l’interpénétration de la conscience humaine avec le réseau électronique global. Les technologies actuelles de l’information et des communications extériorisent et dupliquent électroniquement le système nerveux humain » (Rosi Braidotti, The Posthuman, Polity Press, 2013, p. 97).

    Conséquence de cette interpénétration, les affects et les sentiments sont également impliqués dans ce continuum entre vivant et machine. Le jeu d’influence exercé par le neurocapitalisme dans le biohypermedia avec les techniques du marketing sensoriel ou celui de « l’expérience client » se concentre alors sur les émotions. Les grandes lignes directrices de ces méthodologies de manipulation neuronale imposent de saturer le quotidien du type d’émotions qui favorisent la consommation, la superficialité, la faiblesse des liens et tentent d’empêcher leur cristallisation dans des sentiments accomplis.

    « La marchandisation, la gamification et la désensibilisation de la réalité nous poussent vers l’état d’organismes simples, capables de se comporter sans processus mentaux ; des émotions mais pas des sentiments » (Neurocapitalisme, p. 167). Il est désormais scientifiquement établi que la rationalité du comportement fait défaut chez les personnes qui ne peuvent pas ressentir pleinement les émotions et les sentiments (Antonio Damasio, L’erreur de Descartes : la raison des émotions, 1995). Des questions troublantes se posent alors sur notre société, dans laquelle ils sont si fortement et continuellement influencés, manipulés et provoqués dans une perspective obsédante de rationalité financière, de méritocratie.

    La servitude volontaire, aubaine du neurocapitalisme

    En l’espace de deux générations une profonde mutation anthropologique a eu lieu, et les liens des appartenances (ouvrières, prolétariennes, locales et de nombreuses autres catégories), qui avaient caractérisé le capitalisme industriel, ont lâché, nous mettant face au grand large où tout est possible. Y a-t-il des chemins et des processus réels et existants, où le commun et la coopération diffuse pourraient retrouver leur autonomie ? Nous voyons émerger une société des traversées qui semble constituée par des nomadismes existentiels, des dérives, des refus d’appartenance qui dessinent le profil d’individus sans port d’attache, vivant dans la sphère biohypermédiatique, leurs sens perpétuellement saturés, dans un espace constamment redéfini par des algorithmes et des automatismes conçus pour classer et valoriser des milliards de singularités et leurs pratiques. Tel le système de crédit social (SCS) mis en place par le pouvoir chinois et qui rappelle Black Mirror ou 1984. Le SCS est un exemple extrême d’un neurocapitalisme (d’État) basé à la fois sur l’assujettissement social et l’asservissement machinique induit par des algorithmes de classement social.

    Mais en Occident la situation n’est pas forcément très différente : Facebook (FB) est un bon exemple du devenir-machine, avec sa capacité de transformer deux milliards d’« amis » en servo-éléments d’une mégamachine mumfordienne [2]. Un endroit où « on travaille et on produit toujours dans et par un agencement collectif. Mais le collectif ne comprend pas que des individus et des éléments de subjectivité humaine. Il inclut aussi des “objets”, des machines, des protocoles, des sémiotiques humaines et non humaines, des affects, des rapports micro–sociaux, pré-individuels et supra-individuels, etc. » (Maurizio Lazzarato, Signs and Machines : Capitalism and the Production of Subjectivity, Semiotexte,2014, p. 29).

    Qui peut nier que FB soit un territoire global de stimulations comportementales, émotionnelles, affectives et neurales qui construit des processus de symbiose entre objet technique et corps humain ? Les jeux vidéo s’inscrivent dans la même dynamique et ont en commun avec FB une auto-adhésion généralisée. Cependant, il existe des différences substantielles et notamment la quasi-obligation des jeunes générations de rejoindre FB en tant que lieu de coopération et de travail, sous peine d’exclusion productive et sociale. De plus aucun des éditeurs des jeux vidéo ne peut prétendre avoir l’influence de Zuckerberg.

    Il y a cinq siècles, La Boétie dénonçait la « servitude volontaire » envers le « tyran » dans un monde où les sujets de cette servitude étaient les courtisans et les couches intermédiaires du pouvoir. La « servitude volontaire » promue par Facebook obéit et amplifie les règles dominantes de la subjectivité.

    Faire ensemble et défaire le neurocapitalisme

    Les mouvements actuels, à la différence de ceux des années soixante-dix ou quatre-vingt, semblent donner la priorité à l’action et au « faire », et cela est aussi une conséquence logique des dynamiques de la traversée, évoquée auparavant. Le « faire » est directement politique et la conviction est très répandue que dans toute entreprise, de l’expression artistique à la recherche de revenus, il est possible de s’exprimer politiquement. D’autre part, les relations au sein de ces mouvements ont développé un morphisme de la structure d’internet, au sens où les entités et les initiatives autonomes qui le constituent sont reliées d’une manière souple et souvent éphémère et constituent un « réseau de réseaux » d’instances de type divers.

    Ce même « faire », en se déployant sur le territoire, est capable d’inventer le futur dans un remixage des objets techniques et des savoirs de la nature globale. Il peut alors fonctionner comme le moyen d’accès privilégié à une reformulation de l’écologie-monde, selon la définition de Jason Moore (Anthropocene or Capitalocene ? 2016), dans la continuité de Gorz et Guattari. « Faire » réinvente les formes de coopération autonome à partir même des résultats les plus avancés de la technologie, pour les soustraire à la domination de l’idéologie néolibérale et au contrôle financier.

    On reproche souvent à ces pratiques sociales et économiques répandues et virales un manque de stratégie politique. Sauf que c’est précisément dans ce manque que réside peut-être une force souterraine. Dans les modestes déploiements d’un large éventail de possibilités, parfois contradictoires entre elles, mais capables de mettre en jeu des tentatives, des hésitations, des peurs ou des petites stratégies pour essayer de recréer cet humus qui peut faire fermenter une nouvelle possibilité (pas une sortie, car en réalité ne sort jamais de rien). Résister à l’entropie, la défaite ultime de notre aventure en tant qu’humain, telle est la question véritablement en jeu dans les tentatives d’affronter le neurocapitalisme.

    –—

    [1] Voir par exemple Carlo Vercellone, « La Thèse du capitalisme cognitif : une mise en perspective historique et théorique », 2009. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00401880/document

    [2] Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, Fayard (2 volumes). Mumford a introduit en 1967 le concept de mégamachine en tant que complexe social et technologique qui modélise de grandes organisations et des projets où les humains deviennent des pièces interchangeables ou des servo-unités.

    Giorgio Griziotti a récemment publié
    Neurocapitalisme. Pouvoirs numériques et multitudes, C&F Éditions, 2018
    https://cfeditions.com/neurocapitalisme

    #neurocapitalisme #production_immatérielle #postfordisme

  • Le neurocapitalisme et la nouvelle servitude volontaire | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2018/10/17/neurocapitalisme-nouvelle-servitude-volontaire

    Par Giorgio Griziotti
    Ingénieur informatique

    Le capitalisme contemporain n’exploite plus les travailleurs mais leurs émotions : on est entré dans le neurocapitalisme. Nouveaux instruments de la servitude volontaire, les technologies de l’information se font toujours plus addictives et socialement indispensables. Nos vies privées sont ainsi monétisées et c’est notre commune humanité qui s’en trouve menacée.

    #Neurocapitalisme #Giorgio_Griziotti #C&F_éditions

  • Le neurocapitalisme et la nouvelle servitude volontaire | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2018/10/17/neurocapitalisme-nouvelle-servitude-volontaire

    Par Giorgio Griziotti
    Ingénieur informatique

    Le capitalisme contemporain n’exploite plus les travailleurs mais leurs émotions : on est entré dans le neurocapitalisme. Nouveaux instruments de la servitude volontaire, les technologies de l’information se font toujours plus addictives et socialement indispensables. Nos vies privées sont ainsi monétisées et c’est notre commune humanité qui s’en trouve menacée.

    #Neurocapitalisme #Giorgio_Griziotti #C&F_éditions

  • On tue à Nantes ! Rage et injustice | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2018/07/10/on-tue-a-nantes-rage-injustice

    Cette impression de répétition se manifeste aussi dans la mise en œuvre de toute une dramaturgie qui fabrique l’événement. On retrouve les mêmes techniques de pouvoir : quartiers bouclés par les CRS, version policière qui transforme la victime en dangereux délinquant, rend public son casier judiciaire, retire toute responsabilité aux fonctionnaires dans la mort et dénonce les « violences urbaines » des « bandes », voire des « organisations criminelles », reprise en boucle par les médias mainstream de cette version sur fond d’images de voitures ou de bâtiments publics en feu qui vient rendre inaudibles les témoignages discordants ou contradictoires. En réaction, des « marches blanches » sont organisées pour cristalliser toute l’émotion des proches et surtout demander vérité et justice. Au mieux, le gouvernement annonce des mesures, multiplie les promesses. Et puis, une fois reconduit l’ordre public, l’indifférence civile reprend le dessus, la bureaucratie avec elle. La conduite de l’instruction, souvent longue et complexe, si elle calme les esprits, débouche régulièrement sur de lourdes condamnations des « meneurs » et un non-lieu vis-à-vis des policiers mis en examen (comme ceux mis en examen en 2005 et acquittés en 2015), décision ressentie par beaucoup comme une forme d’impunité, un « permis de tuer ».

    Maintenant, que s’est-il donc passé dans le quartier du Breil pour qu’un banal contrôle d’identité conduise à un homicide ? Chaque jour apporte son lot d’informations nouvelles. À l’origine du tir du CRS, le délit de fuite n’est plus invoqué. On apprend que ce dernier n’était pas en « légitime de défense », qu’il a menti aux enquêteurs, que c’était un accident. Au fil des jours, la version policière officielle s’effondre.

    S’il est souhaitable que la mobilisation de tous les acteurs et des habitants sur place puisse ramener le calme et apporter un soutien inconditionnel aux habitant.e.s, le recours à la violence opère toujours aussi comme un court-circuit des logiques politiques afin que soient abordés les vrais problèmes – à Nantes Ouest comme ailleurs – et que justice soit rendue.

    Mais rien n’est joué. Car dans les quartiers la police tue toujours des non-blancs. La loi du 28 février 2017 a, à l’évidence, étendu l’usage des armes à feu par les policiers et les gendarmes, comme l’a montré un bilan statistique en 2018 et le drame de Nantes. Tout en cherchant à homogénéiser l’usage des armes selon que l’on était gendarme, policier ou agent de surveillance, la loi a ajouté aux principes de proportionnalité, de légitime défense et d’ordre faisant autorité, les notions « d’état de nécessité » ou « d’absolue nécessité ». La première laisse une grande latitude aux agents. Quant à la seconde, on se demandera : « Y avait-il « absolue nécessité » à tirer à bout pourtant sur Akoukabar ce 4 juillet 2018 ?

    Invoquer un « accident » quelques jours après le drame apparaît comme une volte-face grotesque. Mais ce cas n’est pas isolé et d’autres pourraient survenir. Cette loi pose donc problème dès lors qu’elle encadre moins des pratiques qu’elle ne les « couvre ». Par ailleurs, on observe sur l’uniforme de certains membres des forces de l’ordre – parfois cagoulé et sans matricule – le signe des « punishers » (en lien avec la série éponyme). Cet insigne est-bien légal ? Que signifie t-il ? Faut-il le mettre en lien avec les résultats aux élections professionnelles des listes proches de l’extrême droite qui ont rassemblé plus de la moitié des fonctionnaires de police ? Quoi qu’il en soit, pour ne pas donner raison à ceux qui parlent de « guerre » ou de « guérilla urbaine », ce sont aussi ces questions, que révèlent le drame de Nantes, dont il faudrait débattre.

    Michel Kokoreff

    Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis

    #Quartiers #Emeutes #Police_partout_justice_nulle_part

  • Le néo-populisme est un néo- libéralisme | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2018/07/03/neo-populisme-neo-liberalisme

    Un examen plus poussé des porte-drapeaux de la Droite nous conduit cependant à nous demander si le clivage « petites gens / privilégiés » résume de manière adéquate la situation politique actuelle. Pourquoi l’un des négociateurs FPÖ de la coalition dirige-t-il un institut portant le nom du pape de l’ultra-libéralisme, Friedrich Hayek, lequel reçut des mains de George Bush la Médaille présidentielle de la Liberté en 1991 ? Pourquoi le délégué parlementaire à Munich du parti de l’AfD – et désormais président de la Commission du budget au parlement – est-il un bloggeur libertarien et un consultant en métaux précieux qui vendait, lors des conventions, des lingots signés des responsables du parti ? Et pourquoi bon nombre des conseillers universitaires et des principales têtes pensantes du parti sont-ils aussi membres de la Société du Mont Pèlerin, think tank créé par Friedrich Hayek ? Je pense notamment à Roland Vaubel, Joachim Starbatty et à l’un des responsables actuels du parti, l’économiste de formation et ancienne employée de Goldman Sachs, Alice Weidel.

    En d’autres termes, que faisaient ces parfaits candidats pour Davos, à la tête de partis fondés sur la critique de l’Islam et l’opposition à l’immigration non blanche ?

    Le néolibéralisme et le nativisme ne sont contradictoires qu’en apparence. L’histoire nous aide à comprendre que les partis « populistes » de l’Europe centrale représentent en effet une souche du libre-échangisme mondialisé (free market globalism) plutôt que sa contestation.

    Les néolibéraux se sont toujours souciés des conditions extra-économiques de la survie du capitalisme, mais, en règle générale, ils s’attachaient surtout aux lois, à la religion et à l’ordre moral. L’influence croissante des idées liées à la théorie hayekienne de l’évolution culturelle ainsi que la popularité grandissante des neurosciences et de la psychologie évolutionniste incitèrent de nombreuses personnes à invoquer les sciences. Pour Charles Murray, notamment, la recherche des fondements de l’ordre du marché exigeait d’aller « plus profond dans le cerveau », ou Deeper into the Brain comme l’écrit en l’an 2000 ce membre de la Société du Mont Pèlerin. D’autres, comme Detmar Doering, membre de la branche allemande de cette même Société, sont allés jusqu’à réhabiliter le darwinisme social. Comme devait le déclarer en 2014 Peter Boettke, économiste diplômé de l’université George Mason et président actuel de la Société, la sécurisation du capitalisme est passée de la question du « bon prix » à la question des « bonnes institutions » et enfin à celle de la « bonne culture ».

    Les libertariens et les néolibéraux ont formé des alliances avec les partisans du traditionalisme, du nationalisme et de l’homogénéité culturelle. Les néolibéraux de droite de ces nouveaux partis populistes n’ont pas rejeté la dynamique de la concurrence du marché : ils l’ont renforcée. Les libertariens partisans de la fermeture des frontières continuent d’exiger la libre circulation des capitaux et des biens – en revanche, ils s’opposent catégoriquement à la libre circulation d’un certain type de personnes.

    Ce qui est sans doute le plus frappant concernant ce « New Fusionism » est la manière avec laquelle ce mouvement mélange convictions néolibérales en matière de marché et affirmations psycho-sociales douteuses. Leur obsession pour les tests d’évaluation de l’intelligence est particulièrement notable. Bien que le terme de « capital cognitif » soit habituellement associé aux marxistes français et italiens, le néolibéral Murray devait s’en emparer dès 1994 dans son ouvrage The Bell Curve pour décrire les différences d’intelligence héritable selon les groupes de population, différences quantifiables en QI. En bon disciple du théoricien de la race Richard Lynn, le sociologue allemand Erich Weede, co-fondateur de la Société Hayek (et qui reçut la médaille Hayek en 2012 ) considère l’intelligence comme le principal déterminant de la croissance économique. La richesse et la pauvreté des nations ne s’expliquent pas par l’histoire mais par les qualités irréductibles de leurs populations, dit l’ancien membre du directoire de la Bundesbank, Thilo Sarrazin, dont le livre L’Allemagne disparaît : quand un pays se laisse mourir (Deutschland schafft sich ab) s’est vendu en Allemagne à plus d’1,5 millions d’exemplaires et a stimulé le succès des partis islamophobes comme l’AfD, dont le programme officiel affichait le titre Ne laissez pas mourir l’Allemagne.Sarrazin cite également Lynn et d’autres chercheurs de l’intelligence pour argumenter contre l’immigration en provenance de pays majoritairement musulmans et ce sur la base du QI.

    #Neofascisme #Pentafascisme #Migrants #Néolibéralisme

  • Paris, quelle ville-monde ?
    par Michel Agier
    | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2018/05/31/paris-ville-monde

    Paris, par son histoire, sa démographie et sa géographie, est tout à la fois une ville frontière, une ville refuge et une ville carrefour. C’est avec Calais et Vintimille (deux villes littéralement frontalières) l’un des trois véritables points de cristallisation d’une « crise » (le terme resterait à préciser) régulièrement déclenchée par un goulet d’étranglement dans la gestion des passages des migrants en France : ce sont, à des degrés divers, des hypertrophies de frontière, sans que les projets des migrants puissent être considérés comme établis, sûrs et définitifs.

    [...]

    Sur le versant « global », quelle ville-monde est Paris ? Pour l’heure, le « monde » auquel la ville se relie avec beaucoup d’attention est celui des touristes et les démarches sont nombreuses pour accueillir toujours plus de touristes, quitte à faire de Paris un spectacle vendant son décor en noir et blanc, vendant ou louant des appartements sur ce décor de carte postale. C’est la « gentrification » globale et bien au-delà, la fictionnalisation de Paris-vitrine pour le monde.

    La situation illustrée par ce énième démantèlement de campements de migrants à Paris peut donc se lire comme un défi posé à la Ville de Paris sous la forme d’un « jeu d’échelles ». Si elle ne veut pas être perdante dans ce face-à-face lamentable avec le gouvernement dont elle ne cesse de s’alimenter puis d’essayer de se déprendre, il lui faut monter d’un cran ou deux dans l’échelle de la grandeur pour atteindre celle d’une ville-monde, dialoguer avec les maires de Barcelone, Londres, New York, Amsterdam ou Sao Paulo, plutôt qu’avec Gérard Collomb. D’autres modèles existent, villes-refuges, villes accueillantes, villes-sanctuaires, qui forment des bases réalistes à partir desquelles s’élaborent des politiques d’accueil et de logement adaptée aux conditions actuelles et à venir de la mobilité internationale populaire.

    #Paris #frontières #migrants #refuge

  • Au #Moyen-Orient, le grand bond en arrière | AOC media - Analyse Opinion Critique

    https://aoc.media/analyse/2018/05/09/moyen-orient-grand-bond-arriere

    Il faut s’inscrire pour lire l’article.

    Le rôle des politiques éducatives dans la genèse des inégalités scolaires est bien documenté par les sciences sociales, aussi bien par les travaux sur la carte scolaire, que sur les mécanismes d’orientation ou encore sur l’accès à l’enseignement supérieur. Or les réformes actuelles du baccalauréat et de la licence prennent le contre-pied des conclusions de ces trois types de travaux. L’individualisation des parcours d’apprentissage dès la classe de Seconde et l’instauration d’une sélection des bacheliers à l’entrée de l’université risquent en effet de renforcer les hiérarchies entre les baccalauréats et les licences, en différenciant et polarisant davantage l’offre scolaire et universitaire selon les caractéristiques sociales des publics. Dans un contex...

    #iran

  • Le grand débarras | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2018/05/02/le-grand-debarras

    par Achille Mbembé mais derrière #paywall :(

    Quelque chose d’extrêmement grave est de nouveau en train de se passer au cœur de l’Europe. Certes, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre. La force du vivant aidant, des chaînes humaines se forment. Dans la nuit de la peur et de la délation et face à l’irrépressible demande de répression, des femmes et des hommes de bonne volonté cherchent à réveiller les lucioles endormies de l’hospitalité et de la solidarité. Au milieu d’une anesthésie autrement inquiétante, une minorité agissante s’est mise debout et dénonce désormais avec une vigueur renouvelée ce qui se fait en son nom contre les Autres, ceux-là qui, pense-t-on, ne sont pas des nôtres.

    • Je le copie colle ici, mais bon. Mbembe dans ce texte, avec tout le respect qu’on lui doit, me fait beaucoup penser à Jean Ziegler ou Ignacio Ramonet qui écrivent sur des thèmes, comme ça, et qui essayent de donner l’impression qu’ils ont découvert sinon la poudre, le scoop des scoops, le scandale des scandales, quand beaucoup d’autres écrivent sur la même chose depuis 20 ou 30 ans et de manière beaucoup plus intéressante et surtout plus "modeste".

      –----

      Le grand débarras
      Par Achille Mbembe

      HISTORIEN

      Les routes migratoires les plus mortelles d’un monde par ailleurs de plus en plus balkanisé et enclavé ? L’Europe ! Les nombres de squelettes en mer et le plus vaste cimetière marin en ce début de siècle ? L’Europe ! Le nombre de déserts, eaux territoriales et internationales, bras de mer, îles, détroits, enclaves, canaux, fleuves, ports et aéroports transformés en rideaux de fer technologiques ? L’Europe !

      Quelque chose d’extrêmement grave est de nouveau en train de se passer au cœur de l’Europe. Certes, des voix de plus en plus nombreuses se font entendre. La force du vivant aidant, des chaînes humaines se forment. Dans la nuit de la peur et de la délation et face à l’irrépressible demande de répression, des femmes et des hommes de bonne volonté cherchent à réveiller les lucioles endormies de l’hospitalité et de la solidarité. Au milieu d’une anesthésie autrement inquiétante, une minorité agissante s’est mise debout et dénonce désormais avec une vigueur renouvelée ce qui se fait en son nom contre les Autres, ceux-là qui, pense-t-on, ne sont pas des nôtres.

      Arc-boutés sur la fable de « l’aide au développement », nombreux sont ceux qui croient encore aux contes de fée.
      Arrachés à leurs foyers d’origine, des millions d’hommes, de femmes et d’enfants avilis ont pris les chemins de l’exode. Un autre cycle du grand repeuplement du monde est en cours. Ils ne sont pas des fuyards. Ce sont des fugitifs. Menacés par une calamité ou une autre, ils se sont échappés des lieux qui les ont vu naître et grandir, où ils ont vécu, mais qui un jour, sont devenus inhabitables, des demeures impossibles.

      S’agissant justement de ce grand ébranlement, le refrain est désormais connu. « Explosion démographique ». « Conflits armés ». « Montée des extrémismes religieux ». « Ruée vers l’Europe ». « Crise migratoire » et « crise des réfugiés », entonne-t-on en chœur. « Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde ». « Pourquoi viennent-ils ici ? » « Ils n’ont qu’à rester chez eux ».

      Arc-boutés sur la fable de « l’aide au développement », nombreux sont ceux qui croient encore aux contes de fée. Peu importe qu’entre 1980 et 2009, les transferts nets des ressources financières partis d’Afrique vers le reste du monde aient atteint le seuil d’environ 1.400 milliards de dollars, et les transferts illicites celui de 1.350 milliards, la croyance demeure. Les pays du Nord subventionneraient ceux du Sud.

      Peu importe, par ailleurs, que les pays à faibles revenus ou à revenus intermédiaires accueillent plus de 90% des 65.6 millions de réfugiés, déplacés et déracinés dans le monde. Dans ce domaine comme dans d’autres, l’ère est à la fabulation et à la clôture de l’esprit. Un amas de vieux préjugés est ainsi recyclé, produisant à leur tour de nouveaux fantasmes qui, dans un processus d’enroulement tout à fait typique des discours racistes, se mordent sans cesse la queue. « C’est culturel et civilisationnel ». « Ils fuient à cause des tensions entre aînés et cadets (les luttes générationnelles) ». « Plus ils sont pauvres, plus ils sont portés vers le départ ; mais plus leurs conditions de vie s’améliorent, plus s’accroît leur désir de s’établir ailleurs », assènent doctement de pseudo-experts. En arrière-fonds, un vieux spectre hante les consciences, celui de l’invasion par des hordes venues de terres surpeuplées, dans ces pays où l’on compte « encore sept à huit enfants par femme ».

      La solution ?

      Fermer les frontières. Filtrer. Trier. Sélectionner. Expurger. Passer des contrats avec les élites corrompues des pays d’origine des migrants, ou des pays-tiers, de transit, qu’il faut transformer en gardes-chiourmes de l’Occident, et auxquels il faut, contre espèces sonnantes et trébuchantes, sous-traiter l’administration de la brutalité. Faire de ces États des protectorats européens, à la fois des prisons pour les candidats au départ, et des dépotoirs pour ceux dont il faudra bien se débarrasser. Et, surtout, redonner envie aux Européens d’avoir plus d’enfants.

      Telle est, en un mot, l’essentiel de la politique migratoire de l’Europe en ce début de siècle.

      En vérité, le problème, ce ne sont ni les migrants, ni les réfugiés, ni les demandeurs d’asile.

      La frontière. Tout part d’elle et tout nous y ramène.

      Elle n’est plus seulement une ligne de démarcation qui sépare des entités souveraines distinctes. Elle est de plus en plus le nom propre de la violence organisée qui sous-tend et le capitalisme contemporain, et l’ordre de notre monde en général – la femme, l’homme et l’enfant superflu.e et condamné.e à l’abandon, les naufrages et noyades par centaines, voire par milliers, à la semaine, l’interminable attente et l’humiliation dans les consulats, le temps suspendu, des journées de malheur et d’errance dans les aéroports, dans les commissariats de police, dans les parcs, dans les gares, jusque sur les trottoirs des grandes villes où, la nuit à peine tombée, l’on arrache des couvertures et des haillons à des êtres humains d’ores et déjà dépouillés et privés de presque tout, y compris d’eau, d’hygiène et de sommeil, des corps avilis, bref l’humanité en déshérence.

      Tout, en effet, nous ramène à la frontière, ce lieu-zéro de la non-relation et du déni de l’idée même d’une humanité commune, d’une planète, la seule que nous aurions, qu’ensemble nous partagerions, et à laquelle nous lierait notre condition commune de passants. Mais peut-être faudrait-il, pour être tout à fait exact, parler de « frontiérisation » plutôt que de frontières.

      Comment s’étonner que ceux et celles qui le peuvent, survivants d’un enfer vivant, prennent la fuite, cherchent partout refuge, dans tous les coins de la Terre ou leur vie pourrait être épargnée ?
      Qu’est-ce donc que la « frontiérisation » sinon le processus par lequel les puissances de ce monde transforment en permanence certains espaces en lieux infranchissables pour certaines classes de populations ? Qu’est-ce sinon la multiplication consciente d’espaces de perte et de deuil où la vie de tant de gens jugés indésirables vient se fracasser ?

      Qu’est-elle donc sinon une façon de mener la guerre contre des ennemis dont on a auparavant détruit les milieux d’existence et les conditions de survie – l’usage de munitions perforantes à l’uranium et d’armes interdites comme le phosphore blanc ; le bombardement à haute altitude des infrastructures de base ; le cocktail de produits chimiques cancérogènes et radioactifs déposés dans le sol et qui emplissent l’air ; la poussière toxique dans les décombres des villes rasées, la pollution due aux feux d’hydrocarbures ?

      Et que dire des bombes ? Depuis le dernier quart du XXe siècle, à quelles sortes de bombes populations civiles, habitats et environnements n’auront-elles pas été soumises – des bombes aveugles classiques reconverties grâce à l’installation, en queue, de systèmes de centrale inertielle ; des missiles de croisière dotées de têtes chercheuses à infrarouges ; des bombes à micro-ondes destinées à paralyser les centres nerveux électroniques de l’ennemi ; des bombes qui explosent dans les villes, émettant au passage des faisceaux d’énergie qui ont l’apparence de la foudre ; d’autres bombes à micro-ondes qui ne tuent pas, mais qui brulent les gens et augmentent la température de la peau ; des bombes thermobariques qui déclenchent des murs de feu, absorbent l’oxygène des espaces plus ou moins clos, tuent par ondes de choc et asphyxient à peu près tout ce qui respire ; des bombes à fragmentation dont les effets sur les populations civiles sont dévastateurs, qui s’ouvrent au-dessus du sol et dispersent, sans précision et sur des secteurs étendus, des mini-munitions supposées exploser au contact des cibles ; toutes sortes de bombes, la démonstration par l’absurde d’un pouvoir de destruction inouï, bref, l’écocide.

      Comment, dans ces conditions, s’étonner que ceux et celles qui le peuvent, survivants d’un enfer vivant, prennent la fuite, cherchent partout refuge, dans tous les coins de la Terre ou leur vie pourrait être épargnée ?

      Cette forme de la guerre d’abrutissement, calculée et programmée, menée avec des moyens nouveaux, est une guerre contre l’idée même de mobilité, de circulation, de vitesse, alors que l’âge est justement à la vélocité, à l’accélération, et à toujours plus d’abstraction, toujours plus d’algorithmes.

      Elle a par ailleurs pour cibles non point des corps singuliers, mais des masses humaines jugées viles et superflues, mais dont chaque organe doit faire l’objet d’une incapacitation spécifique, héritable de génération en génération – les yeux, le nez, la bouche, les oreilles, la langue, la peau, les os, les poumons, les intestins, le sang, les mains, les jambes, tous ces estropiés, paralytiques et rescapés, toutes ces maladies pulmonaires comme la pneumoconiose, toutes ces traces d’uranium sur les cheveux, des milliers de cas de cancers, d’avortements, de malformations infantiles, de déformations congénitales, de thorax saccages, de dysfonctionnements du système nerveux, la grande dévastation.

      Tout cela, faut-il le répéter, fait partie des pratiques contemporaines de la frontiérisation à distance, au loin, au nom de notre liberté et sécurité. Cette lutte menée contre certains corps d’abjection, amas de viande humaine, se déroule à l’échelle planétaire. Elle est en passe de devenir le propre de notre temps.

      Souvent, elle précède, accompagne ou complète celle qui a cours au milieu de nous ou à nos portes, la traque des corps qui ont eu le tort de se mouvoir (ce qui est le propre d’un corps humain), des corps dont on estime qu’ils ont pénétré par effraction dans des lieux et espaces où ils ne devraient point se trouver, lieux qu’ils encombrent désormais de par leur seule présence, et dont ils doivent être évacués.

      Migrants et réfugiés ne sont que des cryptes dans lesquelles l’on cherche à ensevelir les fantasmes d’une époque terrifiée par elle-même et ses propres excès.
      Cette forme de la violence ressemble aux grandes chasses d’hier. Et d’abord à la chasse à courre et à la chasse à la trappe et leurs techniques respectives – la recherche, la poursuite, la trappe, et le rabattage d’animaux traqués, jusqu’à leur encerclement, leur capture ou leur abattage, avec l’aide de chiens d’ordre et de limiers.

      Mais elle fait également partie d’une longue histoire de chasses à l’homme. Grégoire Chamayou en a étudié les modalités dans sa Chasses à l’homme. Il s’agit toujours à peu près des mêmes cibles – les esclaves marrons, les Peaux-Rouges, les peaux noires, les Juifs, les apatrides, les pauvres, et plus près de nous les sans-papiers. Ces chasses s’attaquent à des corps animés, mouvants et qui, bien que dotés d’une force de traction, d’une intensité, de capacités fugitives et mobiles, sont supposés n’être point des corps de chair et de sang comme les nôtres, désignés, ostracisés, comme ils le sont. Cette chasse se déroule par ailleurs à un moment où les technologies de l’accélération ne cessent de proliférer, créant une planète segmentée, à vitesses multiples.

      La technologisation des frontières bat son plein. Barrières de séparation physiques et virtuelles, numérisation des bases de données, des systèmes de fichage, développement de nouveaux dispositifs de repérage à l’exemple des senseurs, drones, satellites et robots-sentinelles, capteurs infra-rouges et caméras de divers ordres, contrôle biométrique et usage de cartes à puce contenant des données personnelles, tout est mis en œuvre pour transformer la nature même du phénomène frontalier et précipiter l’avènement d’une frontière mobile, portable et omniprésente.

      Migrants et réfugiés ne sont donc pas, en tant que tels, l’objet premier du différend. D’ailleurs, ils n’ont ni noms propres, ni visages singuliers, ni cartes d’identité.

      Ils ne sont que des cryptes, sortes de caveaux ambulants à la surface de multiples organes, formes vides mais menaçantes dans lesquelles l’on cherche à ensevelir les fantasmes d’une époque terrifiée par elle-même et ses propres excès. Le rêve d’une sécurité sans faille, qui exige non seulement surveillance systématique et totale mais aussi expurgation symptomatique des tensions structurelles qui, depuis des décennies, accompagnent notre passage à un nouveau système technique plus automatisé, plus réticulaire et en même temps plus abstrait, fait de multiples écrans – digital, algorithmique, lumineux.

      Le monde a cessé de se manifester à nous dans les termes anciens. C’est à la naissance d’une forme inédite de l’humain (le sujet/objet) et d’autres types de spatialités que nous assistons. L’expérience phénoménologique que nous avions du monde en sort profondément ébranlée. Raison et perception ne coïncident plus. D’où l’affolement.

      Nous voyons de moins en moins ce qui nous est donné à voir et de plus en plus ce que nous voulons à tout prix voir, même si cela que nous voulons à tout prix voir ne correspond à aucune réalité originaire. Peut-être plus qu’auparavant, autrui peut se donner à nous dans une présence physique et tactile concrète tout en demeurant dans une absence spectrale et un vide tout aussi concret, presque phénoménal. C’est le cas des migrants, des réfugiés et des demandeurs d’asile. Ce n’est pas seulement leur mode d’apparition parmi nous qui nous plonge dans une anxiété historique et existentielle. C’est aussi la matrice ontophanique dont nous supposons qu’ils ne sont que le masque (qu’y a-t-il, décidément, derrière ce qui apparait ?) qui nous plonge dans un état d’agitation et d’incertitude radicale.

      Il ne s’agit pas tant de couper l’Europe du monde ou de l’instituer en forteresse imprenable que de consacrer, comme le privilège des seuls Européens, le droit de possession et de libre circulation.
      Les routes migratoires les plus mortelles d’un monde par ailleurs de plus en plus balkanisé et enclavé ? L’Europe ! Les nombres de squelettes en mer et le plus vaste cimetière marin en ce début de siècle ? L’Europe ! Le nombre de déserts, eaux territoriales et internationales, bras de mer, îles, détroits, enclaves, canaux, fleuves, ports et aéroports transformés en rideaux de fer technologiques ? L’Europe ! Et pour couronner le tout, en ces temps d’escalade permanente, les camps. Le retour des camps. L’Europe des camps. Samos, Chios, Lesbos, Idomeni, Lampedusa, Vintimille, Sicile, Subotica, le chapelet des camps.

      Camps de réfugiés ? Camps de déplacés ? Campements de migrants ? Zones d’attente pour personnes en instance ? Zones de transit ? Centres de rétention ? Lieux d’hébergement en urgence ? Jungle ? Paysage composite et hétérogène, à coup sûr. Résumons néanmoins tout cela d’un seul mot, le seul qui décrive à la vérité ce qui s’y passe : camps d’étrangers. En dernière instance, il ne s’agit en effet pas d’autre chose. Il s’agit de camps d’étrangers, aussi bien au cœur de l’Europe qu’à sa lisière. Et c’est le seul nom qui convienne à ces dispositifs et à la sorte de géographie carcérale qu’ils dessinent.

      Il y a quelques années, l’anthropologue Michel Agier en dénombrait près de 400 au sein de l’Union Européenne. C’était avant le grand afflux de 2015. Depuis lors, de nouveaux camps, y compris de triage, ont été créés aussi bien en Europe qu’à sa lisière et, sous son instigation, dans des pays-tiers. En 2011, ces différents lieux de détention pouvaient contenir jusqu’à 32 000 personnes. En 2016, les chiffres s’élevaient à 47 000. Les détenus sont essentiellement des personnes sans visas ni titres de séjour, jugés inéligibles à une protection internationale.

      Il s’agit, pour l’essentiel, de lieux d’internement, d’espaces de relégation, de dispositifs de mise à l’écart de gens considérés comme des intrus, sans titre et par conséquent sans droit et, estime-t-on, sans dignité. Fuyant des mondes et des lieux rendus inhabitables par une double prédation exogène et endogène, ils se sont introduits là où il ne fallait pas, sans y être invités, et sans qu’ils soient désirés. Leur regroupement et mise à l’écart ne peut donc guère avoir pour but final de les secourir. En les arraisonnant dans des camps, l’on veut également – après les avoir placés dans une position d’attente qui les dépouille au préalable de tout statut de droit commun – en faire des sujets potentiellement déportables, refoulables, voire destructibles.

      Il faut le répéter, cette guerre (qui consiste à chasser, capturer, regrouper, trier, séparer et expulser) n’a qu’un seul but. Il ne s’agit pas tant de couper l’Europe du monde ou de l’instituer en forteresse imprenable que de consacrer, comme le privilège des seuls Européens, le droit de possession et de libre circulation sur toute l’étendue d’une planète dont nous sommes pourtant tous des ayant-droits.

      Le XXIe siècle sera-t-il donc celui du triage et de la sélection par le biais des technologies de la sécurité ? Des confins du Sahara en passant par la Méditerranée, le camp est-il en passe de redevenir le terminus d’un certain projet européen, d’une certaine idée de l’Europe dans le monde, sa marque funeste, comme Aime Césaire (Discours sur le colonialisme) en nourrissait il n’y a pas longtemps l’intuition ?

      L’une des contradictions majeures de l’ordre libéral a toujours été la tension entre la liberté et la sécurité. Cette question semble avoir été tranchée. La sécurité l’emporte désormais sur la liberté.

      Une société de sécurité n’est pas nécessairement une société de liberté. Une société de sécurité est une société dominée par le besoin irrépressible d’adhésion a un ensemble de certitudes. Elle a peur de la sorte d’interrogation qui ouvre sur l’inconnu et sur le risque qu’il faut, par contre, endiguer.

      Voilà pourquoi dans une société de sécurité, la priorité est d’identifier à tout prix ce qui est tapi derrière chaque apparition – qui est qui, qui vit où, avec qui et depuis quand, qui fait quoi, qui vient d’où, qui va où, quand, par quelle voie, pourquoi et ainsi de suite. Et, davantage encore, qui projette de commettre quels actes, consciemment ou inconsciemment. Le projet de la société de sécurité n’est pas d’affirmer la liberté, mais de contrôler et de gouverner les modes d’apparition.

      Le mythe contemporain prétend que la technologie constitue le meilleur outil pour gouverner les apparitions. Elle seule permettrait de résoudre ce problème qui est un problème d’ordre, mais aussi de connaissance, de repères, d’anticipation, de prévision. Il est à craindre que le rêve d’une humanité transparente à elle-même, dépourvue de mystère, ne soit qu’une catastrophique illusion. Pour le moment, migrants et réfugiés en paient le prix. Il n’est pas certain qu’à la longue, ils soient les seuls.

      Comment, dans ces conditions, résister àcette prétention de la part d’une des provinces du monde à un droit universel de prédation sinon en osant imaginer l’impossible – l’abolition des frontières, c’est-à-dire la restitution, à tous les habitants de la Terre, humains et non-humains, du droit inaliénable de se déplacer librement sur cette planète.

      (NDLR : ce texte est une version éditée de la contribution d’Achille Mbembe au volume publié sous la direction de Patrick Chamoiseau et Michel Le Bris, Osons la fraternité ! Les écrivains aux côtés des migrants qui paraît chez Philippe Rey à l’occasion du Festival Etonnants Voyageurs.

      Achille Mbembe

      HISTORIEN, ENSEIGNE L’HISTOIRE ET LES SCIENCES POLITIQUES À L’UNIVERSITÉ DU WITWATERSRAND (AFRIQUE DU SUD) ET À L’UNIVERSITÉ DE DUKE (ETATS-UNIS)