Israël-Palestine : rêver qu’ils disparaissent… - Libération

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  • Israël-Palestine : rêver qu’ils disparaissent…, Pierre Péju,
    http://www.liberation.fr/debats/2018/05/17/israel-palestine-rever-qu-ils-disparaissent_1650830

    Il est des rêves maléfiques, des fantasmes funestes. Ils donnent une satisfaction imaginaire à des désirs inavouables, mais parfois, ils induisent des conduites bien réelles… ou, malheureusement, des politiques. Comme ce rêve, que pourraient faire les partisans du gouvernement d’extrême droite, allié aux religieux les plus radicaux, que dirige Benyamin Nétanyahou : « Un matin, les Israéliens, n’en croyant pas leurs yeux, découvrent qu’entre la Méditerranée et le Jourdain, à Jérusalem-Est, à Ramallah, Hébron, Naplouse, Bethléem, et même dans la bande de Gaza, il n’y a soudain plus un seul Palestinien ! » Envolés, disparus, volatilisés ou exilés ! Une sorte de Nakba fulgurante et silencieuse aurait eu lieu. Dix fois plus radicale que celle de 1948, qui avait chassé 700 000 personnes. Peu importe ce que seraient devenus tous ces « Arabes », l’essentiel étant qu’enfin, ils n’existent plus ! Qu’on n’en parle plus ! Aussitôt, la totalité de la terre sur laquelle ce peuple a vécu si longtemps pourrait être récupérée, exploitée, lotie et habitée. Mais surtout, on serait désormais « entre soi » (« On est chez nous ! »), et la promesse biblique absurdement considérée comme attestation historique serait désormais tenue. Mais il faut bien se réveiller : les Palestiniens sont toujours là, en nombre bientôt égal à celui des Juifs israéliens (7 millions), sans compter les millions de réfugiés (au Liban, en Jordanie, etc.) s’acharnant à faire valoir leur « droit au retour » (reconnu et géré internationalement par l’UNRWA). Quelle déception !

    Certes, des Palestiniens peuvent aussi faire le même rêve inversé, mais, en ce qui les concerne, sans le moindre espoir de réalisation tant ils sont actuellement défaits et dépourvus de tout recours. Humiliés, condamnés à une sorte d’apartheid dans des « réduits géographiques » de plus en plus étroits, oubliés par la communauté internationale, par les pays arabes, mais aussi tirés parfois comme des lapins, comme à la frontière avec Gaza (60 morts le lundi 14 mai).

    Pourtant, même soutenus de façon presque obscène par Donald Trump, les dirigeants israéliens n’ont pas la victoire magnanime : ils s’acharnent sur ceux qui ont manifestement perdu. Pourquoi cette rage ? Parce qu’ils comprennent confusément que, contrairement à leur rêve, ces perdants seront sans doute toujours là ! En dépit de ce qu’ils subissent, les Palestiniens ne disparaîtront ni ne partiront. Vaincus, écrasés, ayant perdu confiance en leurs propres dirigeants corrompus et impuissants (honteusement antisémites, comme Mahmoud Abbas, ou islamistes autoritaires, qui viole les droits de l’homme comme le Hamas !) ils refuseront de quitter un pays qui reste le leur, même s’il n’est plus question, bien sûr, de dénier aux Israéliens de continuer à vivre dans cette région du monde où d’autres horreurs de l’Histoire les ont amenés à s’installer. Les Juifs aussi sont là, désormais. Cela aussi est un fait, même si les utopies des premiers temps, les idéaux démocratiques, le socialisme heureux des kibboutz, les chances de cohabitation avec les peuples natifs (que la très colonialiste « déclaration Balfour » prévoyait pourtant), comme la perspective de deux Etats, ou celle d’un seul Etat égalitaire, ont été minés jusqu’à voler en éclats.

    Au cours d’un tout récent voyage à Jérusalem et en Cisjordanie, j’ai cependant pu constater que la stratégie d’Israël consistait à « faire comme si » le fantasme d’éradication d’une population (présentée comme absolument dangereuse pour sa sécurité) prenait le pas sur tout réalisme, toute sagesse, toute équité. Ainsi, j’ai vu le mur qui enferme la Cisjordanie et dont la construction bafoue le droit international, les résolutions de l’ONU, et ne respecte même pas le tracé de la Ligne verte (frontière officielle depuis 1967). J’ai vu cette enceinte grise, de huit mètres de haut, séparer arbitrairement la maison d’agriculteurs palestiniens de leurs propres champs d’oliviers afin que ceux-ci restent du côté israélien. J’ai vu d’autres maisons, réduites, en une nuit, à un tas de décombres par les bulldozers de l’armée israélienne sous prétexte que le fameux mur vient d’être érigé à moins de 300 mètres, et que la maison n’a pas de permis de construire (puisqu’à peine 13 % des permis sont octroyés à des Palestiniens, souvent cinq ou sept ans après la demande).

    J’ai vu surtout les « colonies » qui s’implantent partout sur le sol cisjordanien, de façon sauvage mais protégées « officiellement », par les soldats, dès qu’elles surgissent. Des colonies, comme à Wadi Fukin ou en tant d’autres lieux, qui sont en fait des villes, des sortes monstruosités bétonnées de 10 000 à 40 000 habitants qui, telles des mâchoires enserrent des villages palestiniens que leurs habitants apeurés désertent. J’ai vu les rutilantes autoroutes israéliennes reliant ces colonies et les vilaines routes palestiniennes contraintes de passer sous terre afin de ne pas les croiser, et j’ai vu les écoliers dont l’école, toute proche, n’est accessible qu’au prix de trois quarts d’heure de marche, en raison du passage du mur. J’ai vu les quartiers de Jérusalem-Est dont les habitants payent les mêmes impôts locaux que ceux de l’Ouest, mais où les ordures ne sont plus ramassées. Ces natifs palestiniens de Jérusalem ne disposent d’ailleurs que d’un « permis de résidence » qu’on peut leur retirer arbitrairement.