Une excellent tribune, à lire absolument.
Tribune. Conflans-Sainte-Honorine, 78, ce contexte précis : il y a une ironie redoublée dans l’horreur de ce qui s’est produit, qui tient à la sociologie de l’endroit, puis à son traitement médiatique. Le nom de cette ville, je l’ai vu apparaître des dizaines de fois dans les phares de ma voiture, vers 7 h 30 du matin, en allant enseigner juste à côté, dans le lycée d’Herblay (Val-d’Oise) où je faisais mon stage de professeure de français. J’ai rarement vu un lieu, en France, aussi équilibré sur le plan social et ethnique que ce petit lycée de région parisienne.
L’équilibre entre les origines de mes élèves, les professions des parents, les couleurs de peau : quiconque veut contempler le visage idéal, et quand même assez rare de la République, devrait se précipiter avec sa voiture, ou la ligne J, en direction de la Patte-d’Oie d’Herblay, et rencontrer les élèves de mon ancien lycée. Ou ceux du collège du Bois-d’Aulne de Conflans – les visages des élèves de Samuel Paty.
Constater que le terrorisme a pu y trouver des complices, trouver ici un parent suffisamment fanatisé pour faire alliance, met au désespoir. Depuis ce 16 octobre, il y aura donc une preuve que « même là » et qu’« ici aussi », l’islamisme aura pu faire la publicité de son emprise avec sa signature, celle de caricaturer l’islam.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Le fanatisme remplace Dieu par un objet fini et croit ainsi pouvoir le posséder »
La séduction du cours
En outre, si je n’étais moi-même si mécréante, j’aurais l’impression d’entendre une deuxième fois le rire du diable en voyant le glissement qui se produit entre Conflans, « une banlieue », et bien d’autres banlieues. C’est un bord de Seine arboré et tranquille, où les enseignants vivent presque tous (ce qui est loin d’être le cas ailleurs) dans le voisinage de leurs élèves, et où ils se retrouvent le week-end pour le club de randonnée. Il n’a pas grand-chose à voir avec les cités à forte immigration où certains médias semblent situer les faits, ajoutant une nouvelle fois, pour leurs habitants, les stigmates aux stigmates.
« Je crois qu’il serait bon de créer les conditions pour que les élèves expliquent ce qu’ils pensent »
Je n’enseigne plus à Herblay, mais dans un de ces quartiers de Seine-Saint-Denis où la violence est monnaie courante. Je sais qu’ici, j’ai beaucoup plus d’élèves qui se sentent légitimement marginalisés et déconsidérés, et combien il faut réfléchir pour qu’un cours sur la religion, sur la liberté d’expression ou sur le racisme soit perçu comme l’occasion d’un dialogue et non un moment de violence symbolique.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Attentat de Conflans : « Beaucoup d’enseignants redoutent d’être jugés pour des difficultés rencontrées en classe »
Si la liberté d’expression existe, si ce n’est pas une simple posture, je crois qu’il serait bon de créer les conditions pour que les élèves expliquent ce qu’ils pensent. Or ces conditions ne leur sont pas offertes et, réciproquement, le contexte rend difficile pour moi l’expression du doute, de l’hésitation, que je considère pourtant comme essentiels à cet échange intellectuel.
Cet aspect tâtonnant de l’acte d’enseigner est remarquablement décrit dans un essai paru à la rentrée, L’Ecole de la vie (Flammarion, 288 pages, 19 euros) du philosophe Maxime Rovere. Espièglement sous-titré, « érotique de l’acte d’apprendre », son livre raconte l’espace discursif relâché, mouvant, l’espace de perpétuelle improvisation de la salle de classe.
Si l’apprentissage est une rencontre physique, avant toute chose un temps partagé dans une salle, cette érotique invite à s’interroger sur les aspects sociologiques et matériels du savoir. La séduction du cours peut-elle agir dans un lieu où les sanitaires puent ? Le charme s’opère-t-il quand on a déjeuné en cinq minutes, après avoir attendu une heure dans le chahut ? Il n’est pas sûr que Platon tiendrait son banquet, que Rabelais installerait Thélème dans un collège du 93. Les débats auxquels nous assistons ces jours-ci sur la liberté d’expression semblent bien trop loin de la réflexion nécessaire sur la pauvreté à l’école.
Préjudices sociaux
Les établissements scolaires des quartiers défavorisés sont loin d’être les lieux protégés qu’ils devraient être, à cause de décisions politiques dévastatrices. Il n’y a pas assez de recrutements de professeurs, pas assez d’adultes pour y assurer le calme et la sérénité. Il faut s’imaginer ce que sont des journées sans CPE [conseiller principal d’éducation] ou sans médecin scolaire, sans assistante sociale. Il faut s’imaginer les couloirs livrés à la bousculade et l’hypocrisie qui redouble ces cris, par temps de Covid-19. Ces choses-là constituent une atteinte permanente à la paix, à la concentration nécessaire pour apprendre.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi Attentat de Conflans : « Comme de nombreux professeurs, je me sens honteux d’appartenir à une institution si faible »
A cela s’ajoutent des préjudices sociaux très aigus, qui sont de l’ordre de la discrimination : dans ces quartiers, la distribution des filières est ainsi faite que les élèves sont orientés en grande partie vers des métiers subalternes. Il m’arrive régulièrement de me rendre compte que des élèves tout à fait doués, capables de faire un bac général, sont en route pour un bac technologique : par habitude, par manque d’encouragement, et surtout faute de places, ils sont envoyés pendant ces années cruciales vers un enseignement restreint à la fois sur le plan intellectuel (l’enseignement de l’histoire-géographie, par exemple, y a été réduit), et sur le plan des débouchés professionnels.
Lire aussi « Dans les quartiers populaires, nos enfants n’ont droit qu’à un enseignement de moindre qualité »
Pour les élèves pauvres des quartiers populaires, la possibilité de s’exprimer est bafouée en permanence. Elle est bafouée physiquement, dans ces lieux de brutalité et de bruit, d’absence de soins et d’hygiène, que sont leurs établissements scolaires. Elle est bafouée dans cette orientation limitée et dans un personnel insuffisant. Elle l’est enfin sous l’angle conceptuel, quand on stigmatise les élèves de banlieue, les élèves musulmans ou ceux des quartiers parce qu’ils refusent d’être Charlie, qu’ils expriment leur désarroi devant l’expression du blasphème, ou quand les représentations médiatiques les réduisent à ces attitudes, quand elles ne montrent pas tous ceux qui pensent de façon plus complexe.
Dans le feu de cette actualité où la liberté d’expression apparaît une fois de plus comme une liberté mortelle, il me semblerait utile et juste d’en parler aussi comme d’un droit, et d’envisager les moyens d’exercice de ce droit. Sans cela, on ne parle pas aux élèves de liberté d’expression, pas de cette force collective, mais on leur adresse un vain mot, un simple « cause toujours ».
Cloé Korman est écrivaine et professeure de français. Dernier titre paru « Tu ressembles à une juive » (Seuil, 108 pages, 12 euros).