« Ils m’ont mis dans un bus avec les autres… J’ai eu très peur »

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  • Mineurs interpellés au lycée Arago : « Ils m’ont mis dans un bus avec les autres… J’ai eu très peur »

    https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/05/25/mineurs-interpelles-au-lycee-arago-ils-m-ont-mis-dans-un-bus-avec-les-autres

    Sur la quarantaine de jeunes arrêtés à Paris mardi, vingt-sept ont été déférés devant la justice et quatorze devraient être présentés à un juge des enfants. Leurs familles dénoncent des « mesures disproportionnées », l’institution assume.

    La dernière fois que Sophie a reçu un message de son fils, Paul [son prénom, comme tous ceux des mineurs cités, a été modifié], c’était un peu avant 20 h 30, mardi 22 mai. « Ils m’ont mis dans un bus avec les autres. Je ne sais pas où ils nous envoient, je garde espoir mais j’ai très peur », disait le texto.

    L’adolescent parisien de 17 ans, arrêté avec une centaine d’autres personnes – dont une quarantaine de mineurs – mardi dans la soirée, lors de l’occupation du lycée Arago (12e arrondissement de Paris), survenue après la dispersion du cortège de manifestants place de la Nation, a continué de correspondre avec son père, Christophe, jusque tard dans la nuit. « Après, sans doute que son téléphone s’est éteint », souffle celui-ci.

    « A 4 h 30 du matin, un coup de fil du commissariat nous a appris son placement en garde à vue », racontent les parents de cet élève au lycée Voltaire. En arrivant, jeudi au matin, devant le tribunal parisien où le cas de leur fils devait être examiné à 15 heures, le couple contenait difficilement son angoisse.

    Un « mouvement de foule »

    Pour Cécile et Christophe, comme pour les autres parents de mineurs déférés ce jeudi, la « situation est kafkaïenne ». On peut reprocher à leur enfant d’avoir été « au mauvais endroit au mauvais moment », assurent-ils. Mais pas d’avoir « anticipé une intrusion » ni même « voulu de la casse » – motifs pour lesquels la direction du lycée Arago a fait appel, « en codécision » avec le rectorat de Paris, aux forces de l’ordre.

    « Il y a eu un mouvement de foule, c’est pour ça que je me suis réfugié au lycée [Arago] », écrit Paul à ses parents ce mardi, vers 18 heures, comme pour justifier sa présence dans un établissement qui n’est pas le sien. « Ils tentent de barricader [les accès]. On est trop nombreux, ils ne pourront pas nous arrêter. J’ai peur mais il n’y a pas de casse », envoie-t-il à 18 h 34. Trois minutes plus tard, nouveau texto : « Ça va, c’est pacifique. J’ai juste peur d’un mouvement de foule. » 18 h 47 : « Apparemment ils vont juste nous jarter. » 18 h 52 : « Je ne suis pas bien mais je ne panique pas. »

    Peu avant 19 heures, Paul reprend : « On a décidé que quand les CRS arriveraient, on s’assiérait par terre, pacifiquement. J’espère juste qu’ils ne vont pas tarder et que je vais pouvoir sortir. » 19 h 29 : « Ils sont entrés et nous ont dit : on veut pas vous faire de mal. »

    Car et fourgonnettes

    D’un message à l’autre, le récit de l’arrestation prend forme : les occupants du lycée Arago sont évacués par petits groupes ; après contrôle de leur identité, ils sont rassemblés dans un car et des fourgonnettes.

    Pendant plusieurs heures, ils ignorent s’ils vont être relâchés ou non, disent leurs parents. Entassés, ils n’ont « pas accès aux toilettes », affirment certains, sont « laissés dans le noir », assure telle maman, n’ont « pas toujours à boire », avance une autre.

    « Au début, Margaux ne semblait pas inquiète, elle ne voyait pas pourquoi elle ne serait pas libérée rapidement », raconte la mère de cette lycéenne de 16 ans, élève au lycée Hélène-Boucher « pas du tout politisée », selon elle.

    « Mardi, elle n’avait pas participé à la manifestation, elle était simplement venue devant Arago, avec une camarade, pour retrouver un ami commun. » C’est un mouvement de foule qui la pousse à « se réfugier » dans l’établissement, assure sa maman. Entre elles deux aussi, le contact est maintenu par textos. Dans le bus, la panique gagne l’adolescente. « On est hyperstressés, on ne sait pas où ils nous emmènent », écrit-elle.

    Pierre, père d’un lycéen de 17 ans qui « n’en est plus à sa première manif », reconnaît-il, a lui aussi ressenti l’anxiété monter. « Au début, même dans le car, il est resté calme. Une rumeur circulait parmi les jeunes arrêtés : passées trois heures dans le bus, les policiers seraient obligés de les relâcher. Ils ont dû déchanter. »

    Des gardes à vue levées

    Leurs familles aussi qui, ce jeudi, attendaient au tribunal d’en savoir plus sur l’issue des gardes à vue, finalement toutes levées dans l’après-midi. Dans l’intervalle, une centaine de lycéens les avaient rejoints, porte de Clichy, pour manifester leur soutien aux cris de « Libérez nos camarades » ou de « Tout le monde déteste la police ».

    Pour canaliser l’émotion, sur le parvis du tribunal, parents et enseignants s’essayaient au recensement, difficile, de la « part d’élèves » parmi la centaine d’occupants du lycée Arago. « Une part très faible », défend-on au rectorat. De fait, seulement trois élèves arrêtés seraient scolarisés à Arago – un chiffre non confirmé par l’académie –, trois ou quatre autres au lycée Hélène-Boucher, deux viendraient du lycée Voltaire, deux de Victor-Hugo… Une dizaine de lycéens seraient venus de Montreuil.

    Leur devenir s’est précisé dans la soirée. Sur les vingt-sept mineurs déférés, quatorze devraient être présentés à un juge des enfants aux fins de mise en examen, a-t-on appris du parquet, et treize être présentés à un magistrat du parquet ou à un délégué du procureur pour rappel à la loi ou mesure de réparation pénale.

    Pour les autres – les mineurs non déférés –, quatre se sont vu notifier une convocation devant le juge des enfants, et sept une convocation devant le délégué du procureur. Une procédure a été classée et un mineur devrait être reconvoqué ultérieurement.

    Des salles vidées

    Des « mesures disproportionnées », aux dires des familles mobilisées. Mais pas pour l’institution. Car le récit que fait de l’« intrusion » dans son lycée la direction d’Arago n’a rien de « l’occupation pacifique » relatée par les familles.

    « Le lycée a été occupé en fin de manifestation par environ 130 personnes extérieures à l’établissement, a écrit la proviseure, le 22 mai, dans un courriel adressé aux enseignants, que nous avons pu consulter. Ils ont forcé l’accès principal du lycée côté Nation. Ils se sont répandus dans tout le lycée et en quelques minutes ont vidé treize salles de leur mobilier pour bloquer tous les accès extérieurs et ériger des barricades ».

    Gilles Pécout, recteur de Paris joint jeudi soir, fait lui aussi état d’une « intrusion violente et brutale » : « La réquisition a été décidée pour protéger l’établissement, affirme ce haut fonctionnaire, protéger le lycée, ses personnels, mais aussi les jeunes eux-mêmes, même si c’est parfois difficile pour eux de le comprendre. » Un dépôt de plainte a eu lieu, fait par ailleurs valoir le recteur.

    Polémique politique

    Dans les rangs du SNPDEN-Unsa, principal syndicat de chefs d’établissements, l’épisode n’est pas pris à la légère. « J’étais sur place le lendemain pour aider les collègues à remettre en état le lycée, témoigne Nicolas Bray, secrétaire académique adjoint de ce syndicat à Paris. Les dégâts sont importants ».

    « Et pourtant, le lendemain, à 8 heures, la plupart d’entre nous étions présents pour faire cours, témoigne Sylvie Vincent, professeure au lycée Arago syndiquée au SNES-FSU. Des dégradations, j’en ai vu. Dans ma salle, par exemple, il manquait l’estrade. Mais je n’ai pas constaté de tags, de portes fracturées ni même de vols de tablettes ou de matériel signalés suite à l’occupation ». En « salle des profs », les avis sont partagés, reconnaît-elle, autant sur les conséquences de l’occupation que sur la réponse apportée.

    La polémique a aussi rebondi sur le terrain politique : « Les interminables gardes à vue de lycéens sont un message clair », a estimé sur Twitter le chef de file de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon. « Parmi les gens qui commettent des actes violents, vous avez aussi des mineurs, donc, à partir de là, les forces de police font respecter la loi », a rétorqué le ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, interrogé en marge d’un déplacement dans le Gard.

    « Faire un exemple »

    Devant le tribunal de Paris, en revanche, l’analyse relayée ce jeudi, des parents aux enseignants en passant par les lycéens et les étudiants présents, allaient plutôt dans le même sens. « Pourquoi une telle sévérité, sinon pour marquer l’opinion ? », interroge Anne Nogard, parent d’élèves de la fédération FCPE, en évoquant une « manœuvre d’intimidation destinée à étouffer dans l’œuf les prochaines mobilisations de la jeunesse ».

    « L’Etat joue les cow-boys », renchérit Jo, étudiante juriste se présentant comme membre de la « team juridique de la mobilisation à la fac de Nanterre ». « Des lycées qui se mobilisent à un mois du baccalauréat, alors que tombent les premiers résultats de Parcoursup, ça peut être dangereux pour lui, souligne la jeune femme. Symboliquement, il joue le coup de force pour canaliser tout ça ».

    Analyse peu différente au sein de l’Union nationale lycéenne (UNL) : « Un lycée occupé, rejoint par des étudiants, ça faisait planer la menace d’un Tolbiac 2, avance son président Louis Boyard. Il fallait faire un exemple. »