• « Des dizaines de supermarchés autogérés en projet dans des villes moyennes »

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/05/05/une-dizaine-de-supermarches-cooperatifs-et-participatifs-affichent-leurs-dif

    Les magasins de circuit court où chacun peut devenir l’acteur de sa propre consommation gagnent peu à peu les villes moyennes, constate notre chroniqueur Frédéric Potet.

    Manger plus sainement. Favoriser les filières courtes. Encourager le commerce équitable. Donner du sens à nos actes d’achat… Si les comportements changent depuis plusieurs années dans notre relation à la consommation, un chaînon essentiel fait encore défaut : un lieu de vente extérieur à la grande distribution, où l’on pourrait trouver tout aussi bien des denrées alimentaires que des produits d’hygiène et d’entretien respectueux de l’environnement ; un lieu où chaque client déciderait du choix et de l’origine des articles en rayon ; un lieu dépourvu de marchandises industrielles et de gondoles tentatrices, où chacun, finalement, pourrait devenir l’acteur de sa propre consommation.

    Ce type de lieu existe, depuis peu, sous le nom de « supermarché coopératif et participatif ». Le premier à avoir ouvert ses portes, en France, est La Louve, dans le 18e arrondissement de Paris. Inspiré du Park Slope Food Coop, une coopérative pionnière installée à Brooklyn depuis les années 1970, ce magasin d’un genre nouveau fonctionne selon un principe immuable : pour pouvoir y faire ses courses, chaque client est obligé d’en devenir adhérent, et d’y travailler bénévolement à raison de trois heures par mois, cela afin de réduire le prix de vente des articles.

    Dans la foulée de La Louve, dont la formule définitive a été inaugurée en novembre 2017, une petite dizaine de supermarchés coopératifs et participatifs affichent aujourd’hui leurs différences, à travers des appellations librement choisies : SuperQuinquin à Lille, La Chouette à Toulouse, La Cagette à Montpellier, Scopéli à Nantes, Supercoop à Bordeaux…

    Des marques exclues de fait

    Le phénomène ne touche pas seulement les grandes agglomérations. Des projets autogérés du même type sont en cours de réalisation dans des villes de taille moyenne comme Vannes, Dieppe, Grasse… Ou encore Poitiers, où 80 bénévoles sont regroupés derrière un nom de code évoquant, lui aussi, l’opposition aux systèmes en place : Le Baudet, en référence à l’animal emblématique de la région, l’âne du Poitou.

    Ce matin-là d’avril, huit ateliers planchent sur la future structure : « financement participatif », « statut juridique », « organisation du travail »… Le but de la journée est d’établir un rétroplanning dont l’échéance consistera à ouvrir un mini-supermarché expérimental, appelé le « lab », en préfiguration du magasin à venir. Les grands principes seront les mêmes, notamment sur le plan économique. Achetés auprès de fournisseurs situés dans un rayon de 150 km, les produits seront ainsi revendus avec une marge de 20 %, soit deux à dix fois moins, en moyenne, que dans la grande distribution.

    « Cette marge sera identique quelles que soient les références. C’est un moyen, pour nous, de ne porter aucun jugement sur les produits, qui émanent tous d’un choix éthique en amont », explique Ghislain Bourdilleau, 43 ans, à l’initiative du projet. Des marques telles que Coca-Cola ou Nutella seront exclues de fait ; des produits équivalents, élaborés localement, leur seront préférés. Le recours à une main-d’œuvre bénévole et l’absence de dividendes (les bénéfices seront réinjectés dans le fonctionnement) devraient permettre aux adhérents de bénéficier de prix inférieurs « de 20 % à 40 % », à qualité égale, à ceux pratiqués dans le commerce.

    L’argent, le nerf de la guerre

    Le bouillonnement est tangible, ce jour-là, au sein du groupe de travail « assortiments et fournitures », chargé précisément de l’achalandage de la coopérative. « Il faudra rendre visite à tous les fournisseurs. Mais pourra-t-on avoir un droit de regard sur comment ils produisent ? », s’interroge Florence, une bénévole. Il est prévu de coller une étiquette détaillée sous chaque produit afin d’informer le client sur son origine, son bilan carbone ou encore les conditions de travail des salariés ayant participé à son élaboration. « Nous ne pourrons pas tout mettre. Il faudra choisir et sans doute privilégier des pictogrammes », suggère Sandra, une autre petite main de l’association créée dans la foulée de la première réunion, il y a neuf mois.

    Son fonctionnement est actuellement assuré par un « conseil collégial » de quatorze membres élus. Aucun président ni vice-président, ni même secrétaire, ne figure dans son organigramme. La seule fonction à avoir été attribuée est celle de… trésorier, preuve que l’argent est bien le nerf de la guerre dans ce genre d’initiative consistant, in fine, à créer une entreprise.

    Cette absence délibérée de hiérarchie est à la fois la sève et le venin du projet. « Le but est de laisser libre cours à un épanouissement démocratique, même si on sait que cela rend les choses plus compliquées en termes de prise de décision », admet Ghislain Bourdilleau. Les mêmes consignes de bienveillance sont répétées à chaque réunion : « écouter [l’autre] avec attention », « parler avec intention », « se faire confiance », « respecter le cadre »… La réussite du supermarché Le Baudet passera nécessairement par celle de l’aventure collective qui accompagnera sa gestation.

    L’un des principaux enjeux, à ce titre, sera la question de la diversité. « Nous devrons à tout prix éviter de créer un repère à bobos », insiste Ghislain Bourdilleau, lui-même communiquant professionnel dans le milieu universitaire. L’emplacement du local sera déterminant. Idéalement, celui-ci devra être situé dans un quartier à forte mixité sociale, mais ni dans le centre-ville ni en périphérie de l’agglomération, afin de n’exclure aucun public. Inciter les riverains à devenir des clients-coopérateurs sera alors un autre défi.

    De deux à cinq années s’écouleront avant que n’ouvre la boutique, si l’on se réfère aux expériences existantes. Le baudet a beau être un animal lent, il est aussi connu pour son caractère obstiné. C’est d’ailleurs pour cela que son nom lui a été emprunté.