La fabrique du coupable musulman

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  • La fabrique du coupable musulman.
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    Depuis une quinzaine d’années [1], les populations musulmanes sont au cœur de débats publiques virulents en France, comme dans de nombreux pays européens. Ils portent aussi bien sur l’organisation et la représentation de l’Islam, sur les formes d’expression religieuse dans l’espace public et dans les institutions, que sur les modalités de participation dans l’école (élèves et parents) ou les entreprises, et plus généralement tout ce qui rend visible l’existence de musulman.e.s . Les unes de la presse magazine s’enchaînent sans discontinuer, faisant mine de s’inquiéter comme l’Express du 26 septembre 2012 avec « La peur de l’islam » ou dénonçant cet « Islam sans gêne » (Le Point du 30 Octobre 2012), voire la « Conquête islamique » (Valeurs Actuelles du 4 octobre 2017). Les cassandres médiatiques diagnostiquent l’irrémédiable incompatibilité de l’islam et de la République et l’inassimilabilité des musulman.e.s, tandis que des responsables politiques de premier plan, dont un ancien premier ministre, convertissent la laïcité en machine d’exclusion massive. Le choc des attentats de 2015 a renforcé ce contexte de chasse aux sorcières et pendant que la spirale à stigmatisation s’emballe, les antiracistes se déchirent sur le vocabulaire approprié pour qualifier la situation : islamophobie ou racisme anti-musulman ?

    Dans ce contexte de surenchère où les faits divers déformés tiennent lieu de vérité sociologique, on attend des sciences sociales qu’elles informent le débat public avec des recherches documentées en prise avec les dynamiques sociales et politiques, nourries de travaux empiriques. Contrairement aux commentaires fréquents des pouvoirs publics, les recherches sur l’Islam et les musulmans en France se sont beaucoup développées, et le cumul des connaissances atteint désormais une masse critique très significative. C’est en revanche du côté des recherches quantitatives que le déficit perdure. Or les données statistiques tendent à fournir des arguments d’autorité dans les débats publics, et leur absence ne permet pas de contrer la contestation de nombre de travaux monographiques de qualité quand ils ne vont pas dans le sens des attentes politiques.

    Commentant en 2010 les données disponibles sur les personnes musulmanes, Claude Dargent relevait qu’elles étaient très largement lacunaires : non seulement la religion est rarement renseignée dans les grandes enquêtes de la statistique publique, mais même quand c’est le cas, les musulmans qui ne représentent que 7% de la population française ne constituent que de très petits effectifs dans les enquêtes et sondages en population générale. Le nombre de personnes musulmanes lui-même fait l’objet d’estimations les plus diverses et fantaisistes, avec des fourchettes de 5 à 10 millions de personnes pour l’ancien ministre de l’intérieur Claude Guéant, 8 millions pour le polémiste très droitier Jean-Paul Gourevitch qui voit des musulmans cachés partout, voire près de 30 millions pour les contempteurs du grand remplacement qui ont intérêt à faire du nombre pour crédibiliser leur rhétorique.

    Ces surenchères se nourrissent de l’idée qu’il n’est pas possible de connaître vraiment le nombre de musulmans, précisément parce que les données manquent, ou lorsqu’elles existent, qu’il y a un intérêt à minimiser leur présence. Les Français sont d’ailleurs ceux qui surestiment le plus la proportion de musulmans dans leur pays (à 31% au lieu de 7,5%) si l’on en croit le sondage « The perils of misperceptions » réalisé par Ipsos-Mori en 2016.