• Dans l’Utah, la bataille pour protéger le sommet Bears Ears, en territoire navajo

    https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/06/12/dans-l-utah-la-bataille-pour-proteger-bears-ears_5313295_3244.html

    Pour satisfaire les éleveurs locaux et l’industrie minière, Donald Trump a réduit de 85 % la zone protégée créée par Barack Obama à la demande des tribus indiennes.

    Difficile, quand on arrive dans le comté de San Juan, dans le sud-est de l’Utah, de ne pas songer à un scénario de western. D’un côté, les ranchers, mormons arrivés à la fin du XIXe siècle. De l’autre, les Indiens, héritiers des Pueblos qui peuplent le plateau du Colorado depuis plus d’un millénaire. Alliés modernes des tribus : les défenseurs de l’environnement. Ils sont détestés, selon un sondage, par 61 % des premiers.

    Décor ? L’Ouest américain mythologique, le paysage de canyons rouges immortalisé par John Wayne et John Ford. La région de Bears Ears compte l’une des plus grandes concentrations du monde de trésors archéologiques – à peine enfouis dans le sable – et de fossiles. En 2016, le paléontologue Robert Gay y a découvert des centaines d’os de phytosaures datant de quelque 220 millions d’années.

    Hors de l’Utah, personne n’avait entendu parler de Bears Ears jusqu’à ce que Barack Obama en fasse, en décembre 2016, un monument national (deuxième catégorie, dans la nomenclature des espaces protégés, derrière les parcs nationaux). Et que Donald Trump, à son habitude, s’empresse de défaire ce que son prédécesseur avait fait. Aujourd’hui, les visiteurs se bousculent pour apercevoir le sommet reconnaissable à ses deux buttes en forme d’oreilles d’ours (l’une à 2 721 m d’altitude, l’autre à 2 760 m). Les défenseurs de l’environnement s’installent, les journalistes accourent.

    Le « monument » est devenu l’enjeu d’une bataille majeure : entre « Anglos » et Amérindiens, entre éleveurs et écologistes, entre secteur du plein air et compagnies minières. Un affrontement qui pourrait aussi redéfinir l’Antiquities Act, la loi de 1906 sur les antiquités qui permet au président des Etats-Unis de protéger des régions dotées d’une richesse culturelle ou scientifique exceptionnelle.

    Six mois après la décision de Donald Trump, les tensions restent vives entre opposants et partisans du monument. Les écologistes trouvent leurs pneus lacérés. Les ranchers se disent harcelés dès qu’ils mettent le nez dehors, par exemple dans les canyons, avec leurs quads tout-terrain. « Le comté est poursuivi en justice trois fois par an », soupire l’élu républicain Phil Lyman. En 2014, lorsque les défenseurs de la nature ont obtenu l’interdiction des véhicules à moteur dans le Recapture Canyon, Phil Lyman y a conduit une armada d’une centaine de 4x4. La reconquête a tourné court. L’élu a été envoyé dix jours en prison au pénitencier de Purgatory, à 500 kilomètres de là.

    « Welcome home »

    La bataille de Bears Ears couve depuis des années. Depuis ce matin de 2009 où 140 agents fédéraux ont perquisitionné 26 domiciles dans le cours d’une enquête sur le vol d’objets indiens sacrés (ce que les locaux considéraient jusque-là comme un passe-temps sans conséquence : le « pot hunting » ou chasse aux poteries). L’investigation a connu des développements tragiques – deux figures du comté se sont suicidées. Et elle a créé des antagonismes majeurs. L’hostilité au gouvernement fédéral a gagné le fief mormon. La nécessité de protéger officiellement leur passé est apparue clairement aux Navajo.

    La première manche a été remportée par les tribus. En l’occurrence, le conseil intertribal des Navajo, Hopi, Zuni, Mountain Ute et Indian Ute, lorsque Barack Obama a protégé plus de 546 000 hectares, interdisant tout nouveau projet d’extraction minière ou pétrolière. Une victoire historique. Non seulement les Indiens avaient réussi à se mettre d’accord, surmontant leurs animosités ancestrales (les Hopi, dont le territoire est encerclé par la réserve des Navajo, ne leur ont jamais pardonné. Les Navajo, eux, en veulent encore aux Ute d’avoir accepté d’être recrutés par l’armée américaine pour les surveiller) ; mais ils avaient obtenu de Barack Obama une forme de reconnaissance. Ils seraient associés, consultés.

    « Et non pas à la manière habituelle, à savoir : le gouvernement informe les Indiens de ce qu’il compte faire », résume Alexander Tallchief Skibine, professeur à l’université de l’Utah et éminent spécialiste de droit indien. Cette fois, les agences fédérales seraient tenues de prendre en compte les recommandations formulées par les tribus, incluant le « savoir traditionnel ».

    « C’était historique, poursuit le professeur Skibine. Une reconnaissance du fait que les Indiens font partie de l’histoire de ces terres. Alors que souvent, avant la création d’un parc national, ils étaient écartés ; il fallait que la vision présentée soit juste, la vision de terres sauvages non peuplées. »

    Malcolm Lehi, du conseil tribal des Mountain Ute, était présent ce jour d’avril 2015, quand Mark Maryboy, le chef des Navajo, a accueilli les autres nations d’un « Welcome home », qui a tiré des larmes à plus d’un participant. Lui aussi le dit : « C’était historique. » En accueillant les autres tribus « à la maison », Mark Maryboy reconnaissait que les Hopi et les Zuni étaient installés dans la région avant les Navajo. Bears Ears est une montagne sacrée, « C’est là où on va prier pour vous tous », décrit Butch Russell, le medecine man des Mountain Ute.

    SI LES NAVAJO ONT – POUR L’INSTANT – « PERDU » BEARS EARS, LEUR MONTÉE EN PUISSANCE EST RÉELLE

    Mais le « grand » Bears Ears n’a pas duré longtemps. Le 4 décembre 2017, Donald Trump, pressé par les élus républicains de l’Utah, a réduit la taille du monument de 85 %. Courriels officiels à l’appui, le New York Times a montré que le ministère de l’intérieur avait travaillé en liaison avec l’industrie pétrolière et minière. Résultat : un tracé savamment découpé selon les desiderata des exploitants. Ici, le pétrole ; là, l’uranium, à la satisfaction de la compagnie canadienne Energy Fuels Resources, qui possède l’unique usine de concentration d’uranium des Etats-Unis. Elle se trouve à 3 kilomètres de la réserve des Mountain Ute. A l’entrée, une pancarte se veut rassurante : aucun incident n’a été enregistré « depuis 517 751 heures ».

    Phil Lyman, 53 ans, est le héros local de la rébellion antimonument. Ancien missionnaire mormon en Afrique du Sud, il reçoit dans son cabinet d’expert-comptable, au milieu des chèques du trésor public et des cartes topographiques. Son arrière-grand-père est arrivé avec la fameuse expédition dite du « Hole in the rock », le « trou » dans la montagne où a réussi à se glisser, en 1880, un convoi de 250 colons et 1 000 têtes de bétail, envoyés par l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours pour convertir les populations indigènes du sud de l’Utah. Après l’or, c’est l’uranium qui a fait les beaux jours du comté. « On l’expédiait à Marie Curie », se flatte-t-il.

    500 mines abandonnées

    Au nom de cette légitimité historique, Phil Lyman dénonce la prétention des tribus à vouloir soustraire à l’industrie une zone aussi vaste. Le comté avait commencé à négocier avec les élus indiens sur une zone plus réduite, explique-t-il. Mais les mouvements environnementaux sont arrivés et, avec eux, les géants des sports de plein air. « Ils ont mis 30 millions de dollars sur la table, accuse-t-il. Aucune de ces personnes n’est d’ici. Et elles prétendent être les sauveurs des Navajo. »

    Qui remportera la prochaine bataille ? Trois plaintes ont été déposées contre le président Trump, décrit Steve Bloch, le juriste de l’association Southern Utah Wilderness Alliance. Elles réunissent les tribus, les écologistes et la compagnie de vêtements de sport Patagonia. Même la Société américaine de paléontologie vertébrée s’est portée en justice. Le site de la découverte de Robert Gay n’est plus dans les limites du nouveau monument : il est vrai que la formation de Chinle, où se trouvent les fossiles, recèle aussi de l’uranium.

    Bears Ears est devenu « monument national » en 2016.
    Sans attendre la décision de la juge fédérale chargée du dossier à Washington, l’administration Trump a ouvert les zones contestées à l’exploitation du sous-sol. Aucun rush n’a été enregistré pour l’instant sur les hydrocarbures (la dernière ouverture de puits remonte à 1984). Quant à l’uranium, « le cours, heureusement, est au plus bas », souligne Alastair Lee Bitsoi, de l’association Utah Dine Bikeyah (Protect Bears Ears), fondée en 2012 pour la sauvegarde de la culture navajo (et financée par Patagonia). Les Navajo sont particulièrement sensibles à la question : plus de 500 mines abandonnées se trouvent sur leurs terres ou à proximité. Des puits sont toujours contaminés.

    « Bears Ears-Disneyland »

    Byron Clarke, 39 ans, est le directeur du système de santé navajo de l’Utah, un ensemble de quatre cliniques qui servent 13 000 patients. Petit-fils de medicine man, fils d’une enseignante et traductrice navajo et d’un professeur de Virginie, le juriste comprend mieux que quiconque les contradictions locales. En tant qu’Amérindien, il apprécie la signification historique de l’accord avec l’Etat fédéral.

    En tant que chasseur à l’arc, qui fabrique lui-même ses flèches avec le cèdre traditionnel, il est opposé au classement de Bears Ears. Il craint que les lieux sacrés, les tombes des ancêtres où les Navajo, par respect, ne pénètrent pas, ne deviennent un « Bears Ears-Disneyland » envahi de visiteurs à sacs à dos et VTT. C’est le modèle prôné par le secteur des activités de plein air, un mammouth en pleine expansion qui a généré 374 milliards de dollars de retombées en 2016, selon le Bureau des analyses économiques, soit 2 % du PIB.

    Si les Navajo ont – pour l’instant – « perdu » Bears Ears, leur montée en puissance est réelle. A la grande déconvenue de Phil Lyman, un juge fédéral, qui avait été saisi par la tribu pour discrimination, vient d’ordonner un nouveau redécoupage électoral. Lors des élections américaines de novembre 2018, le rapport de forces devrait s’inverser dans le comté de San Juan. Jusqu’à présent, deux des trois élus de la commission du comté étaient des Blancs, alors que les Navajo représentent plus de 50 % de la population. Pour la première fois, les « Anglos » risquent de perdre la majorité. Mais rien n’est joué. Un assesseur conteste les titres de créances du candidat navajo, qui risque d’être disqualifié. Au pied de Bears Ears, la bataille est loin d’être terminée…