Par Martine Valo Publié aujourd’hui à 06h00
Décryptage
Dans le Morbihan, les pêcheurs des îles de Houat et Hœdic souhaitent un nouveau modèle d’exploitation des ressources maritimes.
L’obscurité est encore épaisse en ce petit matin froid de janvier. Il est tôt, pourtant le bateau qui s’éloigne des îles sœurs de Houat et Hœdic – le « canard » et le « caneton » en breton –, respectivement 216 et 94 habitants, pour se diriger vers Quiberon, dans le Morbihan, est loin d’être vide. Il emporte notamment des marins pêcheurs, des îliennes qui vont passer le week-end à terre, et un passager que tout le monde salue : Jean Le Dorven.
Ce biologiste marin est l’auteur du projet de « ceinture bleue » qui ambitionne de redonner du souffle localement à l’économie de la mer. Sa philosophie repose sur la reconstitution des fonds marins, leur protection, mais aussi leur « réensemencement » de coquillages et de crustacés en vue d’une exploitation raisonnable à base d’activités aquacoles mesurées et de pêche « douce ». Objectif : vivre à nouveau de la mer, mais durablement cette fois.
Ce projet de territoire insulaire n’est pas une nouveauté. Jean Le Dorven, spécialiste de l’aquaculture qui vit aujourd’hui en Irlande, l’avait rédigé en 1973 pour le Groupement des pêcheurs artisans houatais. A l’époque, ces derniers s’inquiétaient déjà. « Nous avons une source de richesse sous la quille, il faut que nous la gardions en comprenant que le temps de racler le fonds est révolu et l’heure venue de semer tout en gardant notre droit à la mer », écrivaient-ils. Dit autrement, on ne peut pas puiser indéfiniment dans les ressources halieutiques sans apporter en retour de quoi enrichir les écosystèmes et les préserver, pensaient-ils. Ils n’ont guère reçu de soutien politique. « La pêche côtière était ignorée alors, se souvient Jean Le Dorven. Il n’y en avait que pour la grande pêche, qui est passée de la capture des grosses morues à la ligne à tout prendre au chalut. Un désastre. »
Choc pétrolier
« La ceinture bleue, on l’imaginait pour toute la Bretagne », renchérit de son côté François Le Roux, ancien patron pêcheur et premier adjoint au maire de Houat (sans étiquette). Pourtant l’enthousiasme était là. « Pour construire l’écloserie de homards, on était 50 à 60 pêcheurs à se relayer après notre journée, on a remué des centaines de tonnes de béton. » L’élevage de juvéniles donne alors des résultats encourageants. Mais, choc pétrolier oblige, les coopératives maritimes doivent faire des économies et se concentrer sur le court terme. L’écloserie est détruite et la ceinture bleue tombe aux oubliettes.
Assis dans l’ancienne école Saint-Gildas transformée en gîte, François Le Roux soupire et regarde la mer par la fenêtre. Quand il était élève ici, il était interdit de tourner les yeux de ce côté-là, rapporte un panneau accroché au mur. « Mais on ne pouvait pas s’empêcher de scruter chaque bateau qui rentrait, témoigne-t-il. On était presque tous fils de pêcheur. »
L’animation du port de Saint-Gildas n’a plus rien à voir à présent. Quarante-sept navires y étaient en activité dans les années 1980, employant plus de 90 personnes. Désormais, six bateaux et douze pêcheurs s’y croisent, tandis que Hœdic n’abrite plus que trois bateaux contre une trentaine avant-guerre. La plaisance a beaucoup augmenté, tout comme le nombre de résidences secondaires. Néanmoins l’île vit encore l’hiver. L’école publique est toujours ouverte.
Si les Houatais sont moins nombreux à tirer leurs revenus de la pêche, d’autres professionnels continuent de travailler dans les parages en quête surtout de coquilles Saint-Jacques, ainsi que de sardines, de congres, de bars, de langoustines et de crevettes grises. Ils capturent aussi des crustacés dans leurs casiers et ont bénéficié d’une arrivée de poulpes il y a trois ans.
Chaluts de fond
Au plus fort de la saison, en novembre, une centaine de bateaux sont présents dans le pourtour des deux îles, un site classé Natura 2000 pour sa faune, sa flore et ses habitats, ainsi que pour la conservation des oiseaux. La moitié des bateaux sont des chalutiers de fond. Les plus redoutés – aux moteurs les plus puissants – viennent de La Turballe et du Croisic, en Loire-Atlantique, tout près à vol de mouette.
Leur façon de racler les fonds jusqu’à ras des deux îles et d’appauvrir les écosystèmes est l’un des principaux griefs des îliens. En 2022, l’un de ces navires s’est même échoué sur une des belles plages de Houat, relate François Le Roux. « Les chalutiers sont de plus en plus gros, ils arrachent nos filets », témoigne Gildas, un autre pêcheur à la retraite. Sur le mur de sa maison, il a peint un cormoran noir. « Un souvenir de la cargaison de l’Erika », précise-t-il.
Houat et Hœdic pâtissent d’une dérogation réglementaire de 1956. Il n’y a pas d’interdiction du chalut de fond et de la drague le long du littoral, contrairement au reste du Morbihan qui prohibe ces pratiques dans une bande côtière de trois milles nautiques. Ce sont les îliens qui l’avaient demandé afin de se fournir aisément en appâts devant chez eux. Résultat : les écosystèmes environnants se sont appauvris. Restaurer une protection de cette zone côtière qui abrite des frayères naturelles de diverses espèces constituerait un début de ceinture bleue.
Techniques à faible impact
Exposé dans un document signé par les maires de Houat, d’Hœdic, et le député du Morbihan Jimmy Pahun, le projet développe quelques pistes : seules seraient tolérées dans cette bande côtière des techniques à faible impact comme les casiers à crustacés, la pêche à la coquille Saint-Jacques en plongée sous-marine. Il est envisagé d’y cultiver des moules, des algues pour l’alimentation ou pour la chimie, des huîtres issues d’un des rares bancs naturels restants dans les parages, mais pas de poissons en cage. On pourrait l’ensemencer avec des coquilles Saint-Jacques, des juvéniles de homards, des ormeaux, immerger des récifs artificiels en béton pour favoriser la vie marine. Ainsi, les engins tractés au fond en seraient forcément exclus.
Les îliens souhaitent obtenir un arrêté du ministre concerné ou du préfet de région compétent qui leur permettrait au moins de rejoindre le régime général. Une décision difficile à obtenir. En juin 2023, lors d’une réunion d’information à Quiberon, les patrons des chalutiers sont venus exprimer leur mécontentement face à toute éventualité de limitation leur activité, si vigoureusement que Jimmy Pahun avait dû être exfiltré par une porte discrète. « Je me suis alors rendu compte qu’aux yeux de certains représentants du secteur, nous n’avons pas le droit de faire des propositions, résume le député. Pourtant, je crois vraiment que l’on peut arriver à construire quelque chose avec la pêche artisanale, les plaisanciers… » Il avance même l’idée de créer une zone de protection forte (ZPF) dans ce secteur du Morbihan.
« Une ZPF ! C’est idéologique ça ! On n’aura même pas le droit de nager dedans ? », réagissent, caustiques, des pêcheurs de Houat. Pourtant, ils reconnaissent que les aires réservées parce que des câbles passent sous l’eau sont « forcément poissonneuses puisque personne n’y va. »
Partager la mer est un sacré défi. A l’ouest, du côté de Belle-Ile, est prévu un parc d’éoliennes flottantes sur une zone de coraux où les artisans ont l’habitude de travailler. Les plaisanciers, très nombreux l’été, sont aussi invités à se montrer plus responsables. Les abords des deux îles « ne sont pas uniquement des zones de loisirs quelques semaines par an », mais un espace où les communautés maritimes qui y vivent toute l’année « doivent développer leurs activités pour assurer leur survie dans le temps », affirment les auteurs du projet de ceinture bleue.
Martine Valo