En Chine, des citoyens sous surveillance

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  • En Chine, des citoyens sous surveillance

    https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/06/15/en-chine-des-citoyens-sous-surveillance_5315522_3234.html

    La ville de Suqian, une agglomération de cinq millions d’habitants, teste un système de notation des personnes et des entreprises censé instaurer une société plus fiable.

    Avec ses cheveux courts noirs, qui commencent à grisonner sur les tempes, ses épais sourcils et ses quelques rides au front, M. Jiang a l’air soucieux. Il portait une chemise à gros carreaux rouges et noirs le jour de sa photo d’identité. Le 3 mai, à 11 h 01 et 16 secondes, au croisement de la rue du Lac de l’ouest et de l’avenue du Peuple, à Suqian, M. Jiang a traversé alors que le bonhomme était rouge. Le lendemain, son visage était affiché sur des écrans de trois mètres carrés sur des dizaines de carrefours dans cette agglomération de cinq millions d’habitants située au cœur du Jiangsu, une province côtière au nord de Shanghaï. En alternance, on pouvait aussi voir les photos de M. Li et d’autres passants traversant au rouge.

    Le 3 mai, MM. Jiang et Li, dont la ville a masqué les prénoms et certains chiffres de leur carte d’identité, ont déjà perdu 20 points sur leur note de confiance qui en compte 1 000. Pour récupérer leurs « crédits sociaux », ils devront faire preuve de sens civique en donnant leur sang, en se distinguant comme travailleur modèle ou en réalisant des « bonnes actions ». Suqian est une ville pilote d’un système de notation qui vise à améliorer la confiance entre les citoyens. Grâce à de bons et de mauvais points, les autorités voudraient pousser les Chinois à être plus « civilisés » (wenming), à se comporter en honnêtes gens.

    Plusieurs systèmes sont testés actuellement. Les institutions chinoises (banques, assurances, justice, transports…) sont poussées à mettre sur pied des listes noires de personnes sanctionnées pour avoir voyagé sans ticket, gardé une dette impayée ou diffamé… autant de façons de se retrouver interdit de prendre le train à grande vitesse, l’avion, ou d’aller à l’hôtel. Dans certaines villes, les entreprises doivent aussi passer un audit et recevoir une note, avant de répondre à des appels d’offres. Enfin, le projet le plus inquiétant, mais le plus lointain consiste à généraliser la notation globale à l’ensemble des Chinois.

    Un système incitatif

    Suqian est un bon exemple de la politique du gouvernement, et de ses limites. Le 20 avril, tous les habitants, sauf ceux possédant un casier judiciaire, ont reçu une note de 1 000 points que leurs bonnes ou mauvaises actions feront changer au fil du temps. Un don du sang rapporte 50 points. Idem pour une mission de volontariat, une distinction de « travailleur modèle » ou de « bon samaritain » (aider quelqu’un en détresse). Au contraire, payer ses factures en retard peut faire perdre entre 40 et 80 points. Un casier judiciaire, une condamnation, même purgée, ou la présence sur une liste noire coûtent entre 100 et 300 points, selon les faits reprochés. Une bonne note donne droit à des réductions sur la carte de transports publics, un accès prioritaire à l’hôpital, des entrées gratuites pour les équipements sportifs de la ville.

    Une mauvaise note, en revanche, ne change rien. Le système grand public est donc, à ce stade, purement incitatif, contrairement à ce que pourrait laisser penser la propagande, y compris à Suqian. A l’entrée de la mairie, des slogans défilent en jaune sur un grand écran rouge : « Les gens de confiance peuvent marcher tranquillement sous les cieux, ceux qui ne sont pas dignes de confiance ne peuvent pas faire un seul pas », dit l’un des messages. Le slogan est issu du document qui définit le projet, l’« Ebauche de plan pour la construction d’un système de crédit social, 2014-2020 », publié par le Conseil des affaires d’Etat en 2014.

    Mais la réalité est plus complexe. « Peut-être que certains, au gouvernement, adoreraient avoir un instrument de type “panopticon”, un œil permettant de tout voir, mais d’autres ont dû rappeler que ce ne serait pas légal et que les gens ne soutiendraient pas le projet, analyse Jeremy Daume, chercheur spécialiste du droit chinois et auteur du blog China Law Translate qui couvre régulièrement le sujet. Le projet a dû passer par des juristes, des gens habitués à écrire des textes de loi qui savent très bien qu’on ne peut pas simplement ajouter des peines pour des faits sans base légale. Ils ont dû atténuer le projet pour le mettre en accord avec la loi. »

    A la mairie de Suqian, grand bâtiment moderne, la municipalité s’est efforcée de faciliter les démarches administratives en créant un seul guichet chargé des questions relatives aux crédits sociaux. Derrière son bureau, une jeune employée souriante montre l’application sur son téléphone portable : elle a 1 020 points. La plupart des visiteurs sont des entrepreneurs, ou des enseignants obligés d’imprimer un bilan de leur situation personnelle appelé « Rapport de fiabilité »pour candidater à un poste ou créer leur entreprise. Les critères étudiés sont les mêmes que pour la « note de confiance », mais ce document, à valeur légale, se contente d’indiquer que tout est en règle. Tous les habitants interrogés considèrent que le système est une bonne chose, reprenant en chœur la propagande officielle.

    Le système n’est-il pas un peu intrusif ? « Ce sont des informations que la ville a déjà, tempère une quadragénaire aux longs cheveux noirs de jais, qui veut ouvrir un salon de coiffure. Je ne vois pas ce qu’il y a de mal, cela va inciter les gens à être plus polis et à faire plus attention. » Lin Junyue, le théoricien du système de crédits sociaux en Chine, balaie l’accusation : « En Chine, ceux qui demandent le respect de la vie privée, ce sont les gens célèbres, les élites, les hommes d’affaires. Les paysans, les ouvriers, ils se fichent bien de leur vie privée. »

    Le big data facilite le projet

    A l’origine, le système a été pensé pour l’économie. La réflexion a commencé à la fin des années 1990, en pleine crise asiatique. Le ralentissement fait poindre des problèmes de fond, jusqu’ici masqués par la croissance forte. « Par le passé, la Chine était fondée sur le communisme, avec un système de contrôle strict. Mais la Révolution culturelle a plongé le pays dans le chaos. Depuis la période de réforme et d’ouverture [à partir de 1978], la Chine est entrée dans l’économie de marché sans établir de système de confiance. Les gens se sont enrichis, mais la confiance n’est toujours pas là : selon une récente étude de l’Académie des sciences sociales de Chine, 70 % des Chinois ne font pas confiance à leurs compatriotes, ni aux institutions publiques », précise Lin Junyue, aujourd’hui directeur du département des crédits sociaux pour la China Market Society, un think tank gouvernemental.

    Le père du projet, qui y travaille depuis dix-neuf ans, reconnaît des limites aux expérimentations actuelles. « Les gouvernements locaux prennent parfois des mesures excessives contre les gens qui sont sur les listes noires, comme d’afficher leur nom sur des grands écrans. Mais cela a permis d’accélérer le paiement de pénalités infligées par la justice dans un cas sur quatre. Avec les moyens légaux habituels, peut-on atteindre de tels résultats ? Les excès sont compréhensibles, le système n’en est qu’à la période de test, il faudra vingt ans, peut-être cinquante ans pour qu’il arrive à maturité. En attendant, les victimes peuvent toujours poursuivre les autorités locales », plaide-t-il.

    Le projet avance peu jusqu’en 2012, quand le président Hu Jintao évoque un système d’évaluation scientifique du niveau de crédit des personnes, des entreprises et des gouvernements locaux. Un plan d’action est publié en 2014, et le projet est poursuivi par son successeur, Xi Jinping, qui n’a cessé de renforcer l’autorité du Parti communiste et le contrôle de la société civile. L’ère du big data, la numérisation et l’abondance de données disponibles facilitent le projet. Mais le terme devient aussi un concept à la mode, utilisé pour désigner toutes sortes de projets, publics, ou privés, comme le « crédit sesame », une note de crédit donnée par Alibaba aux clients de ses plates-formes de commerce en ligne.

    A Suqian, la notation des entreprises est aussi une réalité. Comme celles cotées en Bourse ou les Etats, qui sont évalués par des agences de notation, les entreprises locales désireuses de répondre à des appels d’offres doivent d’abord être évaluées par des sociétés spécialisées qui leur délivrent une note, allant de « AAA » à « D ». Une vingtaine d’entre elles pratiquent ces audits qui couvrent les finances, mais aussi la conformité de leurs pratiques avec les réglementations sociales et environnementales. Suqian Tongchuang Credit Guarantee est la seule société d’Etat parmi les vingt du secteur. Un gage de qualité, assure une jeune employée.

    Gare à ceux qui tenteraient d’abuser Suqian Tongchuang Credit Guarantee ! A l’étage, un autre département propose des prêts aux entreprises. Dans une salle, un mur est couvert d’écrans, qui retransmettent en direct les images de caméras de surveillance installées dans les usines des clients. « Les prêts sont garantis par les inventaires de nos clients. Nous gardons un œil dessus en permanence, décrit un jeune salarié assis devant les écrans. Si jamais un patron indélicat tentait de tout vendre avant de disparaître, nous pouvons réagir rapidement », explique-t-il. Le contrôle des clients est poussé : « Si le montant est élevé, nous avons aussi des employés à demeure, dans les usines ». La confiance ne règne pas, en Chine.

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