• Utilité sociale ou valeur ?

    L’année dernière, un numéro de la revue Sociologie du travail était consacré à l’utilité sociale, dont beaucoup d’observateurs ont relevé qu’elle n’était pas corrélée au revenu monétaire, bien au contraire.

    https://journals.openedition.org/sdt/40619

    Voilà la conclusion de l’article de Robert Boyer :

    Ainsi, la reconnaissance du principe de l’utilité sociale n’est en rien un amendement marginal à une économie de marché : c’est plutôt une alternative, en fait assez radicale. La valeur accordée à la vie humaine devrait se répercuter dans la rémunération de tous les actifs qui contribuent au bien-être de la population. Mais la logique ne suffit pas à fonder un mode de développement car les choix politiques importent comme le montre la nouvelle présidence américaine. Une couverture sociale à vocation universelle peut-elle être le fondement d’une économie centrée sur l’innovation ? La fiscalité peut-elle être mobilisée pour redistribuer les rentes des monopoles, et ainsi mettre fin à la socialisation des risques et privatisation des profits ? Quelles sont les innovations organisationnelles qui permettraient l’épanouissement du mode de développement anthropogénétique ? Les luttes sociales et politiques décideront car nul impératif catégorique ne s’impose.

    Un autre article, de Maud Simonet, traite de différentes luttes contre le travail gratuit dans une perspective féministe.

    https://journals.openedition.org/sdt/40913

    Toutes ces critiques et propositions visant à mieux rémunérer certains emplois, ou même à rémunérer le travail gratuit, reposent sur le postulat qu’il est possible, à l’intérieur de l’économie marchande, de décider des logiques qui gouvernent le niveau de rémunération, ou encore ce qui est rémunéré et ce qui ne l’est pas. En somme, la valeur économique des activités serait une convention sociale, qu’il serait possible de modifier, par une entente des parties prenantes, sinon par des luttes sociales.

    Il me semble au contraire que la prémisse marchande -valoriser l’activité humaine par une contrepartie monétaire- est lourde de conséquences sur ce qu’il possible de valoriser ou non, monétairement, et à quel niveau.

    Les tâches qui peuvent être mécanisées, dont on peut améliorer la productivité, sont spécialement intéressantes dans une économie marchande, puisqu’elle permettent de gagner plus d’argent pour le même effort (le même temps de travail).
    Les autres tâches, celles qu’il n’est pas possible de faire plus rapidement (sauf à les dénaturer), sont moins intéressantes, surtout celles dont les compétences nécessaires ne sont pas rares.

    Ainsi, prendre soin d’une personne dépendante fait partie des tâches non-mécanisables. Tandis que créer des systèmes informatiques permettant à une seule personne de surveiller plusieurs personnes âgées dans un Ephad est une tâche mécanisable.

    Finalement, pour valoriser les tâches non-mécanisables au détriment des tâches mécanisables, il faut aller contre l’intérêt qu’il y a à gagner plus d’argent, alors que l’argent représente la richesse même, « cette chose qui ne sert à rien que de pouvoir obtenir de quoi servir à tout ». Il faut finalement s’extraire d’une logique sociale qui fait d’un bien particulier l’objet d’un désir généralisé.

    C’est finalement contradictoire dans les termes : vivre dans une société marchande et ne pas y vivre. C’est pourtant ce que nous enjoignent à faire les auteurs qui entendent sortir de l’économie de marché (dont les effets absurdes et destructifs sont maintenant suffisamment visibles), sans sortir de l’économie marchande.

    #utilité-sociale #travail

    • Par ailleurs, la bravoure et la combativité attendues des animaux éclairent, en miroir, l’exercice de la force par les cynopoliciers et la conception du professionnalisme dans les brigades canines. La réduction des compétences animales à l’agressivité rend compte d’une réduction des compétences humaines à la violence. La formation des agents cynotechniques vise à réveiller leur animalité, qui fait partie de la façade (Goffman, 1973) des brigades canines. Les cynopoliciers arborent sur leurs uniformes des écussons ayant pour motifs des chiens et des loups, certains étant représentés dans leur férocité. Cette iconographie symbolise l’identité de leur corps professionnel. Se pose donc la question de la mesure policière (Moreau de Bellaing, 2009) dans l’usage d’une force augmentée par la force animale : les cynopoliciers sont-ils en mesure de domestiquer cette émotion au travail ? Sur ce point, l’ethnographie met en lumière les discordances entre la fréquence des entraînements et la réalité des interventions en situation réelle. La mission des brigades canines n’est, du reste, pas nécessairement d’intervenir, mais d’incarner la potentialité d’une force coercitive animale.

      56Par ailleurs, le courage a trait à la virilité, une stratégie de défense contre la souffrance au travail (Dejours, 1998 ; Molinier, 2006) déployée par les policiers (Pruvost, 2007). Elle soulève, par rebond, la question de la souffrance au travail des chiens de patrouille. La naturalisation de leur dressage par les cynopoliciers, qui y voient, pour la plupart, une libération de l’instinct d’agression des chiens des entraves de la domestication — donc une modalité d’épanouissement —, voile au contraire la dégradation des conditions de vie des animaux. Les contraintes imposées aux chiens, dont la dépendance à l’agressivité et l’isolement social, annihilent leur possibilité d’actualiser d’autres répertoires comportementaux que l’agression, posant ainsi le problème du placement de ces « chiens déstructurés » à leur sortie de la police. Leur carrière se prolonge dans la garde de pépinières ou de casses automobiles. Le dressage engendre également l’apparition de troubles du comportement en chenil, dont une agressivité accrue et des auto-mutilations, qui induisent une dégradation des conditions de vie au travail des cynopoliciers. La prise en compte de la souffrance au travail des animaux permettrait d’éclairer celle des policiers, qui prend une forme aiguë dans le contexte actuel de lutte contre la délinquance et le terrorisme.