• (photogramme de Maria Kourkouta)

    À vrai dire cela fait des années que je tente de persuader les unes et les autres de ce qui, à moi, apparaît en pleine lumière à propos des réfugiés ― et par extension des personnes sans papiers. Toute personne qui décide un jour de tout plaquer chez elle, dans son pays d’origine, qui se lance dans un voyage dont on comprend facilement que c’est une aventure remarquablement dangereuse qui comprend à la fois des distances et des périls invraisemblables à surmonter, parmi lesquels la traversée de la Méditerranée sur des embarcations de fortune, puis cette personne plus ou moins arrivée là où elle souhaitait arriver trouve encore le moyen de survivre dans une adversité sans pareille à l’intérieur même d’une société qui fait tout pour la rejeter, oui, une telle personne détient en elle des qualités peu communes, qui par un renversement de valeurs malade nous la fait prendre pour une personne sans valeur et surnuméraire, quand, au contraire, on gagnerait sûrement à donner à une telle personne les chances d’un vrai démarrage dans notre société, avec un tel courage, un tel talent et souvent une telle intelligence, notamment des situations, cela ne pourrait que faire des étincelles. Corolaire de cette théorie un peu personnelle, et très mal partagée, avouons-le, j’hésite rarement par ailleurs à pousser le bouchon un peu plus loin, en commençant le reste de ma démonstration par dire que je m’inclue dans cette dernière ― je ne suis pas moi-même porteur du millième des valeurs humaines d’un ou d’une réfugiée ―, et donc de pointer que les téléspectateurs et téléspectatrices qui continuent de voir dans l’arrivée de ces dernières un danger pour elles-mêmes, n’ont pas, à mes yeux, la valeur de ces personnes que nous continuons de parquer aux marges désirées invisibles de nos villes.

    Je m’intéresse généralement peu aux faits divers et je m’applique dans l’éducation de mes enfants à ne cesser de leur inculquer que le fait divers fait diversion, ma fille Sarah en sait quelque chose : on ne trouvera pas de père plus bourdieusien dans l’éducation de ses ouailles que moi, et je produis des efforts conscients moi-même pour regarder de l’autre côté quand de tels faits divers tentent de pénétrer, malgré de tels efforts de vigilance de ma part, dans mon champ visuel ou auditif. Il arrive, cependant, que certains de ces faits divers soient plus opiniâtres et plus visibles que d’autres, et parfois même dans ce que je perçois a priori comme une pollution il puisse s’en trouver des spécimens que je trouve éclairants pour la bonne compréhension de faits plus vastes ― je suis un père bourdieusien de famille nombreuse qui ne craint pas de mettre de l’eau dans son Gigondas. Et c’est le cas de l’acte héroïque de Mamoudou Gassama, jeune réfugié aux insignes présence d’esprit, initiative, courage, qualités physiques et abnégation ― mais sans papiers, note-t-on à son sujet ―, qui, n’écoutant que son courage, virgule, est parvenu à se hisser à la hauteur du quatrième étage d’un immeuble parisien pour venir au secours d’un enfant de quatre ans sur le point de tomber vers une mort certaine : ce n’est pas tous les jours qu’un fait divers vient au secours d’un père bourdieusien de famille nombreuse.

    Le soir-même de son exploit, Monsieur Gassama était contacté par la Maire de Paris, lui indiquant que la municipalité ferait son possible pour lui faciliter l’obtention d’une régularisation de sa situa-tion de sans-papiers, deux jours plus tard il était reçu à l’Élysée par rien moins que le gamin-président lui-même qui lui, escalade nécessaire, a renchéri par rapport à la proposition de la Maire de Paris, ce serait rien moins que la nationalité française qui serait offerte à Monsieur Gassama et même un stage chez les pompiers de Paris dont, nul doute, il est devenu une manière de mascotte ― je pense qu’il devrait se trouver quelque photographe, artiste-publicitaire pour tirer prochainement le portrait de Monsieur Gassama en costume d’homme-araignée. D’une part on voit là le travail de la récupération politique dans ce qu’elle a de dégoûtant et de grandeur inversement proportionnelle à celle de la hauteur d’âme de Monsieur Gassama. D’autre part on comprend bien comment de tels messages sont porteurs, tels des bombes à fragmentations de tout plein de petits messages mesquins dont je ne boude pas l’ironie d’en pointer l’un ou l’autre : qu’on y pense ! la dernière épreuve pour obtenir la nationalité française n’est pas à la portée de toutes et tous, vous devrez escalader sans corde ni matériel une façade parisienne de quatre étages en moins de trente secondes. Et si on va par-là, il me semble que nous devrions toutes et tous être requis, Français et Françaises, pour passer une telle épreuve et ne seraient confirmées dans leur nationalité française que celles et ceux capables d’un tel exploit.

    Or c’est précisément ce type d’exploits dont se sont montrés capables tous les réfugiés et réfugiées qui sont parvenues jusqu’à nous. Mais alors nulle caméra, même amatrice, pour enregistrer de tels moments d’immense courage. Et je ne doute pas que quelques esprits chagrins pointeront que dans de telles circonstances ce sont elles et eux que les réfugiés tentent surtout de sauver. Et alors ? Qu’ils sauvent un gamin en perdition ou leurs propres enfants et eux-mêmes, les réfugiés et les réfugiées font montre de qualités humaines fort mal partagées et dont on ne peut absolument pas craindre qu’elles soient injectées en une aussi forte concentration dans notre vieille et rance société française, bien au contraire, et il serait temps de le comprendre. Une mauvaise fois pour toutes. Notre survie et la leur en dépendent.

    #pendant_qu’il_est_trop_tard