• Traquer la biodiversité grâce à l’ADN

    https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/28/traquer-la-biodiversite-grace-a-l-adn_5305949_1650684.html

    Détecter des espèces discrètes, voire invisibles, c’est aujourd’hui possible, grâce à l’ADN présent dans l’environnement. Une technique qui révolutionne les études naturalistes et les comptages écologiques, dans tous les milieux où la vie se cache.

    Le protocole est souple comme une porte de prison. Onze points, de quoi couvrir le corps d’un scientifique de la pointe des surchaussures au sommet de la charlotte, avec combinaison stérile, masque et double paire de gants, le tout à usage unique. L’entrée dans le laboratoire s’effectue par un sas, maintenu en surpression pour repousser les impuretés. Tout objet extérieur doit rester dehors. « Même le calepin », a précisé Tony Dejean. Le maître des lieux explique : « Chaque détail compte, la moindre contamination fausserait tous les résultats. Ici, c’est un peu Les Experts Miami, sauf qu’on ne s’intéresse pas aux hommes. Nous sommes la police scientifique de l’environnement. »

    Spygen, la start-up qu’il a créée en 2011 au Bourget-du-Lac (Savoie), s’est en effet fixé pour mission d’« améliorer le suivi et la conservation de la biodiversité à l’échelle mondiale ». Pas en envoyant des enquêteurs aux quatre coins du monde observer les espèces en voie d’extinction, mais en traquant leur présence dans les sols, sédiments, matières fécales ou simplement dans l’eau recueillie sur place.

    Ce champ de la recherche, qui s’apprête à bouleverser notre mode d’observation de la nature, et par là sa connaissance, a un nom : ADN environnemental. Balbutiant il y a encore cinq ans, il connaît une véritable explosion avec quelque 170 articles publiés au cours des cinq premiers mois de 2018 contre 20 pour toute l’année 2013.

    Le 2 mai, par exemple, des scientifiques français décrivaient dans la revue Science Advances la mise en évidence du « code-barres » de requins supposés disparus dans l’eau de mer au large de la Nouvelle-Calédonie. Quelques mois plus tôt, des Américains établissaient la présence d’une faune inconnue autour d’Anvers Island, dans l’Antarctique. Dans tous les milieux, mammifères, amphibiens, poissons, oiseaux, plantes ou champignons livrent leurs secrets. « C’est assez vertigineux, commente, admiratif, Claude Miaud, écologue à l’Ecole pratique des hautes études, à Montpellier. On peine à voir les limites de cette méthode. »


    La découverte d’ADN ancien dans le permafrost, comme ici dans le nord du Canada, a ouvert la voie à la recherche de traces génétiques d’espèces dans tous les milieux.

    Petits bouts de génome

    Comme dans les enquêtes criminelles, le défi consiste à relever des traces génétiques là où personne n’imaginerait les dénicher. Sauf qu’en l’espèce, ce ne sont pas les cellules vivantes d’une plante ou d’un animal, susceptible d’apporter son code génétique complet, que l’on cherche. « Ce serait trop facile », ironise le chercheur Danois Eske Willerslev.

    Ou trop difficile : comment, en effet, retrouver une cellule vivante hors la présence de son hôte ? Non, en réalité, c’est l’ADN lui-même, ou plutôt des portions d’ADN, que les chasseurs d’informations vont débusquer. De petits fragments issus des mitochondries ou du chloroplaste (pour les plantes) qui, après la mort d’une cellule et sa désintégration, viennent se lier à de la matière organique ou minérale trouvée dans son environnement. Ainsi protégés, les petits bouts de génome gardent leur secret à peu près intact pendant plusieurs jours (dans l’eau) ou plusieurs… millénaires.

    C’est, du reste, la quête d’ADN ancien qui a conduit celui qui n’était encore qu’un étudiant en paléontologie de l’université de Copenhague à ouvrir cette nouvelle fenêtre sur le vivant au début des années 2000. Pour sa maîtrise, le jeune homme avait étudié l’ADN de cellules de champignons et d’algues conservées dans des carottes glaciaires. Il raconte :

    « Je devais trouver un sujet de thèse. Je voulais travailler sur l’ADN ancien mais les squelettes n’étaient pas accessibles. C’était l’automne. Je me souviens avoir regardé par la fenêtre les feuilles tomber et en même temps avoir vu un chien faire ses besoins. Tout ça allait disparaître, emporté par l’eau et le vent, mais est-ce que l’ADN pouvait rester dans le sol ? Quand j’en ai parlé à mon superviseur, toute la cafétéria a rigolé et lui m’a dit qu’il n’avait jamais rien entendu d’aussi stupide. Mais avec mon collègue Anders Hansen, on a voulu essayer. On s’est dit que si un milieu pouvait conserver des biomolécules, ce devait être le permafrost, ce sol gelé en profondeur depuis des milliers d’années. J’ai contacté un scientifique russe qui faisait des forages en Sibérie. Il a donné son accord.

    Ça n’a pas tout de suite marché. On faisait des choses trop compliquées. Finalement, on a pris 2 grammes de permafrost, on a extrait ce que nous trouvions comme matériel génétique, avons amplifié les séquences susceptibles de provenir de mammifères ou de plantes et les avons clonées dans une bactérie. C’était la méthode disponible à l’époque. Ensuite, nous avons séquencé ces portions insérées. Les premières séquences sont sorties le jour de Noël. J’étais seul au labo. J’ai comparé ça aux séquences disponibles dans les banques de gènes. Il y avait un mammouth laineux, un renne, un bison, un lemming et diverses plantes. C’était incroyable ! Avec 2 grammes de sol, on pouvait retrouver toute la communauté biologique même en l’absence de fossiles. Je savais qu’on avait trouvé un truc important. »

    L’article paraît en mai 2003 dans la revue Science. Eske Willerslev a assis sa découverte avec l’analyse d’échantillons de sols tempérés, dans des grottes en Nouvelle-Zélande. Il y a retrouvé de l’ADN de moas, ces oiseaux géants disparus depuis plusieurs siècles de l’île du Pacifique sud. Enfin, il a ajouté l’analyse de terres « contemporaines » et a mis en évidence l’ADN de plusieurs végétaux actuels. Pour le scientifique danois, c’est le début d’une carrière fulgurante, qui en fera l’une des stars mondiales de la paléogénétique, professeur à Copenhague et à Cambridge. Pour l’ADN environnemental, un véritable acte de naissance.

    Une échelle macroscopique

    L’expression traînait dans les articles scientifiques depuis la fin des années 1980. Elle désignait alors une façon de détecter la présence de bactéries et d’autres micro-organismes dans des milieux naturels. Désormais, c’est d’une tout autre échelle qu’il s’agit, macroscopique. Willerslev court les colloques présenter sa découverte. De nombreux scientifiques doutent. Tant d’informations tirées de fragments si petits et si vieux, est-ce bien possible ? Quelques-uns veulent y croire. Lors d’une session à Bordeaux, un biologiste français le prend à partie. « Il a été assez critique, raconte Willerslev. Il m’a dit que le sujet avait un grand potentiel pour l’étude de la biodiversité mais que ma méthode était approximative, qu’on pouvait faire beaucoup mieux… »


    Echantillon prélevé dans une rivière en Ardèche, dont on extrait ensuite l’ADN environnemental en laboratoire.

    La grande gueule s’appelle Pierre Taberlet. Professeur de sciences naturelles au lycée pendant dix ans, il est entré au CNRS en 2004 pour travailler sur les méthodes non invasives de détection de la faune sauvage. Il a ainsi commencé par mettre en évidence l’ADN mitochondrial de l’ours des Pyrénées dans des poils et des fèces retrouvés sur place. Et a poursuivi avec quelques autres bêtes, plus ou moins rares.

    Au laboratoire d’écologie alpine (LECA) de Grenoble, qu’il a fondé, trouver les bons marqueurs pour caractériser une espèce est devenu une spécialité locale. « Nous avons commencé une collaboration, poursuit Willerslev. Effectivement, Pierre pouvait faire mieux. Il a développé les méthodes, les a appliquées aux milieux d’eau douce, leur a donné des noms. Environmental DNA pour caractériser tout ce champ, c’est lui. Metabarcoding pour la recherche de plusieurs espèces simultanément, lui aussi. Bon sur le terrain, excellent biologiste moléculaire, très fort en bio-informatique, imaginatif, capable de diriger une collaboration internationale… Je ne sais pas si vous mesurez la chance que vous avez, en France, d’avoir une pépite pareille. »

    Agé de 64 ans, ladite pépite s’apprête à prendre sa retraite. En dix ans, il a largement contribué à faire de cette technique marginale un outil essentiel de la biodiversité, créant les équipes, formant les jeunes chercheurs, décrochant les subventions européennes. « C’est sûr qu’au départ, on ne nous prenait pas tellement au sérieux. On a un peu changé d’image », avance-t-il. Il a ainsi fait du LECA la première plate-forme spécialisée en ADN environnemental au monde. Surtout, il a multiplié preuves de concept et applications. Avec l’apparition en 2005 des premiers séquenceurs dits de « nouvelle génération », il saute la phase de clonage et décrypte directement l’ADN. « Ça a fait gagner beaucoup de temps et de fiabilité et permis de multiplier les applications », explique-t-il.

    « Ce qui paraissait hors de portée devient possible »

    En 2008, il commence par l’eau douce. Avec son collègue écologue Claude Miaud, alors au LECA, il retrouve l’ADN de la grenouille taureau dans plusieurs mares où l’amphibien invasif a déjà été repéré. « Le résultat m’a stupéfait… A l’inverse, il n’y avait rien là où la grenouille n’avait jamais été vue, se souvient Claude Miaud, aujourd’hui directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, à Montpellier. On n’avait pas de faux positifs. » Quatre ans plus tard, un nouvel article mettra en évidence la supériorité de l’ADN environnemental sur le suivi classique. Là où une première observation avait repéré l’envahisseur dans sept mares du Périgord Limousin, l’analyse génétique retrouve sa trace dans 37 points d’eau. Une vérification attentive donnera raison à l’ADN.


    Echantillon prélevé dans une mare, dont on extrait ensuite l’ADN environnemental en laboratoire.

    En 2009, Taberlet et son équipe passent aux régimes alimentaires. Il analyse ainsi les excréments de marmottes, d’ours bruns, de grands tétras, d’escargots et de sauterelles recueillis au Pakistan et en France. Ce n’est plus une espèce qu’il traque mais tous les végétaux. A cette échelle, il parvient à détailler l’ensemble des familles concernées. « C’était tellement surprenant que la première revue à qui nous l’avons proposé a refusé l’article, et la seconde l’a gardé des mois avant de répondre », sourit Pierre Taberlet. Aujourd’hui, la publication fait référence et, des léopards des neiges aux tortues marines, la méthode offre un point de vue unique sur la chaîne alimentaire.

    Des herbivores aux carnivores, de l’eau à la terre, des forêts aux montagnes, l’équipe grenobloise, souvent en collaboration avec d’autres scientifiques, écume les terrains. Avec toujours ce même résultat : « La méthode est efficace, presque toujours supérieure aux observations directes. Surtout quand le terrain est difficile d’accès », résume Tony Dejean, le patron de Spygen, comme beaucoup formé au LECA.

    Les travaux conduits en Guyane par Sébastien Brosse, de l’université de Toulouse, en offrent un exemple parfait. « Ici, la diversité est immense, explique-t-il : 400 espèces de poissons d’eau douce contre 80 pour toute la métropole. L’eau est souvent trouble, donc on les voit mal. Elle est très peu minéralisée, donc peu conductrice, ce qui rend impossible l’usage de la pêche électrique. Longtemps, on a utilisé un pesticide, la Roténone, mais ça n’étourdissait pas les poissons, ça les tuait et on polluait les rivières, c’est aujourd’hui interdit. L’arrivée de l’ADN environnemental a changé notre perspective. Ce qui paraissait hors de portée, à savoir réaliser un inventaire complet, devient désormais possible. »

    Accélération des inventaires

    A une tout autre échelle, Claude Miaud a lui aussi fait ses comptes : « On considère que 86 % des espèces existantes sur la Terre et 91 % des espèces dans l’océan attendent toujours leur description. Au rythme actuel de découverte, cela nécessiterait quatre cent quatre-vingts années pour finir le travail. »

    Avec l’ADN environnemental, tout s’accélère. En quelques mois de prélèvements, des scientifiques ont ainsi retrouvé dans le bassin du Rhône l’équivalent de dix années de pêches scientifiques. Dans l’Arctique, une équipe franco-norvégienne a relevé du matériel génétique d’ours polaire dans de simples traces laissées dans la neige. A l’autre bout du monde, d’autres chercheurs ont confirmé la présence du poisson-chat géant dans le Mekong, au Laos, ou encore du muntjak de Truong Son dans les forêts vietnamiennes. De ce petit cervidé, on ne connaissait jusqu’ici que quelques squelettes, découverts en 1997, et de furtives images captées par des caméras infrarouges. Pour pister l’animal, les collaborateurs d’Eske Willerslev ont ramassé de grandes quantités de sangsues, les ont broyées et ont analysé la pâte. Et l’ADN a parlé : au milieu des lapins, blaireaux et saros de Chine est apparu le code-barres du rarissime mammifère.

    Les services de gestion de l’environnement ont compris tout le parti qu’ils pouvaient tirer de cette révolution. En octobre 2017, l’Agence française pour la biodiversité a ainsi organisé la première journée d’études sur l’ADN environnemental. « On doit se préparer à un déploiement à large échelle, souligne Nicolas Poulet, chargé de mission à l’agence. En termes de rapport coût/bénéfice, c’est un candidat sérieux. Une pêche électrique ou une campagne de surveillance, c’est très lourd. Là, avec deux personnes sur le terrain, vous abattez un travail considérable et obtenez des résultats très rapides. Pour les invasions biologiques, où il faut réagir vite, c’est essentiel. »

    Des start-up se lancent. Sur la base Technolac, au Bourget-du-Lac, deux anciennes de Spygen on ainsi créé leur propre entreprise, Argaly. Suivi de la faune autour de Tchernobyl, analyse du régime alimentaire d’oiseaux suisses ou de sols agricoles dans le cadre de la lutte contre les ravageurs mais aussi programme de formation de chercheurs : « En six mois, nous avons déjà obtenu plusieurs contrats, souligne Eva Bellemain. La demande est très importante. »


    Extraction d’ADN environnemental au sein du laboratoire de Spygen, au Bourget-du-Lac (Savoie).

    La panacée ?

    Inventorier la biodiversité, prévenir les invasions biologiques, suivre les comportements alimentaires, détecter des espèces rares – voire inconnues, comme s’apprête à le faire une poignée de chercheurs dans le Loch Ness – le tout par des méthodes non invasives… L’extension du domaine de l’ADN environnemental semble sans limite.

    Philip Thomsen, un ancien étudiant d’Eske Willerslev, aujourd’hui professeur associé à l’université d’Aarus, est même parvenu à tirer de traces d’ADN de requin-baleine des informations quantitatives sur l’abondance de population du géant des mers. Dans la même étude, publiée en 2016 dans Plos One, le chercheur danois a également mis en évidence, grâce à de grands fragments d’ADN, ce que les généticiens nomment des haplotypes, des ensembles de gènes permettant d’identifier des sous-groupes à l’intérieur d’une espèce. « Bientôt, nous pourrons faire de la génétique des populations sans prélever le moindre animal », s’enthousiasme Claude Miaud.

    La panacée, donc ? Tony Dejean met en garde. Lui qui, pour sa start-up, brevète dispositifs de prélèvements et d’analyse (filtres, drones aquatiques), et rêve d’une « industrialisation » de la méthode, en connaît les limites : « A tous les niveaux, il y a des risques car on manie de l’ADN rare. Contamination lors des prélèvements, erreurs dans l’amplification des fragments ou lors de l’analyse bio-informatique. Sans compter que les bases de référence de l’ADN restent incomplètes. Or, comme pour une empreinte génétique en police scientifique, pour identifier une trace, il faut qu’elle soit répertoriée quelque part. »

    Pierre Taberlet va plus loin. « Le marché qui se développe et l’emballement actuel qui en découle conduisent beaucoup de gens à faire n’importe quoi », souligne le pionnier. Dans ses conférences, le biologiste aime évoquer une étude publiée dans la prestigieuse revue Nature Communications. « Un modèle de ce qu’il ne faut pas faire… Dans un litre d’eau d’un torrent suisse, les auteurs retrouvaient toute la biodiversité du bassin versant. Ils avaient aussi détecté du crabe, de la méduse, des poissons marins mais ils ont simplement écarté ces données sans remettre en cause leur protocole. »

    D’autres redoutent la mainmise de la biologie moléculaire sur l’étude de la nature. Pourquoi, en effet, lancer des spécialistes pendant des mois sur le terrain si l’ADN environnemental peut déterminer la répartition d’une espèce, ses zones de reproduction, son régime alimentaire, bientôt sa filiation ? « C’est absurde, rassure l’écologue Claude Miaud. Les enregistreurs d’ultrasons n’ont pas tué les spécialistes des chauves-souris, ils les ont aidés. Ça sera pareil pour nous : nous aurons plus de données et plus de temps pour répondre à des questions encore plus intéressantes. » Après Les Experts, le retour de Sherlock Holmes.

  • Contre les « fake news », éduquer à la démarche scientifique

    https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/27/contre-les-fake-news-eduquer-a-la-demarche-scientifique_5305389_1650684.html

    Autocritique, transparence, autocorrection : ce qui fait la force de la science la rend vulnérable aux « marchands de doute », explique le président du comité d’éthique du CNRS.

    Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique à Sorbonne Université, préside le comité d’éthique du CNRS. Dernier ouvrage paru : Le Mythe de la singularité. Faut-il craindre l’intelligence artificielle ? (Seuil, 2017).

    Pourquoi les « fake news » – terme auquel vous préférez le néologisme français « infox » –, mettent-elles la science en danger ?

    Les « infox » augmentent la défiance du grand public vis-à-vis de la science dans la mesure où elles remettent en cause un certain nombre de résultats de la recherche. Celle-ci a toujours été un terrain de prédilection pour les « marchands de doute » – lobbys industriels, religieux ou idéologiques. Dans le domaine des OGM, du réchauffement climatique, de la théorie de l’évolution ou de la vaccination, les faits sont régulièrement distordus pour promouvoir une cause. Ce qui est nouveau, c’est que ces « infox » colportées par les réseaux sociaux sont désormais fabriquées et diffusées à une échelle qui n’a plus rien d’artisanal.

    La situation est d’autant plus complexe que la science, par nature, se nourrit de défiance. Elle ne repose pas sur la confiance dans les intuitions immédiates que nous donnent les sens : elle essaie, au-delà de son doute, de retrouver des formes d’assurance avec des méthodes de preuve. Une controverse scientifique part d’un désaccord entre des chercheurs de bonne foi, mus par la volonté de parvenir à la vérité, qui s’y efforcent par des débats contradictoires, en utilisant des arguments rationnels et des preuves rigoureuses.

    « LE BON DOUTE EST INQUIET, DÉFEND DES THÈSES TOUT EN RESTANT OUVERT AUX ARGUMENTS DE L’AUTRE. LE MAUVAIS DOUTE NE DOUTE PAS DE LUI-MÊME, NE SUPPORTE AUCUNE CONTRADICTION ET N’EST PAS ÉTAYÉ PAR DES FAITS »

    C’est paradoxalement cette force de la science – l’autocritique, la transparence, l’autocorrection – qui prête le flanc aux vérités « alternatives ». Mobilisées pour alimenter de fausses controverses, elles allèguent de faits douteux et ne laissent pas de place pour le débat de bonne foi. C’est toute la différence entre le « bon doute » et le « mauvais doute ». Le bon doute est un doute inquiet, qui défend des thèses tout en restant ouvert aux arguments de l’autre. Le mauvais doute est un doute qui ne doute pas de lui-même, qui ne supporte aucune contradiction et qui n’est pas étayé par des faits.

    Le comité d’éthique du CNRS, que vous présidez, vient de produire un avis sur ce nouveau régime de « post-vérité ». Quelles responsabilités crée-t-il pour les chercheurs ?

    Pour aider les citoyens à prendre des décisions collectives sur des questions importantes, il faut porter à leur connaissance un certain nombre de conclusions de la recherche. Le fact-checking tel que le proposent aujourd’hui les grands médias est évidemment nécessaire, mais son efficacité reste limitée : l’expérience montre qu’une fois une nouvelle diffusée, le mal est fait, même si l’on démontre qu’elle est fausse. Il ne faut pas oublier par ailleurs que ces « infox » sont encouragées par le système économique. Les grands acteurs d’Internet rétribuant les informations en fonction du nombre de clics, les plus étonnantes sont toujours les plus rentables. Pour prendre le mal à la source, il faudrait donc amener les acteurs d’Internet à changer leur modèle économique.

    Comment, dans ce contexte, endiguer le « mauvais doute », qui a des conséquences délétères en matière de politiques publiques ou de comportements individuels ? Il faut essayer de communiquer le mieux possible avec un public le plus large possible, en utilisant toutes les voies de médiation, y compris les sciences participatives. Il faut également une meilleure éducation à la démarche scientifique – en enseignant l’épistémologie, par exemple, dès le secondaire. L’histoire des sciences permet en effet de valoriser le « bon » doute. Elle montre que la vérité ne s’impose pas toute seule.

    Que pensez-vous de la loi en préparation, qui propose une procédure judiciaire d’urgence pour les élections lorsqu’il est avéré qu’une fausse nouvelle de nature à altérer la sincérité du scrutin est diffusée de manière massive ?

    La liberté d’expression est une valeur essentielle, et je crains beaucoup une loi qui la restreindrait. Mais la diffusion massive de « fake news » est susceptible de provoquer un obscurcissement de l’attention tel que peuvent venir à manquer les capacités cognitives permettant de discerner le vrai du faux. Il me semble donc important de pouvoir identifier précisément ces stratégies d’obscurcissement de l’information et les arrêter lorsqu’elles visent véritablement à fausser les choix démocratiques à des moments-clés. Si la loi arrive à mettre ce garde-fou en place de façon claire, je pense qu’il faut la soutenir.

  • Hervé Maisonneuve, chasseur de fraudes scientifiques

    https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/20/herve-maisonneuve-chasseur-de-fraudes-scientifiques_5302045_1650684.html?xtm

    Médecin de formation, Hervé Maisonneuve est devenu l’un des rares spécialistes français de l’intégrité scientifique. Inlassable promoteur des bonnes pratiques, il dénonce des cas de tricherie dans la recherche, pour faire réagir les institutions.

    « Avez-vous des informations ? » « Quel est votre avis ? »… Très régulièrement, le docteur Hervé ­Maisonneuve interpelle les lecteurs de son blog sur des cas de plagiats, embellissements de données et autres fraudes. En dix ans d’existence, ce site sobrement intitulé « Rédaction médicale et scientifique » est devenu une source incontournable pour qui s’intéresse au milieu de la recherche et des publications, et à leurs bonnes ou moins reluisantes pratiques.

    Il faut dire que ce médecin atypique, bien informé par ses réseaux tissés depuis des décennies dans le milieu de l’édition scientifique internationale, et doté d’un regard d’aigle, n’hésite pas à lâcher de petites bombes. A bousculer les institutions sur des dossiers qu’elles préféreraient garder sous le boisseau.

    Dans un de ses derniers billets, daté du 7 mai, Hervé Maisonneuve s’émeut ainsi du cas d’un enseignant-chercheur de l’université Lyon-I, épinglé pour tricherie sur son CV (mensonges concernant plusieurs publications et brevets) et sanctionné par un simple blâme. « Omerta, protection de collègues, l’université semble très complaisante, car je considère que ce sont des fautes graves », accuse le médecin blogueur. Un exemple parmi bien d’autres de son inlassable combat pour lever les tabous sur les mauvaises pratiques et promouvoir l’intégrité de la recherche.

    Ses premières publications sur ces sujets datent de 1996. Il vient alors d’être élu président de l’Association européenne des rédacteurs scientifiques (EASE), poste qu’il occupera pendant trois ans. Dans une lettre au British Medical Journal, le docteur Maisonneuve regrette que les cas d’inconduite scientifique en France ne soient pas rapportés dans des revues biomédicales. Cette même année 1996, dans la Revue de médecine interne, il appelle à la prévention par la mise en place de bonnes pratiques cliniques et de laboratoire. « Les audits et les inspections sont nécessaires pour prévenir la fraude », insiste-t-il.

    Franche provocation

    Vingt ans plus tard, il s’avoue parfois ­ « déprimé par les rares progrès de l’intégrité scientifique », mais poursuit vaillamment sa mission d’information sur son blog. Il le reconnaît aisément, il est plus facile d’attirer l’attention avec des histoires de dysfonctionnements qu’avec des articles didactiques expliquant comment rédiger un article scientifique ou des initiatives innovantes pour améliorer l’évaluation des chercheurs.

    « Je suis un peu ambigu, concède Hervé Maisonneuve. Je voudrais davantage diffuser des messages positifs mais personne ne les lit, alors que, en agressant un peu, vous suscitez des réactions. » Alors il agresse, titille, remet plusieurs fois sur le tapis les affaires qui le ­turlupinent, quitte à tomber parfois dans la franche provocation… Il assume.

    A 67 ans, après un parcours riche et quelque peu en zigzag, il s’est forgé une place originale dans ce secteur dont il connaît tous les rouages. Depuis son internat en médecine, il a fait partie de comités de rédaction de journaux français ou internationaux, a été relecteur ­ (reviewer) de revues telles le BMJ, The Lancet, le JAMA. Il est toujours actif dans les sociétés savantes de rédacteurs et les colloques.

    Mémoire d’éléphant des chiffres-clés de l’édition scientifique, intarissable sur ses petites et grandes histoires, le personnage sait capter son auditoire. Enseignant des techniques de rédaction médicale et scientifique depuis une trentaine d’années, c’est, depuis sa retraite officielle, en 2013, sa principale activité. Ses clients ? Des universités et hôpitaux, des agences sanitaires et l’industrie pharmaceutique.

    Que de virages depuis le début de sa vie professionnelle. Etudiant en médecine à Lyon dans les années 1970, puis assistant des hôpitaux dans un laboratoire de parasitologie, Hervé Maisonneuve semble parti pour une carrière universitaire. Il est pressenti pour remplacer son patron, infectiologue.

    Mais en 1983, alors qu’il va être nommé professeur, il claque la porte du CHU, en profond désaccord avec le système hospitalo-universitaire, trop figé pour lui. Il va alors participer à des programmes de recherche clinique pour l’industrie pharmaceutique.

    En 1993, nouveau changement de cap. Il est appelé à l’Agence nationale pour le développement de l’évaluation médicale (Andem) par son directeur, Yves Matillon, issu de la même promotion de médecine que lui. L’Andem, précurseuse de la Haute autorité de santé, est alors chargée par le gouvernement d’élaborer des recommandations de bonnes pratiques médicales, à partir de la littérature internationale et d’avis d’experts. L’enjeu est important car ces documents de référence vaudront obligation – ils seront opposables aux médecins libéraux.

    « Pédagogue hors pair »

    « Hervé Maisonneuve a géré pour nous toute l’approche scientifique, en contrôlant collectivement les conflits d’intérêts. C’était courageux et on peut dire qu’il a fait décoller l’expertise, avec un travail exceptionnel, très rigoureux », rapporte le professeur Matillon, qui confirme par ailleurs que M. Maisonneuve « a la fibre pour repérer les malversations scientifiques ». Le travail est titanesque mais, face à la fronde des syndicats, ces références médicales opposables (RMO) ne seront finalement pas appliquées.

    Pour le médecin, ces six années restent une bonne expérience, l’occasion d’une prise de conscience aussi. « Comme directeur de l’évaluation, j’ai pris conscience que, quand on n’est ni praticien hospitalo-universitaire ni énarque, on ne peut pas avoir de promotion dans le système », raconte-t-il, « sans amertume ». Après un séjour de deux ans à Cambridge, comme consultant, il s’occupe pendant quatre ans d’un programme de formation de chirurgiens avec le professeur Jacques Marescaux à Strasbourg. Puis reprend un poste dans un laboratoire, Pfizer, pour assurer des formations.

    A 59 ans, en 2009, il est contacté par le professeur Joël Ménard, ancien directeur général de la santé, qui prépare le plan Alzheimer 2008-2012. M. Maisonneuve se souvient comme si c’était hier de son audition. Ils sont dix candidats, dont neuf spécialistes de cette maladie neurodégénérative, et lui qui n’y connaît à peu près rien.

    Alors il joue une autre carte. « Je vais vous montrer comment je forme, dit-il au jury en leur distribuant un éditorial du New England Journal of Medicine sur le sujet avec des passages surlignés. Moi, ça me pose beaucoup de questions, qu’en pensez-vous ? » Pendant deux minutes, il y a un gros malaise, puis les universitaires se mettent à parler, et Hervé Maisonneuve anime la discussion. Il a emporté le morceau, ou plutôt le poste, partagé à mi-temps avec un autre candidat.

    « IL Y A À PEU PRÈS 10 000 DE CES FAUSSES REVUES CRÉÉES DE TOUTES PIÈCES PAR DES INFORMATICIENS INDIENS, ELLES PUBLIENT 500 000 ARTICLES PAR AN. »

    « On a formé chaque année une centaine d’étudiants. C’est un pédagogue hors pair, et il a des capacités d’organisation extraordinaires dont j’avais bien besoin », loue Joël Ménard, qui se dit ravi de la nomination de M. Maisonneuve comme professeur associé de santé publique. Il insiste sur son esprit (parfois trop) critique : « Sa sensibilité lui permet de voir les défauts de l’endroit où il est, mais on se demande si cet écorché vif ne prend pas parfois un peu trop plaisir à annoncer des mauvaises nouvelles. C’est un lanceur d’alertes lucide. »

    Depuis cinq ans, Hervé Maisonneuve s’attaque à un nouveau fléau de l’édition scientifique : les revues prédatrices. « Il y a à peu près 10 000 de ces fausses revues créées de toutes pièces par des informaticiens indiens, elles publient 500 000 articles par an », s’inquiète-t-il. Selon lui, ce sont pour beaucoup des chercheurs des pays en voie de développement qui se font piéger, séduits par des tarifs attractifs (3 à 10 fois plus bas que pour publier dans une revue classique). « Il existe aussi des cas en France. Certains universitaires y ont recours pour embellir leur CV, mais les institutions et jurys d’évaluation français ne sont pas conscients du problème », soupire-t-il. Un combat de plus à mener.

  • « Nous, qui développons des logiciels, sommes donc bien des auteurs »
    https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/22/nous-qui-developpons-des-logiciels-sommes-donc-bien-des-auteurs_5302868_1650

    Dans une tribune adressée au « Monde », des informaticiens s’inquiètent des dangers du projet européen de réforme du droit d’auteur présenté à Bruxelles. Il constitue, selon eux, une menace pour les processus actuels de production «  open source  ».