Quand le foot se conjuguait au féminin

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  • Quand le foot se conjuguait au féminin Jonathan Lefèvre - 22 Juin 2018 - Solidaire
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    Et si au lieu de crier après Eden, Cristiano ou Lionel, nous encouragions Helen, Nadia ou Rose ? Durant quelques années, des ouvrières britanniques ont défié la domination masculine. Retour sur cette (trop) brève période.


    Latrobe Ladies’ football Club, 1921 (State Library of Queensland / Flickr)

    « La maternité, c’est aussi un sport, le vrai sport de la femme. » Alors que les femmes tentent de participer à l’émergence du football à la fin du 19è siècle, cette phrase du sportif Robert Miles résume la perception masculine de l’époque. À ce moment, le football a déjà gagné une bonne partie des cœurs de la classe ouvrière britannique, berceau du jeune football moderne.

    Cette classe ouvrière est en pleine expansion et si les premiers clubs de football sont fondés par le patronat afin de contenir les velléités de conquêtes sociales des travailleurs, ces derniers retournent l’« arme » contre l’agresseur en fondant eux-mêmes leurs clubs.

    Et les femmes ? Elles sont parties prenantes dans la lutte pour l’émancipation. Une lutte qui passera, entre autres, par le gazon. En 1894, le British Ladies’ Football Club est fondé par une militante féministe, Nettie Honeyball, et une écrivaine politique, Florence Dixie. Ce premier club féminin de foot joue son premier match en mars de l’année suivante. « Il n’y a rien de grotesque à propos du British Ladies’ Football Club. J’ai fondé l’association l’an dernier avec la ferme résolution de prouver au monde que les femmes ne sont pas ces créatures “ornementales” et “inutiles” que les hommes imaginent. Je dois avouer qu’en ce qui concerne les questions où la division des sexes est encore prégnante, toutes mes convictions penchent du côté de l’émancipation et j’attends avec impatience le temps où les femmes seront présentes au Parlement pour faire entendre leur voix dans les affaires qui les concernent », déclarait la secrétaire du club, Nettie Honeyball, quelques jours avant le match qui va rassembler 10 000 spectateurs.


    Le British Ladies’ Football Club

    La presse, présente en nombre pour couvrir cette « bizarrerie », traite plus des tenues des joueuses que du match même. Mais le mépris ne durera pas longtemps…

    « Enchainant plus de 150 matchs entre 1895 et 1897, drainant des milliers de spectateurs, les footballeuses cristallisent malgré leur popularité sportive l’anxiété masculine d’une remise en cause de la hiérarchie sexuelle », note le journaliste Mickaël Correia dans son livre « Une histoire populaire du football ». L’« anxiété masculine » grandit à la mesure de l’enchainement des victoires du club féminin. Surtout quand ces victoires ont lieu contre des hommes… De plus, le club a l’idée subversive d’aligner une joueuse noire. Bref, pour l’establishment local, c’en est trop. En 1902, la Fédération anglaise de football interdit à tous ses joueurs de jouer contre des femmes. En 1903, le British Ladies’ Football Club cesse ses activités

    Entre cette année et le début da Première Guerre mondiale, la lutte pour les droits des femmes fait rage. C’est le conflit qui va marquer le retour des joueuses sur les terrains.

    Alors qu’elles sont engagées par milliers dans l’industrie de munitions (« au plus fort de la guerre, près d’un million d’ouvrières produisent 80 % de l’armement militaire britannique dont 700 000 uniquement dans l’industrie des munitions », relève encore Correia), ces « Munitionnettes » travaillent 12 heures par jour et sont exposées à de gros risques vu qu’elles manipulent de l’explosif. Afin de contenir leurs revendications sociales, le patronat utilise la même stratégie que pour les ouvriers quelques décennies auparavant. Mais, comme lors de la première tentative d’utilisation du foot comme « opium » du peuple ouvrier, cela va se retourner contre l’establishment.

    Le foot, les ouvrières connaissent : leurs frères, leur père, leur mari parlaient du dernier match en rentrant à la maison le dimanche. Entre 1915 et 1918, 150 équipes se forment. La fédération ne s’inquiète pas trop, jugeant que cet épiphénomène cessera dès que la guerre sera gagnée…

    En 1917, la « Munitionnettes’ Cup », première compétition exclusivement féminine est créée. Elle rassemble 14 équipes. La finale de la coupe se joue devant 22 000 spectateurs.

    L’armistice sonne la fin du travail dans les industries de munitions. Mais, contrairement aux vœux de l’establishment, les footballeuses-ouvrières ne sortent pas du terrain. Elles commencent même à jouer des matchs à l’étranger (en France, aux États-Unis…). Le 26 décembre 1920, 53 000 personnes envahissent le stade d’Everton (Liverpool) pour un match entre les Dick, Kerr Ladies, l’équipe la plus populaire du moment, et le St Helen’s Ladies. L’année suivante, les Dick, Kerr Ladies jouent 67 matchs, dont plusieurs en soutien aux grèves des mineurs débutées en avril, devant 13 000 spectateurs en moyenne.

    La presse suit l’avis du public : « Si les joueurs de la ligue irlandaise pouvaient jouer un football de l’habileté et d’un caractère aussi attractif que celui joué par les dick, Kerr Ladies à Windsor Park la semaine dernière, il y aurait plus de foule et un plus grand nombre d’entrées. Les femmes étaient aussi rapides et habiles que les internationaux le week-end précédent et de bien meilleurs frappeuses », relate ainsi le journal irlandais « Sport of Dublin ».

    Cette popularité et cette reconnaissance sportive ne plait évidemment pas à la fédération qui y voit une concurrence inattendue avec « son » championnat. Et voit le risque que le football pratiqué par des femmes s’implante durablement. Résultat ? Les décideurs interdisent le foot s’il n’est pas pratiqué par des hommes : le 5 décembre 1921, la fédération interdit officiellement à ses clubs affiliés de prêter leurs infrastructures et empêche toute assistance technique et arbitrale. Les clubs qui ne respectent pas cette règle sont sanctionnés. Pour la fédération, « le football n’est pas adapté aux femmes et ne devrait jamais être encouragé ».

    Il faudra attendre 50 ans et de nombreux combats pour l’égalité des droits avant de revoir des femmes dans une compétition de football.

    Entre-temps, les femmes ont brisé le cliché qui dit que le foot est un sport masculin. Même si beaucoup doit encore être fait pour arriver à l’égalité devant le but.

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